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Philosophie
Richard Shustermann, philosophe nomade
13/12/2007 - Propos recueillis et traduits de l'anglais par Roger-Pol Droit - © Le Point - N°1839
« Bien vivre exige un sens de la beauté ». Richard Shusterman, 58 ans, professeur de philosophie en
Floride, est un penseur inclassable. Son parcours l'a conduit de l'armée israélienne à la lecture de
Bourdieu, du courant pragmatiste américain à l'étude du rap, de Foucault à l'expérience du zen. Il publie
aujourd'hui un important travail sur la conscience du corps, trop longtemps négligée par la philosophie
occidentale.
Le Point : Quelle est au juste votre définition du corps humain ?
Richard Shusterman : Le corps n'a rien à voir avec une chose purement mécanique,
dépourvue de sensations-comme un cadavre ou un robot. C'est une unité psycho-physique,
toujours en évolution, qui est par essence active et sensitive. Loin d'être opposé à l'esprit, le
corps constitue la source fondamentale de notre capacité à sentir et à penser, l'instrument
primordial de toute activité humaine.
Cela signifie-t-il que le corps est en interaction permanente avec ce qui n'est pas lui ?
Tout à fait. C'est pourquoi le corps exprime l'ambiguïté fondamentale de l'être humain, à la
fois sujet et objet, simultanément chose du monde et sensibilité qui ressent, agit et réagit
dans ce monde. Le corps étant entièrement affecté par les énergies et les objets du monde, il
peut les saisir de manière directe et réelle sans avoir besoin de s'engager dans une pensée
réflexive. Pour observer le monde, nous avons besoin d'un point de vue qui comprenne le
sens de la droite et de la gauche, du haut et du bas, de l'avant et de l'arrière, du dedans et
du dehors et qui configure aussi, éventuellement, les prolongements métaphoriques de ces
notions dans la pensée conceptuelle. Le corps fournit donc bien le point de vue premier, à
partir de sa place dans l'espace et le temps et dans les interactions sociales.
Vous parlez souvent de « soma » plutôt que de « corps ». Pourquoi ?
Parce que le terme de « corps », dans notre tradition philosophique, est régulièrement pensé
en opposition à l'esprit. Je préfère donc utiliser un mot plus technique, dérivé du grec soma ,
pour désigner ce corps perceptif, intelligent, pensant, dont ma philosophie affirme et étudie
l'existence. Je nomme « soma-esthétique » ce nouveau champ de recherche. Il explore
l'expérience et les usages que quelqu'un peut faire de son corps comme lieu de jugement
sensoriel-esthétique et de façonnement créatif de soi-même.
Aujourd'hui, le corps semble partout objet de tous les soins et attentions. N'est-il pas,
en même temps, nulle part ?
C'est absolument exact ! Les adversaires de la soma-esthétique se plaignent qu'on accorde
déjà assez d'attention comme ça au corps... Ce que je dis est différent : nous manquons
cruellement de la bonne sorte d'attention ! En effet, la conscience « somatique », dans notre
civilisation, est trop centrée sur la question de savoir comment notre corps paraît aux autres,
comment il peut être rendu plus attirant selon les normes stéréotypées d'une certaine beauté.
En revanche, on ne prête pratiquement aucune attention aux moyens de scruter et d'aiguiser
la conscience de nos sensations et de nos activités physiques réelles. C'est pourtant un
moyen de mieux nous connaître et de développer une conscience plus fine de notre corps,
pour faire meilleur usage de nos capacités. Car le but n'est pas simplement d'améliorer notre
connaissance abstraite du corps, mais aussi notre expérience vécue et nos capacités
corporelles. Nos capacités au plaisir peuvent être intensifiées au moyen d'une vigilance plus
fine de notre vécu somatique. Montaigne l'a déjà souligné : nous goûtons nos plaisirs
doublement si nous leur prêtons l'attention qui convient. Nos plaisirs somatiques ordinaires
sont bien souvent éprouvés de façon trop hâtive et trop distraite pour nous procurer une
réelle satisfaction. Il s'ensuit des problèmes que notre culture connaît de plus en plus : perte
d'attention, dépendance croissante envers des stimulations exceptionnelles. La pratique du
zen m'a montré au contraire qu'une joie surabondante peut venir d'une attention soutenue à
rien d'autre qu'à sa respiration calme.
