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Laurent Jeanpierre L’art contemporain au seuil de l’entreprise
Dans un article scientifique célèbre de la fin des années 1960, l’anthropologue
norvégien Fredrik Barth renouvelait profondément les conceptions communes
ou traditionnelles de ce qui fait l’identité des groupes humains. Il proposait
de penser l’identité culturelle ou ethnique non plus comme une somme de
traits définis et en nombre limité ou comme un réseau cohérent de pratiques,
mais comme le produit d’un travail constant et permanent d’établissement, de
maintien ou de transformation de frontières (boundaries). L’existence d’une unité
culturelle discrète ou d’un monde social relativement autonome présuppose
toute une activité de différenciation, « des processus sociaux d’exclusion et
d’incorporation », des pratiques d’identification et d’attribution, qui, selon
Barth, doivent constituer l’objet propre de l’ethnologue. La position de Barth
ne consistait pas seulement à décentrer l’analyse anthropologique du cœur des
cultures de groupes à leurs franges, ni à critiquer les conceptions implicites
des cultures ou des sous-cultures comme entités closes, ni même à étendre
métaphoriquement la signification de la catégorie de « frontière » afin qu’elle
serve pour analyser toute forme de contact ou de rencontre. Barth allait plus
loin en retournant une des présuppositions implicites les plus ancrées dans nos
représentations du monde selon laquelle les groupes préexistent logiquement
et analytiquement à leurs « frontières ». Or pour lui, ce sont au contraire ces
frontières qui définissent les mondes sociaux dans leur spécificité et qui en
déterminent non seulement les contours mais également les valeurs et les
normes indigènes. Les identités d’un groupe sont pensées dans ce cadre non
pas comme des causes mais plutôt comme des effets, comme les produits d’une
interaction ainsi que d’une activité complexe de reconstruction contingente,
continuée et, sous certaines conditions, cumulative, de frontières.
Laurent Jeanpierre est sociologue et maître de conférences à
l’université de Strasbourg (Institut d’études politiques). Ses travaux
portent sur les configurations sociales, les normes d’action et
les politiques des mondes artistiques et scientifiques et sur leur
internationalisation. Il propose à partir de ces recherches une critique
des théories critiques et de leurs effets et s’intéresse à ce qui, dans
l’art et dans d’autres pratiques, peut relever d’un agir expérimental
entendu comme critique en acte.
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En quoi une telle démonstration peut-elle bien intéresser
l’art contemporain ? Une réponse à cette question apparaîtra
peut-être à condition de se représenter schématiquement la
dynamique historique de l’art à l’époque moderne comme
un mouvement d’élargissement de territoire et d’ouverture de frontières. En tant qu’univers défini d’abord par
ses frontières, c’est-à-dire différencié et séparé d’autres
mondes sociaux spécialisés, le monde de l’art des deux
derniers siècles n’a cessé en effet d’accueillir de nouveaux
protagonistes, de nouveaux objets et de nouvelles pratiques – bien au-delà des genres constitués auparavant par la
division traditionnelle du système des beaux-arts, division
elle-même remise en cause et bouleversée pendant cette
période. La présence et le domaine de l’art contemporain se
sont étendus et s’étendent toujours, dans des pays de plus
en plus nombreux et en des lieux de plus en plus divers, pardelà les murs des institutions qui lui étaient historiquement
dédiées, tels que le musée, la galerie, l’école des beaux-arts
ou plus récemment les centres d’art. S’il est naïf et excessif
d’en déduire que l’art contemporain se serait désormais
infiltré partout, il faut constater qu’en son sein cohabitent
des compétences, des actes et des objets des plus disparates,
en provenance des mondes sociaux les plus variés et antérieurement distincts voire très éloignés de lui et de sa culture.
Cela n’exclut pas qu’il y ait, bien sûr, plusieurs indices de
clôture relative de cette culture de l’art contemporain, comme
des institutions spécifiques, des professionnels certifiés et
des publics spécialisés, au point qu’il sera toujours possible
pour l’idéologue qui le souhaitera – cela vaut d’ailleurs pour
tout monde relativement spécialisé – de stigmatiser ce qui
serait son hermétisme, sa portée limitée, voire son élitisme.
Il reste que l’univers de l’art contemporain apparaît comme
plus fluide et plus incertain dans ses contours et ses éléments
constituants que ne le sont aujourd’hui, par exemple, les
autres secteurs de pratiques culturelles. L’épreuve historique
et définitoire de l’art des deux derniers siècles est à ce titre
une épreuve des frontières.
