Croissance et crise économique dans l`Italie de la Renaissance

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Croissance et crise économique dans l’Italie de la
Renaissance
Mathieu Perona
5 septembre 2006
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Introduction
La détermination des conditions économiques favorisant la production artistique et culturelle
constitue un élément programmatique de l’économie de la culture. À cet égard, le cas de la Renaissance italienne est aussi important que controversé. Deux thèses essentielles sont en présence.
La première voit la Renaissance, qui commence en Italie dès le XIVe siècle, comme une période
de prospérité économique, les nouveaux surplus permettant d’alimenter une vigoureuse activité
artistique. Au contraire, la seconde affirme que la Renaissance fut en Italie une période de crise
économique profonde, entraînant une distribution très inégale de la richesse et ainsi que de faibles
possibilités d’investissement, incitant les nantis à subventionner l’activité artistique, faute d’un
meilleur usage de leurs fonds.
Il ne s’agit ainsi pas d’une simple querelle de conjoncturistes, mais d’un débat sur l’ensemble
des conditions économiques ayant favorisé la mobilisation des moyens nécessaires à l’activité
artistique intense qui caractérise la Renaissance italienne. Pour y voir plus clair, je commencerai
par montrer comment les deux thèses en présence recouvrent un débat de fond sur le statut du
financement des arts au regard de la croissance économique. Ensuite, je montrerai comment les
études monographiques récentes suggèrent une situation économique plus complexe et contrastée
qu’on l’a longtemps cru.
1
1.1
Croissance ou crise ?
Histoire du débat
En 1954, l’historien et économiste Robert S. Lopez fut « pratiquement lynché »1 par une
assemblée d’historiens de l’art pour avoir fermement défendu l’idée selon laquelle la Renaissance
italienne fut une période de crise économique profonde. La violence de la réaction peut d’ailleurs
se mesurer dans le ton acerbe de la réponse qu’y fit Carlo M. Cipolla2 , qui qualifie les spécialistes
d’histoires économique de « secte de stagnationistes », entraînant une série de réponses révélant
1 Lopez, R. et Miskimin, H.A. The Economic Depression of the Renaissance, The Economic History Review,
1962, vol. 14, p. 408 - 426
2 Cipolla, C.M. Economic Depression of the Renaissance ?.I The Economic History Review, 1964, vol. 16, p. 519
- 524
1
1
CROISSANCE OU CRISE ?
2
un débat houleux3 , tant sur les données employées que sur la vision sous-jacente du fonctionnement de l’économie de la Renaissance. Avec le temps cependant, la thèse d’une Renaissance née
d’une dépression économique fit son chemin dans la communauté historienne, au point de devenir
le consensus au tournant des années 1990. À cette date cependant, l’adoption par les historiens
économistes des méthodes monographiques les avait conduit à dresser un portrait nettement plus
nuancé, soulignant certes de déclin de certaines sources de prospérité médiévales, mais révélant
également l’émergence de nouvelles sources de prospérité à même de favoriser l’essor des dépenses
artistiques. Le débat fut ainsi relancé sur les bases très bien résumées par Judith C. Brown4 ,
dont le présent article s’inspire largement.
1.2
La thèse de la dépression
Le point de départ commun de l’analyse économique de l’Italie de la Renaissance est la
Grande Peste, venue de Chine par les Mongols attaquant les comptoirs gênois d’Ukraine. En
Italie, l’épidémie, qui sévit particulièrement en 1348, tua plus d’un habitant sur deux, avec une
ponction particulièrement lourde pour certaines villes (huit sur dix à Florence, trois sur quatre à
Venise), seule Milan semblant un peu épargnée. Une telle réduction de la population conduisit,
selon R. Lopez, à une contraction de l’activité économique supérieure à la contraction de la
population. En effet, les industries médiévales (lainages, cotonnages) situées dans les villes se
retrouvèrent en situation de sur-capacité considérable, conduisant à un effondrement des prix
et de l’emploi urbain, tandis que montait la concurrence des villes d’Europe du Nord, plus
dynamiques et moins embarrassées par les règlements des guildes italiennes. Dans les campagnes,
la réduction de la population entraîna de même l’abandon de nombreuses terres, et le repli vers
les établissements plus anciens, plus directement soumis à l’autorité des propriétaires terriens.
