En quoi une telle démonstration peut-elle bien intéresser 
l’art contemporain ? Une réponse à cette question apparaîtra 
peut-être à condition de se représenter schématiquement la 
dynamique historique de l’art à l’époque moderne comme 
un mouvement d’élargissement de territoire et d’ouver-
ture de frontières. En tant qu’univers défini d’abord par 
ses frontières, c’est-à-dire différencié et séparé d’autres 
mondes sociaux spécialisés, le monde de l’art des deux 
derniers siècles n’a cessé en effet d’accueillir de nouveaux 
protagonistes, de nouveaux objets et de nouvelles prati-
ques – bien au-delà des genres constitués auparavant par la 
division traditionnelle du système des beaux-arts, division 
elle-même remise en cause et bouleversée pendant cette 
période. La présence et le domaine de l’art contemporain se 
sont étendus et s’étendent toujours, dans des pays de plus 
en plus nombreux et en des lieux de plus en plus divers, par-
delà les murs des institutions qui lui étaient historiquement 
dédiées, tels que le musée, la galerie, l’école des beaux-arts 
ou plus récemment les centres d’art. S’il est naïf et excessif 
d’en déduire que l’art contemporain se serait désormais 
infiltré partout, il faut constater qu’en son sein cohabitent 
des compétences, des actes et des objets des plus disparates, 
en provenance des mondes sociaux les plus variés et anté-
rieurement distincts voire très éloignés de lui et de sa culture. 
Cela n’exclut pas qu’il y ait, bien sûr, plusieurs indices de 
clôture relative de cette culture de l’art contemporain, comme 
des institutions spécifiques, des professionnels certifiés et 
des publics spécialisés, au point qu’il sera toujours possible 
pour l’idéologue qui le souhaitera – cela vaut d’ailleurs pour 
tout monde relativement spécialisé – de stigmatiser ce qui 
serait son hermétisme, sa portée limitée, voire son élitisme. 
Il reste que l’univers de l’art contemporain apparaît comme 
plus fluide et plus incertain dans ses contours et ses éléments 
constituants que ne le sont aujourd’hui, par exemple, les 
autres secteurs de pratiques culturelles. L’épreuve historique 
et définitoire de l’art des deux derniers siècles est à ce titre 
une épreuve des frontières. 
Cela signifie aussi que l’art se redéfinit et se différencie 
continuellement dans la rencontre avec le non-art, c’est-
à-dire avec un ensemble de pratiques qui lui sont, dans 
un premier temps, étrangères, comme – pourquoi pas ? –  
des pratiques scientifiques ou techniques, médicales 
ou sportives, industrielles ou artisanales, amateurs ou  
professionnelles, ordinaires ou exceptionnelles, etc., et dont 
les artistes (ou celles et ceux qui le deviennent sans le vouloir 
ou le savoir) intègrent occasionnellement une partie – quel-
ques éléments, quelques gestes, quelques principes. Dans 
son mode d’existence actuel, l’élément de l’art est donc par 
nature hétérogène, toujours hybride ou impur – ce qui n’em-
pêche en rien que des esthétiques y soient périodiquement 
élaborées autour d’une visée de purification contraire à ce 
processus historique (retrouver l’essence de la peinture, 
détacher le cinéma de toute dépendance envers la narrati-
vité littéraire, inventer pour la danse son langage propre, 
etc.). Ainsi, de même que toute culture se définit, pour Barth, 
suivant les frontières qu’elle produit et qu’elle consolide en 
interaction avec d’autres cultures, il n’existe pas réellement 
de définition substantielle et stabilisée de l’art contemporain. 
Toutes celles qui peuvent ou qui pourraient être données 
découlent en réalité de cette dynamique de différenciation et 
d’absorption aux frontières et sont, pour cette raison même, 
appelées à devenir caduques.
L’économie, le monde du travail et, en son sein, l’entreprise, 
font sans aucun doute partie, au même titre que de nombreux 
autres univers et agencements humains, des mondes ou des 
cultures par lesquels l’art contemporain peut construire ne 
serait-ce qu’un élément de son identité. Nul besoin d’être 
historien d’art pour souligner d’ailleurs que les pratiques 
artistiques ont toujours eu leur économie propre et qu’elles 
ont cependant émergé aussi comme activités autonomes et 
distinctes en se différenciant spécifiquement des pratiques 
économiques, d’abord artisanales, puis industrielles. 
Comme le montre plus largement Hannah Arendt dans La 
Condition de l’homme moderne, l’histoire de l’œuvre d’art 
et l’histoire du travail sont profondément interdépendantes, 
même lorsqu’elles tendent à se séparer et à diverger. Les 
Ateliers de Rennes qui viennent d’avoir lieu se sont efforcés 
d’interroger ces rapports pour la période contemporaine. 
Et plutôt que de partir d’une hypothèse d’identité ou, au 
contraire, d’opposition des artistes et des travailleurs ou 
du monde de l’art et du monde de l’entreprise, il s’agissait 
de construire un poste frontière, une zone tampon : espace à 
la fois d’hybridation et de différenciation, de passage et de 
séparation entre les deux mondes, espace de défamiliarisation 
ou d’« étrangisation » (comme dit Victor Chklovski) pour tous 
les protagonistes. Une situation artificielle a donc été créée, 
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