Cela signifie aussi que l’art se redéfinit et se différencie
continuellement dans la rencontre avec le non-art, c’està-dire avec un ensemble de pratiques qui lui sont, dans
un premier temps, étrangères, comme – pourquoi pas ? –
des pratiques scientifiques ou techniques, médicales
ou sportives, industrielles ou artisanales, amateurs ou
professionnelles, ordinaires ou exceptionnelles, etc., et dont
les artistes (ou celles et ceux qui le deviennent sans le vouloir
ou le savoir) intègrent occasionnellement une partie – quelques éléments, quelques gestes, quelques principes. Dans
son mode d’existence actuel, l’élément de l’art est donc par
nature hétérogène, toujours hybride ou impur – ce qui n’empêche en rien que des esthétiques y soient périodiquement
élaborées autour d’une visée de purification contraire à ce
processus historique (retrouver l’essence de la peinture,
détacher le cinéma de toute dépendance envers la narrativité littéraire, inventer pour la danse son langage propre,
etc.). Ainsi, de même que toute culture se définit, pour Barth,
suivant les frontières qu’elle produit et qu’elle consolide en
interaction avec d’autres cultures, il n’existe pas réellement
de définition substantielle et stabilisée de l’art contemporain.
Toutes celles qui peuvent ou qui pourraient être données
découlent en réalité de cette dynamique de différenciation et
d’absorption aux frontières et sont, pour cette raison même,
appelées à devenir caduques.
L’économie, le monde du travail et, en son sein, l’entreprise,
font sans aucun doute partie, au même titre que de nombreux
autres univers et agencements humains, des mondes ou des
cultures par lesquels l’art contemporain peut construire ne
serait-ce qu’un élément de son identité. Nul besoin d’être
historien d’art pour souligner d’ailleurs que les pratiques
artistiques ont toujours eu leur économie propre et qu’elles
ont cependant émergé aussi comme activités autonomes et
distinctes en se différenciant spécifiquement des pratiques
économiques, d’abord artisanales, puis industrielles.
Comme le montre plus largement Hannah Arendt dans La
Condition de l’homme moderne, l’histoire de l’œuvre d’art
et l’histoire du travail sont profondément interdépendantes,
même lorsqu’elles tendent à se séparer et à diverger. Les
Ateliers de Rennes qui viennent d’avoir lieu se sont efforcés
d’interroger ces rapports pour la période contemporaine.
Et plutôt que de partir d’une hypothèse d’identité ou, au
contraire, d’opposition des artistes et des travailleurs ou
du monde de l’art et du monde de l’entreprise, il s’agissait
de construire un poste frontière, une zone tampon : espace à
la fois d’hybridation et de différenciation, de passage et de
séparation entre les deux mondes, espace de défamiliarisation
ou d’« étrangisation » (comme dit Victor Chklovski) pour tous
les protagonistes. Une situation artificielle a donc été créée,
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contraignant les artistes et les acteurs de l’art contemporain
– comme les acteurs des entreprises ou des institutions
participantes – à réinterroger les ressemblances et les
différences entre art et travail, et à construire collectivement
des circulations et des frontières éventuellement nouvelles
entre les pratiques artistiques et les pratiques d’entreprises,
ou bien à reposer le problème des rapports existant entre
relations esthétiques et transactions économiques.
Une expérience de ce type est presque naturellement destinée
à rencontrer une forte hostilité de la part de tous ceux qui ont
une représentation tranchée de ces rapports. L’idée que l’art
et l’économie – la firme, le marché – portent des systèmes de
valeurs opposés est en effet largement dominante parmi les
acteurs du monde de l’art comme parmi les protagonistes
du monde du travail ou du monde marchand. Certes, une
hypothèse contraire, minoritaire, s’affirme depuis quelques
décennies en partant paradoxalement de prémices identiques : les oppositions anciennes de l’artiste et du travailleur
ou de l’art et de l’économie auraient bien existé, mais elles
tendraient à disparaître sous l’effet d’une évolution très
contemporaine du capitalisme, ce dernier intégrant peu à peu
l’appel à la créativité et les valeurs portées par les pratiques
artistiques. Solidaires dans leur opposition même, ces deux
modes de représentation des rapports entre mondes culturels
et mondes du travail soit sous-estiment, soit surestiment la
dépendance de l’art envers l’économie. C’est ce que suffira
à rappeler ici un examen rapide de leurs thèses principales,
avant que ne soit précisé plus avant l’intérêt théorique et
stratégique du pari, effectué en partie dans cette première
édition des Ateliers de Rennes, de suspendre expérimentalement tout jugement afin d’analyser in vivo, plutôt qu’in
vitro, l’état de ces relations de dépendance et d’interdépendance aujourd’hui.
