30 | english p. 76 Laurent Jeanpierre L’art contemporain au seuil de l’entreprise Dans un article scientifique célèbre de la fin des années 1960, l’anthropologue norvégien Fredrik Barth renouvelait profondément les conceptions communes ou traditionnelles de ce qui fait l’identité des groupes humains. Il proposait de penser l’identité culturelle ou ethnique non plus comme une somme de traits définis et en nombre limité ou comme un réseau cohérent de pratiques, mais comme le produit d’un travail constant et permanent d’établissement, de maintien ou de transformation de frontières (boundaries). L’existence d’une unité culturelle discrète ou d’un monde social relativement autonome présuppose toute une activité de différenciation, « des processus sociaux d’exclusion et d’incorporation », des pratiques d’identification et d’attribution, qui, selon Barth, doivent constituer l’objet propre de l’ethnologue. La position de Barth ne consistait pas seulement à décentrer l’analyse anthropologique du cœur des cultures de groupes à leurs franges, ni à critiquer les conceptions implicites des cultures ou des sous-cultures comme entités closes, ni même à étendre métaphoriquement la signification de la catégorie de « frontière » afin qu’elle serve pour analyser toute forme de contact ou de rencontre. Barth allait plus loin en retournant une des présuppositions implicites les plus ancrées dans nos représentations du monde selon laquelle les groupes préexistent logiquement et analytiquement à leurs « frontières ». Or pour lui, ce sont au contraire ces frontières qui définissent les mondes sociaux dans leur spécificité et qui en déterminent non seulement les contours mais également les valeurs et les normes indigènes. Les identités d’un groupe sont pensées dans ce cadre non pas comme des causes mais plutôt comme des effets, comme les produits d’une interaction ainsi que d’une activité complexe de reconstruction contingente, continuée et, sous certaines conditions, cumulative, de frontières. Laurent Jeanpierre est sociologue et maître de conférences à l’université de Strasbourg (Institut d’études politiques). Ses travaux portent sur les configurations sociales, les normes d’action et les politiques des mondes artistiques et scientifiques et sur leur internationalisation. Il propose à partir de ces recherches une critique des théories critiques et de leurs effets et s’intéresse à ce qui, dans l’art et dans d’autres pratiques, peut relever d’un agir expérimental entendu comme critique en acte. | En quoi une telle démonstration peut-elle bien intéresser l’art contemporain ? Une réponse à cette question apparaîtra peut-être à condition de se représenter schématiquement la dynamique historique de l’art à l’époque moderne comme un mouvement d’élargissement de territoire et d’ouverture de frontières. En tant qu’univers défini d’abord par ses frontières, c’est-à-dire différencié et séparé d’autres mondes sociaux spécialisés, le monde de l’art des deux derniers siècles n’a cessé en effet d’accueillir de nouveaux protagonistes, de nouveaux objets et de nouvelles pratiques – bien au-delà des genres constitués auparavant par la division traditionnelle du système des beaux-arts, division elle-même remise en cause et bouleversée pendant cette période. La présence et le domaine de l’art contemporain se sont étendus et s’étendent toujours, dans des pays de plus en plus nombreux et en des lieux de plus en plus divers, pardelà les murs des institutions qui lui étaient historiquement dédiées, tels que le musée, la galerie, l’école des beaux-arts ou plus récemment les centres d’art. S’il est naïf et excessif d’en déduire que l’art contemporain se serait désormais infiltré partout, il faut constater qu’en son sein cohabitent des compétences, des actes et des objets des plus disparates, en provenance des mondes sociaux les plus variés et antérieurement distincts voire très éloignés de lui et de sa culture. Cela n’exclut pas qu’il y ait, bien sûr, plusieurs indices de clôture relative de cette culture de l’art contemporain, comme des institutions spécifiques, des professionnels certifiés et des publics spécialisés, au point qu’il sera toujours possible pour l’idéologue qui le souhaitera – cela vaut d’ailleurs pour tout monde relativement spécialisé – de stigmatiser ce qui serait son hermétisme, sa portée limitée, voire son élitisme. Il reste que l’univers de l’art contemporain apparaît comme plus fluide et plus incertain dans ses contours et ses éléments constituants que ne le sont aujourd’hui, par exemple, les autres secteurs de pratiques culturelles. L’épreuve historique