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QUEL ISLAM ?
TEXTE PARU DANS LE TEMPS STRATÉGIQUE N° 64, JUIN 1995.
Le terme d’Islam couvre à la fois le déploiement
géopolitique et les contenus sociaux et spirituels de la
plus jeune des trois grandes religions monothéistes.
Formulée en Arabie dans la première moitié du VIIe
siècle, elle s’est répandue tant par voie de conversion
et d’attraction culturelle que de conquête, au point de
constituer aujourd’hui l’un des systèmes les plus actifs
dans le monde, tout en y restant largement méconnue
d’autrui.
par Jacques BERQUE. [1]
LIslam est
la plus jeune
des trois grandes
religions
monothéistes
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A la mi-décembre 1994 se réunissait à Casablanca
en congrès l’Organisation de la Conférence islamique. Y participaient une
cinquantaine de nations ou de mouvements se réclamant de l’Islam.
L’impressionnante diversité répondant à cette enseigne confrontait les
sociétés, les images et les phases les plus différentes du développement.
L’évocation de la savane africaine y voisinait avec celle des steppes de
l’Asie centrale, celle des pêcheries malaises avec celle des caravanes
sahariennes. La vieille monarchie marocaine y coudoyait l’insurrection
des Moros philippins. Un Tatar de Kazan s’enquérait de manuscrits
auprès d’un lettré damascène. A qui eût reporté cet arc-en-ciel humain
sur la mappemonde se fût découverte toute une écharpe terrestre de part
et d’autre du quadrilatère arabe, siège de la révélation coranique voici
quatorze siècles. Arabe, en effet, s’était voulu le Coran : lui-même
l’affirme. De une sorte de droit d’aînesse pour l’Arabe. Il est, selon la
formule de Louis Massignon, axial à l’Islam autant que l’Islam l’est à lui.
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Arc-en-ciel humain
sur la mappemonde,
haute civilisation,
écrite et non-écrite
Et pourtant, dans la réunion mêlée de Casablanca se croisaient bien des
idiomes, dont certains partagent avec l’arabe le privilège d’un classicisme
reconnu de tous : ainsi le persan et le turc, pour ne citer que ces langues
chargées de chefs-d’œuvre. Mais seul un pédantisme rabougri aurait pu
s’en tenir à ce panthéon académique. Dans l’enceinte de la conférence
s’activaient aussi des représentants de riches cultures populaires, de
profondes traditions non-écrites. Et l’Afrique musulmane, également
conviée à ces agapes, y portait avec le témoignage de ses misères celui
de ses trésors saccagés.
C’est d’Afrique nilotique en tout cas, et plus précisément du Soudan, que
le fondamentalisme, ou intégrisme, ou islamisme, apportait avec les
thèses du Dr.
Hasan al-Turabi
l’argumentation la plus provocante.
Défrayant depuis plusieurs années la chronique, et sourdement présent à
la conférence, il en avait été proscrit, dès l’allocution d’ouverture, par le
roi du Maroc, président de session. L’Islam, disait Hassan II, le rejetait, au
nom de ses traditions de tolérance et de juste milieu. Quel beau débat en
perspective !
Mais le débat n’eut pas lieu. La Conférence s’en tint, à l’exemple de
semblables réunions internationales, à résoudre des conflits entre
délégations et à discuter de cas ponctuels, sans traiter des problèmes de
fond, auxquels cet article aura l’audace de s’attaquer.
L’impérialisme, nous verrons, sans la moindre sentimentalité,
l’expansion de la révolution industrielle en rapports inégaux sur la
planète, y aura perverti durablement l’échange entre peuples et entre
cultures. L’Islam, qui le subit de plein fouet, aura longtemps régné sur
des secteurs délaissés par le progrès technologique, et de ce fait livrés à
l’intervention de l’étranger. Il n’avait pas non plus suivi, depuis deux ou
trois siècles, les chemins de la rationalité occidentale, historiquement liée
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à cet essor. Tout comme la Grèce antique le Maghreb, le Proche Orient,
l’Iran, l’Inde musulmane avaient développé de grandes civilisations
dénuées de performances mécaniques. Le retard matériel alimenta chez
ces peuples un complexe d’infériorité - admiration et révolte mêlées -
qui ne devait se résoudre que longtemps après coup. On ne peut même
pas dire qu’il ait entièrement disparu, non plus d’ailleurs que les rapports
objectifs qu’il traduisait.
Mais civilisation
ayant accédé tard
aux performances
technologiques
Les cultures tricontinentales (pour user d’un néologisme commode)
auront subi une dépréciation corrélative à celle de l’ensemble du corps
social. Écartées de l’efficacité, celle des machines et celle des concepts,
elles s’écartelèrent entre les reliefs de leur classicisme et la charge
folklorique que leur concédaient les agitateurs de l’histoire. La projection
du modèle européen reléguait ainsi des cultures jadis prospères ou
inventives dans une dépendance que leurs soubresauts défensifs, pour
énergiques qu’ils fussent parfois, ne devaient pas soustraire plus tard à
la dure loi du rattrapage et comme à un vertige de l’imitation. Cela
jusqu’au moment où la reprise politique de ces peuples impliqua un
renversement du processus. Avec une force croissante depuis les
lendemains de la Seconde Guerre mondiale, de nouvelles nations,
beaucoup se réclamant de leur caractère islamique, s’attelèrent alors à
une tâche immense d’éducation et de reconstruction, dont on ne peut
dire qu’elle soit encore achevée.
