"de l église" apostolique

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LA VIE CONSACRÉE
DANS LE MYSTÈRE ET DANS LA MISSION DE L’ÉGLISE
ISSN 1295-1110
ISBN2-900424-59-3
Dépôt légal : mars 2001
© Éditions du Carmel
33, avenue Jean Rieux – 31500 Toulouse.
Couverture : © O.C.D.
Père Arnaldo Pigna o.c.d.
LA VIE CONSACRÉE
DANS LE MYSTÈRE ET DANS LA MISSION
DE L’ÉGLISE
traduit de l’Italien par Suzanne Ruelle-Charrette
ÉDITIONS DU CARMEL
COLLECTION VIE INTÉRIEURE
2001
PRÉFACE
Le Synode sur la Vie Consacrée et l’Exhortation qui l’a conclu,
en 1996, nous offrent une occasion providentielle et une
contribution substantielle pour nous permettre de mieux
comprendre la nature et la mission de la vie consacrée au sein
du mystère de l’Église.
Qu’est-ce que la vie consacrée ? En quoi consiste sa
mission dans l’Église? Il est courant de répondre à ces questions
par une simple description des services concrets que les
religieux accomplissent : la louange de Dieu à travers la liturgie,
la prière, la méditation, l’étude approfondie de la Parole, le
service des fidèles par la prédication, l’administration des
sacrements, l’aide apportée aux pauvres et aux malades, ainsi
qu’aux opprimés, aux marginaux et à tous les «blessés» de la
vie.
Mais il ne suffit pas de connaître les réalisations concrètes de
la vie consacrée pour en comprendre la nature. Le « faire » ne
s’identifie pas à « l’être », même s’il existe naturellement une
relation entre eux. Être dupe sur ce point risquerait de rendre
7
incompréhensible le sens profond de la vie consacrée, en la
privant de tout fondement réel. La vie consacrée, pour être
authentique, doit forcément diriger et exprimer les qualités, les
capacités et les valeurs dont un homme est dépositaire. Cette
remarque est plus que jamais actuelle lorsque tant d’« œuvres »
et de « services » sont soumis à une remise en cause radicale,
et que l’on exige toujours plus de critères de discernement et de
choix. Ces critères, tirés des seules circonstances extérieures,
risquent cependant de conduire à une banalisation de la vie
religieuse et de faire survivre l’idée, encore présente en certains
milieux ecclésiaux et sociaux, qu’elle n’est rien d’autre qu’une
main d’œuvre à bon marché, utilisable à la demande; certains
d’ailleurs apprécient encore volontiers cet état de fait.
Creuser plus profondément la réflexion concernant la place
que tient la vie consacrée dans le « mystère » et la mission de
l’Église nous paraît donc indispensable; et cela afin de pouvoir
déterminer son fondement, de comprendre le service qu’elle doit
y accomplir, et de quelle manière elle doit l’effectuer. Dans le
Corps mystique, les services sont liés, comme pour le corps
physique, à la « nature » des divers organes qui, ensemble et
dans une commune interdépendance, construisent l’organisme
tout entier et le perfectionnent. Ce n’est que lorsque l’on aura
déterminé la nature profonde de la vie consacrée et les valeurs
qu’elle incarne dans l’Église, qu’il sera possible d’en comprendre
sa mission ; et que l’on sera en mesure de définir les services qui
lui sont propres et qui lui permettront éventuellement de
8
s’adapter, avec les charismes reçus, aux diverses situations
locales et à la conjoncture du temps.
De ce fait appraraîtra clairement la donnée suivante,
fondamentale mais cependant négligée : c’est en restant fidèle à
elle-même, à son identité propre, que la vie consacrée sera en
mesure d’accomplir pleinement sa mission.
9
INTRODUCTION
Dans l’Église vivante et sainte
Le concile Vatican II a particulièrement souligné la dimension
ecclésiale de la vie religieuse et sa signification profonde. La
théologie de la vie consacrée en a reçu une impulsion décisive. En
effet, cette forme de vie est si profondément liée à l’Église qu’elle est
devenue une partie intégrante de son mystère. Si celui-ci n’est pas
assez mis en lumière, la vie religieuse elle-même finira par ne plus
être comprise et encore moins valorisée.
L’histoire des derniers siècles en est une confirmation
évidente. Depuis que la théologie de l’Église s’est cantonnée à une
réflexion sur sa seule dimension institutionnelle, la vie religieuse n’y
a plus trouvé sa place réelle. Le dernier Concile, en dépassant le
concept d’« Église-societas » pour intégrer celui de « mystère », a
permis à la vie religieuse de retrouver sa véritable place et son
importance. Il suffit de penser que le Concile lui a consacré un
chapitre fondamental dans son traité dogmatique sur le Mystère de
l’Église.
Malheureusement,
même
actuellement,
certains
théologiens ont du mal à tenir compte de cette nouveauté absolue,
et beaucoup continuent à parler de l’Église sans faire aucune
mention de la vie religieuse. Et ce en dépit de Lumen Gentium. Tôt
au tard, cependant, on devra se rendre compte qu’on ne peut parler
sérieusement de l’Église sans comprendre que la vie religieuse y est
profondément intégrée. La réflexion inaugurée par le Concile ayant
11
prondément mûri, les Pères du Synode, tout comme l’Exhortation
Vita consecrata (cf. n. 29) qui l’a suivi, ont clairement réaffirmé que
la vie consacrée — dans la perspective de sa nature et de sa
sainteté — faisait indubitablement partie de la constitution de l’Église
(cf. Prop. 3).
Mais cette doctrine théologique, clairement réaffirmée cependant
par le Magistère, comporte un autre aspect plus important encore :
s’il est exact de dire qu’une authentique théologie de l’Église ne peut
plus ignorer la vie religieuse, il est non moins vrai qu’on ne peut
concevoir et vivre une vie religieuse authentique sans se référer
continuellement au mystère même de l’Église. Et cela pour la simple
raison que celle-ci constitue l’identité profonde de la vie religieuse.
En enseignant que la vie religieuse n’est rien d’autre qu’une
réalisation nécessaire et immuable de la vie et de la sainteté de
l’Église (L.G. 44 d), une expression caractéristique et privilégiée de
son profond Mystère (L.G. 44 c; A.G. 18), le Concile a posé une
affirmation d’une portée immense qui conditionne la vie religieuse
elle-même. L’Exhortation post-synodale ne fait que reprendre et
développer cette affirmation. « En réalité, la vie consacrée se situe
dans le cœur même de l’Église, comme élément décisif de sa
mission, car elle « exprime l’intime nature de la vocation chrétienne »
(A.G. 18) et la tension de toute l’Église-Épouse vers l’union avec
l’unique Époux » (n. 3). « L’Église ne peut absolument pas renoncer
à la vie consacrée car celle-ci exprime d’une manière éloquente sa
nature intime d’Épouse du Christ » (n. 105; cf. n. 29-34).
12
La nature de l’Église ne s’identifie donc pas avec sa hiérarchie, ni
avec sa structure institutionnelle. L’Église n’existe que par le Christ
qui lui communique la plénitude de sa vie divine en l’introduisant
dans l’intimité de la communion de l’amour trinitaire . La sainteté de
l’Église ne peut donc dépendre que de la pleine conformité au
Christ; ainsi, affirmer que la vie religieuse constitue une part
indispensable de la vie et de la sainteté de l’Église, c’est indiquer
qu’elle permet à celle-ci de faire revivre le mystère du Christ et de
l’incarner dans l’Histoire; sans elle, l’Église ne serait ni assez
vivante, ni assez sainte ou encore, comme l’a rappelé Jean-Paul II
plusieurs fois, elle ne serait pas pleinement elle-même.
Le Concile exprime bien cette vérité quand il affirme que la vie
selon les conseils évangéliques est un don inestimable que le Christ
fait à son Église (L.G. 43 a) qu’il configure à Lui, chaste, pauvre et
obéissant (L.G. 44 e) pour qu’elle poursuive sa Mission à travers
l’Histoire (L.G. 46 a). L’Exhortation apostolique post-synodale, à son
tour, rappelle que les conseils « sont un accueil spécifique du
Mystère du Christ, vécu à l’intérieur de l’Église » (n. 16) et que « la
vie consacrée constitue en vérité une mémoire vivante du mode
d’existence et d’action de Jésus comme Verbe incarné (…) Elle est
tradition vivante de la vie et du message du Sauveur » (n. 22).
La vie selon les conseils évangéliques fait donc partie intégrante
du don que le Christ fait de lui-même à son Église et de la mission
qu’il lui confie de Le prolonger, de Le rendre présent dans l’Histoire,
de Le révéler et de Le porter aux hommes de tous les temps et de
tous les lieux. En effet, on ne peut imaginer une Église qui témoigne
13
du Christ et ne soit pas capable d’en faire connaître le visage et la
vie.
Tel est l’élément central de l’enseignement conciliaire, le point de
départ essentiel pour comprendre la nature, la place et la mission de
la vie religieuse dans l’Église et dans le monde. En oubliant cette
donnée fondamentale, on risque toujours de rester un peu dans le
vague et de substituer à la dynamique du don de Dieu l’action des
personnes qui se mettent à son service. L’activité charismatique de
l’Église a comme fondement et contenu le don que nous fait le SaintEsprit de la communion dans le Christ. C’est pourquoi l’on ne peut
vraiment saisir la place qu’occupe la vie religieuse dans l’Église si
on ne considère pas sa nature profonde. Comme nous l’avons
rappelé plus haut, le Concile, en ne voyant plus l’Église dans sa
seule organisation hiérarchique et juridique, mais en la définissant
comme « mystère », a redécouvert par là même la véritable nature
de la vie religieuse, sa dimension la plus profonde et la plus décisive
: sa dimension spirituelle.
14
LE MYSTÈRE DE L’ÉGLISE
L’Église vierge, épouse et mère
Le « mystère », c’est Dieu qui se rend présent dans l’Histoire, qui
se communique aux hommes pour accomplir et révèler son dessein
de salut et pour les introduire dans l’intimité même des relations
trinitaires. L’Église est le lieu où cette présence et cette
communication de Dieu se manifestent avec une intensité et une
visibilité particulières. Elle est non seulement l’humanité divinisée,
qui accueille Dieu au point de s’en trouver transformée, mais aussi
l’humanité qui Le manifeste, Le rend présent et Le communique :
« Signe et instrument de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout
le genre humain » (L.G. 1).
L’Église est donc accueil du salut, qui est Dieu ; jusqu’à en devenir
l’incarnation et la manifestation historique : un accueil permanent,
parce que le don que Dieu lui accorde de Lui-même l’est aussi. Elle
est constamment vivifiée par le don que Dieu lui fait sans cesse de
Lui-même « dans le Christ Jésus ».
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Dans la mesure où l’Église devient l’incarnation du salut et le
prolongement du Christ Sauveur, elle devient, comme lui, don et
offrande du salut. Le salut reçu se transforme, par une exigence
intrinsèque, en salut offert. On ne peut être sauvé sans être sauveur,
précisément parce qu’être sauvé signifie entrer en communion avec
le Christ Sauveur et tendre à se conformer pleinement à Lui.
De même que, dans l’ordre naturel, la mère donne la vie en
l’accueillant et en la nourrissant en elle, ainsi et d’une manière encore
plus radicale en est-il de l’Église. L’humanité prend le visage de l’Église
quand elle s’ouvre pleinement au don de Dieu et s’en laisse totalement
imprégner et transformer. C’est cela, précisément, que l’on appelle la
« nouvelle naissance » ou la « régénération » de la vie divine en nous.
Ce rapport mystérieux entre l’Église et le Christ qui lui donne sa vie
divine, est toujours exprimé dans la tradition spirituelle par les termes
d’épouse et de mère. En se donnant elle-même, et en se faisant le
« lieu » de l’incarnation du Verbe, l’Église devient vraiment son
« épouse ». Elle lui offre un corps dans lequel Il conserve son
humanité . Dans ce corps, l’humanité parachève son identification au
Christ. En se donnant totalement au Christ, pour qu’il puisse
poursuivre son incarnation, l’Église devient son « corps » en même
temps qu’elle Lui donne un « corps ». Elle est épouse et mère à la fois,
tellement épouse qu’elle devient corps du Christ et tellement mère
qu’elle Lui donne un corps pour qu’Il s’incarne.
18
L’Église n’existe véritablement que si elle se laisse prendre par le
Christ en accueillant la plénitude de vie divine qu’Il lui communique.
L’Église est, par définition, le corps du Christ et son prolongement
historique précisément parce qu’elle en est l’épouse et la mère.
Mais la maternité de l’Église concerne aussi ceux qui ne sont pas
actuellement ses membres ou ne le sont pas encore pleinement; en
d’autres termes, tandis qu’elle continue à se réaliser en ceux qui ont
besoin d’être aidés et soutenus dans leur cheminement, elle tend à
se réaliser également auprès de ceux qui ne sont pas encore nés à
la vie nouvelle. Devenue un avec le Christ-Sauveur, elle est comme
Lui toute tendue vers le salut de l’humanité. Elle prend conscience
qu’elle est essentiellement envoyée pour annoncer, offrir le salut et
donner de nouveaux fils à son Époux divin. Ainsi s’exprime
visiblement sa maternité spirituelle dans sa mission apostolique et
dans la proclamation de la Bonne Nouvelle à tout le genre humain.
En conséquence, tout chrétien, en tant qu’épouse et mère, doit aussi
répondre à sa mission d’apôtre.
19
Les vocations spécifiques dans l’Église
La dimension d’épouse, de mère et d’apôtre est donc ce qui
caractérise essentiellement la nature même de l’Église, et, par
conséquent, la vocation que chacun de ses membres est appelé à
suivre, promouvoir et «servir». Voilà pourquoi il existe, au sein de
l’Église, des vocations particulières dont la mission propre est
d’assumer un service spécifique. Par exemple, bien que tout membre
de l’Église participe à sa virginité féconde, certains, comme Marie,
sont destinés à l’incarner et à la rendre manifeste d’une manière plus
particulière; bien que tous, dans l’Église, prennent part à son
apostolat, certains sont cependant appelés à être plus spécifiquement
des apôtres. Il convient de souligner, à l’intention de ceux qui
professent le « dogme » de l’égalitarisme, que ces distinctions ne sont
pas des discriminations ni des points de vue subjectifs et indus mais
des garanties pour mieux servir la vocation de tout baptisé. Chaque
fois que Dieu est intervenu dans l’Histoire pour sauver l’humanité, Il a
toujours commencé par appeler quelqu’un dans le seul but d’en faire
un instrument de salut pour tous les hommes. Les appels et les choix
particuliers, et donc les vocations particulières, ne visent pas à former
des « castes » séparées et n’ont de raison d’être que dans la
perspective du salut universel. En d’autres termes : l’objet d’une
élection spéciale est tournée vers le service de ceux qui ne l’ont pas
reçue.
Pour cette raison, les diverses vocations dans l’Église trouvent leur
expression concrète en assurant des « services » destinés à
promouvoir la vocation de chacun. Tout charisme se réalise et atteint
son but dans la mesure où, en fait, il contribue à la réalisation de
20
l’ensemble : l’importance d’une vocation déterminée dans l’Église est
marquée précisément par la capacité et la qualité de son service. Jésus
l’a dit clairement : le plus grand est celui qui sert. Ce n’est pas parce
que quelqu’un est appelé à servir qu’il occupe un place importante; c’est
bien plutôt le service qu’il accomplit qui confère de l’importance à la
place qu’il occupe. Dans le Royaume de Jésus, le service n’est pas
réservé aux premiers. Au contraire, c’est le fait de servir qui confère la
primauté. Cette pensée devrait faire tomber quelques préjugés
concernant la différenciation et la hiérarchie des vocations ecclésiales.
Cette hiérarchie ne comporte aucune discrimination, justement parce
qu’elle n’est pas fondée sur le « pouvoir », mais sur le « service ».
Jésus, « Maître et Seigneur », qui lave les pieds de ses disciples, en
est un exemple vivant. Celui qui ne parvient pas à le comprendre
montre simplement qu’il n’est pas encore entré dans la logique de
l’Évangile.
Il est clair que si tous sont appelés à vivre la mission même de
l’Église, tous ne sont pas appelés à l’accomplir de la même manière.
Les choix spécifiques et les appels au sein du peuple de Dieu ont
pour but de préparer des instruments adaptés au service de l’une ou
l’autre dimension de la vocation ecclésiale. Ainsi, en soulignant l’un
ou l’autre de ces aspects, nous gardons continuellement présent à
l’esprit et vivant dans notre conscience la plénitude de la vocation
que chacun doit réaliser à sa manière et le plus parfaitement
possible.
21
La vocation de Marie et des apôtres
L’Église qui accueille le salut et en même temps l’annonce à tous
les hommes en les guidant pour qu’ils l’atteignent parfaitement,
trouve dans la vocation de Marie et dans celle des Apôtres sa
réalisation et son expression plénière et exemplaire.
Bien qu’en réalité la Vierge Marie soit le prototype et le modèle
parfait de l’Église et qu’elle ne puisse être réduite à une vocation
particulière, il reste toutefois que l’on peut la définir comme l’Épouse
et la Mère par excellence, et parler de dimension « mariale » lorsque
l’on veut souligner la vocation sponsale et maternelle de toute
l’Église. Marie, en effet, est celle qui a si pleinement et
inconditionnellement accueilli la grâce du Salut qu’elle en est
devenue la Mère. Nous pouvons tenir le même discours au sujet de
la dimension « apostolique et missionnaire ». Les Apôtres, choisis
par Jésus pour être les guides de son peuple et ses témoins
jusqu’aux extrémités de la terre, expriment d’une manière spéciale
la dimension missionnaire et pastorale de toute vocation chrétienne,
que les termes de « mission apostolique » expriment.
En parlant de « dimension mariale », nous mettons l’accent sur
l’accueil et le don de la vie divine. Par « dimension apostolique »,
nous soulignons l’annonce et l’offrande de cette vie préalablement
reçue et accueillie. La dimension mariale débouche nécessairement
sur la dimension apostolique qui la rend visiblement présente. Il n’y
a pas de vocation mariale qui ne soit essentiellement apostolique, et
inversement. Toutes deux, en remplissant leur service spécifique ,
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permettent à chacune d’exister. L’Église n’est elle-même que si elle
demeure fidèle à ces deux vocations, mariale et apostolique.
Au cours de l’Histoire, le terme « apostolique » a acquis des sens
divers qu’il est utile de rappeler dans ce contexte. Pour les premiers
cénobites, il indiquait le style de vie établi par Jésus et ses disciples.
Ensuite, cette expression désigna le mode de vie de la première
communauté de Jérusalem puis finit par signifier la « vie commune »
et le « partage des biens ». Avec la naissance des Ordres
mendiants, la « vie apostolique » a pris le sens d’une vie pauvre et
itinérante fondée sur les enseignements donnés par Jésus à ses
Apôtres quand Il les envoya prêcher deux par deux. Aujourd’hui
enfin, cette expression est fréquemment utilisée pour caractériser un
style de vie active liée aussi bien au ministère proprement dit qu’aux
diverses œuvres de charité et de promotion humaine.
Le terme «apostolique» possède aussi un autre sens tout à fait
particulier lorsqu’il est employé pour désigner le rôle et la mission du
Pape et des Évêques, successeurs des Apôtres et actuels
dépositaires des responsabilités dont ces derniers furent chargés.
Ces différentes notions d’un même terme ne doivent pas être
confondues avec celle qui désigne la contribution de tout baptisé à
l’action du Christ et de l’Esprit. Quand nous évoquons la dimension
apostolique de l’Église en nous référant à la mission que, par nature,
elle est appelée à mettre en œuvre, nous faisons allusion
évidemment au rôle qui incombe à tous les membres de l’Église. Au
contraire, lorsque nous faisons référence à la fonction et au rôle
exemplaire des Apôtres, nous soulignons alors le rôle propre de
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leurs successeurs, c’est-à-dire le ministère hiérarchique; lorsque,
enfin, nous envisageons le style de vie et d’activité que les Apôtres
ont instauré, soit avec Jésus soit avec la première communauté de
Jérusalem, alors nous nous référons aux diverses formes de vie
consacrée que certains chrétiens se sont efforcés de mener au fil
des siècles.
En évoquant la dimension mariale et apostolique de l’Église (non
pas tant comme ses deux composantes fondamentales, que comme
deux aspects distincts d’une même nature) nous nous référons aux
rôles respectifs qu’ont joués Marie et les Apôtres dans la
construction de l’Église. Ceux-ci doivent toujours être vivants dans
l’Histoire de l’Église pour qu’elle soit toujours confortée par eux dans
la plénitude de sa vocation.
Il s’agit de vocations typiques qui ont une signification et une
fonction particulières : révéler et exprimer d’une manière adaptée la
mission d’épouse et de mère, et mettre au service de la croissance
et du développement du Royaume l’exercice du pouvoir apostolique
et celui des divers tâches directement liées à l’apostolat.
Ni la vocation tout à fait singulière de Marie, ni celle des Apôtres
ne se situent au-dessus ou au-delà de la vocation de l’Église par le
fait même qu’ils sont ses plus authentiques représentants. Bien qu’à
l’évidence ils aient eu un rôle prédominant dans la construction de
la communauté ecclésiale. L’Église se rend fidèle à sa mission
lorsqu’elle poursuit à la fois son rôle d’épouse et de mère présente
en Marie et qu’elle assure la vocation missionnaire incarnée par les
Apôtres.
24
Ainsi donc, au cours de l’histoire, l’Esprit Saint pourvoit à ce
service en appelant certains à imiter le Christ d’une manière
particulière. Ces appels renouvellent en quelque sorte et perpétuent
dans le temps les vocations parallèles de Marie et des Apôtres qui
sont à l’origine de l’Église elle-même et en ont constitué le
fondement et la suprême réalisation.
L’invitation à suivre le Christ d’une manière appropriée n’est pas
un « plus » par rapport à la vocation commune de tous les chrétiens,
mais une invitation à y répondre davantage, à s’y rendre totalement
disponible pour en vivre toujours plus pleinement. Par lui-même,
l’appel ne représente pas un accroissement de salut, mais une
habilitation et une exigence intérieure pour l’annoncer, le rendre
manifeste, l’offrir et le « servir » en soi-même et dans les autres.