et définitoire de l’art des deux derniers siècles est à ce titre une épreuve des frontières. Cela signifie aussi que l’art se redéfinit et se différencie continuellement dans la rencontre avec le non-art, c’està-dire avec un ensemble de pratiques qui lui sont, dans un premier temps, étrangères, comme – pourquoi pas ? – des pratiques scientifiques ou techniques, médicales ou sportives, industrielles ou artisanales, amateurs ou professionnelles, ordinaires ou exceptionnelles, etc., et dont les artistes (ou celles et ceux qui le deviennent sans le vouloir ou le savoir) intègrent occasionnellement une partie – quelques éléments, quelques gestes, quelques principes. Dans son mode d’existence actuel, l’élément de l’art est donc par nature hétérogène, toujours hybride ou impur – ce qui n’empêche en rien que des esthétiques y soient périodiquement élaborées autour d’une visée de purification contraire à ce processus historique (retrouver l’essence de la peinture, détacher le cinéma de toute dépendance envers la narrativité littéraire, inventer pour la danse son langage propre, etc.). Ainsi, de même que toute culture se définit, pour Barth, suivant les frontières qu’elle produit et qu’elle consolide en interaction avec d’autres cultures, il n’existe pas réellement de définition substantielle et stabilisée de l’art contemporain. Toutes celles qui peuvent ou qui pourraient être données découlent en réalité de cette dynamique de différenciation et d’absorption aux frontières et sont, pour cette raison même, appelées à devenir caduques. L’économie, le monde du travail et, en son sein, l’entreprise, font sans aucun doute partie, au même titre que de nombreux autres univers et agencements humains, des mondes ou des cultures par lesquels l’art contemporain peut construire ne serait-ce qu’un élément de son identité. Nul besoin d’être historien d’art pour souligner d’ailleurs que les pratiques artistiques ont toujours eu leur économie propre et qu’elles ont cependant émergé aussi comme activités autonomes et distinctes en se différenciant spécifiquement des pratiques économiques, d’abord artisanales, puis industrielles. Comme le montre plus largement Hannah Arendt dans La Condition de l’homme moderne, l’histoire de l’œuvre d’art et l’histoire du travail sont profondément interdépendantes, même lorsqu’elles tendent à se séparer et à diverger. Les Ateliers de Rennes qui viennent d’avoir lieu se sont efforcés d’interroger ces rapports pour la période contemporaine. Et plutôt que de partir d’une hypothèse d’identité ou, au contraire, d’opposition des artistes et des travailleurs ou du monde de l’art et du monde de l’entreprise, il s’agissait de construire un poste frontière, une zone tampon : espace à la fois d’hybridation et de différenciation, de passage et de séparation entre les deux mondes, espace de défamiliarisation ou d’« étrangisation » (comme dit Victor Chklovski) pour tous les protagonistes. Une situation artificielle a donc été créée, 31 32 | english p. 76 Laurent Jeanpierre L’art contemporain au seuil de l’entreprise contraignant les artistes et les acteurs de l’art contemporain – comme les acteurs des entreprises ou des institutions participantes – à réinterroger les ressemblances et les différences entre art et travail, et à construire collectivement des circulations et des frontières éventuellement nouvelles entre les pratiques artistiques et les pratiques d’entreprises, ou bien à reposer le problème des rapports existant entre relations esthétiques et transactions économiques. Une expérience de ce type est presque naturellement destinée à rencontrer une forte hostilité de la part de tous ceux qui ont une représentation tranchée de ces rapports. L’idée que l’art et l’économie – la firme, le marché – portent des systèmes de valeurs opposés est en effet largement dominante parmi les acteurs du monde de l’art comme parmi les protagonistes du monde du travail ou du monde marchand. Certes, une hypothèse contraire, minoritaire, s’affirme depuis quelques décennies en partant paradoxalement de prémices identiques : les oppositions anciennes de l’artiste et du travailleur ou de l’art et de l’économie auraient bien existé, mais elles tendraient à disparaître sous l’effet d’une évolution très contemporaine du capitalisme, ce dernier intégrant peu à peu l’appel à la créativité et les valeurs portées par les pratiques artistiques. Solidaires dans leur opposition même, ces deux modes de représentation des rapports entre mondes culturels et mondes du travail soit sous-estiment, soit surestiment la dépendance de l’art envers l’économie. C’est ce