de Louis Jouvet - Théâtre Edouard VII

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ELOGE DU DESORDRE PAR LOUIS JOUVET
Au terme de notre longue tournée, de cette odyssée dramatique en Amérique latine
qui nous avait permis de jouer librement Molière, Romains, Claudel et Giraudoux, Pierre
Renoir m'attendait sur le quai de la gare.
Quatre ans d’absence, une longue abstinence d’amitié nous rendaient l’un à l’autre,
tout gonflés de promesses.
À cœur joie, nous nous sommes saoulés de confidences et, ce faisant, nous avons échangé
des histoires.
Une des plus piquantes que me raconta Renoir, une des plus touchantes par ses évocations
reste pour moi cette réunion où avaient été convoqués Dullin, Baty et lui-même,
par l’inquiète sollicitude de la Staffelpropaganda et je ne sais quelle autre organisation
de « Kultur über alles ».
« Messieurs, leur dit le préposé à la civilisation artistique de la future grande Europe,
il importe que nous sachions quelles sont les tendances, quelle est la ligne de conduite
du théâtre français… ». La voix était rauque, le ton impérieux. « Quel est précisément le
sens de vos préoccupations ?… ». Dans le silence, la voix s’infléchit intelligemment :
« Où vont vos recherches professionnelles ?... ».
Un certain effarement flottait dans l’air. Mais, à cet instant, l’inquiétude logée au cœur
de chacun s’apaisa. « Un sourire effleura nos lèvres », me dit Renoir. « Nous nous sommes
regardés. Et puis, à tour de rôle, nous avons paisiblement répondu à ces messieurs qu’il
n’y avait - hélas - dans l’art dramatique français rien de concerté, de volontaire,
de théorique…, que l’art dramatique, le théâtre, fleur et fruit des sentiments, des idées
des auteurs et des spectateurs français, s’épanouissait, vivait dans notre pays sans aucune
préoccupation de tendance ou de direction, dans un désordre nécessaire ici à ce commerce
et à cet art. »
Un désordre ! Cette réponse déçut. Cette réponse désola. Elle outrepassait la zone de pitié
accordée par ces messieurs. Etait-ce possible ? Cette absence de « ligne », cette confession
de désordre, ce chaos avoué, pour des gens qui fabriquaient synthétiquement la Force et la
Joie, était accablant. Bras ballants, bouches bées, impuissants devant tant d’insouciance,
tant d’indignité, les organisateurs de la grande Europe congédièrent avec un geste
désespéré les représentants de l’art dramatique français.
Pouvaient-ils comprendre ?
Le théâtre, spécialement le théâtre français, vit dans le désordre : c’est sa condition
d’existence. La grandeur du théâtre est fondée sur un désordre organique, nécessaire,
constant : le désordre explique et démontre un art dramatique prospère.
Nous savons, nous autres comédiens, que jouer la comédie est proprement une
destruction de soi, une démolition, c’est un désordre obligé, l’impossibilité d’une vie
intérieure.
L’œuvre du poète aussi est un désordre. Entre son écriture et son jeu, tissu de sensations
et de sentiments étroitement entrelacés, la pièce la plus vivante avoue une contradiction
permanente, un désordre essentiel. Sa vie et sa fécondité, à travers les époques, ne sont
que la constante exploitation de cette confusion.
C’est un désarroi, un tumulte intérieurs qui font naître chez le spectateur la curiosité
qui le mène aux portes d’un théâtre. L’effervescence, le trouble qui préside à son
installation dans la salle, nous savons qu’il ne s’apaisera que par l’imbroglio d’une
intrigue, l’incohérence d’une action offerte dans la discorde des personnages. Le succès
fait à l’œuvre représentée ne sera qu’une vaste conflagration de polémiques et de conflits.
Ce qu’on appelle divertissement ou évasion n’est qu’un égarement général. L’ordre ici
vient d’un désordre, nous le savons.
Aucune des manifestations du théâtre n’obéit à une « ligne de conduite ». Aucun des
gestes ou des rires du vrai théâtre ne procède d’une « tendance ». Il n’y a de recherches
et de préoccupations que dans le vague, l’absent, l’indéterminé : dans le chaos.
Les extraordinaires réussites de notre théâtre français ne furent obtenues, ne se sont
confirmées que dans une persistante collision des sentiments et des idées.
Un ordre théâtral ne s’institue que par un long désordre.
Louis Jouvet
Texte extrait de Où va le Théâtre ?, une enquête publiée au printemps 1946 dans la célèbre revue théâtrale L’intermède.
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