L’Islam en tant que credo et que legs spirituel n’aurait, pas plus que les
autres monothéismes, être affecté au négatif par ces vicissitudes. Ses
affinités naturalistes lui épargnaient même le dualisme de base qui, dans
le christianisme, oppose la grâce à la nature. N’avait-il pas, durant ses
siècles d’or, adopté et enrichi la tradition hellénique de la physis
[nature] ? En théorie rien ne le gênait dans la poursuite du progrès
matériel. Sa faiblesse, en revanche, tenait à l’envahissante sécularité des
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temps modernes. Celle-ci défiait en lui l’indivision ou plutôt la
convergence que sa Loi établit entre le spirituel et le temporel.
Avec lOccident est-ce
linter-compréhension ?
Non : lacrimonie
et laltérité
Cette difficulté, nous la retrouvons aussi bien dans sa doctrine que dans
ses comportements. Aujourd’hui même, l’adaptation croissante du cadre
de vie et des idées peut bien agir sur l’Islam. Les rapports de travail avec
l’Autre, ou seulement son voisinage, lui posent des problèmes inédits,
qu’il lui faut résoudre. Enfin l’expatriation de ses travailleurs par
centaines de mille et d’une partie de sa jeunesse instruite fait jouer chez
lui à différents niveaux et sur différents modes des phénomènes
d’acculturation. Cependant, force est de constater que ce qui en résulte
entre systèmes, dans la période présente, est moins l’inter -
compréhension des cultures et des peuples que l’acrimonie réciproque,
et moins l’harmonie que l’altérité.
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Voilà donc un système ardemment unitaire. Il s’autorise
de la création de l’homme par Dieu et de ce que j’appellerai hardiment
les adhérences cosmiques de l’humain. Le naturalisme s’y mêle à l’idée
de la transcendance d’une façon difficile à comprendre pour nous,
habitués que nous sommes à confronter diamétralement ces notions.
Simone Weil n’a-t-elle pas souligné le contraste entre le Dieu biblique,
qui serait un Dieu "naturel", et celui des Chrétiens, le seul à s’exalter en
Sur-Nature ? Cela peut aider à comprendre, par contraste, l’idée de Dieu
propre à l’Islam. Il est pourtant ressenti par les siens comme le même
Dieu qu’adorent les deux autres monothéismes. "Notre Dieu ne fait qu’un
avec le vôtre" (Coran XXIX, 46).
Un dieu d’une puissance infinie et qui écraserait notre liberté, s’il
n’octroyait à celle-ci la plénitude de ses responsabilités. Bien entendu,
les penseurs de l’Islam auront agité, comme ceux du Christianisme,
le
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difficile
débat de la prédestination
. Or ils le tranchent, non pas dans
le sens du fatalisme, qu’on leur prête, mais dans celui de la liberté. Que
dire d’aphorismes tels que celui-ci : "Lorsque tu n’éprouves pas de
honte, agis à ta guise"
(hadîth).
[Les hadîths sont de courts récits
rapportant le détail du comportement et des propos de Mahomet,
l’envoyé d’Allah ; la somme des hadîths forme la
Sunna
, la Tradition.]
C’est là, dit un commentateur, "le pivot autour duquel tourne l’Islam tout
entier". L’Islam est une religion du yusr, "libre cours".
Immediacy and
wholyness,
disait le grand
Iqbal
pour caractériser le système. Deux
termes que le français pourrait rendre par "immédiateté" et "globalité", si
l’on osait risquer ces néologismes.
Alors quoi, cette religion du jeûne annuel, de la réclusion féminine, de la
Guerre sainte, du voile, aspects sévères ou arrogants qu’elle prend pour
nous interpeller, cette dureté offensive qu’elle affecte dans les propos
des islamistes, ne procéderaient que d’un juste instinct que nous portons
en nous ? L’Islam, ce serait l’élan d’un
Vicaire Savoyard
gratifié des
joies de la vie ? Le birr ou "vertu", dit Nawawi, juriste et traditionnaire
damascène (1233-1277), se ramène à la "bonté de nature",
husn al-
khalq
: "facilité de comportement, aménité du visage, gentillesse du
langage". Avouons nos perplexités.
Nos scolastiques semblent avoir compris cet Islam mieux que nous, eux
qui, dans des dialogues signés de noms aussi illustres qu’
Abélard
et
Ramon Llull
, faisaient de l’interlocuteur musulman le champion de la
philosophie antique. Tels d’ailleurs se qualifiaient un
Kindi,
un
Farabi
,
un
Avicenne
, un
Averroès
enfin, lequel n’en exerçait pas moins les
responsabilités d’un magistrat d’Islam.
Le naturalisme, en effet, ou si l’on veut l’objectivité du credo islamique se
fonde sur une conception de l’univers prend également sa source une
rationalité inhérente à l’humain. Cette
fitra,
"prime nature",
s’entrelacent ainsi la "dévotion foncière",
ikhlâç,
la raison initiale et la
finalité cosmique, l’Islam y voit la matrice "selon laquelle Dieu instaura
les humains, sans qu’il y ait de substitution possible à la création de
Dieu". (Coran, XXX, 30).
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