que suffira à rappeler ici un examen rapide de leurs thèses principales, avant que ne soit précisé plus avant l’intérêt théorique et stratégique du pari, effectué en partie dans cette première édition des Ateliers de Rennes, de suspendre expérimentalement tout jugement afin d’analyser in vivo, plutôt qu’in vitro, l’état de ces relations de dépendance et d’interdépendance aujourd’hui. Incommensurabilités Que l’alliance ou la rencontre de l’art et de l’entreprise paraissent en règle générale contre-nature n’a rien de bien surprenant. Les productions artistiques entretiennent, avec le travail qui les rend possibles, un rapport ambigu. D’un côté, en effet, toute œuvre est produite, elle est le résultat d’une activité. D’un autre côté, les conditions de sa production sont longtemps restées cachées ou occultées, du moins pour le public ou la postérité. Avec l’affirmation par les artistes eux-mêmes d’un ensemble divers mais relativement spécifique et autonome de valeurs, de normes et d’institutions (les académies, les salons, les écoles) régulant leurs pratiques, les œuvres se sont présentées comme des objets détachés de toute vie sociale, matérielle, ordinaire. Ce processus est sans doute ancien en France où, dès le xviie siècle, la profession d’artiste s’est constituée en s’arrachant à l’artisanat dont elle était issue et en subordonnant la main technicienne à la main habitée par l’esprit. Les anciens ateliers ont ainsi donné naissance tout à la fois aux académies et aux manufactures, de sorte que les beaux-arts ont peu à peu refoulé leur rapport originel à la technique et à l’économie. Le romantisme du xixe siècle est l’idéologie accomplie de ce refoulement, avec sa mythologie, diffuse et toujours persistante, du génie ou de l’inspiration, de la liberté de l’artiste, de la création spontanée et du « créateur incréé ». Plutôt que d’être croisées, les valeurs de l’art et de l’entreprise ont donc avant tout été inversées, comme la bohème s’opposait formellement à la bourgeoisie dans le Paris du xixe siècle. Le discours de « l’art pour l’art » qui émerge alors est à la fois un symbole et le modèle de cette opposition : il affirme le désintéressement fondamental du geste artistique par opposition à la logique d’accumulation qui anime un capitalisme dont Marx révèle les lois à la même période. La photographie, le cinéma, la vidéo, dont le développement a pourtant largement dépendu de changements techniques et de ressources économiques importantes, n’ont pas modifié cette mise en scène d’ellemême d’une grande partie de la culture : la dissimulation du labeur et l’aversion envers les passions économiques font partie, depuis plusieurs siècles, des comportements cardinaux des mondes artistiques. Cette détermination initiale de la table moderne des valeurs de l’art contre celle du monde du travail et de l’économie est d’ailleurs si ancrée dans les schèmes ordinaires de perception du monde qu’elle a fourni et continue à offrir une somme potentiellement infinie d’archétypes sociaux au sens commun. Ainsi la figure de l’artiste et celle du travailleur se repousseraient comme la liberté s’opposerait à la contrainte, l’inspiration ou la paresse à l’effort et au labeur, le travail improductif au travail productif, le beau à l’utile ou à la valeur marchande, la créativité à la routine, le tour de main singulier au procédé de production, etc. Avec de tels couples | polarisés, employés alternativement ou symétriquement par les artistes comme par les salariés ou les entrepreneurs, les frontières entre l’art et l’entreprise ont été bien gardées. Une telle étanchéité entre mondes esthétiques et économiques, un tel rejet de part et d’autre, a en même temps été la condition pour que l’art dispose d’une extériorité de principe vis-à-vis de l’univers du travail et donc d’une prise critique sur lui. Pour certains artistes, toute pratique artistique doit adopter l’ascèse de se restreindre à l’exercice de cette critique des valeurs économiques et bourgeoises, voire du capitalisme comme système d’exploitation ou d’aliénation (« Capitalism kills », rappelle dans l’exposition Valeurs croisées l’artiste Claire Fontaine). Fût-ce au prix d’un déni des conditions économiques, sociales et matérielles de sa propre production, un tel art entend réaffirmer toujours et partout l’idéal régulateur du monde de l’art autonome comme au-delà déjà-là de l’économie : non pas tant la visée du Beau, donc, que le désintéressement esthétique comme étape inaugurale vers l’expression pleine et l’émancipation de tous les individus. Bien entendu, il a existé parallèlement, depuis