L’APPROCHE ISSUE DE NOS RECHERCHES-ACTIONS1 La radicalité a toujours existé. Mais nous assistons à une individualisation de l’embrigadement et à son adaptation aux différences cultures des pays. Le discours de l’islam radical a affiné ses techniques d’embrigadement ces dernières années. Auparavant, il ne faisait autorité que des jeunes fragilisés au niveau social et familial : - Qui se sentaient de nulle part… Qui avaient grandi dans les trous de mémoire… Qui recherchaient la « toute puissance »… (pères déchus) Qui n’avaient pas intégré « la loi », au sens symbolique du terme… sans espoir social... Ceux qui passent à l’acte sont des personnes de cette génération, ayant dépassé 25 ans, d’origine maghrébine, qui correspondent à ces caractéristiques » : Merah, Nehmouche, Kouachi, Coulibaly ou El Khannachi... Aujourd’hui, le discours de l’islam radical arrive à faire basculer des jeunes de familles très diverses, de classes sociales et de convictions différentes, par différents mode de captation. Les rabatteurs adaptent « les raisons de faire le djihad » aux différents profils psychologiques (adaptation des messages diffusés par Daesh aux aspirations cognitives et émotionnelles des individus), ce qui demande une étude de chaque embrigadement avant de vouloir imaginer la déradicalisation du jeune. Ce n’est qu’après avoir défini les étapes du processus d’endoctrinement (adhésion à une idéologie), puis d’embrigadement (adhésion à un groupe) puis d’engagement (passage à l’acte) du discours « djihadiste » qui a fait autorité sur le jeune que l’on peut espérer construire son processus de sortie de la radicalité (désembrigadement). 1 Dounia Bouzar, Quelle éducation face au radicalisme religieux, Dunod, 2006, Prix de l’Académie des Sciences Morales et Politiques de Paris, La République ou la burqa, Ed Albin Michel, 2009, Désamorcer l’islam radical, Ed de l’Atelier, 2014, Comment sortir de l’emprise djihadiste ? Ed de l’Atelier, 2015, Prix de l’Express du meilleur essai. www.cpdsi.fr L’objectif principal de notre approche consiste donc à mettre en place des méthodes qui partent de l’individu, de son expérience, dont la logique a été déconstruite et reconnue, et, par le questionnement, faire en sorte qu’il trouve luimême les défauts de son premier engagement pour en reconstruire un nouveau dans le monde réel. SCHEMA QUI SYNTHÉTISE LES ÉTAPES DE LA RADICALISATION FONCTIONNEMENT - SYNTHESE 1 ISOLEMENT DE L’INDIVIDU DE SON ENVIRONNEMENT SOCIALISANT 4 DESHUMANISATION DE L’EMBRIGADÉ ET DE SES FUTURES VITCIMES ENDOCTRINEMENT PUIS EMBRIGADEMENT PUIS ENGAGEMENT 3 ADHESION AUX CROYANCES DE L’IDÉOLOGIE DE DAESH www.cpdsi.fr 2 DESTRUCTION DE L’INDIVIDU AU PROFIT DU GROUPE 1ÈRE ÉTAPE ISOLEMENT DE L’INDIVIDU DE SON ENVIRONNEMENT SOCIALISANT CLIVAGE DE L’INDIVIDU THÉORIE DU COMPLOT pour placer le jeune dans une grille de lecture paranoïaque où il ne fait plus confiance à personne ! rejeter le monde réel, fuir le monde réel, puis être persuadé que seule un confrontation finale pourra régénérer le monde RUPTURES SOCIALES : - Avec les anciens amis - Avec les activités de loisirs SENTIMENT DE PERSÉCUTION - Avec l’école - Avec la famille... 2ÈME ÉTAPE DESTRUCTION DE L’INDIVIDU AU PROFIT DU GROUPE REMPLACEMENT DU RAISONNEMENT PAR LA RAPÉTITION ET LE MIMÉTISME ! La mise en veilleuse des facultés mentales facilite l’exaltation de groupe ACCENTUATION DES RESSEMBLANCES POUR ANNIHILER LA SINGULARITÉ DE CHAQUE INDIVIDU DESTRUCTIONS DES REPÈRES ANTÉRIEURS DE L’INDIVIDU DESTRUCTION DES CONTOURS IDENTITAIRES (vêtements couvrants pour hommes et femmes) (affectifs, mémoriels, familiaux, etc.) www.cpdsi.fr 3ÈME ÉTAPE ADHESION AUX CROYANCES DE L’IDÉOLOGIE DE DAESH CROYANCE D’ÊTRE ÉLU ET D’APPARTENIR À UN GROUPE QUI DÉTIENT LA VÉRITÉ ET QUI A UNE MISSION TRANSFORMATION DE LA MANIÈRE DE PENSER, D’AGIR, DE PARLER, ETC. ! transformation du cadre cognitif ! Concept de pureté et de primauté du groupe ADAPTATION DE L’IDÉOLOGIE DE L’IDEOLOGIE DITE DJIHADISTE AUX ASPIRATIONS COGNITIVES ET ÉMOTIONNELLES DES INDIVIDUS - Humanitaire - Hijra - Fin du monde - Combat contre les soldats de Bachar Al-Assad... 