Puisque d’autre part, Dieu n’exige rien qu’il ne donne au préalable,
il est évident que cet appel comporte un don d’autant plus grand qu’il
demande davantage; mais qu’il rend d’autant plus capable de servir
qu’il nous rapproche de Jésus, de la gloire qu’il a atteinte et dont Il
veut nous rendre participants.
Notre sujet ne vise pas l’appel particulier à partager l’autorité et la
fonction des Apôtres dans le ministère hiérarchique; il concerne
l’appel à suivre Jésus de plus près en imitant sa forme de vie, son
mystère et son œuvre. Par cet appel, le Seigneur se rend
particulièrement proche de celui qu’il appelle à Le prolonger dans
l’Histoire. Par le don des conseils évangéliques, Il lui propose le
résumé même de sa vie; ce don est tellement sublime qu’il convient
d’investir totalement sa propre vie pour être à même de l’accueillir.
25
Comme le rappelle l’Exhortation Apostolique, celui qui se laisse
saisir par le regard d’amour du Christ qui l’appelle, ne peut faire
autrement que de « tout abandonner pour le suivre » (V.C. n. 18).
Celui qui est choisi pour suivre le Christ doit pouvoir se mettre
entièrement à sa disposition, comme l’a fait Marie face à l’immensité
du don reçu. Mais, en faisant cela, celui qui répond à l’appel ne fait
que vivre et traduire le mystère profond de l’Église elle-même. En
effet, celle-ci trouve sa réalisation la plus significative en cette
manière de suivre le Christ et de lui appartenir totalement.
En voulant « qualifier » et comme « définir » la vie selon les
conseils évangéliques, le Concile la rapproche du genre de vie de
Jésus et de sa Mère, qui fut ensuite proposé à ceux qui le partagèrent
plus directement et entièrement (L.G. 44c; 46 b). Cette précision est
importante parce qu’elle place la vie religieuse dans le sillage
historique de Marie et des Apôtres, presque comme une continuation
naturelle de leur appartenance au Royaume. Cette vie se trouve
directement reliée à la vocation mariale et apostolique de l’Église
elle-même, non seulement en ce qu’elle a de commun à tous, mais
encore par rapport au service spécifique de la Vierge et des Apôtres.
En ce sens, nous pouvons dire que la vie religieuse est, et doit
être essentiellement mariale et apostolique, comme le rappelle
explicitement l’Exhortation post-synodale (cf. V.C. n. 25 ; 72 ; 28 ; 34).
Essentiellement mariale de par sa disponibilité complète à l’accueil
du Christ ; essentiellement apostolique de par sa consécration totale
et inconditionnelle au service du Royaume. Tout cela nécessite
toutefois de plus amples explications.
26
LA DIMENSION MARIALE ET
APOSTOLIQUE
DE LA VIE CONSACRÉE
Vierge pour être mère
Comme nous l’avons déjà rappelé, l’Église-épouse trouve son
modèle et sa parfaite réalisation dans la figure de la Vierge Marie. Au
sein de l’Église, comme en Marie, l’état d’épouse est étroitement lié à
celui de virginité et inversement. En effet, l’Église n’est vierge que
pour rencontrer son Époux et se donner à Lui ; en effet, la virginité
consacrée ne se justifie que si elle est totalement et exclusivement
ordonnée au Christ « avec un cœur sans partage ». Parce qu’elle est
accueil plénier du Christ qui est la Vie, l’Église, de vierge devient
nécessairement mère. Tout chrétien dans l’Église est prédestiné à
être le « lieu » de l’incarnation de Dieu, à être son propre corps. En
ce sens, la vocation chrétienne est identiquement vocation mariale ;
une vocation en chemin, puisque Marie et Eve coexistent encore au
sein de l’Église. Seule Marie a atteint sur cette terre la parfaite
vocation de l’Église. C’est pourquoi, une fois de plus, elle en constitue
le modèle et l’image parfaite.
31
Le « temps de l’Église » est celui qui se place entre la première et
l’ultime venue de Jésus. Cet aspect temporel correspond à la période
qui, selon l’usage hébraïque, part de la signature du contrat de mariage
jusqu’au moment où les époux vivent effectivement ensemble. Ce laps
de temps permet de mettre au point toutes les conditions (âge,
prescriptions légales, questions économiques) nécessaires pour rendre
effectivement possible et définitive l’union conjugale. Pour l’Église, il
s’agit d’une période qui lui permet de se préparer le mieux possible à
la venue définitive du Christ, Son Époux qui l’a déjà faite sienne en la
rachetant par son propre sang. Elle vit donc actuellement la période des
fiançailles, dans l’attente active de l’Époux et de la chambre nuptiale.
Le sens de ces fiançailles (2 Cor 11, 2; Ap 21, 9; 19, 7) est si central
dans la vision néotestamentaire que toute la vie de l’Église semble se
réduire à des fiançailles longues et passionnées et à l’incessante
supplication de la rencontre (Ap 22, 17) dans la veille amoureuse qui
prépare ce rendez-vous et le rend possible (cf. Mt. 25, 1 ss).
À cette dimension sponsale s’ajoute, d’une manière essentielle, la
dimension maternelle, comme l’exemple de Marie le montre clairement.
Si Dieu en effet l’a créée immaculée, s’Il se l’est totalement réservée,
c’est parce qu’Il la veut mère de son propre Fils. Si la virginité préexiste
à la maternité, ce n’est pas pour en tirer gloire, mais pour préparer la
femme au service de la maternité. La virginité est tout entière ordonnée
à la maternité divine et en est sa meilleure préparation puisqu’elle
permet la parfaite communion nuptiale. Parce qu’elle est vierge dans
son esprit, dans son cœur et dans son corps, Marie peut dire « oui »
avec une disponibilité absolue et totale. Le « je ne connais pas
32
d’homme » (Lc 1, 34) n’est pas une difficulté qu’elle avance, mais la
proclamation d’une disponibilité inconditionnelle et de l’absence de
toute recherche d’elle-même. C’est parce qu’elle ne connaît ni ne désire
« connaître » un homme mais seulement Dieu, qu’elle peut devenir «
mère de Dieu ». Ainsi, la virginité n’est pas un obstacle à la maternité
de Marie, mais sa condition préalable. Elle devient mère, non pas
malgré sa virginité mais précisément à cause d’elle, dans la mesure où
elle est totalement consacrée à Dieu pour lui appartenir pleinement et
devenir ainsi sa parfaite épouse.
Ceci nous permet de mieux comprendre que Marie est mère de Dieu,
non pas tant parce qu’elle a consenti à offrir sa propre chair au Verbe du
Père que parce qu’elle lui a donné son cœur et son esprit. La maternité
divine est comme la conséquence et la révélation de cette pleine
communion vitale qui appartient à l’ordre de l’esprit et que Marie a
rendue possible par la foi inconditionnelle avec laquelle elle a su
adhérer à la Parole et par l’accueil sans restriction du Verbe de Dieu en
elle. Comme le dira saint Augustin à la suite de son Maître saint
Ambroise, Marie a d’abord conçu le Fils de Dieu en son âme avant de
le concevoir en son corps.
Une
remarque
fondamentale
qui
permet
de
comprendre que la fécondité de l’Église ne relève pas des liens de la
chair et du sang mais se situe dans une perpective spirituelle.
Une Vierge qui donne la vie au Verbe de Dieu est certes un cas
unique que Marie a vécu sur le plan physique à l’occasion de
l’incarnation; mais il n’en est pas moins le signe et la manifestation de la
fécondité propre à toute l’Église dans l’ordre spirituel. En sa qualité
d’épouse, celle-ci accueille en effet en Elle le Christ Verbe de Dieu, et lui
33
offre continuellement la possibilité de s’incarner et de naître dans le
cœur des hommes au cours des âges.
L’Église est une réalité humaine qui se doit d’être vierge, épouse et
mère dans les membres qui la composent. Par conséquent, le chrétien
n’est tel que dans la mesure où il participe aux dimensions
constitutives de l’Église elle-même. Lorsqu’un fidèle, par la puissance
du baptême qu’il reçoit, est plongé dans le Christ, et intégré à l’Église,
il est plus encore appelé à « devenir Église » et par conséquent à être
comme elle vierge et mère. Cette vocation virginale et maternelle est
profondément enracinée dans la vocation baptismale et forme un tout
avec elle. Et cela parce que la vocation chrétienne est essentiellement
une vocation à devenir «épouse de Dieu». Dans l’encyclique Mulieris
dignitatem, Jean-Paul II le souligne : « Dans l’Église, tout être humain
— homme ou femme — est « Épouse » en ce qu’il accueille le don de
l’amour du Christ Rédempteur et en ce qu’il cherche à y répondre par
le don de sa propre personne » (n. 25).
La conscience de cette identité chrétienne qui réside dans le fait de
devenir Église — vierge, épouse et mère — est fondamentale pour
garantir la vérité et l’authenticité de notre propre existence chrétienne et
pour tenir un juste discours sur les ministères et les charismes dans
l’Église. Si grands soient-ils, ces dons de l’Esprit, qui servent à
construire l’Église et nous indiquent un chemin de service, ne donnent
pas toutefois la pleine mesure de la nature de la vie chrétienne, de notre
appartenance et de notre conformation au Christ. L’unique manière de
s’identifier à Lui est de devenir Église, c’est-à-dire Épouse du Christ.
Celui qui croit s’identifier au Christ parce qu’il Le représente dans
l’exercice d’une fonction déterminée risque simplement de s’identifier à
34
elle et de finir par se substituer à Celui qu’il ne fait que représenter. Cela
n’implique pas, naturellement, que certains ministères hiérarchiques ou
certains charismes, comme par exemple la virginité consacrée, n’aient
pas une importance fondamentale dans l’Église. Cela signifie
seulement que celui qui est appelé à les incarner ou à les exercer, ne
peut le faire d’une manière authentique qu’à partir d’une vocation qui est
fondamentale et commune à tous les membres de l’Église.
Nous sommes à même, une fois de plus, de mieux saisir le sens et
l’importance de l’appel à la vie consacrée, et le service indispensable
qu’elle remplit pour le plein développement de la vocation baptismale.
La sponsalité dans la vie consacrée
En parlant de l’Église vierge, épouse et mère, nous nous plaçons
naturellement à un niveau spirituel. Dès lors que tout chrétien est
appelé à appartenir totalement au Christ, il doit s’offrir à Lui jusqu’à en
devenir un prolongement et un instrument docile au service du salut
de tous. Nous avons aussi évoqué ces types de vocations
« spécifiques » que constituent la vie sponsale et la vie apostolique
dans l’Église; la première de ces vocations comporte l’appel à suivre
le Christ par le don et la pratique des conseils évangéliques. En quel
sens une telle forme de vie incarne-t-elle et réalise-t-elle d’une manière
particulière la dimension sponsale et apostolique de l’Église? C’est
précisément ce qu’il convient d’expliquer à présent.
35
LE
CORPS,
« VIVANTE
PAROLE » D’AMOUR
Quand nous parlons de l’Église corps mystique du Christ, nous
soulignons surtout sa dimension spirituelle et nous ne nous référons
pas directement à sa nature visible; mais il est clair que le chrétien
est « du Christ » dans toute sa réalité, même physique (du reste, cet
élément visible et sensible constitue une partie intégrante de l’Église
prise dans son ensemble). Il lui appartient totalement : tout ce qu’il
est, tout ce qu’il a (ses dons, ses capacités, ses aptitudes et son
savoir-faire), et tout ce qu’il accomplit doit être mis à sa disposition.
Le Christ Lui-même, selon sa volonté, usera du droit de disposer de
son disciple; mais il s’agit, de toute façon, d’un droit absolu et
incontestable, qui se traduirait en infidélité s’il Lui était refusé.
Quand le Christ appelle quelqu’un à le suivre d’une manière
particulière, Il lui exprime « un amour éternel et infini qui atteint les
racines de l’être » et s’empare de toute sa personne (Cf. Redemptionis
Donum, 3 et V.C. 18). Ainsi, en offrant son amour, Jésus fait valoir tous
ses droits sur celui qu’ll appelle, l’exproprie de tout ce qu’il est et de
tout ce qu’il a, pour lui faire partager sa propre existence terrestre, et
pour le rendre capable de proclamer et de manifester, d’une manière
vivante, la communion totale qu’il veut établir avec l’humanité dans le
mystère du Corps mystique de son Église. La manière la plus
significative de réaliser concrètement cette union est de demander à
l’intéressé de renoncer aux valeurs naturelles et aux aspirations
humaines et légitimes de son être. Du reste, si la personne accueille
le regard d’amour du Seigneur sur elle et « s’en laisse saisir, elle ne
peut que tout abandonner pour le suivre » (V.C. n. 18) comme
l’exprime clairement l’Évangile (cf. Mc 1, 16-20; 2, 14; 10, 21-28) et
comme saint Paul le confirme explicitement (cf. Ph 3, 8).
36
Nous savons que suivre le Christ implique une vie imprégnée des
conseils évangéliques de chasteté, de pauvreté, d’obéissance et de
leur pratique radicale. Mais la chasteté l’exprime d’une manière plus
précise. Le mariage est certes, par la grâce du sacrement, inséré dans
le rapport nuptial du Christ et de son Église, devenant ainsi une voie
pour accomplir la commune vocation de l’Église vierge, épouse et
mère. Toutefois, le Christ se réserve exclusivement certaines
personnes pour montrer en définitive qu’il est le fondement de tout
engagement ecclésial, qu’il soit d’ordre matrimonial ou religieux, car
sans Dieu, l’homme ne peut pleinement s’accomplir sans se disperser.
Le choix que fait le Christ, et la réponse qu’Il espère, sont d’ordre
typiquement sponsal, parce qu’impératif et exclusif. De même que dans
un mariage ordinaire, aucune concurrence n’est admise, de même
Jésus veut être l’unique époux de la personne qui se consacre à Lui.
La virginité de celle-ci traduit de manière singulière et visible une réalité
éminemment spirituelle et intérieure. L’Église, qui a le Christ pour
unique Époux, se trouve spécialement représentée par ceux que Luimême, dans un amour sans partage, s’est réservé pour Lui seul au
point même d’exclure toute médiation sacramentelle.
Mais si la chasteté est une proclamation visible du lien sponsal qui
unit le Christ à son Église, il est évident qu’elle doit concrètement
refléter ce lien. Le fait que le corps soit directement impliqué dans celuici et que le Christ se le réserve comme un signe, une garantie, et une
manifestation de l’appartenance réciproque et totale qui les unit,
implique que la communion sponsale soit vécue d’une manière intense.
Cela est signifié par le corps lui-même, qui, en tant que tel, comporte
une vocation sponsale à la communion interpersonnelle; par
37
conséquent, son offrande, si elle est sincère, signifie et réalise le don
de la personne, qui se transforme en vivante parole d’amour et en
sacrement de communion. Le corps de l’homme n’est pas un avoir:
l’Homme est plus qu’il n’a un corps. En ce corps, le don spirituel appelle
un sacrement où il puisse s’exprimer. Pour la personne humaine, le
corps est l’unique manière d’être au monde, c’est-à-dire d’exister dans
le temps et dans l’espace ; il est le seul lieu où l’esprit de l’homme
s’incarne, se révèle et se communique totalement.
L’intégrité physique de la personne que le Christ se choisit ne doit pas
être comprise seulement comme un signe de renoncement au mariage
humain; au contraire, elle est la révélation et le lieu d’une communion
intime et privilégiée que le corps seul est capable d’exprimer et de
réaliser convenablement. Et cela, non seulement en vertu d’une
intention profonde qui donne ou peut donner un sens aux gestes que
l’homme accomplit — pour signifier et proclamer un sentiment intérieur
d’estime, d’affection ou de reconnaissance —, mais en vertu de sa
nature même de corps humain. Celui-ci, en effet, en raison de sa
sexualité, a une destinée sponsale intrinsèque. Le don de soi réalise et
proclame en lui-même la communion totale et exclusive du mariage.
C’est pourquoi, s’il excluait la communion matrimoniale, ce don
comporterait une contradiction, une falsification, et une violence. Une
contradiction, parce que l’intention intérieure refuserait de vouloir ce
que le corps tend à signifier; une falsification, en n’étant pas conforme
à la pensée et à la volonté; une violence, parce qu’on priverait le corps
d’une union gratuite et créative en le contraignant à être un simple
instrument de concupiscence. Cette offrande intégrale de soi-même est
donc vécue de la même manière que l’union conjugale lorsque le corps,
38
non seulement n’est pas exclu mais est donné et offert comme
l’expression typique de l’offrande du cœur et de l’esprit.
Tel est le motif ultime pour lequel la chasteté consacrée révèle et
réalise d’une manière privilégiée le caractère virginal et sponsal de
l’Église. Elle le révèle parce qu’elle manifeste la dimension physique
de la personne. Elle le réalise en investissant et en prenant
spirituellement possession de toute sa réalité. Il s’agit d’un événement
spirituel si singulier et si intense qu’il est capable de bouleverser la
nature et de produire ses effets dans les puissances corporelles ellesmêmes. À l’exemple de la sacrosainte humanité de Jésus en qui la
parfaite communion avec la divinité s’est traduite et dévoilée par une
parfaite virginité.
En effet, la virginité constitue une part essentielle du mystère du
Verbe incarné et sa manière de se faire connaître. Elle naît et se
développe parfaitement au moment même où l’humanité est
totalement assumée par le Fils de Dieu au point de devenir non
seulement « une seule chair » mais vraiment une « seule personne ».
La sainte humanité du Christ est vierge parce qu’elle est unie au Verbe
Divin d’une manière incommensurablement plus profonde et définitive
que tout autre union conjugale ou créée. C’est de cette nouveauté
absolue et inouïe de l’incarnation de Dieu et de l’insertion de l’humanité
en Lui, que la nouvelle alliance ainsi que l’Église corps du Christ tirent
leur origine. La virginité est le signe le plus éloquent de cette
nouveauté et de ce mystère. Ce n’est pas sans raison qu’elle n’existait
tout simplement pas dans l’Ancien Testament. Comme le martyre, la
virginité permet un abandon immédiat au Christ de l’esprit et de
39
l’intelligence, du cœur et du corps, pour qu’ils Lui appartiennent
pleinement et deviennent le moyen de vivre par Lui et de n’aimer que
Lui.
C’est la virginité qui exprime le mieux la communion sponsale du
Christ et de son Église, parce qu’en elle, la communion s’effectue sans
aucune médiation, même sacramentelle. Tandis que dans le mariage,
le Christ se donne aux conjoints dans leur amour conjugal, dans la
virginité, le Christ se donne à l’âme dans son amour sponsal, c’est-àdire directement et sans aucune médiation. En outre, la virginité
exprime au mieux la nature de l’amour sponsal par lequel le Christ s’unit
à l’Église, et qui est, précisément, un amour virginal.
De ce point de vue, l’Église trouve dans la consécration religieuse
l’une des meilleures réalisations de sa mission, celle de rendre présent
le visage et la vie du Christ. Celui-ci a aimé et continue à aimer chaque
homme d’un amour virginal.
Nous voici renvoyés à l’autre dimension du mystère. Non
seulement la virginité ne cesse de manifester l’amour totalement
gratuit par lequel le Christ aime son Église et chaque être humain;
mais elle est en même temps la proclamation la plus significative de
l’amour impératif et exclusif avec lequel l’Église s’abandonne au
Christ et se laisse saisir par Lui pour devenir un seul corps avec Lui.
Celui qui est appelé à la virginité vérifie mystérieusement et
manifeste dans sa personne le rapport de l’Église et du Christ,
semblable à celui de l’épouse envers son époux. Ce que le mariage
signifie et permet de vivre en tant que sacrement, la virginité le
40
manifeste par l’évocation de cette union mystique que Dieu opèrera
dans l’autre monde où nous verrons clairement que le Christ est
« l’unique Époux »de l’Église (cf. P.C. 12 a; P.O. 16 a ; V.C. 34; 105).
ÉLECTION ET PRÉDILECTION
Parce qu’elle est, dans l’ordre totalement surnaturel et divin, une
révélation privilégiée de la communion sponsale, la virginité ne peut
en aucune manière être considérée comme le fait d’une initiative
proprement humaine. Laissé à lui-même, l’homme ne peut pas
même comprendre ce choix, ainsi que le Seigneur le déclare
explicitement
dans
l’Évangile
(Mt 19, 12). La réponse naît de ce regard d’élection éprouvé comme
le
signe
et
l’offrande
d’un
amour
particulier
(cf.
R.D. 3; V.C. 18). Particulier, précisément parce qu’il implique une
réponse particulière. Le don de la vocation à suivre le Christ,
spécialement dans la virginité chrétienne, consiste dans l’offrande
de ce type d’amour, et dans la conscience de se sentir choisi ainsi,
d’une manière si exclusive et immédiate qu’elle exclut la médiation
sacramentelle du mariage.
Ce qu’exprime la parabole de la perle et du trésor caché dans un
champ : l’attention et les intérêts essentiels d’un individu sont
tellement absorbés qu’il se livre tout entier à l’obtention du bien
désiré. « L’expérience de cet amour gratuit de Dieu est à ce point
intime et forte que la personne comprend qu’elle doit répondre par
un don inconditionnel de sa vie, en consacrant tout, à ce moment-là
et pour l’avenir, entre ses mains. C’est précisément pourquoi, à la
suite de saint Thomas, on peut comprendre l’identité de la personne
41
consacrée à partir de la totalité de son offrande, comparable à un
authentique holocauste » (V.C. cf. n. 17 ; 18).
Le choix de la virginité naît et s’alimente à la lumière de l’amour
de prédilection dont le cœur est rempli. « Il le regarda avec amour…
puis Il lui dit… viens, suis-moi. » Il peut se faire que l’expérience de
cet amour, au début, ne soit pas toujours aussi vive, ni aussi
décisive; souvent même, il faudra du temps pour en prendre
conscience et que mûrisse une réponse; mais ce qui compte, c’est
de constater que la décision de choisir le célibat est la conséquence
d’une rencontre « particulière » de l’homme avec son Dieu. Une
rencontre qui finira par transformer et pénétrer l’être humain
jusqu’au plus intime de lui-même, par une mystérieuse
ressemblance avec le Christ (cf. E.T. 13) et une nouvelle et sublime
consécration à Lui (cf. P.O. 16 b).