l’autonomisation du champ artistique au xixe siècle, des courants défendant cette même visée émancipatoire de l’art au moyen d’une alliance (plutôt que d’un principe de séparation) avec une partie au moins du monde économique et de ses valeurs : défense de l’artisanat contre l’industrie capitaliste avec le mouvement Arts & Crafts ; art mis au service d’un projet socialiste de construction de nouvelles formes de vie avec le Bauhaus ou le constructivisme russe, etc. Adoptant le projet politique de modification, de suspension ou d’abolition des structures capitalistes de l’économie – notamment la propriété, mais aussi le monopole de l’échange marchand sur les autres formes de réciprocité – certains artistes ont ainsi pu concevoir leurs pratiques dans le cadre d’une nouvelle organisation du travail et d’un rapport plus optimiste aux possibilités libérées par la technique et l’industrie. L’épreuve des frontières à laquelle l’art contemporain est essentiellement confronté s’est donc parfois jouée à l’intérieur même du monde économique. Toute l’histoire de l’architecture, du design, des arts dits appliqués et des conflits en leur sein pourrait être reconsidérée sous cet angle. Il faut ajouter que la mythologie ou le fantasme d’un art absolument détaché des valeurs et des pratiques de l’entreprise industrielle n’a pas seulement été remis en cause par certains courants artistiques de l’avant-garde moderniste : il a aussi été contesté depuis le monde économique lui-même. De sorte que si l’artiste n’a probablement jamais été vierge ou indépendant des forces économiques et du capitalisme, il l’est pour cette raison encore moins aujourd’hui qu’hier. convergences Afin de saisir la portée de ces convergences éventuelles entre les valeurs esthétiques et les valeurs économiques, il convient cependant de différencier l’entreprise et le marché comme institutions économiques à la fois distinctes et complémentaires. Nul ne contestera le poids croissant des mécanismes marchands dans l’établissement des hiérarchies artistiques. Maisons d’enchères surpuissantes, galeries à portée mondiale organisées comme des entreprises avec leurs filiales et leur second marché, poids des grands collectionneurs internationaux, multiplication des grandes foires à échelle internationale sur plusieurs continents, alignement tendanciel des acquisitions ou des orientations esthétiques des musées et des programmations d’expositions sur les choix de l’ensemble de ces acteurs privés, phénomènes de concentration et d’intégration par un même agent des différents maillons de la chaîne de valorisation artistique : tous ces facteurs renforcent l’effacement des critères d’évaluation des œuvres définis par les artistes et les critiques derrière le seul critère de la valeur marchande. Aux différences, certes débattues, de qualités des œuvres ou de parti pris des artistes, se substituerait ainsi peu à peu une hiérarchie des cotes et des prix rétroagissant sur l’ensemble des jugements de goût. Ceux qui disaient dès les années 1960 que l’art était désormais une marchandise comme les autres, et l’art contemporain le signe distinctif des nouvelles classes bourgeoises ascendantes, ont ainsi vu leur prophétie ou leur théorème de mieux en mieux fondé. De telles transformations – lorsqu’elles ont été perçues et considérées par les artistes – ont provoqué nécessairement des tentatives de redéfinition des fondements de l’autonomie relative du monde de l’art. Démultiplier (comme chez Pinot Gallizio, exhumé à nouveau à Rennes) ou dématérialiser l’œuvre, la réduire à son concept, à son processus, aux relations qu’elle pourrait provoquer, faire de sa vie d’artiste, ou 33 34 | english p. 76 Laurent Jeanpierre L’art contemporain au seuil de l’entreprise des interactions autour de cette vie, les lieux mêmes de l’œuvre, ne semble pourtant plus y suffire : toutes ces stratégies artistiques conçues comme antimarchandes et virtuellement garantes de cette nouvelle autonomie des artistes finissent, avec le temps, par être reconnues, valorisables, et parfois valorisées sur le marché. Tout se passe comme si la dénonciation du caractère marchand du monde de l’art finissait par être prise dans un paradoxe pragmatique insoluble. Pour être conséquente voire efficace, la critique en acte des mécanismes du monde de l’art doit en effet être visible dans le monde même qu’elle dénonce. Et cette visibilité est simultanément l’appui même à partir duquel le processus de sa valorisation marchande est possible (quand bien même il ne se réalise pas toujours). Que reste-t-il dès lors à faire ? Dévaloriser l’art, comme disaient