Plus généralement, le revenu par tête aurait diminué, tandis que le revenu total était de plus
en plus inégalement distribué. Au niveau des échanges, la situation était encore aggravé par une
pénurie de métaux précieux, engendrant mécaniquement une pénurie monétaire, du fait du déficit
commercial chronique avec le Levant.
Avant la Grande Peste, les grandes familles commerçantes italiennes avaient mis en place un
système étendu de relations commerciales fondées sur la confiance mutuelle et un monopole de
fait sur les produit en provenance ou en direction du Levant. La gestion systématique de leurs
stocks et de leurs relation a amené les historiens économistes à parler de capitalisme marchand
pour désigner leur comportement de recherche rationnelle de sources de profits par l’échange.
D’après R. Lopez et H. Miskimin, la baisse brutale des opportunités d’investissement entraîna
chez ces grandes une perte d’intérêt pour les activités économiques, au profit d’un repli vers leurs
propriétés agricoles, ainsi qu’un intérêt nouveau pour les arts et les dépenses ostentatoires. Au
premier rang de celles-ci viennent le mécénat de peintres, de sculpteurs ainsi que la réalisation
de somptueux palais. Au niveau des mentalités, il s’agissait d’une re-féoalisation de la société
italienne, marquée par des taux d’impositions particulièrement élevés destinés à financer des
armées formées d’une proportion croissante de mercenaires.
Ainsi, dans ce cadre d’analyse, les fonds disponibles en Italie se seraient portés à cette époque
sur les activités artistiques, d’une part faute d’investissements rentables, et d’autre part du fait
du renchérissement des opérations militaires.
3 Lopez, R.S. Economic Depression of the Renaissance ?.II The Economic History Review, 1964, vol. 16, p. 525527 et Miskimin, H.A. Economic Depression of the Renaissance ?.III The Economic History Review, 1964, vol. 16,
p. 528-529
4 Brown, J.C. Prosperity or Hard Times in Renaissance Italy ? Renaissance Quaterly, 1989, vol. 42, p. 761-780
1
CROISSANCE OU CRISE ?
1.3
3
La thèse de la croissance
Tout comme la thèse de la dépression part de l’idée que jusqu’à l’époque moderne, le meilleur
indicateur de richesse d’un pays est sa population, la thèse de la croissance s’appuie sur la
loi de Malthus et sur les rendements décroissants mis en évidence par Adam Smith. Avant la
Grande Peste, l’essentiel de la paysannerie italienne, les trois quarts de la population totale,
vivait à proximité du seuil de subsistance, les plus mauvaises terres en culture suffisant à peine
à nourrir ceux qui les cultivaient. La ponction démographique de la peste amena un replis vers
des terres aux meilleurs rendements, dégageant ainsi des surplus partagés entre l’entretien des
populations urbaines et les salaires agricoles. Devenu soudain une ressource rare, le travail obtint
mécaniquement une meilleure rémunération, nourrissant une demande pour les quelques produits
de luxe (vin, huile d’olive) que pouvaient se procurer les paysans, ainsi que pour les produits
de l’artisanat. Parallèlement, la hausse des rendements agricoles aurait provoqué une hausse des
revenus des grandes familles, expliquant un regain d’intérêt pour la gestion de leurs propriétés,
qui apparaissaient comme une nouvelle source de profits.
Ces revenus supplémentaires auraient ainsi nourri le développement d’une classe d’artisans,
d’artistes et de commerçant dépendant de leur activités (fournisseurs de couleurs, de matières
premières, etc.), établissant la base pour un marché florissant de biens de luxe, la diversification
de la production, qui découplait la prospérité d’une ville de celle de son industrie dominante, ainsi
que le développement d’exportations à forte valeur ajoutée. Parallèlement, les tenants de cette
thèse voient dans les dépenses artistiques un investissement en capital humain (que l’analyse
économique a depuis longtemps identifié comme l’un des plus rentable qui soient), favorisant
l’intérêt des grandes familles pour l’administration de leurs affaires et de la cité, ainsi qu’une
nouvelle forme de religiosité, nourrie d’une relecture des modèles antiques et de l’étude de la
nature.