Incommensurabilités
Que l’alliance ou la rencontre de l’art et de l’entreprise
paraissent en règle générale contre-nature n’a rien de bien
surprenant. Les productions artistiques entretiennent, avec le
travail qui les rend possibles, un rapport ambigu. D’un côté,
en effet, toute œuvre est produite, elle est le résultat d’une
activité. D’un autre côté, les conditions de sa production
sont longtemps restées cachées ou occultées, du moins pour
le public ou la postérité. Avec l’affirmation par les artistes
eux-mêmes d’un ensemble divers mais relativement spécifique et autonome de valeurs, de normes et d’institutions (les
académies, les salons, les écoles) régulant leurs pratiques,
les œuvres se sont présentées comme des objets détachés de
toute vie sociale, matérielle, ordinaire. Ce processus est sans
doute ancien en France où, dès le xviie siècle, la profession
d’artiste s’est constituée en s’arrachant à l’artisanat dont
elle était issue et en subordonnant la main technicienne à la
main habitée par l’esprit. Les anciens ateliers ont ainsi donné
naissance tout à la fois aux académies et aux manufactures,
de sorte que les beaux-arts ont peu à peu refoulé leur rapport
originel à la technique et à l’économie. Le romantisme du
xixe siècle est l’idéologie accomplie de ce refoulement, avec
sa mythologie, diffuse et toujours persistante, du génie ou
de l’inspiration, de la liberté de l’artiste, de la création spontanée et du « créateur incréé ». Plutôt que d’être croisées, les
valeurs de l’art et de l’entreprise ont donc avant tout été
inversées, comme la bohème s’opposait formellement à la
bourgeoisie dans le Paris du xixe siècle. Le discours de « l’art
pour l’art » qui émerge alors est à la fois un symbole et le
modèle de cette opposition : il affirme le désintéressement
fondamental du geste artistique par opposition à la logique
d’accumulation qui anime un capitalisme dont Marx révèle
les lois à la même période. La photographie, le cinéma, la
vidéo, dont le développement a pourtant largement dépendu
de changements techniques et de ressources économiques
importantes, n’ont pas modifié cette mise en scène d’ellemême d’une grande partie de la culture : la dissimulation
du labeur et l’aversion envers les passions économiques
font partie, depuis plusieurs siècles, des comportements
cardinaux des mondes artistiques.
Cette détermination initiale de la table moderne des valeurs
de l’art contre celle du monde du travail et de l’économie est
d’ailleurs si ancrée dans les schèmes ordinaires de perception du monde qu’elle a fourni et continue à offrir une
somme potentiellement infinie d’archétypes sociaux au sens
commun. Ainsi la figure de l’artiste et celle du travailleur se
repousseraient comme la liberté s’opposerait à la contrainte,
l’inspiration ou la paresse à l’effort et au labeur, le travail
improductif au travail productif, le beau à l’utile ou à la
valeur marchande, la créativité à la routine, le tour de main
singulier au procédé de production, etc. Avec de tels couples
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polarisés, employés alternativement ou symétriquement par
les artistes comme par les salariés ou les entrepreneurs, les
frontières entre l’art et l’entreprise ont été bien gardées.
Une telle étanchéité entre mondes esthétiques et économiques, un tel rejet de part et d’autre, a en même temps
été la condition pour que l’art dispose d’une extériorité de
principe vis-à-vis de l’univers du travail et donc d’une prise
critique sur lui. Pour certains artistes, toute pratique artistique doit adopter l’ascèse de se restreindre à l’exercice de
cette critique des valeurs économiques et bourgeoises, voire
du capitalisme comme système d’exploitation ou d’aliénation (« Capitalism kills », rappelle dans l’exposition Valeurs
croisées l’artiste Claire Fontaine). Fût-ce au prix d’un déni
des conditions économiques, sociales et matérielles de sa
propre production, un tel art entend réaffirmer toujours
et partout l’idéal régulateur du monde de l’art autonome
comme au-delà déjà-là de l’économie : non pas tant la visée
du Beau, donc, que le désintéressement esthétique comme
étape inaugurale vers l’expression pleine et l’émancipation
de tous les individus.