autrefois les situationnistes, détruire les fausses valeurs du monde de l’art devenu simple marché ? Mais comment ? Avec quelles techniques, quels moyens, « combien de divisions » ? Depuis quels appuis indigènes ou extérieurs ? Ces questions animent une fraction sans doute croissante de protagonistes des mondes de l’art qui entendent aujourd’hui précisément s’en échapper (comme l’expriment de nombreux participants de la Biennale de Paris – certains d’entre eux étant également présents à Rennes), disparaître, et continuer cependant à faire de l’art en dehors de l’art, ou bien à faire tomber la distinction et la frontière entre l’art et le « non-art ». Faire de l’art comme un jeu. Faire de l’art le plus grand des jeux. Faire du jeu même la raison d’être et l’horizon de l’art. Faire de l’art gratuitement, hors des circuits de la valorisation économique. Et pourquoi pas, aussi, faire de l’art là même où une grande partie de la population passe sa vie quotidienne, au travail, en entreprise par exemple, a fortiori si l’on s’interdit de bénéficier des ressources procurées par le monde de l’art. C’est une voie qui n’est pas exclue par des artistes qui refusent plus ou moins totalement l’économie du marché de l’art et le type de valorisation qu’elle implique. En sorte que la critique de ce marché peut paradoxalement aller de pair avec une acception de l’économie d’entreprise et de ses règles, et qu’à la figure héroïque de l’artiste entrepreneur flanqué de son aréopage d’assistants produisant des œuvres de plus en plus monumentales et nombreuses, pourrait bien s’opposer un jour une petite armée d’employés ou de consultants artistes, spécialistes parfois anonymes de l’écart et de l’infra-mince. Contre la tendance à la concentration par quelques créateurs de la reconnaissance économique des compétences artistiques, pourrait s’affirmer – à condition que cette stratégie de sortie de l’art se généralise – une démocratie artistique plus égalitaire, un communisme des talents (explicitement recherché, par exemple, par le collectif At work). Que tout le monde par conséquent devienne ce qu’il est déjà sans le savoir forcément – un artiste – et les fausses valeurs du monde marchand de l’art en viendraient à tomber. Peu importe, au fond, que la réalisation d’un tel programme ait depuis le xixe siècle rencontré de nombreux obstacles et que le monde marchand de l’art se maintienne et croisse, quelle que soit par ailleurs la multiplication effective des pratiques artistiques amateurs ou profanes : les frontières de l’art et de l’économie s’en trouveraient au moins déplacées puisqu’au face-à-face de leurs deux mondes pourrait se substituer à terme une confrontation entre l’élite des artistes entrepreneurs et la masse des employés artistes. Curieux champ de bataille imaginaire, pourtant, qui ressemble à s’y méprendre à la structure sociale effective des mondes de l’art d’aujourd’hui. Les milieux artistiques sont en effet parmi les plus concurrentiels et les plus inégalitaires des univers professionnels : la concentration des profits symboliques et économiques y est extrême, les espérances de succès comparables à celles de la loterie nationale. Curieuse utopie, en somme, qui accentuerait (mais sans les politiser) les traits de la réalité… S’il est vrai que l’artiste tend de plus en plus à devenir un travailleur comme les autres, c’est que, symétriquement, de l’autre côté de la frontière entre l’art et l’économie, les règles du jeu du travail en entreprise sont, elles aussi, en train de changer. A l’échelle micro-économique, au niveau du management avant tout, l’injonction à la créativité et à l’innovation aurait pris la place du travail répétitif et routinier prédominant à l’ère taylorienne. Au niveau macro-économique, les industries dites créatives ou les pôles de compétitivité tournés vers l’innovation scientifique et technique sont aujourd’hui considérés comme des facteurs irremplaçables de la croissance et de la prospérité collective. Le mode de fonctionnement par projets des mondes artistiques est donc paradigmatique pour le « nouvel esprit du capitalisme » et | la gestion des entreprises. Le nouveau « système des objets » consommables fait par ailleurs une grande place à la différenciation des marchandises par leurs attributs esthétiques et symboliques plus que par leur prix. Ainsi, loin d’être, comme par nature, un bastion de résistance au capitalisme, le monde de l’art constituerait un des postes les plus avancés du mode de production présent : un laboratoire des mécanismes d’extraction de la plus-value. Les frontières de l’art et du travail seraient