La virginité exprime et accomplit une authentique vocation
personnelle, qui ne peut être le fruit d’une simple décision volontaire,
ni avoir un motif fonctionnel; mais elle doit être l’effet d’une inclination
intérieure (provenant d’une grâce spéciale!), ressentie comme une
manière « naturelle » d’être et de vivre , c’est-à-dire capable de
satisfaire la personne consacrée en ses aspirations les plus profondes
à la vie et à l’amour que lui offrira l’intimité toute spéciale du Christ. Une
erreur ou une illusion à cet égard pourrait avoir plus tard des
conséquences très graves, parce que nul ne peut impunément aller
contre les inclinations fondamentales de sa propre nature, même en
supposant qu’on le fasse en pleine connaissance de cause. Il faut le
souligner particulièrement parce que trop nombreux sont encore ceux
42
qui, n’ayant pas compris et ne réalisant pas ce type extraordinaire de
rapport avec le Seigneur, finissent par ressentir leur célibat comme un
manque douloureux, qui leur rend psychologiquement impossible de
comprendre l’enseignement constant de l’Église sur son excellence
objective (cf. V.C. n. 32). Ainsi, d’une part on continue à minimiser ou
à nier l’efficacité transformante du don du célibat en soutenant, au nom
de l’égalitarisme, qu’il est un charisme comme les autres, et d’autre
part on continue à le contester en prétextant qu’il empêche le plein
épanouissement personnel. De fait, c’est seulement parce qu’on reçoit
un don supérieur que le renoncement au mariage peut paraître
raisonnable et joyeux; le mariage étant la plus haute expression
humaine de la communion personnelle, il ne peut être sacrifié qu’en
vue d’une communion qui lui est supérieure.
De tout ce qui a été dit sur la dimension sponsale de la virginité,
nous pouvons tirer une autre considération fondamentale : l’homme
qui fait vœu de chasteté n’est pas un célibataire (vieux garçon ou
jeune homme nubile) mais un époux. Ce n’est pas quelqu’un qui a
renoncé au mariage, mais une personne qui goûte et expérimente par
avance la communion de ce mariage définitif vers lequel nous
tendons tous; ce n’est pas un homme qui a le cœur sec et vit dans
l’attente trépidante ou dans la peur d’intrusions néfastes, mais
quelqu’un qui a le cœur plein et qui, dès lors, est capable de
rencontrer n’importe qui, sans avoir peur d’être emprisonné, car il a
déjà trouvé le « trésor » qui dépasse tous les autres et les résume
tous.
43
Comme tout mariage, l’amour virginal doit être cultivé en s’efforçant
de « plaire au Christ», comme dirait saint Paul, en maintenant constant
et vif le « regard » de prédilection et d’élection réciproques. Il est
indispensable que la personne consacrée se sente continuellement
choisie et regardée par son Époux, et engagée à demeurer en grâce
avec Lui. Si, en effet, le choix de la virginité naît de la conscience de ce
regard de prédilection, on peut en dire autant de la fidélité ; c’est
seulement ainsi que l’on évitera le risque que renaisse le désir d’être
regardé et désiré par d’autres.
Cependant, nous sommes encore des pèlerins. Comme toute
l’Église, la personne vierge est « fiancée ». Le mariage a eu lieu parce
que l’Époux a scellé l’alliance avec son épouse et se l’est acquise par
son propre sang. Mais l’épouse n’est pas encore tout à fait prête. Le
pèlerinage terrestre la prépare à la rencontre définitive avec son
Époux. La personne consacrée a la certitude d’avoir été choisie et
« séduite » pour toujours par le Christ; elle se nourrit de cette certitude
dans l’attente de la rencontre, comme le prouve clairement la
parabole des dix vierges de l’Évangile. La virginité consacrée est
appelée à mettre particulièrement en lumière cet aspect de l’amour
sponsal de l’Église. En renonçant aux valeurs de ce monde telles que
le foyer, la famille, la politique, la profession, la personne consacrée
vit d’une manière spéciale dans l’attente de la venue du Christ, et, une
fois de plus, personnifie éloquemment l’Église qui attend avec
impatience la consommation de ses noces avec Lui. Ce n’est pas
sans raison que le Christ, pour dépeindre cette attitude inhérente à la
nature même de l’Église, recourt à l’image des vierges sages qui
attendent leur époux en gardant leurs lampes allumées (cf. V.C. n. 2627).
44
La dimension apostolique
de la vie consacrée
En parlant de la dimension « mariale » et « apostolique » de
l’Église, nous avons évoqué sa maternité spirituelle et sa mission
d’évangélisation, le rôle qu’elle occupe dans l’histoire du salut, qui
est celui d’accueillir la vie, de l’offrir, et de la promouvoir en tous lieux
et en tous temps.
Il apparaît clairement que les dimensions maternelle et
apostolique sont non seulement intrinsèquement unies, mais
qu’elles sont encore identiques sous de nombreux aspects. La
première façon d’offrir la vie est sans aucun doute de la donner, de
la défendre, de la garder, de la développer. Voilà de toute évidence
une fonction éminemment maternelle. L’apostolat, entendu comme
une proclamation du salut et une contribution à son accueil,
comporte des caractéristiques et des missions que l’on peut qualifier
de maternelles dans un sens beaucoup plus large. Dans le
processus de communication de la vie divine, nous pouvons donc
parler d’un double mouvement : le premier qui est de type
strictement maternel, le second qui est d’ordre apostolique; l’un et
l’autre réalisent cependant l’apostolat de l’Église qui fait d’elle la
médiatrice du salut.
L A DIMENSION MATERNELLE
Parler de maternité, c’est se référer non seulement à la capacité
de donner la vie mais aussi de se donner soi-même. En effet, plus
on est capable de se donner, plus on communique la vie. Cela
45
explique pourquoi Dieu, qui se donne infiniment dans la communion
trinitaire, est aussi infiniment fécond. Une fécondité sans limite qui
trouve son accomplissement parfait dans la génération d’un Fils de
même nature que le Père. Le Père engendre le Fils dans l’acte d’un
éternel Amour où tous deux se retrouvent et s’aiment infiniment.
Sur le plan de la création, la vie naît de la communion totale de deux
personnes, qui, dans l’amour, deviennent «un». Il est clair que
« l’unité » doit être « personnelle », pas simplement physique; en fait,
c’est la personne, non le corps, qui est le sujet et le terme de l’amour
humain. La dimension corporelle est l’expression de la dimension
intérieure et spirituelle, de même que la maternité physique est la
révélation
de
la
maternité
affective
et
spirituelle.
À l’exemple de Nicodème, nous sommes plus enclins à considérer la
dimension physique que la dimension spirituelle. Il est cependant
nécessaire de souligner que la génération humaine n’est authentique
que lorsque la vie spirituelle (et pas seulement physique) se transmet.
Dans le cas contraire, on resterait au niveau des lois biologiques,
communes aussi bien aux hommes qu’aux animaux.
La fécondité divine est essentiellement et exclusivement spirituelle.
S’il est vrai que le Père par excellence est Dieu même et que de Lui
découle toute paternité sur terre, il en résulte également que la vraie
fécondité est d’ordre spirituel. Si, d’autre part, l’homme est à l’image de
Dieu, surtout par sa dimension spirituelle, la manière de procréer la plus
adéquate pour l’homme, en tant qu’image de Dieu, est aussi d’ordre
spirituel. Cela signifie que la fécondité spirituelle n’est pas le reflet de la
fécondité charnelle (que d’aucuns croient la seule vraie !). Au contraire,
46
c’est la fécondité charnelle qui est l’image de l’autre, son expression et
sa représentation visible.
Ce raisonnement est absolument recevable dans l’ordre surnaturel,
le plus essentiel, où la fécondité ne peut être que spirituelle. Elle
s’accomplit « dans l’Esprit », qui, opérant en nous l’adoption filiale par
la conformation au Christ, nous fait participer à la vie même que le Père
a communiquée à son Fils, que le Fils a communiquée en plénitude à
son humanité quand Il l’a assumée dans l’unité de sa Personne. Plus
l’homme se laisse prendre par l’Esprit, en se laissant vivifier par Lui et
transformer dans le Christ, plus il devient fécond : une fécondité qui le
fait avant tout co-créateur et père, principe de vie pour tous ceux qui,
dans le plan du salut universel sont reliés à lui. Nous voici ramenés au
Mystère de l’Église, vierge et mère : vierge parce qu’elle adhère
totalement à Dieu et à Lui seul; mère, parce que, de ce fait, elle devient
le lieu où la vie de Dieu se fait notre vie et notre histoire ; lieu où la vie
de Dieu s’offre et se communique à tous ceux qui sont disposés à
l’accueillir. L’exhortation Vita Consecrata, après avoir rappelé que de
l’amour virginal provient « une fécondité particulière, qui contribue à la
naissance et à la croissance de la vie divine dans les cœurs » (n. 34)
renvoie à l’affirmation bien connue de sainte Thérèse de Lisieux : « Être
ton épouse, ô Jésus, être Carmélite, être par mon union avec toi, la
mère des âmes. »
Ainsi se dévoile le sens ultime de la virginité chrétienne. Parce qu’elle
se définit comme une union sans partage au Christ, non seulement elle
révèle la vie du Royaume de Dieu, à un niveau qui transcende
totalement celui de la chair et du sang, mais elle montre encore la
meilleure voie pour la donner réellement. À l’exemple de la Vierge
47
Marie, en effet, l’Église n’est pas stérile parce qu’elle est vierge. Au plan
surnaturel, la virginité n’est pas stérilité, mais essentiellement fécondité.
La personne consacrée qui n’a pas de postérité, prolonge cependant,
d’une manière privilégiée, ce corps « virginal et crucifié » dont le côté
blessé a donné la vie au monde.
Il faut souligner que la maternité et la fécondité de l’Église dépendent
de son étroite communion avec Dieu dans le Christ. Il n’y a pas de
maternité sans communion dans l’amour. Ce point est si important que
s’il venait à être oublié, l’Église deviendrait progressivement stérile,
même si elle devait multiplier indéfiniment ses initiatives dites
« apostoliques ». Et cela pour le simple motif que la vie ne se fabrique
pas mais qu’elle « s’engendre »; nul n’engendre la vie s’il n’a en lui la
semence nécessaire : une semence divine qui, comme dans toute
génération humaine digne de ce nom, n’est reçue qu’à travers la
communion de l’amour. Sainte Thérèse de Lisieux, dans la citation
donnée plus haut, montre clairement qu’elle l’avait bien compris.
Parce qu’il y aura toujours dans l’Église des âmes saintes
profondément unies au Christ pour la féconder mystérieusement de
l’intérieur, l’activité apostolique de l’Église, à condition qu’elle soit
correctement menée, sera toujours utile au salut des hommes. Si le
condamné Pranzini, avant d’être guillotiné, baise le crucifix en signe de
repentir, il le fait en premier lieu parce qu’une jeune fille, à l’insu de tous,
est en train de prier pour lui. Mais ce geste est cependant rendu
concrètement possible par la présence de l’aumônier qui lui tend le
crucifix.
48
Si l’authentique fécondité chrétienne dérive uniquement de notre
entière adhésion au Christ et de notre communion avec Lui, il s’en suit
que la plénitude de la virginité est donnée par le sens de la maternité.
On est vraiment vierge et épouse quand on commence à se sentir
mère, quand notre zèle pour sauver les âmes et les porter à Dieu nous
pousse à mettre à leur disposition toutes nos ressources en y
consumant notre existence. Alors commence-t-on vraiment à « donner
la vie ». Tel est l’idéal de la virginité, et cette virginité-là est parfaitement
réussie. L’expérience de Sainte Thérèse de Lisieux en est une parfaite
illustration.
À l’évidence, tout cela montre que choisir « Dieu seul, suprêmement
aimé », ne peut en aucune manière être compris comme un repliement
sur soi et une diminution de nos facultés. Au contraire, ce choix
deviendra toujours plus authentique et mature lorsque celui qui l’aura
fait verra son cœur s’ouvrir à tous et sa vie dépensée pour tous.
Demeurer en Dieu offre une plus grande ouverture au monde.
L’exemple de la Vierge Mère montre clairement que l’offrande exclusive
de soi-même à Dieu et l’ouverture totale au monde sont
complémentaires. Même si cette ouverture n’est pas toujours visible,
elle est cependant toujours mystérieusement réelle.
Et cela vaut pour tous. Quand les apôtres sont envoyés
pour proclamer la Bonne Nouvelle, ils savent que leur « demeure propre »
n’appartient pas monde où ils sont envoyés; ils doivent rester unis au
Christ
et
revenir
vers
Lui,
«pour
lui
rapporter tout ce qu’ils ont fait et enseigné » (Mc 6, 30).
49
LA
FONCTION APOSTOLIQUE ACTIVE
Nous avons vu que le terme « apostolique », lorsqu’il se rapporte
au rôle et à la mission des Apôtres, acquiert un sens particulier qui,
de nos jours, correspond approximativement aux charges qui sont
attribuées à la hiérarchie dans l’Église, c’est-à-dire à la fonction
d’enseigner, de gouverner et d’administrer les sacrements. Mais il
est clair que l’annonce de l’Évangile du salut ne se limite pas à ces
charges. L’histoire de l’Église, et particulièrement de la vie
consacrée, montre clairement combien les moyens dont nous
disposons pour collaborer à l’œuvre de la Rédemption sont variés.
Parfois, on note une certaine tendance à concentrer les diverses
formes d’apostolat ou à les cléricaliser. Ce risque était déjà perceptible
au début de l’Église. Les apôtres eux-mêmes se réservaient toutes les
charges au sein de la communauté de Jérusalem. Au lieu de se limiter
à leurs fonctions propres, telles que la prière, la prédication ou
l’administration des sacrements, ils voulurent s’occuper aussi de
l’administration et de la distribution des biens; par conséquent, ils ne
pouvaient parvenir à tout faire et commirent des erreurs qui parurent
pour certains comme de véritables injustices. Nous savons qu’ils
résolurent le problème en choisissant et en ordonnant des diacres.
Dès les premiers temps de l’Église, l’exemple de la vie fraternelle,
l’exercice et le témoignage de la charité, ont constitué l’un des moyens
les plus efficaces de l’évangélisation. Tout au long de l’Histoire,
l’apostolat actif de la vie religieuse non cléricale se rattache directement
à cette forme d’apostolat déjà présente dans l’Église primitive, et qui se
développera sous les multiples aspects de la charité chrétienne et de
50
la promotion humaine. On pourrait même dire que c’est précisément la
vie religieuse qui, au cours de l’Histoire, a prolongé l’expérience du
service caritatif de l’Église primitive, en l’amplifiant et en l’enrichissant
de multiples formes nouvelles.
À travers la vie religieuse, on distingue toujours mieux une
nouvelle caractéristique : le rôle central de la femme dans l’exercice
et le témoignage de la charité chrétienne, exercice et témoignage
entendus directement comme moyens privilégiés d’authentique
évangélisation. Cependant, la tendance au « centralisme clérical »
que les Apôtres avaient voulu dépasser par l’introduction du
diaconat dans l’Église, n’a jamais vraiment disparu. On risque alors
d’identifier ou d’associer l’apostolat ecclésial au ministère
hiérarchique, et d’oublier la dimension missionnaire de toute
vocation baptismale. Aujourd’hui encore, malgré la prise de
conscience
universelle
de
la
dimension
essentiellement
missionnaire de la vocation chrétienne, on a souvent tendance à ne
pas considérer comme un véritable apostolat ecclésial ce qui n’est
pas intégré à une organisation ecclésiastique ; en tout cas, on est
enclin à privilégier d’une manière absolue l’apostolat lié à la fonction
ministérielle de l’ordre sacré. On justifie ceci en soutenant que
l’Église est le sujet de la mission et que la hiérarchie est l’instance
qui organise sa vie et son activité. Il est évident qu’il faut reconnaître
le rôle éminent que joue la hiérarchie dans le fonctionnement et la
mission de l’Église et accepter que certaines formes d’apostolat lui
soient réservées. Mais cela ne signifie pas que la mission du
chrétien découle uniquement de ce que lui confie la hiérarchie et
51
qu’il n’y ait pas certaines formes d’apostolat parallèles, et même
d’égale importance.
C’est précisément la vie religieuse qui, de façon significative, a su
se livrer à un apostolat de la charité publiquement reconnu, et qui a
proclamé concrètement le droit et le devoir de tout chrétien de
participer à la mission apostolique de l’Eglise. Ce n’est pas ici le lieu
d’en énumérer les multiples aspects. Il suffit de rappeler qu’elle a
toujours été en avance aussi bien en ce qui concerne les diverses
réalisations de la charité chrétienne qu’en ce qui a trait à l’annonce
de l’Évangile jusqu’au bout du monde.
Mais il faut souligner que tout ceci ne relève pas de raisons
contingentes mais se trouve étroitement lié à la consécration
religieuse elle-même qui, en faisant du religieux un lieu privilégié de
l’incarnation du Verbe, le rend particulièrement apte à accomplir sa
mission. « On peut dire, lit-on dans l’Exhortation post-synodale, que
le sens missionnaire se situe au cœur même de toutes les formes
de vie consacrée » (n. 25) dans la mesure où l’appel « à suivre le
Christ de plus près et à faire de Lui le tout de son existence »
comporte « le devoir de se donner totalement à la mission; bien
plus, la vie consacrée elle-même, sous l’action du Saint-Esprit
devient une mission, comme l’a été la vie de Jésus tout entière »
(n. 72).
Pour bien comprendre l’importance de ce qui vient d’être dit, il faut
se rappeler que le Christ demeure toujours le missionnaire par
excellence. S’Il poursuit aujourd’hui sa mission dans l’Église, Il le fait
52
précisément dans la mesure où on l’accueille en soi pour Lui
permettre d’être toujours plus pleinement présent dans l’Histoire. Je
suis missionnaire, non point parce que j’accomplis une œuvre qui
m’a été confiée par la hiérarchie, mais parce qu’en accueillant le
Christ en moi, je Lui permets de porter à son achèvement sa propre
mission, et que, devenu un lieu de Sa présence, je continue à Le
révéler et à L’annoncer aux autres à travers ma vie et mes actes.
Les attitudes que j’assume, les services dont je me charge, les
initiatives que je prends ne sont qu’une manière de Lui permettre de
prolonger un aspect particulier de Sa vie et de Sa mission.
L’Exhortation apostolique rappelle opportunément que « toute
mission commence par l’attitude même de Marie lors de
l’Annonciation : « Je suis la servante du Seigneur, qu’il me soit fait
selon ta parole » (Lc 1, 38) » (V.C. n. 18) ; c’est pourquoi « le premier
devoir missionnaire des personnes consacrées les concerne ellesmêmes, et elles le remplissent en ouvrant leur cœur à l’action de
l’Esprit du Christ »(V.C. n. 25).
C’est surtout en ce sens que la vie religieuse exprime et réalise la
nature missionnaire de l’Église. En vertu de sa parfaite consécration
à Dieu, par les vœux de chasteté, pauvreté et obéissance, le
religieux devient le lieu d’une particulière incarnation du Seigneur
Jésus qui peut revivre en lui son « mode d’existence et d’action »
(cf. L.G. 44 c; V.C. n. 22). Tout cela va permettre au Seigneur de
faire du consacré un instrument docile et vivant capable de réaliser
et de renouveler constamment dans l’Histoire les gestes d’amour qui
ont caractérisé Sa vie et ont été l’expression et l’annonce du don du
salut. Le Concile Vatican II résume cette doctrine en un texte très
significatif : « Que les religieux mettent tous leurs soins à ce que par
53
leur intermédiaire l’Église ait chaque jour la possibilité de mieux
présenter le Christ aux fidèles et aux infidèles, tandis qu’Il contemple
sur la montagne, ou annonce le royaume de Dieu aux foules, ou
guérit les malades et les blessés, qu’Il convertit les pécheurs à une
meilleure vie, qu’Il bénit les enfants et fait du bien à tous, et qu’Il
obéit toujours à la volonté du Père qui l’a envoyé » (L.G. 46 a).
Il est certain qu’aucune mission ne peut exister sans qu’elle ne soit
un prolongement de celle du Christ, et que l’on ne peut l’accomplir
qu’en étant des instruments qu’Il a saisis. Plus on est pris par le
Christ, plus on devient capable d’être son apôtre et vice-versa. Pour
cette raison, l’apostolat est nécessairement lié à la consécration.
Plus la consécration est complète, profonde, radicale, et plus la
mission devient totale et étendue. C’est toujours le même principe
qui régit le dessein divin de salut : plus le Christ appelle des hommes
à un rapport intime de vie avec Lui, plus Il les destine au service de
leurs frères. Vita Consecrata résume ceci en ces termes : « Tous
dans l’Église sont consacrés par le Baptême et la Confirmation;
mais le ministère ordonné et la vie consacrée supposent l’un et
l’autre une vocation distincte et une forme spécifique de
consécration, en vue d’une mission particulière » (n. 31). La
dimension particulière et apostolique de la vie consacrée est
indissolublement liée et proportionnée à la consécration. Il est donc
vrai qu’il n’y a pas de consécration vécue si elle ne se traduit par la
mission; et il est encore plus vrai qu’il ne peut exister de mission si
celle-ci ne procède d’une authentique fidélité à la consécration.
54
LE SENS ET LA MISSION DE
LA VIE CONSACRÉE
Nous venons de voir que la vie religieuse a un rôle particulier dans
l’Église, avec une fonction et une mission spécifiques qui dérivent du
don qu’elle incarne. Nous allons maintenant approfondir cette mission
en considérant sa présence dans l’Église et sa signification propre. Elle
y est présente en effet à la fois comme don, mémoire et prophétie.