1.4
Une opposition de fond
Le débat entre les deux thèses engage ainsi une opposition de fond sur l’utilité des fonds
dédiés à la création artistique. Pour les tenants de la thèse de la décroissance, il s’agit de dépenses
somptuaires, de rendement faible ou nul, consenties faute d’autres débouchés. Pour les partisans
de la croissance, il s’agit au contraire d’un investissement des plus rentables, car indissolublement
lié au progrès des connaissances et des techniques ainsi qu’à l’évolution des mentalités.
Il est difficile de trancher sur ce point. Économiquement, les études empiriques montrent
qu’un haut niveau de dépenses culturelles est corrélé avec l’innovation et la croissance, mais
il est pratiquement impossible de savoir si l’activité artistique est une condition nécessaire de
l’apparition d’innovations, ou une conséquence de celles-ci. Ainsi, Angus Maddison, économiste
spécialisé dans l’établissement de séries longues, estime que le PIB par tête en Italie a stagné
au moins à partir de 15005 . Néanmoins, les études monographiques fournissent d’important
éléments qualitatifs qui permettent de mieux appréhender la situation économique de l’Italie de
la Renaissance, en particulier pour les principaux lieux de la Renaissance.
5 A. Maddison et D. Johnston, The World Economy : A Millennial Perspective, OCDE, 1991, Appendice B,
p. 245
2
ÉCONOMIE DE L’ITALIE DE LA RENAISSANCE
2
2.1
4
Économie de l’Italie de la Renaissance
Agriculture
Revenons d’abord sur la situation des paysans, le niveau de vie dépendant fortement de leurs
propres revenus. L’abandon des mauvaises terres fut l’occasion du rétablissement d’un réseau
dense de villages et de bourgs, permettant une meilleure division du travail et des économies
d’échelle. Parallèlement, la baisse des besoins en cultures vivrières (grains) permit de dégager des
espaces pour les cultures à destination des villes (olives, vigne, fruits). La rareté des bras poussa
également les salaires agricoles vers le haut, limitant mécaniquement la portée de la rente foncière
et permettant un meilleur niveau de vie dans les campagnes. En revanche, la réorganisation
géographique s’est accompagnée d’une réorganisation de l’administration des domaines agricoles.
Cette dernière conduisit à un alourdissement considérable de la dette des fermiers, dette alourdie
par la rareté de la monnaie accessible, et l’imposition de métayages très élevés. Il en résulte une
forte mobilité paysanne, qui signale à la fois le poids de ces contraintes et la possibilité de leur
échapper.
On a déjà signalé l’intérêt renouvelé des grands propriétaires pour leurs domaines. Dans
plusieurs cas, on constate que ces propriétaires ont eu une action volontariste d’investissement
dans de nouvelles cultures (riz, maïs, soie) fournissant de bons rendements. Les historiens de l’art
ont ainsi lié l’intérêt pour les études d’après nature de plantes ou de paysages dans la peinture
comme une manifestation de ce nouvel intérêt. Toutefois, les représentations de l’activité agricole
restent très rares, ne permettant pas de dire si l’intérêt attesté de quelques grands propriétaires
reflétait un mouvement général dans l’élite commerçante italienne.
2.2
Industrie
H. Miskimin a souligné, comme on l’a vu plus haut, la stagnation des principales industries urbaines, dont les grandes familles tiraient l’essentiel de leurs revenus, avec le commerce de transit.
Il s’attache ainsi à l’industrie-phare de Florence, les lainages. Les sources de l’époque déplorent
une baisse importante de la production. Cependant, C. Cipolla souligne que les contemporains
sur-estimaient fortement la production du XIVe siècle. De plus, si la production a stagné en
volume, pendant la seconde moitié du XIVe et tout le XVe, ils ont vu leur qualité augmenter
très rapidement, afin d’échapper à la concurrence des lainages bon marché d’Europe du Nord.
De même, C. Cipolla critique l’argument de Lopez et Miskimin selon lequel le poids de la laine
(Florence) ou du coton (Venise) était tel que leurs évolutions conditionnaient l’économie de toute
la péninsule. Ainsi, on assiste à l’émergence de nouvelles industries, en particulier la soie, le papier et l’imprimerie, qui rencontrent une forte demande en provenance du Levant. À la fin du
XVe siècle, un quart des titres publiés en Europe étaient provenaient de Venise. La rareté de la
main d’œuvre ainsi que la qualification exigée par ces nouvelles industries poussa vers le haut les
salaires, ainsi que la demande des produits de l’artisanat par mes populations urbaines.