Bien entendu, il a existé parallèlement, depuis l’autonomisation du champ artistique au xixe siècle, des courants
défendant cette même visée émancipatoire de l’art au moyen
d’une alliance (plutôt que d’un principe de séparation) avec
une partie au moins du monde économique et de ses valeurs :
défense de l’artisanat contre l’industrie capitaliste avec le
mouvement Arts & Crafts ; art mis au service d’un projet
socialiste de construction de nouvelles formes de vie avec
le Bauhaus ou le constructivisme russe, etc. Adoptant le
projet politique de modification, de suspension ou d’abolition
des structures capitalistes de l’économie – notamment la
propriété, mais aussi le monopole de l’échange marchand sur
les autres formes de réciprocité – certains artistes ont ainsi
pu concevoir leurs pratiques dans le cadre d’une nouvelle
organisation du travail et d’un rapport plus optimiste aux
possibilités libérées par la technique et l’industrie. L’épreuve
des frontières à laquelle l’art contemporain est essentiellement confronté s’est donc parfois jouée à l’intérieur même
du monde économique. Toute l’histoire de l’architecture, du
design, des arts dits appliqués et des conflits en leur sein
pourrait être reconsidérée sous cet angle. Il faut ajouter que
la mythologie ou le fantasme d’un art absolument détaché
des valeurs et des pratiques de l’entreprise industrielle n’a
pas seulement été remis en cause par certains courants artistiques de l’avant-garde moderniste : il a aussi été contesté
depuis le monde économique lui-même. De sorte que si l’artiste n’a probablement jamais été vierge ou indépendant
des forces économiques et du capitalisme, il l’est pour cette
raison encore moins aujourd’hui qu’hier.
convergences
Afin de saisir la portée de ces convergences éventuelles
entre les valeurs esthétiques et les valeurs économiques, il
convient cependant de différencier l’entreprise et le marché
comme institutions économiques à la fois distinctes et
complémentaires. Nul ne contestera le poids croissant des
mécanismes marchands dans l’établissement des hiérarchies
artistiques. Maisons d’enchères surpuissantes, galeries à
portée mondiale organisées comme des entreprises avec
leurs filiales et leur second marché, poids des grands collectionneurs internationaux, multiplication des grandes foires
à échelle internationale sur plusieurs continents, alignement
tendanciel des acquisitions ou des orientations esthétiques
des musées et des programmations d’expositions sur les
choix de l’ensemble de ces acteurs privés, phénomènes de
concentration et d’intégration par un même agent des différents maillons de la chaîne de valorisation artistique : tous
ces facteurs renforcent l’effacement des critères d’évaluation
des œuvres définis par les artistes et les critiques derrière
le seul critère de la valeur marchande. Aux différences,
certes débattues, de qualités des œuvres ou de parti pris
des artistes, se substituerait ainsi peu à peu une hiérarchie
des cotes et des prix rétroagissant sur l’ensemble des jugements de goût. Ceux qui disaient dès les années 1960 que
l’art était désormais une marchandise comme les autres, et
l’art contemporain le signe distinctif des nouvelles classes
bourgeoises ascendantes, ont ainsi vu leur prophétie ou leur
théorème de mieux en mieux fondé.
De telles transformations – lorsqu’elles ont été perçues et
considérées par les artistes – ont provoqué nécessairement
des tentatives de redéfinition des fondements de l’autonomie
relative du monde de l’art. Démultiplier (comme chez Pinot
Gallizio, exhumé à nouveau à Rennes) ou dématérialiser
l’œuvre, la réduire à son concept, à son processus, aux relations qu’elle pourrait provoquer, faire de sa vie d’artiste, ou
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des interactions autour de cette vie, les lieux mêmes de
l’œuvre, ne semble pourtant plus y suffire : toutes ces stratégies artistiques conçues comme antimarchandes et virtuellement garantes de cette nouvelle autonomie des artistes
finissent, avec le temps, par être reconnues, valorisables,
et parfois valorisées sur le marché. Tout se passe comme si
la dénonciation du caractère marchand du monde de l’art
finissait par être prise dans un paradoxe pragmatique insoluble. Pour être conséquente voire efficace, la critique en acte
des mécanismes du monde de l’art doit en effet être visible
dans le monde même qu’elle dénonce. Et cette visibilité est
simultanément l’appui même à partir duquel le processus de
sa valorisation marchande est possible (quand bien même
il ne se réalise pas toujours).
Que reste-t-il dès lors à faire ? Dévaloriser l’art, comme
disaient autrefois les situationnistes, détruire les fausses
valeurs du monde de l’art devenu simple marché ? Mais
comment ? Avec quelles techniques, quels moyens, « combien
de divisions » ? Depuis quels appuis indigènes ou extérieurs ?