La vie religieuse comme don
Lorsqu’on parle du « don » de la vie religieuse, il est nécessaire de
distinguer en elle le contenu théologique de son contenu juridique. Pour
ce dernier, la vie consacrée, sous ses différentes formes, est le fruit
d’une intervention de l’Église hiérarchique qui cherche à donner une
stabilité et une garantie institutionnelle à des modes concrets de vie
évangélique, reconnus comme provenant de l’Esprit Saint. Pour
s’exprimer clairement, « l’institutionnalisation » et la reconnaissance
juridique, en donnant officiellement un droit de cité dans l’Église aux
diverses formes de vie consacrée, est l’œuvre de l’Église elle-même qui
agit à travers ses représentants. Cette institutionnalisation et cette
reconnaissance, mieux qu’un don fait à l’Église, doivent être
61
considérées comme un don que l’Église fait elle-même à la vie
religieuse, dans la mesure où elle la reconnaît, la justifie, la défend, en
l’élevant à la dignité d’état canonique accompagné des droits et des
devoirs correspondants.
UN DON À L’ÉGLISE
L’Église intervient car elle est consciente qu’en cette «nouvelle forme
de vie évangélique » se trouve incarné et comme enchâssé un don
inestimable de Dieu, un élément constitutif de la nature même de
l’Église, une valeur qui est une partie intégrante de l’héritage que le
Christ lui a laissé, et qu’elle doit conserver avec une fidélité constante,
parce que cet héritage rassemble les richesses dont elle est dépositaire.
Cette valeur est le « type de vie » du Seigneur Jésus, son propre mode
d’existence et son « expérience historique ». C’est la donnée
théologique qui fonde et justifie une intervention juridique. La vie
consacrée comme état canonique est donc le fruit d’une intervention de
la hiérarchie. Elle est toutefois fondée sur une réalité théologique : celle
du « mode de vie » selon l’Évangile qui remonte directement au Christ
et que l’Esprit rend continuellement présent au sein de l’Église, sous des
formes variées et toujours avec une fidélité créative soucieuse de
choisir et de préparer personnellement ceux qui doivent l’incarner (L.G.
43 d).
Dans la mesure où elle perpétue l’expérience historique du
Seigneur, du moins dans ses principes fondamentaux, dont
témoignent les conseils évangéliques et les attitudes intérieures et
extérieures qui les transforment en un style et en un projet de vie
concrets, la vie consacrée est un don si essentiel à l’Église qu’elle en
62
est une partie intégrante. De ce point de vue, elle fait partie de
l’institution divine de l’Église, à tel point que, sans elle, celle-ci ne
serait pas pleinement elle-même. En effet, si la vie consacrée
appartient parfaitement à la nature et à la sainteté de l’Église (L.G. 44
d), il en découle que là où la vie consacrée prospère, l’Église est
vivante et se sanctifie. Par contre, lorsqu’elle s’affaiblit, c’est le signe
que l’Église n’est pas suffisamment vivante. Ce n’est pas sans raison
que la crise de l’Église locale et celle de la vie religieuse vont de pair;
il est donc vraiment paradoxal que certains voient dans les difficultés
actuelles de la vie religieuse un signe et un effet de la croissance des
autres membres du peuple de Dieu. Si la croissance du peuple de
Dieu met en crise une certaine forme de vie religieuse, cela signifie
que celle-ci a perdu sa propre identité et par conséquent qu’elle doit
être renouvelée . Inversement, une vraie croissance de la vie
chrétienne doit forcément produire une plus grande générosité à se
mettre à la suite radicale du Christ. Sans cela, cette supposée
croissance serait illusoire.
Paul VI a déclaré que la vie religieuse était « d’une importance
capitale pour le renouveau même de l’Église et du monde » (E.T. 52)
et il a rappelé que « l’appel de Dieu nous place au sommet de la
conscience chrétienne » (E.T. 19). Par conséquent, sans la vie
religieuse, « la charité qui anime l’Église toute entière risque de se
refroidir, le paradoxe de l’Évangile risque de s’émousser, le sel de la
foi de se diluer dans un monde en cours de sécularisation » (E.T. 3).
Jean-Paul II a répété plusieurs fois cette même doctrine. Parlant au
Congrès d’étude sur « la théologie de la vie consacrée » (Rome
9/2/1990), il s’exprimait ainsi : « Le Concile Vatican II, d’un coup
63
d’aile vraiment prophétique, est allé plus loin que toutes les
contestations juridiques et temporelles, et, avec une pleine
confiance et un courage surnaturel, a reconnu et a voulu valoriser la
vie religieuse dans son ensemble comme l’une des composantes
fondamentales de l’Église. Selon la doctrine de ce même Concile,
l’image de l’Église serait vraiment incomplète si l’on ne tenait pas
compte de l’état religieux, non seulement comme état, mais aussi
comme
ministère
et comme don, comme un élément concret de son corps vivant. »
(Osservatore Romano, 10/2/1990; 8/12/1980).
Ceux qui, méconnaissant l’orientation de Lumen Gentium, continuent
d’affirmer que la vie consacrée est une structure dans et non pas de
l’Église, devraient finalement se rendre compte que la dimension
hiérarchique et juridique ne représente pas l’ensemble de l’Église ni
n’est même sa part la plus importante ; que sa constitution profonde est
bien plus que son institution visible et matérielle. À cette constitution
profonde appartient, « inébranlablement » (L.G. 44 d) et « d’une
manière absolue » (Jean-Paul II) la vie selon les conseils évangéliques.
Il est vrai que la vie consacrée n’appartient pas à la constitution
hiérarchique de l’Église, le Concile l’affirme d’une manière explicite
(L.G. 43 b), et personne du reste ne le conteste. Mais le même Concile
précise, tout aussi explicitement, qu’elle fait partie, « inébranlablement»
(« inconcusse »), et invinciblement de sa constitution divine (L.G. 44 d).
Les études faites par les Pères Molinari et Gumpel (cf. Vita Consecrata
20/1984, pp. 815-891 et 21/1985/3-137) ont montré clairement le sens
de ces affirmations conciliaires, tandis que le Synode et l’Exhortation
64
post-synodale les ont encore plus clairement enseignées et
définitivement ratifiées (cf. V.C. n. 3, 29, 31).
En parlant de la vie religieuse comme don, il est évident que l’on
se réfère à sa dimension objective, et non pas au mode selon lequel
elle est personnellement vécue par celui qui le reçoit et l’incarne. Le
don du sacerdoce reste toujours d’une valeur immense, même si
celui qui l’exerce en est totalement indigne. Ceci est tellement
élémentaire qu’il semble superflu de le rappeler. Toutefois, il est
incompréhensible que certaines personnes en viennent à confondre
les affirmations concernant la valeur objective de la vie consacrée
avec la sainteté personnelle de ceux qui la vivent, comme si les
religieux (et analogiquement les prêtres) étaient, de par leur état de
vie, meilleurs et plus saints que les laïcs.
La vraie richesse de ce don peut être exprimée par deux
affirmations fondamentales : d’une part, grâce à lui l’Église est
rendue capable d’exprimer visiblement et de traduire sa réalité
d’épouse du Verbe Incarné; un mystère profond qui la constitue et
la vivifie en lui donnant d’appartenir totalement au Christ et de Le
posséder en plénitude. C’est surtout dans la vie consacrée que
l’Église se révèle et fait connaître ce qu’elle est : non seulement une
vierge qui ne vit que pour le Christ et une épouse indissolublement
unie à Lui, mais aussi une mère qui donne la vie grâce à Lui.
65
De plus, la richesse de ce don fait de l’Église le « prolongement »
visible du Christ, capable d’accomplir sa mission première en
dévoilant à travers elle son visage, et de se rendre présent à
l’homme d’aujourd’hui.
UN DON DE L’ÉGLISE
En parlant de la constitution profonde de l’Église, nous nous
référons au mystère d’amour et d’alliance qui la constitue; la vie
consacrée s’insère dans ce mystère en le réalisant et en le
manifestant d’une manière tout à fait particulière. Aussi devient-elle
une réalisation spéciale et l’expression de l’amour qui en constitue
le dynamisme fondamental.
Dans l’amour humain, on se donne mutuellement l’un à l’autre et
c’est seulement dans ce don mutuel que l’on accomplit en plénitude
la communion des personnes au sein du mariage. La vie consacrée
est le don du Christ à son Église, mais aussi le don que l’Église Lui
fait d’elle-même : témoignage historique, non seulement de
l’attirance que le Christ exerce sur l’Église, mais encore de
l’ouverture et de la disponibilité totales avec lesquelles l’Église
L’accueille. Par la vie consacrée, l’Église vit et exprime l’un des
moments les plus significatifs de son mystère d’épouse, en ce
qu’elle s’offre à Lui sans condition et dans l’absolu. En même temps,
elle reçoit une ressemblance et une identification à Lui plus
profondes, puisqu’à travers l’un de ses membres (devenu par les
vœux le prolongement particulier du mystère du Christ chaste,
pauvre et obéissant), elle participe plus pleinement à la vie et à la
consécration de son Époux (cf. V.C. n. 16).
66
Ceci doit être particulièrement souligné, parce qu’il est évident que la
vie du consacré n’a de sens que comme échange d’amour. Les
consacrés manifestent le don d’amour que l’Église et le Christ se font
mutuellement. En octroyant à l’Église le résumé de sa vie, incarnée par
« l’état des conseils évangéliques», Jésus lui offre le meilleur de Luimême; et l’Église, en tenant à vivre et à exprimer, jusqu’à l’extrême, sa
réelle appartenance au Christ, Lui répond avec une soumission absolue
à travers les personnes qui se consacrent à Lui en se laissant
entièrement saisir par le don reçu. Ainsi, la vie consacrée devient-elle
une expression objective et une réalisation de l’amour total que l’Église
porte
au
Christ
et
que
Celui-ci
lui porte. Par elle, toute l’Église s’offre et accueille le Christ chaste,
pauvre et obéissant, pour s’en nourrir et s’y conformer. Voilà une
donnée objective qui précède la fidélité de celui qui est appelé à
l’incarner. Ainsi, plus encore que de proclamer le primat de son amour
pour Dieu, la personne consacrée rend manifeste la supériorité absolue
de l’amour que Dieu lui porte et l’adhésion totale qu’Il exige d’elle et de
toute l’Église.
Dans l’encyclique Redemptionis Donum, Jean-Paul II le souligne
explicitement : dans la personne consacrée, toute l’Église est offerte
à Dieu, car l’Église entière « est élue en toute personne que le
Seigneur choisit au milieu de son peuple, et qui pour tous est
consacrée à Dieu comme sa propriété exclusive » (n. 8). En même
temps, c’est dans ces âmes que se déverse d’une manière
particulière l’amour rédempteur et sacerdotal du Christ, si bien que,
tandis qu’elles deviennent l’expression privilégiée de l’amour
sponsal du Christ et de son Église, elles sont appelées à vérifier en
67
elles-mêmes l’amour rédempteur du Christ pour l’Église, à s’en
imprégner et à y participer pleinement.
Les richesses de la vie consacrée se retrouvent dans la
multiplicité des formes qu’elle a prises au cours de l’Histoire du salut.
Le Concile rappelle clairement deux raisons fondamentales pour
lesquelles l’Esprit a suscité dans l’Histoire diverses manières
d’incarner le don commun des conseils évangéliques : tout d’abord
pour permettre à l’Église d’être une image toujours plus parfaite du
visage du Christ et, en conséquence, pour rendre l’Église capable
de reproduire les comportements et l’activité du Christ dans ses
diverses conditions et exigences historiques (cf. P.C. 1 et L.G. 46).
Grâce à leur caractère spécifique et à leur variété, les multiples
familles religieuses assument le devoir spécifique de construire et
d’enrichir l’Église dans son être et dans son activité propres. Elles
sont comme autant de branches d’un grand arbre qui produit des
fruits et de l’ombrage, ou encore comme autant de ruisseaux qui
permettent d’irriguer, de féconder et d’alimenter la vigne du Seigneur
(cf. L.G. 43 et P.C. 1).
Dans la tradition de l’Église, le don de la vie consacrée a toujours
été tenu en grande estime, soit comme une réalité globale, soit en
quelque aspect particulier, comme par exemple celui de la virginité.
Parfois, ce don a été tellement glorifié qu’on l’a détaché de l’Église
et présenté comme une réalité indépendante et supérieure. Cela a
fini par favoriser une vision restreinte et élitiste de la vie consacrée
et par provoquer sa mise à l’écart par les théologiens; ne parvenant
plus à l’intégrer dans le mystère de l’Église, ils avaient fini en effet
68
par l’exclure de leur réflexion. Le Concile, grâce à sa « révolution »
ecclésiologique, en a proposé une nouvelle vision. La vie religieuse
s’enracine ainsi dans le cœur même de l’Église considérée comme
Mystère de grâce : sa raison d’être se trouve dans le dynamisme
de la communion sponsale en vertu duquel le Christ est le tout de
l’Église et réciproquement. En un sens, la vie consacrée exprime à
l’état pur ce qu’est l’Église, et ce que chacun est appelé à devenir
en elle : substantiellement, il s’agit d’une vocation semblable à celle
qui a fait de chaque âme de baptisé une épouse du Christ en
l’insérant dans son mystère de mort et de résurrection. La vie
consacrée révèle toute la puissance dynamique du baptême, en
rendant plus manifeste l’énergie et les prémices d’éternité que
contient en puissance la grâce de l’adoption filiale.
UN DON D’ UNE
VALEUR PARTICULIÈRE
Après l’avoir rendue à son milieu naturel qui est l’Église, et l’avoir
définie comme étant l’expression privilégiée de la vie et de la
sainteté de celle-ci, le Concile a permis à la vie consacrée de
retrouver l’estime qui lui est due et la valeur de son existence, et cela
sans créer d’opposition avec les autres vocations chrétiennes. Au
contraire, le Concile a souligné les rapports qui les relient entre elles
en vertu d’une mutuelle complémentarité et réciprocité, et dans la
perspective d’un plus grand service de l’Église. Le tout en parfaite
cohérence, d’une part avec l’enseignement évangélique (qui
demande davantage à celui qui a plus reçu), et d’autre part avec la
logique du don divin, qui conduit son bénéficiaire à se mettre au
service des autres.
69
C’est pourquoi le Concile ne craint pas de parler de la valeur
supérieure de la vie consacrée (P.C. 1 d ; P.O. 6 b) et d’employer des
comparatifs (cf. L.G. 44) qui sonnent comme de fausses notes dans
l’esprit de ceux qui demeurent figés dans l’égalitarisme
démocratique. Et pourtant, il est nécessaire que les religieux
prennent conscience de « l’excellence » du don reçu s’ils veulent
être fidèles à leur mission qui est celle de conduire l’Église vers Dieu
et en même temps de l’entraîner aux extrêmités du monde pour y
faire connaître l’Évangile du salut. L’égalitarisme, au lieu de favoriser
la réciprocité et la communion, produit le nivellement et la
médiocrité. Je ne peux indiquer à mon frère la route à suivre si je
n’ai pas des yeux qui voient mieux que les siens. Je ne peux
rappeler à tous l’idéal, si je ne le vis pas moi-même; et cela non point
parce que je serais meilleur que les autres, mais parce que Dieu me
confie ce service, non sans toutefois me mettre en condition de
l’accomplir. En ce domaine aussi, l’Exhortation post-synodale fournit
une clarification définitive (cf. n. 32).
@C’est un fait que le Seigneur demande aux religieux (à la différence
de tous les autres), de renoncer aux inclinations les plus
fondamentales. En les appelant à incarner sa propre forme de vie, Il
leur accorde une grâce qui, si elle est accueillie, absorbe tout leur
dynamisme et réserve pour Lui seul toutes leurs capacités. On ne peut
marcher à la suite de Jésus « de cette façon-là », ni partager pleinement
sa vie et sa mission, si l’on n’entre pas dans ce mystère de chasteté,
de pauvreté et d’obéissance par lequel Il a voulu accomplir sa mission.
Puisque quelques-uns seulement, et non pas tous, sont appelés à vivre
la chasteté, la pauvreté et l’obéissance de cette manière (cf. V.C. n. 30),
70
il est évident que tous ne sont pas appelés à partager aussi intimement
l’expérience historique du Sauveur. À ceux qui le sont, c’est
précisément cette plus grande intimité avec Lui qui fonde, justifie et
exige les plus grands renoncements. Ils n’en sont que la conséquence ;
cette intimité doit être perçue et reçue comme une offre d’amour et de
prédilection : « Amamus quia amamur » dirait saint Augustin. Le
Un don exigeant
renoncement découle du bienfait dont on a bénéficié, qui apporte à la
fois la capacité et la joie du sacrifice lui-même. Semblable à celui qui
trouve un trésor caché, on est plus attentif à ce qu’on a trouvé qu’au
prix qu’il a coûté pour l’acquérir. Il est donc indispensable de prendre
conscience de la grandeur du don, car c’est de lui que dérive la capacité
et la joie d’un plus grand renoncement pour un plus grand service. Le
peuple chrétien lui-même attend et exige plus des religieux : plus de
disponibilité, plus de générosité, plus de détachement, plus de service.
Pourquoi ? Parce qu’ils sont meilleurs que les autres? ou bien plutôt
parce qu’ils ont reçu « un plus » et que, par conséquent, ils doivent
rendre davantage?
« À vous, il est donné… » Les religieux doivent commencer par le
reconnaître, autrement ils finiront par refuser de servir, avec l’excuse
et la logique d’une « normalité » qui n’est ni évangélique ni
chrétienne. La logique de l’Évangile n’est en effet ni celle du droit ni
celle de la justice, mais celle des Béatitudes, qui ne sont certes pas
à la portée de celui qui s’enferme dans la défense de ses propres
droits. Au terme de Vita Consecrata, Jean-Paul II lance ainsi ce
splendide appel aux personnes consacrées : « Malgré les difficultés
que vous avez pu rencontrer parfois et l’affaiblissement de l’estime
pour la vie consacrée dans une certaine opinion publique, vous avez
71
la mission d’inviter de nouveau les hommes et les femmes de notre
temps à regarder vers le haut, à ne pas se laisser envahir par les
affaires de chaque jour, mais à se laisser séduire par Dieu et par
l’Évangile de son Fils. N’oubliez jamais que, d’une manière très
particulière, vous pouvez et devez dire, non seulement que vous
êtes du Christ, mais que vous êtes devenus le Christ » (n. 109).
Il est important, dans la pratique, d’avoir clairement conscience
que la vie du consacré, non seulement est différente des autres,
mais qu’elle est plus exigeante, précisément parce que l’offre qui lui
a été faite exige davantage. Prenons un exemple : il est insensé de
songer à atteindre la plénitude de la virginité, en s’autorisant toutes
les satisfactions des sens qui s’offrent habituellement à celui qui vit
dans le monde. Il ne s’agit pas seulement de renoncement à
« certaines choses »; c’est tout un style de vie qu’il s’agit de changer
et même de renverser. Le consacré, à l’égard de certains biens, du
sexe ou de l’autonomie, ne peut avoir les mêmes valeurs, ni adopter
les mêmes comportements que les autres. Pour l’homme marié, la
passion sexuelle peut être utile, voire nécessaire sous certains
aspects, tandis que le consacré doit parvenir à la maîtriser
complètement; il y a là des conceptions diverses de l’amour-même
qui exigent une orientation toute différente de l’existence. En outre,
la sexualité n’a pas comme seul but la procréation; elle est une façon
d’être, de penser, de sentir, de voir, qui implique absolument toute
l’existence, dans laquelle il n’existe pas de compartiments étanches.
Un don
transformant
Celui qui, par vocation, a renoncé totalement à la vie sexuelle, parce
qu’une grâce divine l’a « fait eunuque pour le Royaume », autrement
dit l’a changé intérieurement, ne peut pas continuer à penser « qu’il
72
est comme les autres ». Sinon il finirait par se convaincre
qu’il est normal de se comporter comme eux et « anormal » de
s’abstenir de ce dont ils jouissent. À terme, il ne vivrait que de
frustrations, et marcherait vers un échec complet. Puisque la
manière d’agir doit suivre la manière d’être, il ne ressentirait plus les
renoncements évangéliques comme un chemin de libération lui
permettant d’atteindre la paix intérieure et la tranquillité des sens,
mais comme de douloureux sacrifices de désirs insatisfaits ;
sacrifices qui, à terme, lui deviendraient pesants comme du plomb.
Ce que nous venons de dire pour la chasteté vaut également pour
la pauvreté et l’obéissance. Le séculier peut nourrir le désir légitime
d’un avoir personnel, se démener pour l’obtenir et l’augmenter ; il
peut programmer un projet personnel de vie et de travail et employer
tous les moyens licites pour l’accomplir; non pas le religieux qui doit
simplement faire taire, et pour toujours, tout désir de possession et
de projets personnels. Pour les autres il y a des droits et des devoirs
fondamentaux; pour lui, ils n’existent plus. Si donc il ne veut pas
vivre dans la nostalgie continuelle, douloureuse et frustrante des
choses qu’il continue plus ou moins consciemment à désirer, il doit
se reconnaître différent des autres. En effet, le don de Dieu n’opère
pas en nous si nous ne voulons pas personnellement l’assumer. Ce
n’est que si l’on arrive à sentir comme étant néfaste pour soi-même, ou
mieux encore « indifférent » ce qui, pour les autres, est au contraire
« très bon », qu’on finira par y renoncer vraiment et ne plus le désirer.
Il ne s’agit pas d’une naturelle inaptitude qui constituerait un défaut,
mais plutôt d’un dépassement progressif et d’une suprême
domination de soi en laquelle consiste la perfection, comme
73
l’enseigne saint Thomas en se référant à saint Augustin, l’autre
grand maître de la théologie chrétienne : « Le poison de la charité
est l’aspiration à obtenir et à posséder les biens temporels, tandis
que sa croissance et sa perfection sont liées respectivement à la
diminution et à la disparition de la concupiscence » (De Perfectione
vitae spiritualis, c 6). Pourtant ce dépassement ne peut être atteint
sans une ascèse constante et toujours plus exigeante. Ajoutons
cependant qu’une telle ascèse n’a pas pour but de s’exalter
présomptueusement soi-même, mais de répondre à un don reçu qui
devient une norme de vie à laquelle (comme à tous les dons divins)
on désire obéir. La décision de la volonté n’est pas suffisante sans
un don qui pénètre et transforme la personne au plus intime d’ellemême.
