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56 I RLDI Numéro 117 I Juillet 2015
cessé de décrire comment, dans le commerce au loin des mar-
chands-banquiers à partir du XIII
e
siècle, ou dans les relations entre
les centres économiques et leur périphérie (notamment par les
rapports de façonnage
(2)
), l’échange s’est longuement inscrit dans
l’asymétrie de puissance économique et d’information.
D’ailleurs, les nombreux efforts du législateur (les lois succes-
sives «Galland», «NRE», «PME», «LME», «Hamon»), de la
jurisprudence (les usages de la théorie de la cause pour écarter
des clauses excessives) et de la doctrine (théorie solidariste, etc.)
montrent que le déséquilibre n’est pas nouvellement appréhendé.
Pourtant, les rapports économiques ne manquent pas de nou-
veauté. Et c’est à cette transformation qui se réalise sous nos yeux
–celle de l’information numérique– que le législateur se trouve
indifférent.
Pour quelle raison ? Peut-être parce que, si le droit est omni-
présent, il est utilisé par tous sans que les juristes n’en aient ni le
monopole ni la maîtrise, et c’est tant mieux. Mais, en se vulgari-
sant, le droit se banalise, il devient un instrument technique parmi
d’autres. Il perd en partie de son exigence scientifique, de sa vision
philosophique et de sa portée politique. Alors, dans la transforma-
tion numérique, il suit comme il peut, mais il devance rarement.
La réforme du droit des contrats ne saisit pas ce phénomène. Elle
n’y renonce pas, elle y est aveugle.
Michel Serres
(3)
a souligné qu’à l’occasion de chaque révolution
portant sur le couplage entre un message et son support, il s’est
produit, comme par réplique, d’autres révolutions dans le domaine
du droit, de la politique, de l’économie mais aussi des sciences et
des religions. Ainsi l’invention de l’écriture est également celle du
Code d’Hammourabi, de la monnaie et de la cité. Quant à l’impri-
merie, elle s’accompagne de l’invention des instruments de com-
merce, de crédit, de banque et de comptabilité. Elle est contem-
poraine de la société-monde et de la naissance du capitalisme.
La nouvelle révolution que constitue l’information numérique,
qui porte elle aussi sur le couplage entre une information et son
support, appelle aussi, nous dit MichelSerres, une révolution du
même ordre dans ces domaines.
Sous cette perspective, l’enjeu de la réforme du droit des contrats
est peut-être tant ce qui s’y trouve que ce qu’il ne s’y trouve pas.
Au plan herméneutique, le projet éprouve un effort de résistance
du droit savant quand nous savons la force à laquelle le soumettra
la société numérique(I). Au plan substantiel, il omet d’appréhen-
der l’évolution de la circulation de valeur, passant de la transmis-
sion matérielle, exclusive et rivale, à la contribution immatérielle et
collaborative(II).
I.–LA FIN DU DROIT SAVANT
Le projet de réforme du droit des contrats s’assigne notamment
pour objectif de moderniser les concepts et d’en proposer de nou-
veaux. Le plus édifiant des débats porte sur celui de la notion de
(2) Voir AugagneurL.-M., Quelle réforme pour la sous-traitance?, RLDA.
(3) SerresM., Conférence à l’Inria, 11déc. 2007.
«cause ». «Instrument de régulation»
(4)
souple capable de tra-
verser les âges pour les uns, «auberge espagnole»
(5)
, inutile et
dangereuse, des débiteurs récalcitrants pour les autres, la cause
se trouve ostracisée par le projet pour avoir régné trop tyrannique-
ment sur les esprits fertiles des juristes.
À l’inverse, d’autres termes, qui ne manquent pas de souffle, fe-
raient leur entrée. Ainsi du «mal considérable» qui deviendrait,
dans le nouvel article1139, celui dont la crainte causerait une vio-
lence propre à vicier le consentement.
D’autres termes classiques sont contenus, par crainte d’être dilués
comme la cause. C’est le cas de la «réticence dolosive». Le nouvel
article1136 la limite à la «dissimulation» (intentionnelle), terme
que l’on sait lui-même ouvert aux vastes interprétations, des infor-
mations dont la fourniture est légalement prévue.
Enfin, des termes mythiques du droit traversent les frontières de
ses branches. L’« imprévision » connue du droit public entrerait
dans le droit privé. Mais la science sait qu’un corps entré dans un
environnement nouveau se trouve généralement modifié et subit
souvent des mutations qui transforment sa génétique.
On croit qu’en modifiant les mots, on est capables de maîtriser leur
destin prescriptif. Mais les mots du droit sont davantage comme
ceux de la poésie
(6)
que les termes d’une équation: ils échappent
à leur auteur, à l’intention. Cela est plus spécialement vrai dans le
contexte de la transformation numérique où tout savoir se trouve
facilement accessible et partagé par les facilités de communica-
tion.
Dans la codification justinienne, pour établir une loi claire, épurée
des interprétations anciennes, il a fallu –dit-on– détruire les ou-
vrages du droit ancien afin que ceux-ci ne pénètrent pas le droit
nouveau. La tabula rasa est une source possible de renouveau
maîtrisé. Dans sa nouvelle LeCongrès, où le narrateur poursuit le
projet insensé de rassembler tout le savoir pour finalement s’avi-
ser de l’aopie de l’entreprise, Jorge Luis Borgès conclut : « de
temps à autres il faut bruler la bibliothèque d’Alexandrie». C’est
ce que fit Justinien pour imposer son droit et c’est ce qui opposa
AndréAlciat aux juristes de son temps
(7)
pour décider si Justinien
avait fait œuvre salutaire ou commis un crime contre le génie des
jurisconsultes romains.
Dans la codification napoléonienne, l’intention se maîtrisait à l’in-
verse par l’élévation des travaux préparatoires (et la doctrine sur
laquelle elle reposait, notamment Domat et Pothier) au rang de
méta-droit, de source téléologique d’interprétation.
Mais, dans les deux cas, la science juridique était, comme les
autres disciplines scientifiques, l’apanage des savants, et au moins
des «sachants».
Mais le droit, pas plus que les autres disciplines, n’est plus désor-
mais savant. Il est «expert» certes, mais plus savant. Dans la révo-
(4) MazeaudD., Pour que survive la cause en dépit de la réforme!, Dr.
&patr., oct.2014, p.38.
(5) AynèsL., La cause, inutile et dangereuse, Dr. &patr., oct.2014, p.40.
(6) La vitalité du mouvement Droit et Littérature en est le témoin.
(7) AtiasC., Aux origines obscures du droit civil français, André Alciat
(1492-1550), RTDciv.2005.