Ces questions animent une fraction sans doute croissante de
protagonistes des mondes de l’art qui entendent aujourd’hui
précisément s’en échapper (comme l’expriment de nombreux
participants de la Biennale de Paris – certains d’entre eux
étant également présents à Rennes), disparaître, et continuer
cependant à faire de l’art en dehors de l’art, ou bien à faire
tomber la distinction et la frontière entre l’art et le « non-art ».
Faire de l’art comme un jeu. Faire de l’art le plus grand des
jeux. Faire du jeu même la raison d’être et l’horizon de l’art.
Faire de l’art gratuitement, hors des circuits de la valorisation économique. Et pourquoi pas, aussi, faire de l’art là
même où une grande partie de la population passe sa vie
quotidienne, au travail, en entreprise par exemple, a fortiori
si l’on s’interdit de bénéficier des ressources procurées par
le monde de l’art.
C’est une voie qui n’est pas exclue par des artistes qui refusent plus ou moins totalement l’économie du marché de
l’art et le type de valorisation qu’elle implique. En sorte
que la critique de ce marché peut paradoxalement aller de
pair avec une acception de l’économie d’entreprise et de ses
règles, et qu’à la figure héroïque de l’artiste entrepreneur
flanqué de son aréopage d’assistants produisant des œuvres
de plus en plus monumentales et nombreuses, pourrait
bien s’opposer un jour une petite armée d’employés ou de
consultants artistes, spécialistes parfois anonymes de l’écart
et de l’infra-mince. Contre la tendance à la concentration
par quelques créateurs de la reconnaissance économique
des compétences artistiques, pourrait s’affirmer – à condition que cette stratégie de sortie de l’art se généralise – une
démocratie artistique plus égalitaire, un communisme des
talents (explicitement recherché, par exemple, par le collectif
At work). Que tout le monde par conséquent devienne ce qu’il
est déjà sans le savoir forcément – un artiste – et les fausses
valeurs du monde marchand de l’art en viendraient à tomber.
Peu importe, au fond, que la réalisation d’un tel programme
ait depuis le xixe siècle rencontré de nombreux obstacles et
que le monde marchand de l’art se maintienne et croisse,
quelle que soit par ailleurs la multiplication effective des
pratiques artistiques amateurs ou profanes : les frontières de
l’art et de l’économie s’en trouveraient au moins déplacées
puisqu’au face-à-face de leurs deux mondes pourrait se
substituer à terme une confrontation entre l’élite des artistes
entrepreneurs et la masse des employés artistes. Curieux
champ de bataille imaginaire, pourtant, qui ressemble à s’y
méprendre à la structure sociale effective des mondes de l’art
d’aujourd’hui. Les milieux artistiques sont en effet parmi
les plus concurrentiels et les plus inégalitaires des univers
professionnels : la concentration des profits symboliques et
économiques y est extrême, les espérances de succès comparables à celles de la loterie nationale. Curieuse utopie, en
somme, qui accentuerait (mais sans les politiser) les traits
de la réalité…
S’il est vrai que l’artiste tend de plus en plus à devenir un
travailleur comme les autres, c’est que, symétriquement, de
l’autre côté de la frontière entre l’art et l’économie, les règles
du jeu du travail en entreprise sont, elles aussi, en train de
changer. A l’échelle micro-économique, au niveau du management avant tout, l’injonction à la créativité et à l’innovation
aurait pris la place du travail répétitif et routinier prédominant à l’ère taylorienne. Au niveau macro-économique,
les industries dites créatives ou les pôles de compétitivité
tournés vers l’innovation scientifique et technique sont
aujourd’hui considérés comme des facteurs irremplaçables
de la croissance et de la prospérité collective. Le mode de
fonctionnement par projets des mondes artistiques est donc
paradigmatique pour le « nouvel esprit du capitalisme » et
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la gestion des entreprises. Le nouveau « système des objets »
consommables fait par ailleurs une grande place à la différenciation des marchandises par leurs attributs esthétiques
et symboliques plus que par leur prix. Ainsi, loin d’être,
comme par nature, un bastion de résistance au capitalisme,
le monde de l’art constituerait un des postes les plus avancés
du mode de production présent : un laboratoire des mécanismes d’extraction de la plus-value. Les frontières de l’art
et du travail seraient dès lors à repenser à l’intérieur de cette
nouvelle économie. L’artiste est-il un « travailleur immatériel »
comme les autres ? Faut-il résister à l’intégration et à la mise
au travail de la créativité artistique et de l’innovation par
le nouveau mode d’organisation capitaliste ? Avec quelle
visée ? Quelles politiques peut-on imaginer à partir de la
nouvelle « classe créative » dont l’essentiel de la plus-value
du capitalisme contemporain proviendrait ? Telles sont les
questions qui animent aujourd’hui une partie de la critique
sociale et une minorité d’artistes.