On entend dire parfois de la bouche de certains consacrés : « Je
veux vivre la même vie chrétienne que celle de mes parents et de
mes frères, même si c’est avec des modalités différentes. Diversité
de modalités ne signifie pas diversité de valeurs qui sont
semblables; la différence tient dans la manière de vivre, mais elle
n’est pas substantielle. » Ce raisonnement apparaît comme
profondément ambigu et, à y bien réfléchir, assez étrange. Le
religieux renonce en effet à des valeurs fondamentales qui
contribuent, de manière déterminante, à construire un homme et à
le perfectionner. Comment prétendre alors vivre des valeurs
identiques mais selon des modalités différentes ? Posséder en
propre ou ne rien posséder, avoir ou non une femme et une famille,
se construire un programme personnel de vie et le conduire selon
ses propres choix, ou y renoncer totalement pour se laisser conduire
74
dans un projet qui nous dépasse et ne dépend pas de nous, tout ceci
n’est pas de même nature. Ne rien posséder n’est pas une manière
différente de posséder, mais son contraire. Ne pas avoir d’épouse
ou en avoir une sont deux réalités bien distinctes. Ne pas suivre ses
propres choix est le contraire de la liberté de les suivre. Sans doute
certains ne se rendent-ils pas clairement compte de ce que signifie,
par exemple, le fait d’être un mari et un père de famille, une épouse
et une mère, et combien cet état de vie marque d’une manière
profonde, radicale et déterminante la vie d’une personne humaine;
Les consacrés qui n’ont pas compris cela ne peuvent être
pleinement conscients du renoncement auquel ils ont consenti. Ce
qui expliquerait la raison pour laquelle le désir de « vivre comme tout
Un don qualifiant
le monde » et de le justifier revient en eux — à leur insu sans doute
— d’une manière persistante.
En définitive, s’agit-il simplement d’une « modalité » différente de
vie ? Il est certain qu’un ivrogne peut entonner l’Aïda, mais serait-on
en droit d’affirmer qu’entre son exécution et celle d’un Pavarotti, il
n’y a qu’une différence modale ? Si l’on parle, non de modalités, mais
de valeurs distinctes, alors le discours s’oriente plus facilement vers
le don de Dieu, dont on ne peut s’enorgueillir, et qui nous invite à
l’action de grâces et au service de nos frères. Jésus a bien souligné
qu’être « fils d’Abraham » constituait une responsabilité bien plus
qu’un honneur (Jn 8, 39).
« À vous, il a été donné… » L’élitisme et la présomption ne
viennent pas de la reconnaissance du don de Dieu, mais de sa
négation! En effet, sans un don reçu, le religieux ne peut s’offrir en
sacrifice et renoncer à tant de biens que d’autres jugent
75
indispensables; sans cette prise de conscience, une contradiction
personnelle s’introduirait en lui, et par conséquent une attitude de
bravade vis-à-vis de ceux qui ne le suivraient pas sur cette voie.
Chacun se réalise en se mettant à la disposition de Dieu et donc
en le servant selon les talents qu’il a reçus (cf. Lc 19, 47-48). Pour
atteindre la sainteté à laquelle tout chrétien est appelé, chacun a sa
voie à parcourir : celle qui lui est indiquée par sa vocation, avec les
dons qui l’accompagnent nécessairement pour lui permettre de la
vivre le mieux possible et d’une manière tout à fait personnelle. C’est
pourquoi celui qui a plus reçu ne parvient à la sainteté que s’il donne
davantage, car seul celui qui donne davantage que ce qu’il a reçu
donne suffisamment, comme le montre clairement la parabole des
talents. Dans le cas contraire, il manquera son but, et ne saurait
ensuite, pour se justifier, proclamer qu’il désire vivre « comme tout
le monde » et ne pas vouloir se placer au-dessus d’eux! L’humilité a
bon dos. Certes, le Père seul connaît et établit la place de chacun
et le degré de sainteté auquel il le destine! Cependant nous
n’atteindrons cette place que si nous sommes fidèles au don reçu et
cohérents avec lui. Le don, comme la place que nous occupons,
dépendent de la seule libéralité du Père, mais notre dignité et notre
gloire dépendent aussi de la réponse que nous Lui donnerons.
N’oublions pas que la perfection se mesure moins à la grandeur
de l’œuvre accomplie qu’à la grandeur de l’amour qu’on y met. Ce
qui revient à dire que le mérite et la récompense essentielle — grâce
et gloire — tiennent moins à l’importance et à la qualité du charisme
reçu qu’à la générosité avec laquelle on s’y implique pour un service
total accordé aux exigences qui en découlent. On peut ainsi servir
76
peu en ayant beaucoup reçu, la grâce du sacerdoce par exemple,
tandis qu’on peut être totalement donné tout en ayant une humble
charge, celle de simple sacristain par exemple.
Confondre la grâce et la charité qui caractérisent le chrétien, avec
l’appel et le don spécifiques qui lui indiquent sa manière concrète de
servir, est source d’ambiguïté et d’incompréhension. Qui oserait
soutenir que Jésus, en n’acceptant pas dans le groupe restreint de
ses intimes ceux qui s’offraient spontanément à lui (lui déclarant être
prêts à le suivre partout), leur ait refusé la possibilité d’atteindre la
perfection de l’amour ? Mais, en même temps, qui peut affirmer qu’il
n’accomplissait pas un choix radical entre ceux qu’il renvoyait chez
Un don pour
servir davantage
eux et ceux qu’il appelait à le suivre « de plus près »? La perfection
de l’amour à laquelle chacun doit tendre est évidente; ce qui peut
être soumis à discussion est l’importance du service que certains
sont appelés à remplir pour favoriser l’établissement du Règne de
l’amour, et les qualités qui leur permettent d’accomplir ce service
d’une façon adéquate.
Certains semblent concevoir la vie chrétienne et l’appel universel
à la sainteté comme une compétition sportive dans laquelle tous
partent ou doivent partir avec les mêmes chances et dans les
mêmes conditions; toute discrimination qui placerait l’un en position
plus difficile qu’un autre, est immédiatement considérée comme une
injustice. Mais ce raisonnement n’est pas recevable. Les vocations
chrétiennes ne sont pas mises en concurrence entre elles pour
franchir, dans d’égales conditions, une ligne d’arrivée commune à
tous; et cela pour la simple raison que cette ligne d’arrivée n’existe
77
pas. Nul n’est tenu en effet d’arriver là où un autre est appelé.
Chacun a son propre but, unique et non interchangeable. En outre,
chacun atteint son but, non en étant en concurrence avec un autre,
mais uniquement s’il collabore avec lui et se met à sa disposition.
Lorsque le Concile, par exemple, affirme que le don de la chasteté
rend « plus aisée » l’adhésion à Dieu d’un cœur sans partage (L.G.
42 e), il ne veut pas affirmer le principe selon lequel l’homme chaste
serait supérieur à l’homme marié (comparaison impossible, car la
grandeur chrétienne ne dépend pas du charisme mais de l’amour),
et il ne prétend pas non plus affirmer qu’à l’homme vierge est offert
un moyen plus efficace de bénéficier et de se glorifier d’une situation
privilégiée. Ce don qu’il reçoit doit devenir la proclamation
transparente de la vocation, commune à tous, « d’aimer Dieu de tout
son cœur et de toute son âme ». Il atteint cette transparence grâce
au don radical et exclusif de lui-même, plus exigeant, et qui, de
surcroit, l’engage davantage. De son témoignage dépend en grande
partie l’engagement et la fidélité de ses frères (cf. L.G. 44 c).
Nous savons que le salut auquel Dieu appelle tous les hommes et
toutes les nations se réalise historiquement au sein d’un double
mouvement, centripète et centrifuge. D’une part, les hommes sont
appelés et mystérieusement conduits vers l’Unum qui est le Christ ;
d’autre part, le salut vient de l’Unum et se répand sur l’humanité par
des étapes, progressives et toujours plus importantes. Nous
pourrions dire que le tout se réalise à travers des cercles
concentriques. Lorsque Dieu veut franchir une étape décisive pour
le salut des hommes, il commence toujours par appeler quelqu’un
de particulier, que ce soit un peuple ou un individu, Israël ou l’Église,
Abraham, Moïse, les Prophètes, Jean-Baptiste, Marie, les Apôtres…
78
Personne ne saurait imaginer que Dieu a voulu créer d’injustes
discriminations entre les peuples ou entre les individus, en appelant
Israël et en construisant l’Église, ou en choisissant Moïse, Marie et
les Apôtres. En s’inscrivant dans la même logique, il serait de même
insensé de parler de discrimination lorsque Dieu choisit quelqu’un
pour le mettre d’une manière particulière au service du salut de tous.
En fait, dans le plan de Dieu, être choisi plutôt qu’un autre ne
signifie pas être mis au-dessus de, mais au service de. L’Évangile
l’enseigne clairement lorsqu’il affirme que le plus grand parmi ses
frères est celui qui les sert, et que le service seul établit le degré de
dignité et la place qui revient à chacun dans le Royaume de Dieu.
Souvenons-nous de la parabole des talents : ce n’est pas de les
avoir reçus qui mérite louange, mais de les avoir fait fructifier. Le
Concile interprète et rappelle tout cela par ce sévère
« avertissement » : « Que tous les fils de l’Église se souviennent
bien que leur condition privilégiée n’est pas imputée à leurs mérites,
mais qu’elle est comptée comme une grâce spéciale du Christ ; c’est
pourquoi, s’ils n’y correspondent pas par la pensée, la parole et les
œuvres, non seulement ils ne se sauveront pas, mais ils seront plus
sévèrement jugés » (L.G. 14 c).
De même que le fait d’avoir proclamé : « Nous voulons vivre
comme tout le monde » servira bien peu à certains religieux pour
trouver grâce devant Dieu.
Il est de même absurde de soutenir que l’affirmation conciliaire sur
l’excellence de la vie consacrée, réaffirmée par l’Exhortation postsynodale (n. 32), créerait fatalement une double catégorie de
79
chrétiens, un premier et un second ordre (ce qui revient à dire que
les païens sont des hommes de second ordre par rapport aux
chrétiens). L’affirmation conciliaire veut seulement souligner la place
particulière qu’occupe la vie religieuse pour la pleine réalisation de
la vocation de tous les chrétiens, notamment grâce au service
éminent qu’elle est invitée à remplir; mais elle souligne également
que ceux qui sont appelés n’atteignent leur but qu’à la condition
d’accomplir généreusement leur devoir. Concrètement, un religieux
qui, par exemple, refuserait d’offrir le témoignage de son état, sous
le prétexte de vouloir vivre « comme tout le monde », finirait par
mettre en danger son propre chemin vers le salut et la sainteté.
Ajoutons toutefois qu’il n’est pas possible de réduire à une
affirmation absolue les relations entre les différents états de vie dans
l’Église.
De fait, dans le corps de l’Église, « chacun des états de vie
fondamentaux reçoit la tâche d’exprimer, dans son ordre, l’une ou
l’autre des dimensions de l’unique mystère du Christ » (V.C. n. 32).
Par exemple, si la vie religieuse exprime et sert davantage la
dimension eschatologique de l’Église, la vie laïque exprime et réalise
mieux la mission de ferment et de levain à l’intérieur même des
réalités du monde. La complémentarité et la réciprocité des vocations
exigent non seulement une « diversité » mais aussi une certaine
« supériorité » de l’une par rapport à l’autre en ce qui constitue leur
spécificité. Alors seulement les vocations peuvent s’aider et s’enrichir
mutuellement . De toutes façons, l’importance du service dépend
toujours de ce qu’on a reçu, chacun devant servir selon toutes ses
80
possibilités puisque le commandement « tu aimeras [de toutes tes
forces] » est absolument universel et n’admet aucune exception.
Tout cela n’a rien à voir avec on ne sait quelle discrimination ; c’est,
au contraire, une loi vitale de l’Église, sans laquelle la
complémentarité et la réciprocité seraient réduites à une simple
juxtaposition ou à une sorte de nivellement. Ceci est aisément
vérifiable sur le plan humain; il est évident que le sacristain en tant
que tel peut être supérieur au prêtre, qui ne sait peut-être même pas
sonner la cloche. Pourtant cela ne signifie pas du tout qu’il faille
remettre en cause la dignité singulière et supérieure non moins que
l’importance du ministère sacerdotal dans l’Église.
En tout cas, s’il est vrai que l’état sacerdotal et celui des conseils
évangéliques sont aussi au service de la vie chrétienne — laïque —
, qu’ils en sont des instruments, cela signifie que tous les dons de
Dieu trouvent là précisément leur destination finale. Encore une fois,
« on est élu en faveur de ceux qui ne le sont pas » comme l’a écrit
Von Balthasar, et la peur d’une discrimination élitiste peut surgir
Dans la
complémentarité
seulement en ceux qui ne sont pas entrés dans la logique de Celui
qui, bien qu’étant le Maître et le Seigneur, (Jn 13, 13) a passé sa vie
à servir (cf. Lc 22, 27 ; Jn 13, 15).
La vie consacrée comme signe
On sait que le Concile, pour mettre en relief le rôle spécifique de la
vie religieuse dans l’Église, la classe dans la catégorie du signe
(abondamment exploitée ensuite par la réflexion post-conciliaire) à
laquelle se relie celle de l’exemple et du témoignage. Le texte le plus
81
célèbre se trouve au n° 44 de Lumen Gentium; on y lit en effet que la
vie consacrée manifeste, témoigne, annonce par avance, représente et
démontre ; l’ensemble est précédé par la solennelle affirmation : « La
profession des conseils évangéliques apparaît comme un signe qui
peut et doit amener efficacement tous les membres de l’Église à remplir
avec élan les devoirs de leur vocation chrétienne. »
Le mot signe n’a pas un sens univoque. Il peut indiquer une
empreinte visible laissée par quelqu’un: par exemple celle de
chaussures sur un terrain humide ou poussiéreux; ou un signe
distinctif, comme un grain de beauté sur le front; ou encore un objet qui
indique une direction, une borne routière par exemple; un geste qui
exprime ou révèle quelque chose de caché, tel un mouvement affirmatif
ou négatif de la tête ; une réalité qui indique la présence d’une autre,
comme par exemple la fumée qui révèle la présence du feu ; ou quelque
chose auquel on donne, d’une manière tout à fait conventionnelle, une
signification particulière, comme un morceau d’étoffe qui a la forme et
la couleur du drapeau national.
UN SIGNE
OBJECTIF
Tous ces sens peuvent être, de quelque manière, appliquées à la
vie religieuse considérée sous son aspect de signe.
En tout cas, si l’on veut rester cohérent avec la doctrine du Concile,
il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’un signe qui possède une telle
puissance d’attraction qu’il est capable de secouer les chrétiens de leur
éventuelle paresse et de les pousser efficacement à accomplir, avec
82
dynamisme, les devoirs de leur vocation. La force de ce signe vient de
la richesse qu’il renferme et de l’attention qu’il suscite.
On ne peut donc accepter l’interprétation de ceux qui, prenant le mot
« signe » dans son sens conventionnel, en font le simple rappel d’une
idée, d’une valeur reconnue ou d’un geste déterminé ou encore d’un
pur comportement de convention humaine « ad placitum ». Ainsi un
morceau d’étoffe découpé ou coloré comme un drapeau national peut
être un signe et avoir une signification aussi grande que la patrie; mais
il est évident, qu’en soi, il n’a rien de différent d’un autre morceau
d’étoffe quelconque : toute sa valeur est extrinsèque, conventionnelle
et symbolique. Dans notre contexte, une telle interprétation signifierait
ceci : la vie religieuse a une valeur particulière dans l’Église uniquement
parce qu’elle est un signe mais on ne peut dire qu’elle est un signe
parce qu’elle comporte en soi une valeur particulière. Dans son style et
son mode d’existence, la vie consacrée est certes particulièrement apte
à être un signe du mystère du Royaume et, de ce point de vue, elle a
une fonction spéciale et spécifique; mais cela n’a rien à voir avec sa
valeur intrinsèque, car toutes les vocations chrétiennes se valent, et l’on
ne peut faire de discrimination en prônant l’excellence particulière de
l’une ou de l’autre.
Nous savons que ce raisonnement, aujourd’hui assez répandu, a
été présent dans l’esprit de certains Pères et théologiens du Concile.
Ce fait même nous aidera à bien comprendre l’esprit du Concile qui,
en écrivant et approuvant le texte cité plus haut, l’a fait après avoir
confronté les diverses fonctions et en avoir discuté.
83
Dans le schéma de 1963, on disait que les Instituts religieux
« imprimis in Ecclesia habent valorem signi » « ont avant tout une
valeur de signe ». Puisque ce schéma avait été imposé par un
certain courant de mentalité phénoménologique et existentialiste,
l’expression citée plus haut fut aisément interprétée dans son sens
restreint, comme s’il s’agissait d’une réalité purement extérieure;
comme un indicateur de direction ou une borne routière et rien de
plus. Le général des Jésuites, le Père Janssens, par une
intervention paraphée par six Pères sur neuf, précisa le sens exact
de cette expression en déclarant : « L’état religieux n’a pas de valeur
parce qu’il est un signe, mais il est un signe parce qu’il a une valeur
sanctifiante et rédemptrice. » L’étude des Pères Molinari et Gumpel
montre clairement par les Actes du Concile que c’est justement dans
ce sens que doit être entendue la doctrine conciliaire sur la vie
religieuse comme signe (P. Molinari et P. Gumpel, La doctrine de la
constitution dogmatique « Lumen gentium » sur la vie consacrée, in
Vol. 21 [1985] p. 117 et suivantes).
UN SIGNE
EFFICACE
Une théologie de la vie consacrée qui ne l’envisagerait que sous
l’angle d’un signe donné aux hommes serait donc clairement
insuffisante et irrecevable. Nous trouvons cette conclusion
confirmée dans le Décret sur le ministère et la vie des prêtres où, au
n° 16 b, on affirme qu’en vertu de son célibat, le prêtre est consacré
au Christ à un titre nouveau et sublime. L’histoire de la rédaction du
texte montre à l’évidence combien l’on a voulu affirmer que c’est de
la consécration intime de la personne que découle sa fonction de
signe et de témoignage, et non l’inverse. Et cela, comme on vient de
84
le souligner, afin de rester en harmonie avec l’enseignement de L.G.
44. En effet, accueillant la doctrine proposée par plus de six-cents
Pères, la Commission théologique s’exprimait ainsi :
« Justificatio theologica coelibatus adaequate hauriri nequit unice vel
principaliter a ratione significandi et testificandi. Profundior ratio
coelibatus, e contra, consistit in intimiore consecratione ad Christum, ex
qua tandem valor signi utpote consequentia profluit. Revera talis
doctrina Const. Lumen gentium, in n. 44 exponitur » 1. Acta Synodalia.
Vol. IV. Periodus quarta. Pars VII, Congreg. generalis 166, a. 1965,
p. 212.
Paul VI résumera merveilleusement ces lignes lorsque, parlant de la
chasteté, il affirmera qu’elle « marque, transforme et pénètre l’être
humain jusqu’au plus profond de lui-même, par une mystérieuse
ressemblance avec le Christ » (E.T. n. 13). Et lorsque Mutuæ
Relationes déclare à son tour que la vie consacrée « est un moyen
particulier de participer à la nature sacramentelle du peuple de Dieu »
(n. 10), elle entend parler non seulement de visibilité mais aussi
d’efficacité, parce que ce sont précisément ces deux points qui
définissent la nature sacramentelle de l’Église. La récente Exhortation
Vita Consacrata, quant à elle, ne se contente pas de rappeler la
nouveauté et la spécificité de la consécration religieuse (n. 30; 22),
mais elle met clairement en évidence la présence particulière et
l’activité transformante de l’Esprit « qui forme et façonne l’esprit de
ceux qui sont appelés en les configurant au Christ chaste, pauvre et
obéissant, et en les poussant à faire leur sa mission » (n. 19).
85
En tant que « vie et sainteté » de l’Église (L.G. 44 c), la vie consacrée
est avant tout une réalité profonde et cachée qui puise sa sève et sa
fécondité la plus vraie dans une participation privilégiée au mystère
même de Dieu (cf. V.C. n. 20-21). Cette réalité mystérieuse n’est ni
visible ni tangible, mais elle est cela même qui fonde et rend possible
le « signe » qu’actualise un style de vie particulier et une inépuisable
activité apostolique et caritative. Ainsi l’état religieux est signe d’une vie,
mais il est signe parce qu’il est vie. Parler d’effet sans cause n’a pas de
sens. La vie consacrée est signe de la vie de l’Église et du Royaume
uniquement parce qu’elle en est sa réalisation particulière. Le martyre
aussi, est, à coup sûr, un signe de grand amour, mais il l’est
précisément parce qu’il est une actualisation de cet amour. Comment
pourrait-on dire que le martyre est signe d’un amour qui n’existe pas?
Il est vrai que l’on peut vérifier des situations irrégulières proches
de celles qui relèvent de la participation aux sacrements, ceux-ci ne
produisant aucun effet en raison de l’indisposition intérieure de la
personne qui les reçoit. Mais cela ne permet pas de remettre en
question l’efficacité sacramentelle. De même on ne peut nier la
valeur objectivement rédemptrice et sanctifiante d’un état de vie qui
doit devenir incarnation, réalisation et révélation de la vie et de la
sainteté de l’Église en imitant le plus parfaitement possible la vie et
la sainteté même du Christ Jésus. Y a t-il en effet une meilleure
façon de vivre la vie du Christ que celle qu’Il a adoptée Lui-même?
