des années 1990. Mais cela fait bien longtemps, on l’a vu, que les médias et les responsables
politiques colportent l’idée d’une « incompatibilité » culturelle entre les « civilisations »
musulmanes et occidentales. Ce processus est particulièrement notable au cours de l’année
1989, marquée au niveau international par l’affaire Salman Rushdie et la chute du mur de Berlin
et, au plan national, par la célébration du bicentenaire de la Révolution française et la première
affaire des foulards. Ces événements tendent à faire de « l’Islam » le substitut du communisme
comme l’ennemi mortel de « l’Occident ». De façon significative, c’est l’année suivante que l’on
voit pour la première fois apparaître Bernard Lewis, véritable doctrinaire du « choc des
civilisations », à la télévision française (sur TF1).
En France, c’est autour de la laïcité que s’opère cette évolution. Après la publication des Versets
sataniques de Salman Rushdie (qui est l’objet d’intenses débats en France { partir de février
1989), la laïcité tend { être décrite comme l’ultime rempart contre l’« offensive intégriste », « la
théocratie islamique » et le « totalitarisme vert », symbolisés depuis 1979, dans les imaginaires
occidentaux, par l’Iran de l’ayatollah Khomeiny. On verra ainsi Régis Debray en appeler sur les
plateaux de télévision à « la défense de notre capital génétique de civilisation » (sic) qui, précise-
t-il, « s’appelle les Lumières, le rationalisme, la République, la laïcité ». Quelques mois plus tard,
au moment de l’affaire des « tchadors de Creil » (automne 1989), le même Debray signera avec
quelques intellectuels un appel contre le « Munich de l’école républicaine » que constituerait,
selon lui, l’acceptation du « foulard islamique » dans les établissements scolaires français. Dans
la droite ligne de la pensée « antitotalitaire » des années 1970, le « foulard » devient le symbole
d’un « nouveau nazisme » (analogie que reprendront Jean-Marie Le Pen, André Glucksmann et
beaucoup d’autres).
Déjà bien engagé, le rapprochement idéologique entre la gauche et la droite apparaît
particulièrement visible au moment de cette affaire de Creil. Alors que la gauche de
gouvernement, qui a renoncé à son programme économique et social au début des années 1980,
se raccroche fièrement la « laïcité », une des seules « valeurs » qui lui reste, la droite,
traditionnellement plus hésitante { embrasser un concept qui avait longtemps visé l’Eglise
catholique, rejoint leurs adversaires quand il devient évident que l’« islam » est désormais la
cible unique de cette « laïcité » nouvelle manière. Avec « l’intégration », dont elle serait
l’instrument nécessaire, la « laïcité » devient pour beaucoup un nouveau moyen d’euphémiser
rhétoriquement, et de véhiculer sous une forme « acceptable », ce « choc des civilisations » qui
ne dit pas (encore) son nom.
Il y eut cependant des acteurs de bonne foi, dans cette défense de la laïcité : peut-on vraiment la
réduire à un repli nationaliste qui ne dirait pas son nom ?
Si l’on met de côté toutes celles et tous ceux qui utilisent, ou profitent cyniquement, des « débats
sur l’islam » pour muscler leur Audimat, pour s’assurer une visibilité médiatique, pour brosser
l’électorat dans le sens du poil, etc., on peut effectivement penser que beaucoup de ceux qui
interviennent dans les médias et qui construisent ainsi le débat public (journalistes,
intellectuels, responsables politiques) sont effectivement de « bonne foi », comme vous dites.
Mais ce qu’il y a de frappant dans cette histoire, c’est que même ceux-là semblent parfois avoir
du mal à comprendre que les termes dans lesquels sont posés ces « débats » ne sont pas
innocents.
Votre question évoque, par exemple, « la défense » de la laïcité. Expression intéressante ! Elle fut
abondamment utilisée en 1989 – alors même que rien ne laissait penser que la laïcité était
« attaquée » – pour faire croire à un public crédule que la laïcité subissait en France une
« offensive téléguidée » par… Khomeiny ! De la même manière, on entendit, en 1994, Ségolène
Royal « défendre la laïcité » en France contre… le GIA algérien ! La « laïcité » serait-elle une
mesure antiterroriste ? La question se pose sérieusement depuis septembre 2001, car c’est bien
grâce un mélange d’arguments « sécuritaires » et « civilisationnels » qu’a été justifiée la loi de
2004 interdisant les « signes ostensibles d’appartenance religieuse » dans les écoles publiques.