Il existe en réalité deux types de stratégies esthétiques et
politiques complémentaires découlant de ces hypothèses
de convergences contemporaines entre mondes de l’art et
de l’économie, qui visent à restaurer la position critique
potentielle de l’artiste et à étendre à d’autres groupes sociaux
son exigence d’autonomie dans l’élément même de son hétéronomie actuelle : cesser d’être un artiste dans le monde de
l’art et rejoindre le bataillon virtuel du general intellect et
du nouveau prolétariat culturel disséminé en réseau dans le
tissu du capitalisme contemporain ; chercher dans les pratiques existantes du monde de l’art, des univers créatifs et de
leurs antichambres (comme les écoles d’art), ce qui serait le
moins résorbable par la mobilisation économique générale
des ressources créatives. D’un côté, il s’agit d’accompagner les dynamiques historiques en cours et de disparaître
en tant qu’artiste singulier derrière la figure générique du
travailleur. De l’autre, il s’agit de chercher dans les franges
ou les coulisses de l’art contemporain ce qui pourrait constituer le noyau de sa résistance, voire de sa négativité propre
à l’âge du capitalisme esthétique et de l’industrialisation
de la créativité individuelle et collective. Difficile équilibre
entre une hypothèse de radicale hétéronomie de l’artiste
et le pari d’autonomie nouvelle qu’il s’autorise. Mais c’est
sans doute au fond la situation dans laquelle l’artiste s’est
toujours trouvé objectivement, qu’il le reconnaisse ou non :
jamais complètement indépendant de l’échange marchand
et des logiques du travail d’entreprise ; jamais absolument
dépendant du monde économique, et réduit, à ce titre, à
n’être qu’un travailleur comme les autres.
interférences
C’est sur cette fragile ligne de crête que ces premiers Ateliers
de Rennes ont voulu se situer. Ligne de désubjectivation et
d’« étrangisation » pour les artistes comme pour les acteurs
du monde de l’entreprise et du travail, tous ces protagonistes
étant amenés à interroger dans l’expérience de la rencontre
et du déplacement ce qui va d’ordinaire de soi dans leurs
pratiques. Zone de redéfinition en acte des frontières ou des
intersections entre l’art et l’entreprise. Dans la totalité de son
dispositif comme dans ses différentes parties, ce projet met
en effet en abyme le caractère double, à la fois esthétique et
économique, des activités d’une Biennale, comme de toute
manifestation artistique contemporaine. L’expérience sans
doute la plus singulière de Valeurs croisées – favoriser des
résidences d’artistes en entreprise – a permis de vérifier
empiriquement, dans des organisations de formes et de
statuts juridiques divers, ce qu’il en est effectivement (et
non plus théoriquement) des incommensurabilités ou des
convergences actuelles des valeurs du monde de l’art et des
valeurs du monde économique. C’est aussi l’esprit de l’artiste Julien Prévieux, par exemple, lorsque, dans ses Lettres
de non-motivation (exposées dans Valeurs croisées), il fait
pénétrer de force d’autres systèmes de valeurs que ceux de
l’entreprise dans des services de ressources humaines aux
petites annonces desquels il répond. L’intervention artistique
fonctionne alors comme une loupe grossissante qui accentue
les traits du monde du travail.
Dans certains cas, la présence directe de l’artiste en entreprise permet de révéler en creux la formule du nouvel assujettissement capitaliste : « Ne pas demander de comptes
mais attendre beaucoup » (comme le dit l’une des protagonistes). Quant à l’artiste, il peut parfois retrouver ce qui
n’était plus que tacite dans son atelier : le fait qu’il ne doit
pas simplement produire, mais aussi produire son désir
de produire. Vis-à-vis d’un artiste en résidence comme de
leurs employés, l’entreprise et l’entrepreneur désirent, donc,
mais sans toujours définir le contenu de ce désir, tandis
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que l’artiste, en entreprise comme dans le monde de l’art,
doit produire son désir avant d’en fixer le contenu (par quoi
prévaut toujours la « non-motivation »). Un désir indéterminé
face à une indétermination du désir : la frontière libidinale
entre le monde de l’entreprise et celui de l’artiste en ressort
un peu mieux tracée, loin des clichés sur le désir artistique
et sa répression par la logique capitaliste, ou bien sur la
force de la volonté comme condition du succès dans toute
activité, qu’elle soit esthétique ou économique.
