Introduction « Le pouvoir absolu voit tout, mais il n`est jamais vu

Introduction
« Le pouvoir absolu voit tout, mais il n’est jamais vu - écrivait
l’intellectuel et activiste Ernesto Balducci - Les sujets sont totalement
soumis dans les mains du pouvoir quand ils sont totalement vus sans
jamais voir ; le dernier pas de cette capitulation des sujets dans les
mains du pouvoir se réalise lorsqu’ils se voient avec le même œil qui
les voit. N’est-ce pas ainsi depuis le néolithique dans le cas de la
femme ? Elle se voyait avec les yeux du mâle, devenant ainsi un sujet
tout simplement content de l’être »1. L’acception du pouvoir en tant
qu’« œil qui voit et qui n’est jamais vu » est non seulement présente
dans la littérature, mais également dans les textes religieux et dans
plusieurs études produites par les sciences sociales ou politiques2.
Mais le pouvoir n’est pas un phénomène de domination d’un
individu sur les autres, d’un groupe sur les autres, ni quelque chose
qui se partage entre, d’un côté, ceux qui l’ont et qui le détiennent
exclusivement, et, de l’autre, ceux qui ne l’ont pas et qui le subissent.
Comme l’écrit Michel Foucault, il faut plutôt le considérer comme
« quelque chose qui circule, ou plutôt comme quelque chose qui ne
fonctionne qu'en chaîne. […] Le pouvoir s'exerce en réseau et, sur ce
1 Ernesto BALDUCCI, L'uomo planetario, S. Domenico di Fiesole, ECP, 1994, p. 86.
Cette citation a été traduite en français par l’auteur de ce livre, ainsi que toutes les
citations qui suivent en italien ou en anglais dans l’original.
2 À titre d’exemple, l’on peut d’abord citer un hadith (les hadiths sont les paroles et
actions attribuées au Prophète) rapporté par Omar Ibn Al Khattab : « Adore Allah
comme si tu le voyais et si tu ne le vois pas, lui il te voit ». Dans son roman, Lire Lolita
à Téhéran, Azar Nafisi écrit : « Dans cet espace-là, on se déshabillait de toute
responsabilité envers les parents, les amis et la République islamique. Nous
racontions tout ce qui nous arrivait avec des mots à nous et, pour la première fois,
nous nous regardions avec nos propres yeux, et non avec ceux des autres ». En se
référant aux Indiens d’Amérique, Michel Wieviorka écrit qu’« ils n’existent plus
sinon sous le regard des dominants », in Michel WIEVIORKA (dir.), Une société
fragmentée ? Le multiculturalisme en débat, Paris, La Découverte, 1996, p. 19.
réseau, non seulement les individus circulent, mais ils sont toujours
en position de subir et aussi d'exercer ce pouvoir. Ils ne sont jamais la
cible inerte ou consentante du pouvoir, ils en sont toujours les relais.
Autrement dit, le pouvoir transite par les individus, il ne s'applique
pas à eux »1. Les rapports de pouvoir sont loin de s’exercer d’une
manière univoque. Institutions politiques et sociales, médias,
chercheurs, mais également individus et groupes, prennent part au
jeu du pouvoir : ils nomment, indiquent des signes ou des attributs
stigmatisants, utilisent des catégories et classent les individus ou les
groupes. Le pouvoir n’est donc pas une prérogative du Roi, des
gouvernants, ou d’un groupe qui détient le contrôle de la société,
mais plutôt de toute personne qui utilise ces éléments et contribue
par là-même à l’affirmation d’un certain vocabulaire, d’un certain
langage et, plus généralement, d’un certain regard. En utilisant des
termes, des attributs stigmatisants ou des catégories analytiques,
chacun se trouve dans la position d’exercer un certain pouvoir sur les
autres, tout en étant simultanément soumis à un certain pouvoir
exercé par les autres : il regarde et il est regardé. C’est « le pouvoir du
regard » de Balducci, qui, comme nous l’avait indiqué Foucault,
circule parmi les individus.