4ÈME%ÉTAPE% DESHUMANISATION DE L’EMBRIGADÉ ET DE SES FUTURES VITCIMES DESHUMANISATION DES VICTIMES : L’AUTRE, CELUI QUI NE FAIT PAS PARTIE DU GROUPE, N’EST PAS CONSIDÉRÉ COMME UN SEMBLABLE UTOPIE DE L’ACCÈS AU POUVOIR TOTALITAIRE PAR L’ACCEPTATION DU SACRIFICE HUMAIN LE CHAMPS DE LA CONVICTION ENGLOBE LA GLOBALITÉ DU PSYCHISME ET DES AFFECTS BANALISATION DE LA CRUAUTÉ ET DE LA MORT ! désorganisation émotionnelle et civilisationnelle ! Nous aimons la mort plus que vous n’aimez la vie... www.cpdsi.fr L’UTILISATION DE LA RAISON EST INOPÉRANTE POUR DERADICALISER Notre retour d’expériences nous mène à penser que le désembrigadement ne peut passer par un simple discours religieux alternatif qui condamnerait la violence. Tenter de raisonner le radicalisé avec « le bon islam » renforce l’autorité du discours de l’islam radical en illustrant ce qu’il lui a annoncé : le radicalisé évolue dorénavant dans une vision du monde binaire, où tous ceux qui n’adhèrent pas à son idéologie font partie d’un complot et sont notamment perçus comme « jaloux de ne pas être élus ». Se placer sur le terrain de la raison ou du pouvoir s’avère contreproductif en renforçant son sentiment de toute-puissance, sa certitude de posséder plus de discernement que les autres humains « non élus ». A partir de ce constat, notre approche consiste à ne jamais se placer sur le terrain du savoir (discussion théologique), ce qui renforcerait les certitudes du radicalisé, mais à passer par l’émotion et l’affect pour remobiliser (refaire surgir) l’individu broyé par l’embrigadement. Nous mettons en place un processus qui a pour objectif de mener les embrigadés à comprendre le sens de ce qu’ils ont fait et ce qui leur est arrivé. Cette procédure d’attribution de sens passe par des méthodes différentes selon le profil et le motif du radicalisé. Cela peut être suscité par les souvenirs familiaux de la petite enfance, l’évocation de traumatisme, les témoignages, les parcours de vie, la reconnaissance des difficultés vécues (etc.). Pour déconstruire les attaches des radicaux avec leur idéologie encore existante, il faut entrer avec eux dans le récit détaillé du fonctionnement du groupe radical, de façon à expliciter le décalage entre le motif du radicalisé et l’intentionnalité cachée de l’idéologie. Notre méthode consiste à partir de l’individu, de son expérience, dont la logique a été déconstruite et reconnue, et par le questionnement, faire en sorte qu’il trouve lui-même les défauts de son premier engagement pour en reconstruire un nouveau dans le monde réel. L’objectif principal du désembrigadement va donc consister à mettre en place des méthodes pour « remobiliser l’individu » afin qu’il redevienne un « sujet qui pense ». Après cette longue étape qui consiste à rendre visibles les mécanismes de fonctionnement des groupes terroristes dans lesquels les individus étaient plongés, arrive le temps de la reconstruction de la personne. Les autres intervenants (psychologues, théologiens, professionnels de l’insertion...) peuvent alors prendre le relai. www.cpdsi.fr -> L’étape 1 de notre méthode, appelée « la madeleine de Proust », concerne un travail avec les proches du radicalisé pour tenter de le replacer dans son histoire et dans sa filiation. -> L’étape 2, appelée la confrontation au monde réel, se déroule sous la forme d’une longue séance menée et préparée par l’équipe, où des repentis témoignent, de manière à ce que l’embrigadé se replace dans le monde