Il reste que l’expérience rennaise montre que ce « nouvel
esprit du capitalisme », au désir moins déterminé et ayant
intégré les normes de créativité des mondes de l’art, est
encore loin d’être implanté dans toutes les entreprises, et
n’est pas opérant pour toutes les fractions de salariés. L’identification avec la figure de l’artiste est, dans la majorité des
cas, le fait des patrons et des cadres dirigeants eux-mêmes (ce
que déjoue par exemple Claudia Triozzi) plutôt que de leurs
employés. Quant au potentiel créatif des salariés en dehors
des tâches qui leur sont assignées ou qui définissent leurs
postes, il est encore souvent censuré et objet d’autocensure
(ce que montre Igor Antic). Enfin, beaucoup d’artistes comme
beaucoup de salariés rejettent les valeurs jugées trop formatées de l’entreprise. En offrant à une échelle locale de tels
résultats, le protocole de cette première Biennale de Rennes
a fonctionné comme une épreuve sociologique de vérité. Il
en ressort qu’en l’état actuel l’autonomie des valeurs de
l’artiste vis-à-vis du monde et des valeurs économiques n’est
pas plus absolue et définitive que ne l’est son hétéronomie.
Malgré leurs interférences croissantes, il y a encore du jeu
entre les deux mondes, plus que des incommensurabilités
garanties ou des convergences achevées. Loin d’être un fait
historiquement acquis ou une cause à jamais perdue, l’autonomie relative des pratiques artistiques se joue aujourd’hui
aussi au seuil de l’entreprise et du monde du travail. Il
s’ensuit, bien sûr, que certains artistes y travaillent, d’autres
pas ; dans cette première expérience rennaise, comme dans
l’ensemble du marché de l’art actuel.
En laissant ainsi la frontière entre l’art et l’entreprise à sa
diversité réelle, plutôt qu’en sélectionnant une classe cohérente d’artistes adoptant une position semblable vis-à-vis
du travail ou du capitalisme, le dispositif de cette Biennale
a peut-être permis de mieux situer ce que pourrait être le
front nouveau de cette autonomie artistique qui reste à
conquérir. Le titre de la manifestation – Valeurs croisées – en
fournissait inconsciemment un indice. Quels profits veut-on
ou peut-on tirer d’une rencontre entre individus ayant des
dispositions aussi différentes que des employés, des entrepreneurs et des artistes de toutes sortes, à quoi s’ajoutent
des professionnels de l’art, des critiques, des théoriciens et
de nombreux autres protagonistes ? Quels usages peut-on
faire du croisement aujourd’hui tant prisé des valeurs ou
bien des interférences entre échelles de valeurs hétérogènes ?
Tel est bien l’enjeu central et nouveau (plus que le problème
de l’instrumentalisation de l’art par l’argent, qui présuppose
souvent une autonomie de l’artiste dont chacun constate
qu’elle est aujourd’hui bien fragile) auquel ont été confrontés
les protagonistes de la manifestation. Du côté de l’entreprise
et plus largement du monde économique, la réponse à ces
questions est connue. De même qu’il est entendu que la
créativité et l’innovation sont des sources irremplaçables de
la création de valeur, de même la rencontre des compétences,
des savoirs, des systèmes de valeurs différents, est-elle
identifiée comme la condition d’émergence principale de
la créativité. Croisez plusieurs talents, plusieurs mondes,
plusieurs normes d’évaluation, il en ressortira nécessairement du nouveau. Qu’ont donc à proposer les artistes et les
autres acteurs du monde de l’art face à ce nouveau credo
du développement, défendu aujourd’hui de l’entreprise aux
agences de publicité, et des institutions internationales aux
administrations publiques ? N’en partagent-ils pas l’essentiel des présupposés à en juger par exemple par le discours
sur la pluridisciplinarité ou par la pratique des centres de
recherche et des résidences d’artistes ?
Cette première édition des Ateliers de Rennes fournit le
théâtre d’un questionnement, d’une différenciation et peutêtre d’un conflit potentiel autour de la valeur même de l’hétérogène, de la diversité, du décentrement, autour de la valeur
à accorder à l’échange des compétences et au croisement des
valeurs. Comment mesurer cette valeur ? Comment l’évaluer ?