« Tel est le motif pour lequel, dans la tradition chrétienne, on a
toujours parlé de l’excellence objective de la vie consacrée » (V.C.
n. 18). D’un point de vue subjectif, il faut naturellement toujours
considérer comme acquis que la meilleure forme de vie pour chacun
86
est celle à laquelle le Seigneur l’appelle personnellement, et pour
laquelle il l’habilite d’une manière adéquate. Je ne vois pas comment
on peut nier que la vie religieuse quant à son style, son organisation
et ses divers choix, sa place à l’intérieur de l’Église et du monde, ne
constitue pas une vraie et efficace « école de sainteté », qui puisse
devenir à son tour pour tous les autres baptisés un signe et un
rappel pour eux-mêmes. Le Concile l’affirme d’une manière évidente
lorsqu’il écrit que les familles religieuses « fournissent à leurs
membres l’aide d’une plus grande stabilité dans la manière de vivre,
une excellente formation dans la recherche de la perfection, la
communion fraternelle dans la milice du Christ, une liberté
corroborée par l’obéissance, de façon qu’ils puissent […] progresser
joyeux dans la voie de la charité » (L.G. 43 a). « L’Église, répète
quant à elle l’Exhortation post-synodale, a toujours vu dans la
profession des conseils évangéliques une voie privilégiée vers la
sainteté. […] Ce n’est pas sans raison qu’un si grand nombre de
consacrés ont laissé au cours des siècles des témoignages
éloquents de sainteté et qu’ils ont mené à bien des initiatives
d’évangélisation et de service particulièrement généreuses et
exigeantes »(V.C. n. 35). Les Pères du Synode, dans leur Message
final, ont, à leur tour, résumé tout cela dans une affirmation
significative : « La vie consacrée a été, tout au long de l’histoire de
l’Église, une présence vivante de l’action de l’Esprit, comme espace
privilégié d’un amour absolu de Dieu et du prochain, comme
témoignage du projet divin de faire de toute l’humanité, au sein de
la civilisation de l’amour, la grande famille des fils de Dieu » (n. 9).
1. « La justification théologique du célibat ne peut pas être prise de façon adéquate,
uniquement et principalement du côté de la fonction de signe et de témoignage. La raison
plus profonde du célibat, au contraire, se tient dans l’intime consécration au Christ, de
laquelle découle donc, comme conséquence, sa valeur de signe. »
87
Affirmer (au nom de l’égalitarisme auquel Dieu lui-même devrait
adapter son action) que tous les états de vie ont, objectivement, la
même efficacité sanctifiante, serait prétendre que l’ambiance dans
laquelle on se trouve n’influence nullement personne; de même
assimiler la situation de celui qui peut recevoir les sacrements tous
les jours à celle de celui qui demeure dans l’impossibilité habituelle
de les recevoir. Raisonner ainsi pourrait mener très loin et favoriser
des conclusions telles que celles-ci : pourquoi se donner tant de mal
à annoncer l’Évangile aux peuples de la terre quand ceux-ci,
agissant de bonne foi, peuvent également obtenir le salut puisqu’à
tous Dieu donne (et se doit de donner !) les mêmes possibilités ?
La vie religieuse comme mémoire
Comme nous l’avons rappelé, à la catégorie du signe sont
étroitement rattachées celles de la mémoire, du témoignage, de
l’exemple, de la prophétie. Nous pouvons essentiellement les
ramener à deux groupes : la mémoire et la prophétie.
Le terme de « mémoire » peut être pris dans deux sens différents :
tout d’abord, ce qui fait revivre le passé et le rend en quelque sorte
actuel et présent ; ensuite, ce qui aide continuellement à « rappeler »
quelque chose qui doit toujours être tenu présent à l’esprit, et cela
dans l’intention de pouvoir vivre et agir convenablement. Mémoire
donc, soit dans le sens de « ce qui sert à actualiser le passé », soit
dans le sens de « mettre en évidence ce qui est nécessaire pour
réaliser le présent ».
88
M ÉMOIRE DU
PASSÉ
Le Concile a présenté la vie religieuse selon les conseils
évangéliques comme mémoire du passé, quand il a rappelé qu’elle
était fondée sur les paroles et sur les exemples du Seigneur lui-même
(L.G. 43 a) : «L’état religieux imite de plus près et représente
continuellement dans l’Église cette forme de vie que le Fils de Dieu a
prise quand Il vint dans le monde pour faire la volonté du Père, et qu’Il
a proposé aux disciples qui le suivaient » (L.G. 44 c). Notons qu’ici
aussi il s’agit « d’une mémoire vivante ». La vie religieuse rappelle ou
fait mémoire du mode de vie du Christ, non à travers des mots ou des
symboles, mais simplement parce qu’elle revit ce qu’il a lui-même
vécu, et, le revivant, le réactualise perpétuellement dans l’histoire.
Malgré toutes les tentatives de sécularisation et de désacralisation que
souvent les religieux eux-mêmes ont encouragées, le peuple de Dieu
continue à les considérer comme des représentants exemplaires d’une
vie selon l’Évangile. Il est vrai que le « frère » ou la « sœur » sont
souvent associés à des souvenirs, des réminiscences ou des
messages de caractère plus ou moins religieux, dérivés et filtrés par
une culture populaire; on ne peut pourtant nier que cette culture plonge
ses racines dans l’expérience séculaire et dans la conviction du peuple
croyant qui a toujours vu dans les « religieux » les vrais disciples du
Christ et les plus fidèles interprètes de l’Évangile. Vita Consecrata
affirme avec conviction : « La vie consacrée constitue en vérité une
mémoire vivante de la manière de vivre et d’agir de Jésus, comme
Verbe incarné, par rapport à son Père et à ses frères. Elle est tradition
vivante de la vie et du message du Sauveur » (n. 22) ; c’est pourquoi
l’engagement fondamental du Consacré sera de devenir, avec l’aide
89
particulière de l’Esprit, « le
prolongement dans l’histoire d’une
présence spéciale du Seigneur Ressuscité » (n. 19).
Le n. 46 de Lumen Gentium souligne clairement combien le Concile
a confiance en cette capacité de la vie religieuse de représenter et de
« faire revivre » le Christ aujourd’hui, dans ses attitudes les plus
fondamentales et les plus significatives. Dans l’Église, les pasteurs qui
représentent le Christ médiateur de salut, pasteur et guide de son
peuple, sont insuffisants; tout aussi nécessaires alors sont ceux qui le
représentent dans sa manière de vie quotidienne et dans son attitude
de service continuel, de bienveillance envers toute faiblesse
humaine quelle qu’elle soit : « Les religieux doivent tendre de tous leurs
efforts à ce que, par leur intermédiaire, l’Église manifeste chaque jour
le Christ, aux fidèles comme aux infidèles, tandis qu’Il contemple sur la
montagne ou qu’Il annonce aux foules le Royaume de Dieu, ou qu’Il
guérit les malades et convertit les pécheurs, ou encore qu’Il bénit les
enfants, et fait du bien à tous, en obéissant toujours à la volonté du Père
qui
L’a
envoyé
»
(L.G. 46 a). Cette « représentation » est une partie essentielle de la
mission de l’Église, « sacrement du Christ ». Comment l’Église pourraitelle être un authentique « prolongement » du Christ si elle n’en imitait
l’existence concrète ? Pour cette raison, le don de la vie consacrée est
aussi nécessaire que le sacerdoce ministériel.
MÉMOIRE
DU PRÉSENT
Un des signes les plus clairs de la faiblesse de l’homme est la
facilité avec laquelle il se laisse « distraire » de l’idéal qu’il s’était
proposé jusqu’alors. Il se laisse tellement « absorber » par tout ce qui
90
l’entoure et constitue son centre d’intérêt immédiat qu’il perd
l’orientation même de sa vie et se retrouve sur une mauvaise voie.
Cela est vrai en particulier de la vie chrétienne dont les valeurs
essentielles échappent aux normes de l’expérience humaine et dont
la fin qui la justifie est un bien totalement transcendant. Si l’on ajoute
que le péché pousse l’homme toujours plus bas pour l’enchaîner aux
plaisirs
et
aux
satisfactions
du
monde,
on
se rend compte facilement que les valeurs intérieures, spirituelles,
surnaturelles et transcendantes, risquent facilement d’être d’abord
mises de côté, puis oubliées et finalement remplacées.
@Le rôle de la vie religieuse comme « mémorial » est précisément
de remettre continuellement en évidence les valeurs fondamentales
de l’existence et les motivations ultimes qui doivent orienter et régler
les comportements du chrétien. Il s’agit de manifester les biens
célestes déjà présents en ce monde, et les valeurs supérieures qui
donnent à l’existence son sens véritable et définitif, de mettre ces
valeurs en relief, et de les proposer sans cesse à l’attention des
croyants.
Le chrétien doit toujours se souvenir que le Christ est le
fondement de tout. Tout a été fait par Lui et trouve sa consistance
en Lui; tout s’accomplit et est récapitulé en Lui seul. Il est le début,
la fin et le contenu de l’existence entière. Il est le Seigneur de la vie
et de l’histoire. Toutes les choses n’ont de sens que relativement au
Christ et tout ce qui ne se réfère pas directement ou indirectement
à Lui est dépourvu de sens. Les religieux qui proclament
officiellement qu’ils n’ont d’autre règle suprême que de suivre le
91
Christ ne font que mettre en évidence et rappeler à tous cette vérité,
cette loi fondamentale de l’existence humaine et cosmique.
En outre, le chrétien sait que la terre n’est pas sa patrie; il est ici-bas
un hôte de passage, un voyageur, un pèlerin en route vers un but qui
dépasse ses horizons terrestres. Sur ce point aussi, parce qu’il a
souligné le caractère eschatologique de l’Église en marche et son union
avec l’Église céleste (L.G. c. VII), le Concile a contribué d’une manière
remarquable à une interprétation authentiquement chrétienne d’une vie
humaine toujours ouverte et orientée vers des horizons supérieurs et
transcendants. Même en ce sens, les religieux constituent une
« mémoire »: selon l’Exhortation post-synodale (n. 26), ils rappellent
continuellement les vérités ultimes, grâce à une tension incessante qui
les conduit à dépasser et à négliger des valeurs qui, pour d’autres,
semblent fondamentales, mais qui pour eux ne sont qu’un « signe »,
une représentation d’une réalité bien plus grande, qui les dépasse et à
laquelle librement ils consentent. Les biens du monde qui, dans le
contexte terrestre, ont en soi leur signification et leur importance,
acquièrent pour le chrétien une valeur authentique s’ils sont le signe et
le rappel de la patrie définitive; à tel point qu’en cessant de l’être, ils
perdent leur sens véritable et deviennent inutiles et même
dommageables pour l’homme en chemin vers le Royaume.
Il faut toujours se souvenir que tout ce qui nous entoure a une
signification plus profonde que ce qui tombe sous l’apparence; ceci
dérive du jeu complexe des rapports qu’établissent entre elles les
différentes réalités créées; cette signification plus profonde, qui est la
plus véritable, la plus définitive, est l’expression de l’Amour que le Père
92
a pour nous en Jésus-Christ. Le risque constant et le plus grand pour
l’homme est de confondre le Donateur avec le don, autrement dit de
remplacer Dieu par les biens qu’Il nous dispense. C’est pourquoi la loi
fondamentale du chrétien est celle du détachement. Posséder comme
si on ne possédait pas, disait saint Paul, pour que la « possession » ne
se transforme pas en un « être possédé », pour que le moyen ne
devienne pas une fin, et que la figure ne se substitue pas à la réalité
ultime.
Un tel détachement intérieur correspond exactement à l’esprit des
conseils évangéliques : sans lui, pas de liberté spirituelle, et pas de
chemin vers la sainteté non plus. Mais qu’est-ce que cette « liberté
intérieure» qui rend le chrétien capable d’avancer vers sa fin ultime, tout
en vivant totalement intégré à ce monde et usant de ses biens,
recherchant les valeurs qui s’y trouvent pour donner son achèvement à
la création voulue par Dieu? Cet esprit intérieur se caractérise par la
capacité habituelle d’accueillir le don de Dieu en toute chose, de
reconnaître que tout lui appartient, de savoir se comporter en
conséquence, sans prétendre se proclamer « maître » de quoi que ce
soit, sans considérer comme une fin ce qui n’est qu’un moyen. Cela
implique la capacité d’aller au-delà de la matérialité du don, ou, si l’on
préfère, d’aller au-delà de la simple apparence pour en pénétrer le sens.
Ce sens qui, en faisant abstraction de l’utilité immédiate, est toujours un
geste par lequel Dieu se manifeste à nous et nous offre son amour.
« L’esprit des conseils » permet de découvrir Dieu à travers tous les
biens qui nous entourent pour nous laisser envelopper par son amour,
et vivre ainsi dans une attitude constante d’adoration et d’action de
grâces.
93
Cette capacité à aller au-delà du don est en même temps la
révélation du sens ultime du don lui-même. De la part du chrétien,
La primauté
de Dieu
le renoncement ou l’usage, en esprit de détachement, des choses
de ce monde, n’est ni un refus ni une dévalorisation de ces choses,
mais une indication positive et un regard jeté sur la dimension plus
profonde à laquelle ils renvoient. Si je ne suis pas capable de saisir
et de rencontrer l’amour du donateur dans le don qu’il me fait, je
réduis ce don à un simple objet de désir convoité et satisfait, et le
rabaisse en le faisant dépendre d’une concupiscence assouvie.
C’est pourquoi le vœu religieux ne peut jamais être considéré
comme un simple renoncement qui traduirait le refus ou le mépris
des biens sacrifiés. Au contraire, le vœu signifie toujours acceptation
et reconnaissance de la grâce que Dieu nous fait ; et, à travers
l’offrande du don reçu, il exprime notre reconnaissance pour l’amour
que Dieu nous témoigne. Ainsi le don devient à la fois expression de
l’amour de Dieu pour l’homme et de l’amour de l’homme pour Dieu.
Rien ne l’exprime mieux que l’Offertoire de la Messe où nous
présentons à Dieu ce que nous avons reçu de Lui. S’Il nous le
restitue infiniment enrichi, cela prouve qu’Il agrée l’offrande que
nous lui avons faite.
Mais le risque réside dans le fait que le don nous arrête, de telle
manière qu’on empêche la rencontre au lieu de la favoriser. D’où la
nécessité absolue de « l’esprit de détachement » et de la nécessité
pour l’homme d’aller au-delà des apparences pour saisir la réalité. Et
la réalité, disions-nous, est toujours le geste du Père qui nous offre son
amour. Aujourd’hui, alors que l’on souligne avec tant de force la valeur
94
des biens créés, et qu’on en revendique la juste autonomie (quoique
relative), ce risque devient particulièrement insidieux. D’où la nécessité
de « rappeler », de « re-proposer » avec une vigueur nouvelle, la loi
du détachement, ou « esprit des conseils », qui rend possible la vie
selon les béatitudes.
Certes, un tel « détachement » ne peut être seulement intérieur.
S’il existe, il influence de manière déterminante tout le
comportement extérieur, de sorte qu’on use des biens de ce monde
dans la mesure où ils sont utiles pour marcher vers le but final, et ce
en solidarité avec nos frères les hommes.
Le religieux est celui qui renonce à garder pour lui le don reçu,
révèle continuellement ce que signifie ce don et le rend manifeste :
l’amour que Dieu nous porte; en même temps il révèle ce qu’il est
destiné à devenir, c’est-à-dire la réalisation et l’expression de notre
amour pour Dieu et pour nos frères. C’est ainsi que le religieux devient
mémoire vivante de la vie comprise comme vocation, expression et fruit
de l’amour divin.
EXEMPLE
ET TÉMOIGNAGE
À l’idée de « mémoire » est souvent associée celle d’exemple et
de témoignage qui, à nouveau, soulignent que la vie religieuse est
un « signe », précisément parce qu’elle incarne le message qu’elle
transmet. Selon le n. 13 de L.G., ceux qui se trouvent « dans l’état
religieux et tendent à la sainteté en suivant une voie plus étroite,
stimulent leurs frères par leur exemple » (n. 39). Nous trouvons un
autre texte significatif, au n. 31 b du même document conciliaire :
95
« Les religieux, en vertu de leur état, attestent d’une manière
éclatante et exceptionnelle que le monde ne peut se transfigurer ni
être offert à Dieu sans l’esprit des béatitudes. » Mais c’est peut-être
Paul VI qui a, mieux que tous, mis en lumière la dimension de
Le détachement
intérieur
témoignage de la vie consacrée. Il a voulu caractériser son
exhortation sur le renouveau de la vie religieuse par le titre de
Témoignage Évangélique; puis, dans Evangelii Nuntiandi, il a
prononcé à cet égard une affirmation restée célèbre à juste titre : les
religieux, « par la nature même de leur être, se situent dans le
dynamisme de l’Église assoiffée de l’Absolu de Dieu, appelée à la
Sainteté. De cette sainteté ils sont les témoins. Ils incarnent l’Église
en ce qu’elle est désireuse de s’abandonner au radicalisme des
béatitudes. Par leur vie, ils sont le signe de la totale disponibilité
envers Dieu, envers l’Église, envers leurs frères. » (n. 69). C’est
pourquoi l’Exhortation Vita Consecrata, en se reportant à Lumen
gentium 31, rappelle que « l’une des fonctions particulières de la vie
consacrée est de maintenir vive chez les baptisés la conscience des
valeurs fondamentales de l’Évangile, en rendant le témoignage
éminent et éclatant que le monde ne peut être transfiguré et offert à
Dieu sans l’esprit des Béatitudes. Ainsi la vie consacrée rend
continuellement présente dans la conscience du peuple de Dieu,
l’exigence de répondre par la sainteté de la vie à l’amour de Dieu
répandu dans les cœurs par l’Esprit Saint » (n. 33). Lors d’une
précédente intervention, Jean-Paul II avait déjà souligné avec force
cet enseignement : « Vous, religieux et religieuses, êtes appelés à
être des signes lumineux de la réalité du Royaume de Dieu dans sa
dimension eschatologique, ainsi que des témoins de l’esprit radical
des béatitudes. Au milieu du peuple de Dieu en marche, en
96
Amérique latine, si proche de l’expérience des béatitudes
évangéliques, vous devez être les hérauts de tout l’idéal proclamé
par Jésus dans le discours sur la montagne » (Aux religieux de
Saint-Domingue, 10/10/1992).
L’état religieux, en vertu de sa nature même, devient mémoire et
rappel continu de la vocation propre de chaque chrétien, et par
conséquent de son engagement le plus fondamental : tendre à la
sainteté ; en même temps il souligne et met en évidence le dynamisme
intrinsèque et le pivot de ce chemin dans l’esprit des Béatitudes.
En effet les Béatitudes constituent la « grande charte » de la vie
chrétienne. Et pourtant, à les énoncer, non seulement elles semblent
inapplicables, mais elles seraient effectivement dangereuses si on
voulait les imposer à la lettre comme norme juridique et les faire d’un
seul coup tomber dans l’existence concrète. Le chrétien qui vit dans le
monde se trouve dans une situation paradoxale : il est inséré dans un
ensemble de rapports où tout repose sur le droit et la justice à
respecter, mais en même temps, il est appelé à réaliser un type de vie
qui va au-delà de la logique du droit et de la justice pour entrer dans
celle de la gratuité et du don. Il vit à l’intérieur de l’histoire et il est
appelé à en être le protagoniste ; il ne peut donc rester indifférent ni
moins encore transgresser les exigences et les limites inhérentes à la
réalité humaine telle qu’elle est historiquement structurée, ni y
contrevenir, ni en violer les normes qui règlent les rapports et les
comportements; ni en faire abstraction au nom des règles supérieures
du Royaume de Dieu, où, plus que le droit et la justice, triomphe la loi
du don, du pardon et de la gratuité. Partir de ces normes évangéliques
97
sans respecter celles du droit civil consisterait, entre autres, à laisser
la voie libre aux violents, aux malhonnêtes, aux malfaiteurs.
La logique du Royaume de Dieu ne s’identifie ni au droit ni à la justice,
et pourtant elle les suppose et ne les remplace pas. Il faut donc
commencer par le respect du droit si l’on veut parvenir au don, et à celui
de la justice si l’on veut parvenir à la gratuité. « Gratia supponit naturam
et perficit ». D’autre part, il est évident que la justice et le droit ne
peuvent aller au-delà d’eux-mêmes, et par conséquent ne garantissent
ni ne comportent le don et la gratuité. Cela signifie que le chrétien, fidèle
à la loi des Béatitudes, doit, au-delà même du devoir d’observer la
justice et le droit, s’efforcer d’aller toujours plus loin. Sa « justice » n’est
parfaite que si elle est tournée vers l’infinie perfection du Père, unique
terme de comparaison qui lui soit consenti : « Soyez parfaits comme
votre Père céleste. »
Tenu d’observer des lois « humaines » de comportement, et en
même temps poussé par sa loi intérieure (celle de l’Esprit) à marcher
vers la perfection du Père, le chrétien doit chercher constamment à
conjuguer l’idéal avec la réalité; et cela afin d’atteindre toute la
perfection possible grâce à ses choix et à ses comportements
responsables. La difficulté consiste à s’intégrer dans la réalité sans
perdre de vue l’idéal, et de tendre vers l’idéal sans s’écarter ni renier
le réel, mais au contraire en le faisant progresser. Ce qui est
réellement possible est la synthèse entre l’idéal recherché avec
sincérité et le réel assumé et vécu. Donc on ne peut vraiment saisir
ou atteindre ce qui est effectivement possible, sans tendre, d’une
manière vive et habituelle, vers l’idéal. S’il est certes vrai que sans
98
un réalisme salutaire, on risque fort de tomber dans l’illusion, il est
non moins vrai que sans idéalisme, on ne s’améliorera jamais non
plus ; on régressera plutôt. Le désir d’atteindre le but est le plus
puissant ressort pour nous rendre capables de faire, ne serait-ce
qu’un pas, puis encore un autre et ainsi d’élever continuellement le
seuil du possible. D’où la nécessité d’un témoignage qui soit la
mémoire vivante de cet idéal vers lequel il nous faut tendre sans
cesse.
Il est clair que la vie religieuse obéit à ce principe, surtout à travers
la pratique « radicale » des conseils évangéliques. Nous disions plus
haut qu’il n’existe pas « d’esprit » sans une certaine « pratique » : de
par leur engagement public, les religieux rappelent à tous la nécessité
et la possibilité d’une pratique des conseils, tout au moins « relative »,
pour être disciples de Jésus. Ce témoignage, comme l’a
énergiquement déclaré Paul VI (E.T. 3), est indispensable pour que
l’Évangile puisse continuer à subsister dans sa pureté. Les Béatitudes,
qui sont la quintessence de l’Évangile, ne peuvent pas être à tout
moment concrètement manifestées; elles le pourraient dans la mesure
où la logique de l’avoir, de la jouissance et du pouvoir, jointe à la
hiérarchie des valeurs qui les accompagnent, serait progressivement
changée et, en un certain sens, renversée. Les conseils évangéliques
sont à l’origine de cette révolution. Eux seuls sont capables de poser
les fondements d’un type d’existence singulier. Le passage de la
compétition à la solidarité, de la possession au don, de la conquête à
la disponibilité, de l’exigence au pardon, du pouvoir au service (ce qui
constitue déjà le règne des Béatitudes) trouve son arc-boutant dans
l’esprit et la pratique des conseils évangéliques.