dès lors à repenser à l’intérieur de cette nouvelle économie. L’artiste est-il un « travailleur immatériel » comme les autres ? Faut-il résister à l’intégration et à la mise au travail de la créativité artistique et de l’innovation par le nouveau mode d’organisation capitaliste ? Avec quelle visée ? Quelles politiques peut-on imaginer à partir de la nouvelle « classe créative » dont l’essentiel de la plus-value du capitalisme contemporain proviendrait ? Telles sont les questions qui animent aujourd’hui une partie de la critique sociale et une minorité d’artistes. Il existe en réalité deux types de stratégies esthétiques et politiques complémentaires découlant de ces hypothèses de convergences contemporaines entre mondes de l’art et de l’économie, qui visent à restaurer la position critique potentielle de l’artiste et à étendre à d’autres groupes sociaux son exigence d’autonomie dans l’élément même de son hétéronomie actuelle : cesser d’être un artiste dans le monde de l’art et rejoindre le bataillon virtuel du general intellect et du nouveau prolétariat culturel disséminé en réseau dans le tissu du capitalisme contemporain ; chercher dans les pratiques existantes du monde de l’art, des univers créatifs et de leurs antichambres (comme les écoles d’art), ce qui serait le moins résorbable par la mobilisation économique générale des ressources créatives. D’un côté, il s’agit d’accompagner les dynamiques historiques en cours et de disparaître en tant qu’artiste singulier derrière la figure générique du travailleur. De l’autre, il s’agit de chercher dans les franges ou les coulisses de l’art contemporain ce qui pourrait constituer le noyau de sa résistance, voire de sa négativité propre à l’âge du capitalisme esthétique et de l’industrialisation de la créativité individuelle et collective. Difficile équilibre entre une hypothèse de radicale hétéronomie de l’artiste et le pari d’autonomie nouvelle qu’il s’autorise. Mais c’est sans doute au fond la situation dans laquelle l’artiste s’est toujours trouvé objectivement, qu’il le reconnaisse ou non : jamais complètement indépendant de l’échange marchand et des logiques du travail d’entreprise ; jamais absolument dépendant du monde économique, et réduit, à ce titre, à n’être qu’un travailleur comme les autres. interférences C’est sur cette fragile ligne de crête que ces premiers Ateliers de Rennes ont voulu se situer. Ligne de désubjectivation et d’« étrangisation » pour les artistes comme pour les acteurs du monde de l’entreprise et du travail, tous ces protagonistes étant amenés à interroger dans l’expérience de la rencontre et du déplacement ce qui va d’ordinaire de soi dans leurs pratiques. Zone de redéfinition en acte des frontières ou des intersections entre l’art et l’entreprise. Dans la totalité de son dispositif comme dans ses différentes parties, ce projet met en effet en abyme le caractère double, à la fois esthétique et économique, des activités d’une Biennale, comme de toute manifestation artistique contemporaine. L’expérience sans doute la plus singulière de Valeurs croisées – favoriser des résidences d’artistes en entreprise – a permis de vérifier empiriquement, dans des organisations de formes et de statuts juridiques divers, ce qu’il en est effectivement (et non plus théoriquement) des incommensurabilités ou des convergences actuelles des valeurs du monde de l’art et des valeurs du monde économique. C’est aussi l’esprit de l’artiste Julien Prévieux, par exemple, lorsque, dans ses Lettres de non-motivation (exposées dans Valeurs croisées), il fait pénétrer de force d’autres systèmes de valeurs que ceux de l’entreprise dans des services de ressources humaines aux petites annonces desquels il répond. L’intervention artistique fonctionne alors comme une loupe grossissante qui accentue les traits du monde du travail. Dans certains cas, la présence directe de l’artiste en entreprise permet de révéler en creux la formule du nouvel assujettissement capitaliste : « Ne pas demander de comptes mais attendre beaucoup » (comme le dit l’une des protagonistes). Quant à l’artiste, il peut parfois retrouver ce qui n’était plus que tacite dans son atelier : le fait qu’il ne doit pas simplement produire, mais aussi produire son désir de produire. Vis-à-vis d’un artiste en résidence comme de leurs employés, l’entreprise et l’entrepreneur désirent, donc, mais sans toujours définir le contenu de ce désir, tandis 35 36 | english p. 76 Laurent Jeanpierre L’art contemporain au seuil de l’entreprise que l’artiste, en entreprise comme dans le monde de l’art, doit produire son désir avant d’en