Comment penser le pluralisme culturel aujourd’hui ? Après l’annonce de l’échec du
multiculturalisme la notion de l’universel permet-elle de penser les différences culturelles et
religieuses dans les démocraties européennes ? C’est la présence musulmane en Europe qui fait
émerger la question de la différence et l’universalité des droits dans la pensée contemporaine.
Plus qu’en toute autre région du monde, c’est en Europe que la question de la contemporanéité
avec l’Islam se pose comme une question cruciale dont le devenir européen dépend. La
différence islamique devient un sujet de discorde, de controverses publiques. La laïcité est au
cœur de ces débats, surtout en France. Elle cristallise l’ambivalence de l’universalisme français.
Car la laïcité est tantôt avancée comme une valeur universelle, républicaine qui garantit
l’égalite des sexes, et tantôt affirmée avec fierté comme un exceptionnalisme français. Cette
ambivalence est présente également quant à la définition de l’Europe. L’idéal européen qui avait
la vertu de se proposer comme universel, donc comme un modèle de référence qui peut être
pris comme inspiration et émulation indépendamment de la particularité religieuse et culturelle,
se défend aujourd’hui comme une civilisation judéo-chrétienne.
Ce qui a distingué les cultures démocratiques de l’Europe, c’est leur capacité de
produire du commun, de l’universel, du dépassement des particularismes, tout en donnant
la possibilité de critiquer, défaire et déconstruire les récits de l’universel. Car la face d’ombre
de l’universel c’est l’uniformisation des pratiques, des mémoires, des récits, qui peuvent aller
jusqu’au déni des différences ethniques, régionales, sexuelles. À chaque étape de l’histoire des
sociétés, la critique de l’universel, a permis l’émergence du dissensus, elle a ouvert une place
à l’hétérogène. Le féminisme post-68 s’est développé contre la catégorie universaliste de
l’Homme pour faire émerger la différence du genre dans la fabrication du tissu social. Le post-
colonialisme déconstruit l’universel derrière lequel se justifie l’hégémonie de la supériorité
de la civilisation occidentale. L’Islam continue ce travail de déconstruction de l’universel par
la critique du séculier. Le séculier est-il l’autre nom du pluralisme, garant de la neutralité et de
la liberté ou bien devient–il l’identité majoritaire qui impose ses normes et ses valeurs ? Les
débats sur le voile ont opposé dans un premier temps la laïcité au foulard, ensuite à la burka et
aujourd’hui de manière générale à l’Islam. Certains déploraient de voir la réduction de la laïcité,
un principe historique et juridique, à un « bout de tissu », à un foulard, à une pratique d’une
minorité de minorités, comme le port de la burka. Cependant le débat sur la laïcité finit par
nommer une religion et se définir distinctement de l’Islam. La laïcité perd son indifférence de
regard et devient un socle identitaire qui risque de stigmatiser une partie des citoyens. Ce n’est
plus la neutralité de l’État qui est en question mais la neutralité des citoyens.
Le débat sur la laïcité révèle la difficulté de penser la différence islamique. L’Islam, une
Nilüfer Göle
L’universel et l’hétérogène
référence externe, devient une référence endogène en Europe. La visibilité des pratiques et
des symboles religieux dans les espaces publics des pays européens témoigne de ce processus
d’indigénisation. Les musulmans pieux se rendent visibles aux yeux des autres citoyens d’Europe.
C’est ce processus de visibilisation qui dérange. En même temps, cette visibilité témoigne de
leur présence et de leur sortie de la phase de l’immigration : c’est parce qu’ils sont intégrés
qu’ils sont visibles dans les espaces communs, comme l’école, les lieux de travail, de loisirs, les
associations, les médias. La première génération a été discrète, voire intimidée, restant entre soi,
alors que la nouvelle génération manifeste sa différence publiquement. Le courage d’apparaître,
qui consiste selon Hannah Arendt à quitter l’abri de la sphère privée pour s’exposer sur l’espace
public est la preuve même de la citoyenneté. Une valeur universelle.
À travers l’apparition de l’Islam, c’est le récit de l’espace-temps de la sphère publique
européenne qui est en train de subir une perte de certitude quant à ses repères. En effet,
toute action humaine et sociale se déploie dans un espace-temps défini que l’on peut appeler
« chronotope », en nous appuyant sur les œuvres de Mikhaïl Bakhtine. L’auteur met en avant la
polyphonie, le dialogisme, et le carnavalesque dans la sphère publique. Car, si on voit la réalité
sociale à travers l’optique bakhtinienne, on peut constater que l’espace et le temps sont des
produits sociaux, et que divers groupes d’individus fabriquent des concepts espace-temps
qualitativement différents. Le concept de chronotope peut nous aider à distinguer et à penser
les tensions entre la contemporanéité et l’Universel. Le concept de chronotope, qui suggère une
variété de « maintenants » concurrents, incrustés (embedded) dans différents espaces, s’avère
être ingénieux pour explorer la complexité de l’expérience contemporaine. En ce sens, dans
l’idéal démocratique, la sphère publique est médiatrice de l’expérience humaine, par définition
hétérogène.
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