Avec quels critères ? Faut-il l’évaluer ? Doit-elle toujours
être indexée à un critère de productivité ? Si c’est le cas,
comment définir cette productivité de la rencontre et de
l’hybridation ? Si ce n’est pas le cas, que pourrait être une
définition de la valeur du partage des compétences dégagée
de l’impératif productiviste ? Et connaît-on seulement les
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conditions complexes d’une véritable rencontre des talents
ou des aptitudes ? Loin d’être seulement spéculatives, ces
interrogations sont d’ores et déjà très concrètes dans les
pratiques contemporaines d’évaluation et de légitimation
de l’action culturelle et dans les relations entre opérateurs
culturels et bailleurs de fonds. Pour cette raison, les frontières entre l’art et l’économie comme régimes distincts
d’activité, ou comme cultures différentes, au sens de Barth,
pourraient sans aucun doute se redéfinir autour d’elles. Une
autre philosophie de l’hétérogène, et aussi du nouveau, ainsi
qu’un emploi différent de la rencontre, de la polyvalence et
de la pluridisciplinarité, différencieront peut-être à l’avenir
la fraction autonome du monde de l’art et l’univers de l’entreprise. Telle est sans doute la leçon rennaise.
Au seuil de l’entreprise, les protagonistes du monde de l’art
d’aujourd’hui ne le sont donc pas tant parce que leur activité, définie pour chacun comme singulière, serait mise en
équivalence par la médiation des prix et des mécanismes
marchands 1 ou bien parce qu’elle serait plus systématiquement qu’hier mise au travail à des fins extra-artistiques
par des entrepreneurs, des mécènes, des galeristes ou des
collectionneurs en quête de profits économiques ou symboliques. Au seuil de l’entreprise, l’art y est parvenu, parce que
le jeu, pris dans son ensemble, des différences entre chaque
artiste, chaque style, chaque ligne esthétique, est mis à profit
par les dispositifs actuels du monde artistique, quelle que
soit par ailleurs l’origine de leurs financements. On savait
que la force de travail la plus précieuse ne se manifeste pas
dans la nature exacte ou la totalité de l’activité même, mais
dans l’agencement social collectif de celle-ci – autrement
dit : pas dans son contenu, pas dans sa somme, mais dans
sa forme. La forme ou l’entreprise « biennale d’art contemporain », dont la fortune nationale et internationale est à
ce jour encore sans démenti, rappelle que le noyau de cette
valeur économique supposée des agencements dépend en
dernière instance de l’exploitation du jeu des différences
de dispositions, d’activité, de modes de valorisation, de
systèmes d’évaluation, mis en présence. Il y a ainsi, pour
l’économiste et le gestionnaire, des rencontres productives
et des rencontres improductives, des diversités intégrées
et des diversités rebelles, des frontières pertinentes et des
seuils sans espoir et, aussi bien, des croisements avec l’art
plus ou moins rentables. Dans un tel contexte, il en ira de
l’art contemporain comme de toutes les cultures selon Barth :
aucune tentative de purification, même contre le travail,
contre l’économie, contre le marché, contre le capitalisme,
ne pourra jamais suffire à restaurer sa superbe ou sa souveraineté. L’hétérogène, l’échange des aptitudes, la traversée
des mondes, est non seulement son élément, mais son seul
salut. La recherche de l’usage indifféremment artistique
et économique le plus libre de cette hétérogénéité par les
artistes et leurs alliés est une question pressante du présent,
comme elle l’est déjà depuis longtemps pour de nombreux
professionnels d’autres mondes culturels 2.
1. En appliquant souvent mécaniquement l’analyse marxienne du fétichisme de la marchandise
aux objets artistiques comme aux autres produits du travail, on surestime la fonction totalisatrice
du prix et le rôle d’étalon de la monnaie. Plus que toute autre marchandise sans doute,
l’œuvre d’art permet de montrer que les singularités des objets de l’échange ne disparaissent
presque jamais derrière leur hiérarchisation par les prix. Aussi, le marché de l’art ne se met-il
aucunement à ressembler aux marchés d’autres produits. Ce sont au contraire ces derniers
marchés qui doivent être analysés à partir de la logique complexe de la valeur prévalant sur
le marché de l’art.
2. Les architectes en sont un exemple presque paradigmatique : il ne viendrait à l'idée de
personne de se demander s’ils doivent éviter toute relation avec la forme-entreprise. On pourrait
montrer qu’une certaine radicalité critique, théorique et pratique, certes non majoritaire, s’est
pourtant développée dans ce secteur, peut-être plus que dans tout autre champ artistique au
siècle dernier.
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