réel. -> L’étape 3, appelée « le suivi des rescapés », se déroule en groupes de paroles qui se réunissent régulièrement pour travailler sur leurs doutes et les contradictions entre leurs valeurs et l’idéologie de Daesh. FONCTIONNEMENT GÉNÉRAL DE DÉSEMBRIGADEMENT • Réfléchir aux éléments fondateurs de l’histoire du jeune • Demander aux parents de passer par les affects et de remémorer des souvenirs de la petite enfance du jeune pour que celui-ci se rappelle de ses sentiments antérieurs à son embrigadement • Ne pas donner raison à Daesh qui a prévenu que les proches, jaloux de ne pas être élus, vont tenter de lui mettre le doute... Madeleine de Proust pour réafilier le jeune Séance de désembrigadement • Séance où d’autres désembrigadés vont témoigner de leur parcours • Ces désembrigadés sont choisis pour que leur témoignage soit en miroir du jeune choisi • L’objectif 1 est que le jeune prenne conscience du mécanisme d’embrigadement en écoutant ses pairs • L’objectif 2 est que le jeune prenne conscience du décalage entre le discours de Daesh et sa réalité !contradiction entre discours, valeurs, et comportements sur place www.cpdsi.fr • Groupe de paroles qui se réunit une ou deux fois par mois • Il s’agit de stabiliser les jeunes sortis de séance qui passent par une période de « zone grise » • Lieu neutre pour parler de la remise en question de certaines croyances et visions du monde, de l’addiction internet, du manque de la fusion au sein du groupe, de la difficulté de redevenir un individu qui pense, de construire des relations sociales dans le monde réel... Groupe de paroles « club des rescapés » INDICATEURS DE SORTIE DE RADICALITÉ v Alors que le discours djihadiste a opéré une sorte « d’anesthésie des souvenirs familiaux » du jeune afin de le désafilier et de lui faire miroiter l’illusion d’appartenir à un nouveau groupe de substitution sacré et supérieur, il s’agit, avec l’aide des proches et de la famille du jeune, de rechercher « les petits riens » de leur vie quotidienne, à priori négligeables, qui pourraient provoquer une remontée émotionnelle chez le jeune, en lui rappelant des éléments de son histoire. La remémoration de micro évènements, qui ont rythmé sa petite enfance, fait resurgir des souvenirs provisoirement refoulés. L’objectif est de replacer le jeune, malgré lui, dans son histoire et dans sa filiation pour retrouver une sorte de réveil même éphémère. v Alors que le discours djihadiste fait miroiter différentes raisons de faire le djihad (adaptation du discours aux aspirations psychologiques et cognitives du jeune), il s’agit d’évaluer si le jeune embrigadé a maintenant conscience : - du décalage entre le mythe présenté par le discours djihadiste (faire sa hijra, sauver les enfants gazés par Bachar Al-Assad, construire le califat, combattre les soldats de Bachar Al-Assad, faire une révolution, etc.), - son motif personnel (trouver une place quelque part, se sentir utile, rechercher la toute puissance, se venger, etc.) et la déclinaison réelle de l’idéologie de Daesh (projet de purification interne et d’extermination externe). v Alors que le discours djihadiste propose au jeune, de manière individualisée, un rejet du monde réel, puis une fuite du monde réel, et enfin le persuade que « seule une confrontation finale avec le monde réel pourra le régénérer », il s’agit d’évaluer si le jeune arrive à reconstruire des relations sociales et à se projeter au sein de la société. Arrive-t-il à se questionner sur sa volonté individuelle, ses buts, ses rêves ? Sur ses aptitudes ? Sur les opportunités qui existent au niveau de sa réinsertion, du travail, du logement, etc. ? v Alors que le discours djihadiste propose une vision du monde bipolaire, avec le vrai d’un côté et le faux de l’autre (tout ce qui n’appartient pas à leur