Votre conception d'une culture somatique peut-elle se relier aux préoccupations
habituelles de la philosophie ?
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Bien des philosophes de l'Antiquité grecque ont mis l'accent, tout comme les traditions
philosophiques d'Asie, sur les disciplines corporelles. Il suffit de se rappeler les objectifs
centraux de la philosophie (connaissance, connaissance de soi, vertu, bonheur, justice) pour
qu'il devienne évident qu'une conscience somatique et une pratique corporelle améliorées
peuvent aider à s'en approcher, en améliorant nos capacités de perception, d'action, de
satisfaction et notre sensibilité aux autres.
Ethique et politique auraient donc aussi des ancrages corporels...
Parce que nos conceptions les plus élevées sont toujours fondées sur des formes de vie
sociale qui incluent toutes les manières dont nous vivons nos corps et dont les autres les
traitent. En ce sens, les valeurs sont inscrites dans nos corps, ce qui fait qu'elles gardent leur
pouvoir sans qu'il soit rendu explicite ou renforcé par des lois. Elles échappent de ce fait à la
conscience critique. Quand il s'agit de processus de domination, les habitudes corporelles
participent à l'oppression sociale.
La haine raciale, par exemple, n'est pas le produit d'une pensée rationnelle mais de préjugés
profondément enracinés. Ils sont marqués, somatiquement, par des sensations de vague
inconfort suscitées par le corps des étrangers. Ces sensations demeurent sous le niveau de
la conscience explicite. De tels préjugés résistent donc à une rectification par de simples
arguments discursifs en faveur de la tolérance, qui peuvent être acceptés au niveau rationnel
sans modifier l'ancrage viscéral du préjugé. Et nous nions avoir des préjugés de cette sorte,
parce que nous ne les ressentons pas véritablement. La première étape pour les contrôler ou
pour les extirper est de développer une conscience somatique nous permettant de les
discerner en nous.
Quel est le fil directeur de votre parcours ? Et quelle sera la prochaine étape ?
Mon parcours philosophique s'est déroulé en différentes langues, sur différent continents, en
plusieurs styles. On a pu dire que c'est un parcours nomade. Je persiste à laisser la porte
ouverte à de nouvelles expériences, car ce sont les sources de mes idées. Du coup, je ne
souhaite pas imposer une unité commode à mon travail. Il y a toutefois une cohérence, qui
provient de mon engagement pour une philosophie conçue comme art de vivre. De même
que vivre exige une incarnation et une orientation vers la pratique, bien vivre exige un sens
de la beauté. Ma recherche en soma-esthétique n'a pas été bénéfique seulement pour mes
théories, mais aussi pour mon expérience vécue et mon action personnelle. Pour transmettre
pleinement ce travail, les cours universitaires doivent à présent être reliés à des ateliers
pratiques qui permettent de développer expérimentalement la conscience somatique. J'ai
commencé à mettre en oeuvre cet enseignement combiné, qui me paraît prometteur
« Conscience du corps. Pour une soma-esthétique », de Richard Shusterman. Traduit de
l'anglais (Etats-Unis) par Nicolas Vieillescazes (éditions de l'Eclat, coll. « Tiré à part », 302
pages, 28 euro)
Repères
Né aux Etats-Unis en 1949, il s'installe en Israël à 16 ans. Rejoint l'armée comme officier de
renseignements, avant de passer son doctorat de philosophie à Oxford. A enseigné en Israël,
puis en Allemagne, en France (Collège international de philosophie), et aux Etats-Unis
(Temple University, et depuis 2004 Florida Atlantic University). Praticien diplômé de la
méthode Feldenkrais (rééducation des mouvements). Principales publications : « L'art à l'état
vif » (Minuit, 1992), « Vivre la philosophie » (Klincksieck, 2001). « Conscience du corps »
paraît aujourd'hui simultanément en français et en anglais (Cambridge University Press).
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