C’est précisément à travers le concept de « pouvoir du regard »
que nous allons décrire et analyser l’émergence de l’islam dans
l’espace public italien, car, comme on essayera de le montrer tout au
long de ce travail, l’émergence des musulmans en tant qu’acteur
collectif s’inscrit dans le cadre de (et se réalise à travers) une
contestation des rapports de domination, et donc d’une contestation
du regard affiché et imposé par la société dominante. C’est
précisément ce sentiment que l’on a rencontré dans les mosquées, à
savoir la volonté, sinon la nécessité vitale, de sortir d’un regard
stigmatisant, essentialiste, qui a relégué les musulmans dans l’ombre
et le silence. Ce sentiment s’exprime de manière plus ou moins
consciente et explicite, mais souvent contradictoire, par la
contestation de leur exclusion ou, autrement dit, par la revendication
de leur inclusion dans l’exercice de ce qu'on appellera dans ce travail
« le pouvoir du regard », dans la triple acception de « création de
1 Michel FOUCAULT, Il faut défendre la société, cours au collège de France, année 1975-
1976, cours du 7 janvier 1976, Paris, Gallimard, 1999, p. 33.
mémoire et faculté de nommer », de « définition de l’espace et du
temps » et de « contrôle et gestion des ressources économiques et
administratives ».
En effet, bien que l’islam soit depuis longtemps devenu la
deuxième religion du pays et que le nombre de musulmans présents
en Italie soit d’environ un million et demi1, les immigrés de religion
islamique et l’islam demeurent non seulement quasiment inconnus,
mais sont également considérés avec méfiance et décrits selon un
vocabulaire essentialiste et stigmatisant. Ils ressemblent à l’image de
l’immigré minoritaire proposée par Didier Lapeyronnie : « il est
colonisé : à partir du signe qu’il porte, il est défini par le regard des
autres, les dominants, et par l’intériorisation de ce regard. […] Il
existe une image qui s’impose à lui et sur laquelle il a peu de prise. Il
subit ainsi un stigmate »2. Ou encore, « l’immigré est étranger à lui-
même. Le regard de l’autre, du dominant, avec ses propres
catégories, s’intercale dans le rapport qu’il entretient avec lui-même.
[…] Le rapport qu’il entretient avec lui-même est médiatisé par des
mécanismes, des langages et des images qu’il ne peut contrôler »3.
Moderne et colonisé, l’immigré décrit par Lapeyronnie ne peut
échapper au regard des dominants et se constituer en groupe que par
l’entremise d’un langage propre capable de contester le langage
dominant, et donc ses catégorisations et, finalement, son regard. Ici,
1 Il nous semble nécessaire de préciser que sous le terme de « musulmans », nous
englobons non seulement ceux qui sont des religieux pratiquants, mais aussi tous
ceux qui ont dans l’islam un point de référence identitaire consciemment accepté ou
qui leur est de toute façon attribué.
2 Selon Erving Goffman, qui a montré le fonctionnement du mécanisme de la
stigmatisation à partir des institutions totalisantes, comme l’asile psychiatrique, le
stigma est un attribut, réel ou non, peu importe, qui disqualifie socialement
l’individu et qui l’enferme dans une catégorie porteuse d’un profond discrédit social.
La connotation négative, stigmatisante, d’un attribut est le résultat des rapports
sociaux et du langage. La catégorisation qui contraint les individus, malgré leur
volonté, les met dans une position d’infériorité vis-à-vis des gens « normaux ».
L’individu stigmatisé n’a pas la capacité de se définir de manière autonome, mais il
est défini par la société. Son regard sur lui-même est le regard de la société des
« normaux », des dominants, sur lui. Voir Erving GOFFMAN, Stigma: Notes on the
Management of Spoiled Identity, Prentice-Hall, 1963.
3 Didier LAPEYRONNIE, « Les deux figures de l'immigré », in M. WIEVIORKA,
op.cit., 1996, p. 260-263.
c’est donc la manière dont se construit le langage des musulmans en
Italie qui nous intéresse ou, autrement dit, ce qu’ils ont à nous dire
plutôt que ce que l’on a à dire sur eux. Cela semble une évidence,
mais ce n’est pas toujours le cas, en particulier dans l’espace Italie, où,
malgré les efforts de l’islam organisé, la voix des musulmans a été et
continue à être encore trop faible pour arriver à se faire écouter, et
donc pour exister publiquement. Faible, ignorée ou stigmatisée, cette
voix a souvent été reléguée en dehors de l'espace public, ou
simplement utilisée pour renforcer une approche sécuritaire ou
propager une vision essentialiste et islamophobe des musulmans et
de l'islam, faite de stéréotypes et visant la discrimination. Dans ce
livre, il s'agit donc d’écouter les propos de ceux qui ont fait sortir
l’islam de la sphère privée pour l’affirmer dans l’espace public, afin
de comprendre comment leur regard est façonné, quels sont leurs
peurs et leurs attentes, quelles formes prend la contestation de leur
exclusion et quelles directions peut prendre leur inclusion.