idéologie) qui a transformé le cadre cognitif du radicalisé (sa manière de penser, d’agir, de parler...), il s’agit d’aider l’individu à repérer les contradictions qu’il perçoit entre ses valeurs et la doctrine de l’idéologie. Le retour d’expérience montre qu’il faut au moins une dizaine de doutes de l’individu radicalisé entre ses valeurs et la doctrine de Daesh pour que l’on puisse estimé que son cadre cognitif se transforme. Alors l’embrigadé se lance dans une rétroanalyse qui lui permet de sortir progressivement de la radicalité. v Alors que le discours djihadiste persuade le jeune que le sacrifice humain est le moyen de régénérer le monde, le mène à la croyance qu’il doit www.cpdsi.fr se sacrifier « pour la cause », qu’il n’existe plus en dehors de son idéologie, il s’agit d’évaluer s’il est revenu de son engagement, si une dissociation s’est opérée entre ses motivations (se suicider, se venger, commander, devenir un homme, exister…) et la façon dont Daesh a récupéré cette motivation pour lui faire croire que cela fait partie de sa mission divine. L’objectif consiste donc à le dissocier de son idéologie. Nous devons arriver à séparer l’individu de son idéologie, pour qu’il revienne dans le monde réel et puisse se remettre à exprimer des émotions et penser. En bref : Le retour d’expérience du CPDSI montre qu’une personne sur le chemin du désembrigadement accepte de mettre des mots sur les mécanismes qu’elle a subis et cherche à sauver ceux qui sont en danger d’embrigadement. QUELLE POSTURE PROFESSIONNELLE ? • Il ne s’agit pas pour nous de parler de l’appartenance confessionnelle du jeune en elle-même, ni du contenu de l’islam, mais de comprendre la nature du lien que ce jeune-là entretient avec la religion lorsque celleci le mène à l’auto-exclusion ou à l’exclusion des autres. • Nous parlons de «radicalité» lorsqu’un jeune se retrouve enfermé dans un système de valeurs qui le fragilise et l’amène à se positionner en rupture avec son environnement socialisant. • L’indicateur de radicalité réside pour nous, non pas dans le contenu du discours mais dans son effet : le discours est qualifié de radical lorsqu’il a produit une rupture du jeune avec son univers familial, professionnel et social. • Les professionnels laïques, garants de la neutralité républicaine, quelles que soient leurs propres convictions, ne peuvent devenir «juges de consciences». Ils ne sont pas là pour dicter « le bon islam ». Leur mission professionnelle consiste à faire prendre conscience au jeune du mécanisme embrigadant qui fait autorité sur lui de manière à ce qu’il redevienne un sujet pensant. • La problématique est posée dans son aspect éducatif, et non sur le plan religieux, évitant ainsi de réduire le jeune à son comportement ou à sa présumée appartenance religieuse. C’est la fonction du religieux pour le jeune que l’on va étudier : • • • • • recherche de protection, de fusion, de fuite, de toute-puissance, etc. www.cpdsi.fr • Illustration : Par exemple, un refus de communication avec les femmes n’est plus appréhendé comme «l’application de l’islam» mais le travailleur social renvoie l’individu à ses choix. C’est lui qui a choisi de comprendre sa religion ainsi. Pourquoi? Si l’adulte est étonné, c’est qu’il existe d’autres façons d’être musulman. Cela interroge les certitudes du jeune. L’étonnement de l’adulte l’oblige alors à élaborer une pensée sur ce que le jeune radicalisé ou en voie de radicalisation voulait présenter comme un automatisme (une simple application de l’islam). La question n’est plus : Qu’est ce que l’islam dit sur la communication avec les femmes? Mais : à Pourquoi ce jeune-là a envie de comprendre que l’islam interdit la communication avec les femmes? En quoi cela fait sens pour lui? Pourquoi cela fait autorité sur lui? www.cpdsi.fr