Un point de vue.
« L’existence détermine la conscience », voici un principe marxiste que Kroetz ne
renierait surement pas. Ses personnages sont souvent prisonniers d’un environnement
qui les oppresse. Ils ressemblent à des figurines coincées dans ces désuètes boules à
neige qu’on ramène de vacances. Mais le décor y serait sombre et la neige aurait fondue
en une pluie grise. Heinz et Anni s’aiment. La question même ne se pose pas. La morale
sous laquelle ils ont placé leur mariage en a décidé pour eux et pour la vie. Les questions
qu’ils sont en droit de se poser sont limitées par ce cadre moral que circonscrit l’Eglise, et
la communauté provinciale à laquelle ils appartiennent. Pour le meilleur et pour le pire, ils
fondent cette cellule familiale sur laquelle la société bourgeoise se fonde. Honnêtes
travailleurs, consommateurs fiables (si possibles à crédit), respectueux particulièrement
dociles de la morale, des traditions, et de la répartition en classes… Comme chacun, Anni
et Heinz cherchent les moyens qui permettraient de « s’en sortir ». Ils essayent, tout en
sauvant les apparences, de mener leur barque le mieux possible. Mais que veut dire « le
mieux possible » ?
Dans une ville où tout le monde sait tout? Dans un système économique où toute
promotion est dure, lente, toujours menacée d’un accident de parcours ? Par un enfant
venu trop tôt ?
Montrer cela pour Kroetz, c’est moins critiquer l’espèce ou les individus, que critiquer des
rouages sociaux, des situations créées par une manière de concevoir l’état du monde,
des mentalités engendrées par la routine d’un système où tout devient cliché, impasse,
affrontement, solitude…
Kroetz n’analyse pas, mais il intensifie les situations qu’il décrit au point que l’analyse
s’impose d’elle-même. Ainsi, la question posée apparaît entre les lignes : que seraient ces
êtres dans un monde différent, libéré de l’emprise des forces de l’argent, de
l’agencement pyramidal d’une société sans cesse plus avilissante, où l’être humain sert
encore et de façon asphyxiante, de variable d’ajustement, un monde capable de donner à
tous des responsabilités plus claires, plus ouvertes, plus généreuses que celle de
l’obsession de la survie, envers et contre tout, tous et parfois soi-même ? Un monde où
les Hommes auraient le temps de se consacrer à des choses aussi inutiles que l’art, la
littérature, l’Histoire, ou la pêche et les échecs…