99
La vie religieuse comme prophétie
RÉVÉLATION DU M YSTÈRE
DE
DIEU
Le prophète est celui qui est capable d’écouter et de transmettre
la Parole de Dieu, et d’en saisir la présence opérante dans l’Histoire.
Cette capacité provient avant tout du fait que Dieu lui-même
Sainteté et
Béatitudes
s’empare de l’existence du prophète, pour en faire un instrument de
sa révélation. « La vraie prophétie naît de Dieu, de l’amitié avec Lui,
de l’écoute attentive de sa Parole dans les diverses circonstances
de la vie » (V.C. n. 84).
Chez le Prophète par excellence, c’est-à-dire le Christ Jésus, à
travers sa vie et son œuvre, se vérifie la pleine et définitive
révélation. L’exemple du Christ enseigne que le prophète est avant
tout quelqu’un qui révèle le mystère de Dieu et en dévoile le visage.
Jésus n’est pas venu essentiellement pour nous enseigner la
manière dont nous devons nous comporter, ou pour répondre à nos
besoins, mais pour nous révéler Dieu, pour nous « dire », par ses
paroles mais plus encore par sa vie, qui Il est, comment Il agit à
notre égard. Il est clair que chaque geste de Jésus est un geste de
salut mais, d’abord et plus encore, un geste de révélation qui veut
nous faire comprendre, à travers le don de soi, qui est notre Dieu,
Père et Miséricorde (cf. Lc 15). Il nous dévoile en même temps la
plus profonde vérité de l’homme, qui est celle d’être aimé de Dieu.
Du reste, la première exigence et le première aspiration de l’homme
est de connaître Dieu, parce que « vita hominis visio Dei », « la vie
100
de l’homme est dans la vision de Dieu » comme l’a écrit saint
Irénée.
Le prophète est par dessus-tout capable de montrer en lui-même et
de révéler le visage de Dieu qui est Amour. Son rôle n’est pas en
priorité, remarquons-le, de montrer le primat de l’amour de l’homme
pour Dieu, mais le primat absolu de l’Amour qu’est Dieu. Amour qui se
manifeste dans Sa manière de se comporter envers l’Homme. Le
prophète est là, non pour dire qu’il aime Dieu, mais pour témoigner d’un
Dieu qui va jusqu’à offrir la vie de son propre Fils pour l’amour des
hommes.
Il nous vient spontanément à l’esprit ce que le Concile affirme au sujet
de la vie religieuse quand il la présente comme une démonstration
objective et transparente de la triomphante « grandeur du Christ-Roi et
de l’infinie puissance de l’Esprit-Saint, opérant d’une manière admirable
» (L.G. 44 c). « Le premier devoir de la vie consacrée, répète
l’Exhortation apostolique post-synodale, est de rendre visibles les
merveilles opérées par Dieu dans la fragile humanité des personnes
qu’il appelle », de telle façon que cette vie « devient une des traces
perceptibles que la Trinité laisse dans l’histoire pour que les hommes
puissent connaître la fascination et la nostalgie de la beauté divine » (n.
20). Ces notions doivent être bien mises en évidence pour qu’on cesse
de concevoir la vie religieuse comme une auto-exaltation de l’homme,
École de
christianisme
tandis qu’elle n’est et ne peut être qu’une exaltation de Dieu et une
exultation de l’homme pour le don que Dieu lui fait de Lui-même.
101
Le fait que la première fonction du prophète se trouve dans le
domaine de la révélation montre que sa mission est, entre autres,
d’aider à comprendre et à approfondir toujours plus le « mystère » qui
se déroule dans l’histoire. En tant qu’auditeur assidu de la Parole au
point d’en être imprégné, le prophète est, par conséquent, capable
d’en pénétrer le contenu profond et de le révéler à l’Église. Cela paraît
également évident dans l’histoire de la vie religieuse, qui avance au
même rythme que la prise de conscience des divers aspects du
mystère du Christ et de l’Église.
On a commencé par la forme érémitico-contemplative qui a mis
particulièrement en lumière l’absolu de Dieu et son primat sur toute
chose ; mais Dieu est communion et Il crée la communion. Voici donc
la forme cénobitique, qui éclaire l’importance de la vie fraternelle dans
la communauté ; l’Église, faite à l’image et à la ressemblance du DieuCommunion, se fait mission et trouve ensuite dans la vie religieuse
ministérielle sa réalisation et sa manifestation la plus complète ; enfin,
l’Église, qui, comme le Christ, assume l’humain en entier, est envoyée
pour racheter l’ensemble des réalités créées, et trouve dans la vie
religieuse diaconale une de ses expressions les plus significatives, non
seulement en raison de l’attention portée à toutes les formes de
nécessités humaines, mais surtout à cause de sa sensibilité à saisir, à
vivre, et en un certain sens à reproduire les aspects les plus
caractéristiques de la très sainte Humanité de Jésus qui se pencha sur
toutes les formes de pauvreté et nous apprit à leur venir en aide.
CONSCIENCE
CRITIQUE
ET RÉPONSE AUX
102
«
SIGNES DES TEMPS
»
Le lien étroit qui existe entre la vie et le message prophétique
montre comment la Parole de Dieu s’avère efficace et commence
par accomplir dans l’appelé ce qu’à travers lui elle veut transmettre
aux autres. C’est pourquoi le prophète est un homme qui se nourrit
de la Parole de Dieu, se laisse façonner et posséder par elle. En cela
il réalise un aspect fondamental de sa mission : celui proclamer et
de témoigner que Dieu est Dieu. Un Dieu présent qui œuvre dans le
monde, un Dieu qui guide l’Histoire à sa manière.
De là un processus de complète relativisation : en dehors de Lui, rien
ne peut être considéré comme absolu et définitif, et personne, sinon Lui,
ne peut expliquer le sens ultime de toute chose. Le prophète est celui
qui proclame toujours et partout le primat et l’absolu de Dieu. La
pratique des conseils évangéliques, le renoncement aux inclinations les
plus fondamentales de la nature ainsi qu’aux biens jugés les plus
nécessaires, constituent un rappel et une proclamation continuels de ce
primat. En relativisant les biens créés et en désignant Dieu comme le
bien absolu, les consacrés montrent, selon les termes de l’Exhortation
Vita Consecrata, la profonde signification anthropologique des conseils
évangéliques et « tandis qu’ils cherchent à acquérir la sainteté pour
eux-mêmes, ils proposent, pour ainsi dire, une « thérapie spirituelle » à
l’humanité, puisqu’ils refusent d’idolâtrer la création et rendent en
quelque sorte visible le Dieu vivant » (n. 87).
Mais l’intimité avec la Parole rend également le prophète
particulièrement apte à la reconnaître à l’œuvre dans l’histoire. Il sait
distinguer ce qui est authentique de ce qui est fallacieux, ce qui est
103
fugace et transitoire de ce qui a en soi le germe de l’avenir, indiquant
ainsi la direction que Dieu veut donner au cheminement de l’humanité.
Tous les fondateurs d’instituts de vie consacrée ont su saisir avec
une extrême clarté les instantes sollicitations de l’Histoire, et y ont
donné une réponse évangélique, contribuant d’une manière
déterminante à l’orienter dans le droit chemin. En ce sens, ils ont
toujours été, dans leur vie et leur œuvre, un message de Dieu pour
l’homme, une révélation et une réalisation progressive du plan divin de
salut dans son histoire. C’est pourquoi les instituts religieux, à condition
qu’ils soient fidèles à leur charisme, constituent un peu la conscience
critique de l’Église et de la société.
Parler de conscience critique ne veut pas dire que la vie religieuse
ait la mission de « condamner » les égarements et les erreurs de
l’Église et de la société, bien que ce ne soit pas exclu et que cela se
soit même vu confirmé dans l’histoire (cf. V.C. 84). Le mot
« critique » doit être pris avant tout dans le sens d’une aptitude à
discerner. Un discernement qui a pour objet immédiat non le mal
mais le bien, comme le dit saint Paul, c’est-à-dire « ce qui est bon,
agréable et parfait aux yeux de Dieu » (Rm 12, 2). La capacité de
discerner ce qui est bon constitue une qualité fondamentale du
chrétien et, d’une certaine manière, constitue sa définition. Par
conséquent, l’Apôtre prie pour que la charité de ses disciples
« s’enrichisse toujours plus de cette vraie science et de ce tact affiné
qui vous donneront de discerner le meilleur et de vous rendre
intègres et irréprochables pour le Jour du Christ » (Ph 1, 9-10).
« Passez tout au crible et retenez ce qui est bon » (1 Th 5, 21) : voici
104
la « critique » chrétienne. Il ne s’agit pas d’une attitude négative, au
contraire ! C’est une capacité à saisir le beau et le bon partout où ils
se cachent, même là où il semblerait totalement vain de les
chercher. En effet, les Fondateurs ont contribué à l’instauration du
Royaume de Dieu, non pas tant en condamnant le mal qu’en faisant
le bien et en le vivant d’une manière concrète.
Cet aspect « positif » et « exemplaire » de la critique développée par
la vie religieuse est présent même lorsqu’il s’agit de parler de sa
vocation à constituer une forme de vie « alternative » à la mentalité
courante. Il est évident que les vœux sont une contestation de l’idolâtrie
de l’avoir, du sexe et du pouvoir, et en même temps la démonstration
que de tels « biens » peuvent être vécus d’une manière positive et
libératrice, pour la construction de la famille humaine dans la solidarité
et dans le service (cf. V.C. 87 et sv.). Mais les vœux doivent être
présentés — et surtout apparaître — comme l’aveu de l’excellence de
la beauté, de la pauvreté, de la continence et de l’obéissance.
L’Exhortation post-synodale tient à souligner que « la pauvreté
évangélique est une valeur en soi car elle évoque la première des
Béatitudes, par l’imitation du Christ pauvre » (n. 90). Les vœux doivent
aider les chrétiens à découvrir la beauté et la bonté de la vertu, afin
qu’eux aussi puissent s’y sentir attirés. Assurément le consacré
condamne, par ses vœux, la cupidité, la gloutonnerie, l’hédonisme et la
violence, mais surtout il proclame la beauté de la liberté de pouvoir
aimer sans prendre, et de servir sans prétendre posséder : car c’est
justement le meilleur chemin pour atteindre la plénitude de la vie. Notre
société ne se débarrassera pas de l’avidité qui l’étouffe ni ne réussira à
se sentir solidaire des pays sous-développés et à dégager pour eux des
105
ressources, si elle ne parvient pas à découvrir la beauté de la pauvreté
et du service du prochain.
Une telle fonction critique, capable de prendre des initiatives, devrait
être plus largement soulignée, dans la mesure où elle permet de
comprendre combien la vie religieuse continue d’être fidèle à sa
mission prophétique; à moins qu’elle n’ait été absorbée dans la masse,
au risque de voir son identité remise en cause et la raison même de
son existence. En effet, si les religieux deviennent « comme tout le
monde », quelle raison auraient-ils d’exister « en tant que tels » ?
La fonction prophétique de la vie religieuse se manifeste encore
dans son aptitude à susciter de « nouveaux modèles » de vie et de
service, face aux divers mouvements et mutations de l’Histoire.
Quand Dieu veut « sauver » l’Église, Il suscite un nouveau saint qui
délivre un message évangélique, ou bien Il crée un changement
vital. Ainsi, dans l’histoire de la vie religieuse, apparaissent
clairement des fondateurs d’ordres. Il suffit de penser à l’œuvre des
moines d’occident qui ont fondé une nouvelle civilisation lors de la
chute de l’Empire [romain], à celle des ordres mendiants au début
de l’ère commerciale, aux clercs réguliers au commencement de
l’époque
moderne,
aux
congrégations
cléricales
pour
l’évangélisation du siècle de l’Illuminisme, aux congrégations
diaconales dans le contexte de la « question sociale » et des
nouvelles frontières de la charité, répondant ainsi aux besoins de
l’Église du moment.
106
Il est sûr que les ordres et congrégations monastiques et religieuses
peuvent être, eux aussi, absorbés dans l’anonymat de la masse, et
cela pour deux raisons : soit parce que leur message et leur œuvre
élèvent la vie et suscitent des initiatives adéquates au sein de
l’ensemble des fidèles et de la société elle-même; soit, hélas, parce
qu’en perdant l’élan initial, ils sont en quelque sorte « engloutis », c’està-dire ramenés à la « normalité » qui, le plus souvent, n’est rien d’autre
que la médiocrité générale. L’Esprit, alors, suscitera de nouveaux
modes de vie ou bien des « réformes » pour continuer à renouveler la
face de la terre. Nous ne pouvons l’affirmer, mais il est possible que la
création de nouvelles formes inspirées par le Saint-Esprit soit
provoquée par la coupable incapacité de celles qui existent de se
régénérer dans l’Esprit et de se renouveler dans leurs œuvres.
En fait, on ne peut pas être et rester « nouveaux » et « innovateurs »,
dans l’Église et dans la société, si l’on ne s’y maintient pas
continuellement vivants, attentifs et disponibles à l’action de l’Esprit
vivifiant, qui, sans cesse, renouvelle la face de la terre. Il ne suffit pas
d’avoir du génie ou même seulement de l’imagination, ou d’être à la
recherche de nouveautés ; il faut simplement devenir des saints. La
récente Exhortation post-synodale rappelle que les difficultés actuelles
de beaucoup d’instituts proviennent de la réorganisation de leurs
œuvres : « Cette tâche, explique-t-elle, exige recherche et discernement
à la lumière de certains critères. Il convient, par exemple, de sauvegarder
le sens du charisme propre, de promouvoir la vie fraternelle, d’être
Fonction
thérapeutique
attentif aux nécessités de l’Église universelle et particulière, de s’occuper
de ce que le monde néglige, de répondre généreusement et avec
audace, même par des actions nécessairement limitées, aux nouvelles
107
formes
de
pauvreté,
surtout
dans
les
lieux
les
plus
reculés » (n. 63).
Les réponses données par la vie religieuse ont souvent paru en
avance sur leur temps (qu’il suffise de penser à l’assistance sanitaire
et aux écoles pour les plus pauvres), mais elles n’ont fait que
répondre aux exigences authentiques de l’humanité. Les prophètes
voient plus clair que les autres, non pas tant parce qu’ils regardent
plus loin, mais plutôt parce qu’ils comprennent les choses plus en
profondeur. Le devoir du prophète n’est pas de révéler l’avenir, mais
de faire comprendre le présent à la lumière de Dieu afin de donner
une réponse qui soit en harmonie avec ses exigences réelles, mette
en lumière et favorise le développement des aptitudes de chacun.
Pour cette même raison, le prophète se trouve aux avant-postes
de la route de l’Histoire. Nous retrouvons cette caractéristique dans
la vie religieuse. Il ne faut pas comprendre ceci seulement dans un
sens seulement « temporel » (« avant les autres » ou « en avance
sur son temps »), mais aussi en un sens « spatial » (« devant les
autres »). La vie consacrée est comme une pointe de diamant dans
l’Église : vivant de Dieu seul, en authentique fraternité universelle,
pour le salut du monde, elle rend manifeste dans ses diverses
formes (contemplative, cénobitique, ministérielle, diaconale ou
séculière), la réalisation la plus significative du mystère ecclésial.
C’est pourquoi la vie religieuse est un christianisme de frontière qui
se place aux avant-postes de la mission, au-delà du déjà-vu et aux
frontières du possible.
108
Parfois, et même trop souvent, on a l’impression que cette
situation ne correspond pas à la réalité concrète. C’est aussi un
symptôme (et une cause) de la crise dans laquelle se débat
aujourd’hui la vie religieuse. Si nous ne retrouvons pas l’audace et
le courage des premiers temps pour ouvrir de nouvelles voies, nous
ne pourrons que rester ancrés dans un statu quo, ce qui n’est
évidemment pas conciliable avec la fonction prophétique. L’Esprit
sera alors contraint de susciter de nouvelles structures. Il est
instructif de constater que de nombreux instituts sont en train de
mourir sous le poids des œuvres qu’ils ont créées, parce qu’ils n’ont
pas voulu ou n’ont pas été capables d’abandonner des positions
déjà universellement acquises et de s’ouvrir à de nouveaux champs
d’action. Cet appauvrissement est peut-être dû à l’interférence de
l’Église hiérarchique qui leur impose de se maintenir dans des
positions ou des prestations qui n’ont plus grand’chose à voir avec
leur vocation apostolique et créatrice. Ce n’est pas sans raison que
l’Exhortation post-synodale parle de « fidélité créatrice » et éprouve
le besoin d’inviter les Instituts « à retrouver avec courage l’esprit
entreprenant, l’inventivité et la sainteté des fondateurs et des
fondatrices, comme réponse aux signes des temps qui apparaissent
dans le monde actuel » (n. 37).
Le fait que les religieux soient officiellement reconnus et
juridiquement bien encadrés dans le contexte de l’organisation
ecclésiastique comporte aussi des aspects négatifs dont il faut être
conscient pour pouvoir mieux les réduire, dans les limites du possible.
Il faudrait savoir accepter avec sérénité que le charisme se trouve
toujours un peu à l’étroit dans les normes établies et les objectifs
109
atteints, et l’on ne peut prétendre qu’il soit « réactivé » par l’intervention
hiérarchique, ni « revitalisé » par des règles juridiques. Ce n’est pas le
rôle de la hiérarchie, mais celui du Saint-Esprit, de susciter des
charismes, et il n’appartient pas non plus à la hiérarchie de les asservir
ou de les figer pour les employer quand et comme il lui plaira. Au
contraire, c’est l’Esprit Saint qui veut agir en eux librement. La question
est évidemment délicate car la hiérarchie a toujours le droit et même le
Fonction
innovatrice
devoir de discerner et de coordonner les charismes. Trouver un
équilibre n’est jamais facile, et sur ce sujet-là, l’Exhortation Vita
Consecrata offre d’utiles indications (cf. nn. 46-50). De toute manière,
tous devraient savoir que s’enfermer dans les limites rassurantes du
droit en prétendant vouloir tout régenter, peut conduire à un nivellement
par le bas, à l’encontre non seulement de la nature du charisme, mais
aussi de l’Église elle-même, laquelle avant d’être une institution, est une
vie qui se renouvelle continuellement (et cela précisément en vertu des
charismes dispensés par l’Esprit).
DIMENSION
ESCHATOLOGIQUE
Une des « nouveautés » les plus significatives du Concile est son
insistance sur la dimension eschatologique de l’Église, dans le double
sens, d’une part du Royaume de Dieu dans sa phase définitive
d’édification, et d’autre part du Royaume de Dieu pas encore totalement
réalisé. Il s’ensuit que la situation typique du chrétien se trouve entre le
« déjà-là» et le « pas encore ». On parle habituellement de
« pèlerinage ». Pourtant, tandis que cette expression souligne
efficacement le « pas encore », vers lequel on s’achemine, elle ne
traduit pas aussi bien le « déjà-là» que l’on possède. En fait, s’il est vrai
que nous vivons dans « l’espérance », et que nous n’en percevons que
110
les « arrhes », il est également vrai que l’espérance et les arrhes
constituent une certitude et un dynamisme qui nous rendent déjà
participants des biens promis. Ce qui veut dire que l’anticipation de tels
biens n’est pas seulement dans « le désir », mais également dans la
réalité. En effet, nous sommes déjà enfants de Dieu, même si nous ne
comprenons pas tout le mystère inclus dans cette affirmation, car il n’a
pas été complètement révélé.
Le fait est que le chrétien est celui qui vit déjà dans la réalité
profonde du Royaume de Dieu, et en même temps celui qui est en
marche pour l’atteindre d’une manière définitive. Le « déjà-là » est
exprimé et concrètement réalisé dans l’attention continuelle portée
aux valeurs du Royaume, et dans l’intérêt et la passion avec lesquels
un homme se sent enraciné et enrichi par elles. Le « pas encore »
est ressenti dans la nostalgie et dans la véritable recherche de la
possession de la patrie bienheureuse. Ce qui permet à la volonté de
surmonter les obstacles qui s’interposent, que ce soit sous la forme
de difficultés de toutes sortes, de lassitude, ou encore d’attachement
à des réalités éphémères.
Le style d’existence propre à la vie religieuse, toute absorbée par
les valeurs du Royaume et toute projetée vers leur réalisation,
permet de saisir et de mettre en lumière la présence du Règne de
Dieu dans l’Histoire et d’insuffler un dynamisme particulier pour
l’achèvement de la construction du Royaume. En d’autres termes,
elle est particulièrement en mesure, à la fois de manifester le Règne
de Dieu déjà présent, et d’exprimer le désir et l’attente de l’Église en
voie d’achèvement.
111
Avant-garde
de l’Église
Dans l’Évangile, lorsque Jésus parle de la vie des ressuscités (cf.
Mt 22, 30), il enseigne que la vie consacrée comporte une efficacité
particulière pour l’anticipation de la vie future. Le choix de la
chasteté pour le Royaume permet non seulement de « s’occuper
des choses du Seigneur », mais rapproche également le Règne
eschatologique de Dieu de la vie de tous les hommes en le rendant,
d’une certaine manière, présent dans le monde (RD 11 c). Prophétie
du temps futur (L.G. 44 c), la chasteté est aussi un signe très
caractéristique de la vie éternelle vécue dans le temps (P.O. 16 c) et
favorise une plus grande communion avec le Seigneur.
Les renoncements du religieux ont pour finalité d’aller au-delà du
don pour rencontrer directement le donateur. Cela vaut pour la
pauvreté et la chasteté, mais également pour l’obéissance qui
semblerait, de prime abord, introduire une médiation
supplémentaire. Pourtant, les lois et les supérieurs ne sont là que
pour l’aider à s’abstenir de projets personnels et de choix
préférentiels qui, au lieu de servir efficacement la volonté de Dieu,
finiraient très facilement par s’y substituer. L’obéissance fait ainsi
adhérer directement à la volonté de Dieu à travers les supérieurs
religieux.