fixer le contenu (par quoi prévaut toujours la « non-motivation »). Un désir indéterminé face à une indétermination du désir : la frontière libidinale entre le monde de l’entreprise et celui de l’artiste en ressort un peu mieux tracée, loin des clichés sur le désir artistique et sa répression par la logique capitaliste, ou bien sur la force de la volonté comme condition du succès dans toute activité, qu’elle soit esthétique ou économique. Il reste que l’expérience rennaise montre que ce « nouvel esprit du capitalisme », au désir moins déterminé et ayant intégré les normes de créativité des mondes de l’art, est encore loin d’être implanté dans toutes les entreprises, et n’est pas opérant pour toutes les fractions de salariés. L’identification avec la figure de l’artiste est, dans la majorité des cas, le fait des patrons et des cadres dirigeants eux-mêmes (ce que déjoue par exemple Claudia Triozzi) plutôt que de leurs employés. Quant au potentiel créatif des salariés en dehors des tâches qui leur sont assignées ou qui définissent leurs postes, il est encore souvent censuré et objet d’autocensure (ce que montre Igor Antic). Enfin, beaucoup d’artistes comme beaucoup de salariés rejettent les valeurs jugées trop formatées de l’entreprise. En offrant à une échelle locale de tels résultats, le protocole de cette première Biennale de Rennes a fonctionné comme une épreuve sociologique de vérité. Il en ressort qu’en l’état actuel l’autonomie des valeurs de l’artiste vis-à-vis du monde et des valeurs économiques n’est pas plus absolue et définitive que ne l’est son hétéronomie. Malgré leurs interférences croissantes, il y a encore du jeu entre les deux mondes, plus que des incommensurabilités garanties ou des convergences achevées. Loin d’être un fait historiquement acquis ou une cause à jamais perdue, l’autonomie relative des pratiques artistiques se joue aujourd’hui aussi au seuil de l’entreprise et du monde du travail. Il s’ensuit, bien sûr, que certains artistes y travaillent, d’autres pas ; dans cette première expérience rennaise, comme dans l’ensemble du marché de l’art actuel. En laissant ainsi la frontière entre l’art et l’entreprise à sa diversité réelle, plutôt qu’en sélectionnant une classe cohérente d’artistes adoptant une position semblable vis-à-vis du travail ou du capitalisme, le dispositif de cette Biennale a peut-être permis de mieux situer ce que pourrait être le front nouveau de cette autonomie artistique qui reste à conquérir. Le titre de la manifestation – Valeurs croisées – en fournissait inconsciemment un indice. Quels profits veut-on ou peut-on tirer d’une rencontre entre individus ayant des dispositions aussi différentes que des employés, des entrepreneurs et des artistes de toutes sortes, à quoi s’ajoutent des professionnels de l’art, des critiques, des théoriciens et de nombreux autres protagonistes ? Quels usages peut-on faire du croisement aujourd’hui tant prisé des valeurs ou bien des interférences entre échelles de valeurs hétérogènes ? Tel est bien l’enjeu central et nouveau (plus que le problème de l’instrumentalisation de l’art par l’argent, qui présuppose souvent une autonomie de l’artiste dont chacun constate qu’elle est aujourd’hui bien fragile) auquel ont été confrontés les protagonistes de la manifestation. Du côté de l’entreprise et plus largement du monde économique, la réponse à ces questions est connue. De même qu’il est entendu que la créativité et l’innovation sont des sources irremplaçables de la création de valeur, de même la rencontre des compétences, des savoirs, des systèmes de valeurs différents, est-elle identifiée comme la condition d’émergence principale de la créativité. Croisez plusieurs talents, plusieurs mondes, plusieurs normes d’évaluation, il en ressortira nécessairement du nouveau. Qu’ont donc à proposer les artistes et les autres acteurs du monde de l’art face à ce nouveau credo du développement, défendu aujourd’hui de l’entreprise aux agences de publicité, et des institutions internationales aux administrations publiques ? N’en partagent-ils pas l’essentiel des présupposés à en juger par exemple par le discours sur la pluridisciplinarité ou par la pratique des centres de recherche et des résidences d’artistes ? Cette première édition des Ateliers de Rennes fournit le théâtre d’un questionnement, d’une différenciation et peutêtre d’un conflit potentiel autour de la valeur même de l’hétérogène, de la diversité, du décentrement, autour de la valeur à accorder à l’échange des compétences et au croisement des valeurs. Comment mesurer cette valeur ? Comment l’évaluer ? Avec quels