Afin d’éviter toute approche unilatérale consistant à observer les
changements religieux et culturels uniquement chez les musulmans,
ce travail a été réalisé en croisant les regards : celui de la société
italienne sur les musulmans et l’islam et celui des leaders musulmans
sur les Italiens et la société italienne. En se posant la question des
modes de construction des regards, ce livre s'inscrit entièrement dans
la lignée de ceux qui fondent leurs analyses sur l'interaction entre les
acteurs et sur la réciprocité de leurs transformations. En effet, le
passage de l’islam à l’Ouest selon la définition d’Olivier Roy1 a
apporté d’importants changements religieux et culturels chez les
musulmans, mais il a aussi contribué à transformer les sociétés
occidentales. On devrait plutôt parler d’« interpénétrations » pour
reprendre la définition de Nilüfer Göle2 pour décrire des
transformations, ainsi que des formes de contamination ou de
métissage, qui contribuent à diluer les frontières des appartenances
et, en définitive, les identités. Les regards des uns et des autres se
construisent dans l’interaction, à travers leur croisement, comme veut
le démontrer cet ouvrage. C’est pour cela qu’avant de s’intéresser au
regard des musulmans, il semble nécessaire de commencer par se
1 Olivier ROY, L’islam mondialisé, Paris, Seuil, 2002.
2 Nilüfer GÖLE, Interpénétrations : L’Islam et l’Europe, Paris, Galaade Editions, 2005.
poser la question de savoir comment la société italienne et les Italiens
regardent l’islam et les musulmans, c’est-à-dire comment ils
produisent, nomment et propagent l’islam et les musulmans. En effet,
l’émergence de l’islam dans l’espace public italien, ainsi que le regard
de ceux que l’on appelle ici « les leaders de l’islam en Italie », ne
peuvent pas être analysés sans prendre en compte le fait qu’en Italie,
l’islam lui-même devient, malgré les musulmans qui l’incarnent,
l'expression non seulement de l’altérité, mais également d’une altérité
qui fait peur. En effet, la rapidité avec laquelle l’Italie est devenue un
pays d’immigration, accompagnée de l'alarmisme intéressé d’une
partie des médias, de la classe politique et de certains intellectuels, a
favorisé la diffusion d’un sentiment d’« invasion » et d’un racisme
nouveau, qui trouve dans l’islam sa cible principale1. De plus, si l’on
ajoute à cela les événements internationaux et la diffusion insidieuse
de l’idéologie de « la guerre des civilisations », une perception
fortement conflictuelle finit par envahir une bonne partie de la société
italienne. Comme le dit justement le sociologue de l’islam Stefano
Allievi, « nous sommes face à un processus d’intégration
substantielle, mais aussi de perception conflictuelle »2. L’intégration
substantielle est celle que nous voyons dans le monde du travail, de
l’école, dans beaucoup de quartiers, tandis que la perception
conflictuelle est celle que nous montre le débat public, à commencer
par la perception de l’islam diffusée par les médias et par le monde
politique. En effet, comme l’illustreront les pages qui suivent, outre
les peurs réelles ou fantasmées, et au-delà des processus
d’altérisation, les immigrés musulmans sont dans un processus
d’intégration à la société italienne, et il est désormais évident que
1 Le « nouveau racisme », défini comme culturel ou différentialiste, postule le
caractère irréductible des différences culturelles ou religieuses. Comme l’écrit Ugo
Fabietti, ce qui intéresse le racisme actuel, dont la plus grande expression est le
système d’apartheid, « c’est de briser l’univers humain en plusieurs compartiments
isolés pour justifier le refus et l’exclusion ; il n’est pas intéressé à affirmer une
hiérarchie entre les cultures, parce que une telle hiérarchie est déjà implicite dans
l’exclusion qu’il opère en vertu du principe de la différence » (Ugo FABIETTI,
L’identità etnica, Roma, Carocci ed., 1998, p.19). À ce sujet, voir aussi Michel
WIEVIORKA, La différence, Paris, Ed. Balland, 2001.
2 Stefano ALLIEVI, “Come si costruisce il conflitto culturale. La percezione dell’islam
nello spazio pubblico europeo”, Religione e società, n. 52, 2005, p. 7.
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