De plus, la communauté religieuse, fondée sur la foi et la charité
et dépassant les liens de la chair et du sang, devient une
proclamation de la nouvelle fraternité que le Christ est venu
instaurer, et qui trouvera son accomplissement lors de sa venue
définitive. L’Exhortation post-synodale dit de la communauté
religieuse qu’elle est une « prophétie en acte » au sein d’une société
112
qui, parfois sans s’en rendre compte, « éprouve une profonde
aspiration à une fraternité sans frontières » (n. 85).
Un autre aspect de la dimension eschatologique de l’Église, qui
trouve dans la vie religieuse l’une de ses réalisations les plus
manifestes, est l’attention portée à l’avènement définitif du Royaume
de Dieu. L’Église vit « dans l’attente de sa venue » qu’elle exprime
dans l’invocation « Viens, Seigneur Jésus ». Le désir du Royaume,
ainsi que l’attente de sa pleine instauration, sont des
caractéristiques inhérentes à la nature même de l’Église, et
constituent des critères décisifs pour vérifier l’authenticité de sa vie.
Le chrétien est « fils de la lumière et fils du jour » précisément parce
qu’il vit dans l’attente vigilante du Règne à venir (1 Th 5, 4-6). Ce
n’est pas pour rien que, dans la ferveur des premiers temps, l’attente
du Seigneur était vécue d’une manière intense (cf. V.C. n. 26) par
les premiers chrétiens ou judéo-chrétiens. Si nous jugeons de nos
jours leur attitude exagérée, et si nous avons en fait quelque peu
évincé de nos vies la prière de l’Apocalypse (« Viens Seigneur
Jésus ») ou de la Didachè (« Qu’advienne ta grâce et que passe ce
monde »), n’est-ce pas que la ferveur initiale s’est affaiblie et qu’ont
surgi d’autres désirs et d’autres intérêts qui finissent par remplacer
ou par jeter dans l’ombre « l’Unum necessarium » ?
L’attente continuelle et vive de la venue du Seigneur est une
expression essentielle de la foi, voire même l’essentiel de son
contenu. Qui ne désire pas que le Règne de Dieu s’accomplisse en
lui-même et dans le monde, montre qu’il n’a pas encore été
suffisamment modelé par ce désir, et qu’il n’est même pas en
113
condition de prétendre pouvoir authentiquement prier. Comment
peut-il, en effet, dire en toute sincérité, « que ton Règne vienne »,
s’il n’aspire pas à la venue de ce Règne? Cela, évidemment, ne
signifie pas qu’un homme ne doive ressentir aucune anxiété ni
aucune crainte en face de l’inconnu ou de la mort. Du reste, on ne
souhaite pas la venue du Seigneur parce qu’on est las de vivre.
Cependant, celui qui a tellement peur de mourir devrait la désirer
d’autant plus, car l’unique moyen de fuir la mort est que la Parousie
nous surprenne encore en vie (1 Th 4, 17). L’Exhortation apostolique
souligne avec justesse que « cette attente est tout autre que
passive; tout en se tournant vers le Royaume à venir, elle se traduit
par le travail et la mission… Cela ressort largement de l’histoire de
la vie consacrée, qui a toujours produit des fruits abondants pour le
monde » (n. 27).
Mais quand l’objet de l’espérance, c’est-à-dire la rencontre avec le
Christ (cf. Ph 1, 21-23; 3, 10-14), ne suscite plus aucun attrait, la vie
chrétienne perd nécessairement son élan et tombe dans la
mondanité. Alors même le Royaume de Dieu se modèle sur celui de
la terre et tout se réduit à l’engagement et à la lutte pour la construction
d’un « monde meilleur ». Les valeurs humaines et terrestres
acquièrent une place centrale, tandis que l’aspiration aux valeurs
célestes est taxée d’évasion et de fuite loin des obligations de la vie.
Et cela alors même que nous affirmons que l’amour n’est authentique
que s’il prend sa source en Dieu et aspire à le rejoindre et que toute
l’histoire de l’Église nous enseigne que ceux qui ont désiré
passionnément rejoindre le Royaume de Dieu ont le plus efficacement
travaillé à son instauration en ce monde. Qu’il suffise de penser à saint
114
Paul dont l’activité intense s’est déployée avec le désir et le cœur
tendus vers la rencontre de son Seigneur. « Oublieux du passé et
tendu vers l’avenir, je cours vers le but pour arriver
au prix que Dieu nous appelle à recevoir là-haut, dans le
Christ-Jésus » (Ph 3, 13-14). « Maintenant, il me reste seulement la
couronne de justice que le Seigneur juste juge, me remettra en ce
jour ; et pas seulement à moi, mais à tous ceux qui attendent avec
amour sa manifestation » (2 Tm 4, 8 ; cf. Rm 8, 18-21;
1 P 1, 3-6; 2 P 3, 8-12).
Qualifier d’évasion, et même d’aliénation, cette exigence profonde
et essentielle de l’amour, ouvre la porte à toutes les mystifications et
à toutes les déviations possibles. On devient alors incapable de
distinguer le bon grain de l’ivraie, quand théologiens et pasteurs
rivalisent pour proclamer la primauté de l’homme et de ses valeurs,
et l’autonomie de la réalité créée. De toute façon, il semble
incontestable que, lorsqu’une épouse ne désire plus la venue de son
mari, cela signifie que son amour s’affaiblit. L’indifférence est
l’antichambre de l’infidélité, et elle ne lui est pas tellement
préférable, puisque la fidélité sans amour n’est plus qu’une
contrainte ou un esclavage.
Nous croyons que la fonction prophétique vraiment propre à la vie
religieuse, et qui est aussi la plus nécessaire à l’Église d’aujourd’hui,
est de maintenir vivant et visible le désir de Dieu et de la rencontre
avec Lui, dans l’attente amoureuse de sa venue. Donner la primauté
absolue à Dieu, et relativiser tout le reste. Cette relativisation n’est
pas réservée à une élite, c’est la loi de l’amour qui la commande
115
d’une manière péremptoire. « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de
tout ton cœur ». Même en son « degré inférieur », le précepte
chrétien de l’amour est toujours extrêmement exigeant : « Que rien
ne soit aimé plus que Dieu, rien contre Lui, rien aussi fortement que
Lui » (S. Th., IIa IIae, 184, 3, 2 m). L’aspiration ardente qui jaillit de
cet amour est absolue, elle exige la relativisation et la subordination
de toutes les autres attentes et de tous les autres besoins.
« Anticipation »
du Royaume
Que veut dire désirer Dieu avant-tout et par-dessus tout ? Puis-je
entretenir un désir qui, de façon à la fois objective et subjective,
implique l’éloignement dans le temps de « sa venue » ? Puis-je
vraiment désirer Dieu de toutes mes forces et par-dessus tout, et en
même temps, souhaiter me marier, avoir des enfants, voir mes
petits-fils et arrière-petits-fils, si cela suppose le renvoi sine die de la
rencontre définitive avec le Seigneur? Certes, je le peux, mais
seulement si cette orientation me paraît cohérente avec le dessein
de Dieu sur moi, et comme étant ma manière propre d’entrer dans
son dessein. En ce cas, le délai de la rencontre est plutôt un
renoncement que je fais « par amour », comme le montre l’exemple
de saint Paul (Ph 1, 22-23; 2 Cor 5, 1-8) et de tant d’autres saints
(le cas de saint Martin est typique). Il suffit pourtant de penser à ce
qui se passe habituellement lorsque le Seigneur nous enlève un être
cher, pour comprendre immédiatement que le renvoi de la rencontre
avec Dieu n’est qu’un prétexte qui, au lieu de manifester le primat
de l’amour donné à Dieu et à son Royaume, en révèle plutôt la
faiblesse. En effet, nous montrons ainsi que nous ne croyons pas à
la gloire qui doit être révélée et que nous lui préférons la figure
provisoire de l’existence présente.
116
Certes, il n’est pas facile de vivre vraiment inséré dans le monde
pour y incarner les valeurs propres du Royaume de Dieu, et d’en
être en même temps « détaché », c’est-à-dire « vivre comme si on
ne… », pour aller au-delà et aspirer continuellement à la rencontre
du Seigneur au-delà de tout voile, comme l’exige l’état de celui qui
est ressuscité avec le Christ (Col 3, 1). Et ceci nous fait mieux
comprendre pourquoi le chrétien (comme l’Église) peut facilement «
se mondaniser », combien il est continuellement tenté de justifier la
perte de son élan « eschatologique » par la nécessité de construire
la « matière » du Royaume, tandis qu’en fait, plutôt que de travailler
à l’édification du Royaume de Dieu en ce monde, il se contente de
chercher à s’y installer lui-même.
La vie religieuse qui, dans sa structure objective, est polarisée par
les valeurs du Royaume à accueillir et à propager, devient la
meilleure expression de la vocation propre de l’Église qui attend la
venue de son Époux. Les renoncements des vœux, encore une fois,
ne sont pas une négation, mais, en plus d’une aide vraiment
efficace, une proclamation transparente et triomphante de
l’aspiration profonde du cœur qui cherche son bien, à l’exemple de
celui qui a trouvé un trésor dans un champ et s’en va vendre tout ce
qu’il a pour l’acquérir. « La vie consacrée, conclut l’E.A., est au
service
du
rayonnement
définitif
de
Attente du
Royaume
la gloire divine, quand toute chair verra le salut de Dieu
(cf. Lc 3, 6; Is 40, 55). L’Orient chrétien souligne cette dimension
quand il considère les moines comme des anges de Dieu sur la terre,
qui annoncent le renouveau du monde du Christ. En Occident, le
117
monachisme est célébration de mémoire et de veille : mémoire des
merveilles opérées par Dieu, veille dans l’attente de
l’accomplissement ultime de l’espérance. Le message du
monachisme et de la vie contemplative répète sans cesse que le
primat de Dieu est pour l’existence humaine plénitude de sens et de
joie, parce que l’homme est fait pour Dieu et qu’il est sans repos tant
qu’il ne repose pas en Lui » (n.
118
123
CONCLUSION
Nous avons parlé de la vie religieuse comme réalisation de la
dimension sponsale et apostolique de l’Église, et de sa mission
spécifique comme signe, mémoire et prophétie. Et cela non
seulement parce qu’elle exprime le mystère de l’Église qui accueille
le Christ avec une totale disponibilité dans sa propre vie, mais aussi
parce qu’elle revit à travers elle l’attitude du Verbe Incarné
totalement tourné vers le Père. Elle en révèle et en rappelle la
présence, tandis qu’elle continue à marcher au milieu des hommes,
proclamant le Royaume de Dieu déjà présent, témoignant de
l’originalité de la foi et de l’espérance chrétiennes qui nous projettent
au-delà des frontières du temps.
Tout cela, pourtant, doit être concrètement manifesté dans le
quotidien de la vie. Il le sera seulement lorsque, au centre de celleci et constituant comme son dynamisme fondamental, il y aura un
cœur conquis par le trésor découvert, qui, plein de joie et
d’espérance, vivra tendu vers sa possession définitive. L’épouse du
Christ ne peut pas ne pas avoir comme aspiration suprême la
rencontre face à face avec Lui, elle ne peut pas ne pas partager
jusqu’au bout Sa passion dominante qui est la glorification du Père
125
à travers l’établissement définitif de son Règne. Au fur et à mesure
que quelqu’un entre dans le mystère de cette union sponsale et y
participe, il accepte volontiers de rester en ce monde dans l’unique
but de servir le Royaume de Dieu. Ce service, qui seul donne un
sens à sa vie terrestre et auquel il se donne sans retour, ne
l’empêchera pas de se sentir exilé; c’est pourquoi il ne pourra jamais
prendre ses aises et vivra en lui-même la même tension que saint
Paul, continuellement tourné vers le but ultime et véritable :
rencontrer le Christ; et totalement consacré au service de ses frères
pour qu’ils puissent être eux aussi rejoints par Lui et que Sa venue
en soit ainsi accélérée.
Les deux aspects se compénètrent en effet au point de devenir
tout à fait inséparables. On ne peut aimer Jésus sans lui vouloir des
amis et on ne peut se consacrer à Lui sans servir les hommes qu’Il
a aimés jusqu’à donner Sa vie pour eux. Ainsi tout geste d’amour
filial et sponsal, vers le Père et son Christ, devient un geste d’amour,
amical et fraternel, envers les autres. Bien plus, tout devient
simplement un geste d’amour envers Dieu et son prochain : le culte
liturgique, la contemplation, la souffrance, le renoncement, l’activité
apostolique, les diverses œuvres de charité, le travail et la
profession, tout devient amour adorant et rédempteur.
Mais c’est dans le domaine du service actif et de l’accomplissement
des œuvres caritatives, plus spécialement lié aux circonstances
concrètes, aux situations historiques et aux diverses cultures, que se
révèle plus distinctement la variété des charismes et que se manifeste
l’inépuisable action régénératrice de l’Esprit d’amour. Il conviendrait
126
ainsi de descendre dans le concret pour mieux saisir la riche
contribution de la vie religieuse à la construction de l’Église et à
l’accomplissement de sa mission de salut. Cela peut constituer l’objet
d’une autre étude.
Pour conclure notre réflexion sur la nature de la vie religieuse et
le rôle irremplaçable et perpétuel de sa mission dans l’Église, nous
voudrions mettre encore une fois en relief la donnée centrale et
fondamentale sur laquelle s’appuie tout le reste. Comme l’Église
entière, dont elle est une singulière réalisation et révélation, la vie
consacrée est la proclamation vivante de la primauté absolue de
l’amour de Dieu.
Il ne s’agit pas simplement de proclamer qu’il s’agit de donner à
Dieu la première place; encore moins d’exalter ostensiblement le
choix que les religieux ont fait d’une vie pour Lui seul. Il s’agit
d’annoncer la primauté de l’amour qui vient de Lui, un amour qui
sauve par un geste absolument gratuit et surabondant de grâce. Le
salut n’est pas le résultat d’un effort humain impossible, il est le fruit
de l’amour infini de Dieu et du don incompréhensible de son Fils
pour nous. « Nous avons connu l’amour que Dieu a pour nous et
nous y avons cru » (1 Jn 4, 16). Depuis cette rencontre, notre vie a
changé et a été transformée. « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le
Christ qui vit en moi. Cette vie que je vis dans la chair, je la vis dans
la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi » (Gal. 2,
20). Le religieux est un homme dont la vie entière manifeste qu’il a
expérimenté l’amour de Dieu et que cet amour l’a saisi et sauvé.
C’est pourquoi il ne lui reste plus qu’à passer son existence à
127
proclamer la grandeur de cet Amour dont le désir infini est de se
communiquer à tous et de sauver toute l’humanité.
« Comment donner ma vie à Celui qui s’est donné lui-même pour
moi ? » De la réponse à cette question, réponse provoquée par
l’expérience de cet amour, est née la vie religieuse et elle en a été
façonnée. Pour celui qui, aujourd’hui encore, se sent aimé « ainsi »
par Dieu dans le Christ, la même question se pose spontanément,
et la même et joyeuse réponse à l’invitation de tout quitter pour Le
suivre.
C’est l’annonce de cette « bonne nouvelle », expérimentée et
vécue, qui doit encore constituer, me semble-t-il, le contenu
essentiel de la mission des religieux, aujourd’hui et toujours.
128
TABLE DES SIGLES
L E CONCILE VATICAN II :
P.C : Perfectæ caritatis, Décret sur la rénovation et
l’adaptation de la vie religieuse.
L.G. : Lumen Gentium, Constitution dogmatique sur l’Église.
A.G. : Ad Gentes divinitus, Décret sur l’activité missionnaire
de l’Église.
L ES EXHORTATIONS
APOSTOLIQUES
:
P.O. : Presbyterorum ordinis, Décret sur le ministère et la
vie des prêtres.E.T. : Evangelica Testificatio, Exhortation
apostolique du Pape Paul VI sur le renouveau de la vie
religieuse, le 29 juin 1971.
R.D. : Redemptionis Donum, Exhortation apostolique du
Pape Jean Paul II aux religieux et aux religieuses sur leur
consécration à la lumière du mystère de la Rédemption, le
25 mars 1984.
V.C. : Vita Consecrata, Exhortation apostolique postsynodale du Pape Jean-Paul II sur la vie consacrée, le 25
mars 1996.
129
D’AUTRES LIVRES AUX
C OLLECTION J EUNES
ÉDITIONS
DU
CARMEL
EN ROUTE
Jeunes en route vers Jésus avec petite Thérèse, P. Luc-Marie
Perrier, o.c.d., 52 p., 1997, 35 FF/5,33 e.
Appelés au bonheur, P. Luc-Marie Perrier, o.c.d., 98 p., 1998, 45
FF/6,86 e.
C OLLECTION V IVES F LAMMES
Conversation avec Dieu, P. Étienne de Sainte Marie, o.c.d., 108 p.,
1998, 35 FF/5,33 e.
Pour lire « Je veux voir Dieu » du P. Marie-Eugène de l’EnfantJésus, o.c.d., par des membres de Notre Dame de Vie, 116 p.,
1999, 35 FF/5,33 e.
C OLLECTION T ÉMOINS
DE VIE
Thérèse d’Avila, qui es-tu ?, P. Jean Abiven, o.c.d., 230 p., 1999, 120
FF/18,30 e.
La marche à la mort, trois ans de captivité du carmel de Séoul, 19501954, Sœur Madeleine-Marie, o.c.d., 231 p., 2000, 130 FF/ 19,82 e.
C OLLECTION V IE INTÉRIEURE
Le livre de L’Imitation de Jésus-Christ et Thérèse de l’Enfant-Jésus,
Constant Tonnelier, 204 p., 1999, 120 FF/18,30 e.
La Vie Consacrée dans le mystère et la mission de l’Église,
P. Arnaldo Pigna, o.c.d., 132 p., 1999, 99 FF.
C OLLECTION E XISTENC IEL
130
Le Jubilé 2000 avec Élisabeth de la Trinité, P. Patrick-Marie Févotte,
n° 1, 104 p., 1999, 40 FF/6,10 e.
L’oraison thérésienne, P. Emmanuel Renault et P. Jean Abiven,
o.c.d., n° 2, 104 p., 1999, 35 FF/5,33 e.
Les carmélites martyres de Compiègne, «L’Amour sera toujours
vainqueur », Pensées et témoignages, P. Stéphane-Marie Morgain,
o.c.d., n° 3, 132 p., 1999, 40 FF/6,10 e.
C OLLECTION RECHERCHES CARMÉLITAINES
L’apport théologique de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, docteur
de l’Église, collectif sous la direction de D. Chardonnens, o.c.d. et
Ph. Hugo, o.c.d., 320 p., 2000, 150 FF/ 22,87 .
D IVERS
Thérèse
et
ses
Théologiens,
Colloque
de
Toulouse,
novembre 1997, sous la direction du P. Joseph Baudry,
(en co-édition avec les Éditions Saint-Paul), 244 p., 1998,
129 FF/19,67 ..
e.Abba, dis-moi une parole, édition illustrée des apophtegmes des
pères du Désert, traduction P. Lucien Regnault,
o.s.b., illustrations P. François Bixel, o.c.d., 104 p., 1999,
126 FF/19,20 ..
Prier en Terre Sainte avec la Bible et les saints du Carmel, James Mc
Caffrey, Jean Lévêque, Eusebio Beldarrain, Bruno Moriconi, o.c.d., 607
p., 2000, 148 FF/ 22,56 .
La Montée du Mont Carmel de Jean de la Croix, avec un guide de
lecture par Marie-Joseph Huguenin, o.c.d., 504 p., 1999, 140 FF/ 21,34
131
TABLE DES MATIÈRES
7
PRÉFACE
11
INTRODUCTION
17
LE MYSTÈRE DE L’ÉGLISE
17
L’Église Vierge, Épouse et Mère
20
22
Les vocations spécifiques dans l’Église
La vocation de Marie et des Apôtres
31
LA DIMENSION MARIALE ET APOSTOLIQUE
DE LA VIE CONSACRÉE
31
Vierge pour être Mère
36
La sponsalité dans la vie consacrée
LE CORPS , « VIVANTE
36
PAROLE » D’AMOUR
ÉLECTION ET PRÉDILECTION
43
47
La dimension apostolique de la vie consacrée
48
LA FONCTION MATERNELLE
53
LA FONCTION APOSTOLIQUE ACTIVE
61
LE SENS ET LA MISSION DE LA VIE CONSACRÉE
61
La vie religieuse comme don
62
UN DON
À L’É GLISE
66
UN DON
DE L’ÉGLISE
70
UN DON
DE PARTICULIÈRE VALEUR
71
Un don exigeant
72
Un don transformant
75
Un don qualifiant
77
Don pour servir davantage
81
Dans la complémentarité
132
83
La vie consacrée comme signe
84
UN SIGNE OBJECTIF
86
UN SIGNE EFFICACE
91
La vie religieuse comme mémoire
91
MÉMOIRE DU PASSÉ
93
MÉMOIRE DU PRÉSENT
94
96
98
La primauté de Dieu
Le détachement intérieur
EXEMPLE
ET TÉMOIGNAGE
100
Sainteté et Béatitudes
101
École de christianisme
103
La vie religieuse comme prophétie
103
RÉVÉLATION DU MYSTÈRE DE DIEU
106
CONSCIENCE CRITIQUE
ET RÉPONSE AUX
107
Fonction thérapeutique
110
Fonction innovatrice
112
Avant-garde de l’Église
114
D IMENSION
TEMPS
ESCHATOLOGIQUE
116
« Anticipation » du Royaume
117
Attente du Royaume
125
« SIGNES DES
CONCLUSION
133
»
Direction de la publication : Frère Jean-Gabriel Rueg, o.c.d.
Direction artistique : Ariane Davenne.
Couvent des Carmes
33, avenue Jean Rieux – 31500 Toulouse.
achevé d’imprimer le????
sur les presses de l’imprimerie de Monte Carmelo – Burgos
pour le compte
des Éditions du Carmel.
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