critères ? Faut-il l’évaluer ? Doit-elle toujours être indexée à un critère de productivité ? Si c’est le cas, comment définir cette productivité de la rencontre et de l’hybridation ? Si ce n’est pas le cas, que pourrait être une définition de la valeur du partage des compétences dégagée de l’impératif productiviste ? Et connaît-on seulement les | conditions complexes d’une véritable rencontre des talents ou des aptitudes ? Loin d’être seulement spéculatives, ces interrogations sont d’ores et déjà très concrètes dans les pratiques contemporaines d’évaluation et de légitimation de l’action culturelle et dans les relations entre opérateurs culturels et bailleurs de fonds. Pour cette raison, les frontières entre l’art et l’économie comme régimes distincts d’activité, ou comme cultures différentes, au sens de Barth, pourraient sans aucun doute se redéfinir autour d’elles. Une autre philosophie de l’hétérogène, et aussi du nouveau, ainsi qu’un emploi différent de la rencontre, de la polyvalence et de la pluridisciplinarité, différencieront peut-être à l’avenir la fraction autonome du monde de l’art et l’univers de l’entreprise. Telle est sans doute la leçon rennaise. Au seuil de l’entreprise, les protagonistes du monde de l’art d’aujourd’hui ne le sont donc pas tant parce que leur activité, définie pour chacun comme singulière, serait mise en équivalence par la médiation des prix et des mécanismes marchands 1 ou bien parce qu’elle serait plus systématiquement qu’hier mise au travail à des fins extra-artistiques par des entrepreneurs, des mécènes, des galeristes ou des collectionneurs en quête de profits économiques ou symboliques. Au seuil de l’entreprise, l’art y est parvenu, parce que le jeu, pris dans son ensemble, des différences entre chaque artiste, chaque style, chaque ligne esthétique, est mis à profit par les dispositifs actuels du monde artistique, quelle que soit par ailleurs l’origine de leurs financements. On savait que la force de travail la plus précieuse ne se manifeste pas dans la nature exacte ou la totalité de l’activité même, mais dans l’agencement social collectif de celle-ci – autrement dit : pas dans son contenu, pas dans sa somme, mais dans sa forme. La forme ou l’entreprise « biennale d’art contemporain », dont la fortune nationale et internationale est à ce jour encore sans démenti, rappelle que le noyau de cette valeur économique supposée des agencements dépend en dernière instance de l’exploitation du jeu des différences de dispositions, d’activité, de modes de valorisation, de systèmes d’évaluation, mis en présence. Il y a ainsi, pour l’économiste et le gestionnaire, des rencontres productives et des rencontres improductives, des diversités intégrées et des diversités rebelles, des frontières pertinentes et des seuils sans espoir et, aussi bien, des croisements avec l’art plus ou moins rentables. Dans un tel contexte, il en ira de l’art contemporain comme de toutes les cultures selon Barth : aucune tentative de purification, même contre le travail, contre l’économie, contre le marché, contre le capitalisme, ne pourra jamais suffire à restaurer sa superbe ou sa souveraineté. L’hétérogène, l’échange des aptitudes, la traversée des mondes, est non seulement son élément, mais son seul salut. La recherche de l’usage indifféremment artistique et économique le plus libre de cette hétérogénéité par les artistes et leurs alliés est une question pressante du présent, comme elle l’est déjà depuis longtemps pour de nombreux professionnels d’autres mondes culturels 2. 1. En appliquant souvent mécaniquement l’analyse marxienne du fétichisme de la marchandise aux objets artistiques comme aux autres produits du travail, on surestime la fonction totalisatrice du prix et le rôle d’étalon de la monnaie. Plus que toute autre marchandise sans doute, l’œuvre d’art permet de montrer que les singularités des objets de l’échange ne disparaissent presque jamais derrière leur hiérarchisation par les prix. Aussi, le marché de l’art ne se met-il aucunement à ressembler aux marchés d’autres produits. Ce sont au contraire ces derniers marchés qui doivent être analysés à partir de la logique complexe de la valeur prévalant sur le marché de l’art. 2. Les architectes en sont un exemple presque paradigmatique : il ne viendrait à l'idée de personne de se demander s’ils doivent éviter toute relation avec la forme-entreprise. On pourrait montrer qu’une certaine radicalité critique, théorique et pratique, certes non majoritaire, s’est pourtant développée dans ce secteur, peut-être plus que dans tout autre champ artistique au siècle dernier. 37