Contrastée dès l’origine (Venise récupère très rapidement des destructions de guerre alors que
la concurrence des villes germaniques ruine Pise), la situation se dégrade à partir du XVIe siècle,
par effet de rattrapage de la population, qui diminue les surplus agricoles, et du développement
de l’industrie domestique dans les campagne comme revenu de substitution, diminuant les marges
de profit des industries urbaines.
2.3
Finances et institutions
La pénurie monétaire résultant du déficit commercial de l’Europe envers le Levant a très
inégalement touché l’Italie. Celle-ci constitue en effet une plaque tournante de ce commerce, et
3
EN GUISE DE CONCLUSION : HISTORIOGRAPHIE
5
voit donc transiter d’importantes quantités de métaux précieux, dont elle prélève une partie grâce
à sont excédent commercial avec l’Europe du Nord. Parallèlement, les marchands développent
de nombreux systèmes de crédit et de compensation permettant de limiter les besoins en métaux
précieux monétisés. Ces outils ne sont toutefois pas accessibles aux débiteurs paysans, qui ont
ainsi du mal à se procurer la monnaie nécessaire au remboursement de leurs dettes.
La stagnation économique de l’Italie à partir du XVIe siècle est sans doute largement attribuable à des causes institutionnelles. Très puissantes, les guildes et les corporations ont probablement freiné l’émergence et la croissance des industries nouvelles, expliquant ainsi leur montée
en puissance progressive dans des espaces périphériques, comme la Lombardie. De même, les
grandes villes commerçante ont tôt fait porter le poids de leurs taxes sur l’industrie afin d’en
exempter le commerce, principale source de richesse des familles dirigeantes. Cette politique favorisa la délocalisation des activités industrielles vers d’autres villes, ce qui lia intextricablement
la prospérité de ces villes à des monopoles commerciaux que leurs clients germaniques et français
s’employaient déjà à essayer de contourner. De même, le système d’intégration économique entre
ville et campagnes qui avait fait le succès de Florence avait comme revers sa fragilité à une modification des conditions économiques, ce qu’engendra précisément le développement des villes
germaniques et des flux commerciaux évitant l’Italie.
3
En guise de conclusion : historiographie
Si les analyses monographiques ne permettent pas de trancher, elles soulignent les biais de la
thèse de la dépression en mettant en évidence le renouvellement des sources de profit. De même,
il apparaît clair que les dépenses artistiques consenties par les villes italiennes à cette époque ont
eu partie liée avec un renouveau des connaissances et des techniques profitant à l’Europe entière,
et dont l’Italie n’a pas su (et ne pouvait probablement pas) en conserver tout le bénéfice. À cet
égard, il faudrait considérer en détail les flux d’innovations et d’idées liés aux flux commerciaux
et aux voyageurs revenant de la péninsule.
Il reste à se demander le pourquoi du va-et-vient de ses deux thèses entre historiens de l’art
et historiens de l’économie. Judith Brown, avance comme explication un effet de génération et un
effet d’école. Marqués par la dépression des années 1930, leurs années de formation, les historiens
de l’économie auraient cherché dans la Renaissance un miroir de cette époque, suivis ensuite par
les historiens de l’art. Parallèlement, l’idée d’une dépression cadrait avec la théorie des cycles
alors à l’honneur dans l’école historienne française, tandis que le dénigrement de la Renaissance
comme une période d’exploitation des travailleurs au profit des nantis dans leurs palais séduisait
les marxistes.
La révolution méthodologique de l’histoire de l’économie, avec un intérêt croissant pour les
archives et les monographies a plus ou moins limité l’étendue du débat à partir des années 1990,
en faisant apparaître des situations très contrastées. Une autre cause essentielle a également
contribué à refroidir le sujet, le questionnement de la Renaissance comme concept historique
pertinent. Le déplacement du débat laisse cependant ouverte la question centrale du statut et
des conditions des dépenses artistiques, ainsi que de leur impact à long terme sur la croissance
européenne dans son ensemble.
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