Cours de PHILOSOPHIE Support écrit : dernière partie (SE2) 6. L

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Joachim LACROSSE
Cours de PHILOSOPHIE
Support écrit : dernière partie (SE2)
6. L’héritage du Logos grec chez les Modernes
(Notes provisoires, novembre 2013)
a) Période de grandes découvertes et d’innovations techniques, marquée notamment par
l'apparition de la Réforme et l'essor de la bourgeoisie (déjà entamé à la fin du moyen âge), la
période que l'on appelle conventionnellement Renaissance est pleine de contradictions. Ainsi,
par exemple, l'humanisme universaliste prôné par certains philosophes semble avoir pour
contrepartie une sorte d'européo-christiano-centrisme : l'Homme mis en valeur par
l'humanisme est blanc, pétri d'hellénisme, capitaliste et rationaliste, mais surtout fils de la
chrétienté, à laquelle sont annexées la Kabbale et l'averroïsme, entre autres, au nom d'une
philosophie universelle.
Pendant la Renaissance, la prise de conscience par l'homme de sa puissance est à la
mesure de celle de sa finitude ; le pragmatisme politique d'un Machiavel y coexiste avec
l'utopisme d'un Thomas More ; l'évangélisme de la Réforme protestante, qui retourne à la
parole, au Verbe (Luther, Calvin) prend son essor, tandis que la scolastique médiévale a
encore de beaux jours devant elle dans les universités ; le rationalisme, d'inspiration
mathématico-scientifique (avec Bacon) est promu, au même titre que la « docte ignorance »
(avec le mysticisme de Nicolas de Cues) ou qu'une nouvelle forme de scepticisme (avec le
fameux « pyrrhonisme » de Montaigne).
Cette période se caractérise aussi par une séparation accrue entre philosophie et
théologie, une promotion des mathématiques comme école de la raison rigoureuse, et un
développement de la méthode expérimentale dans les sciences naturelles :
« Notre plus grande ressource et celle dont nous devons tout espérer, c’est l’étroite alliance
de ces deux facultés : l’expérimentale et la rationnelle, union qui n’a point encore été formée » (F.
Bacon, 1561-1626, Novum Organum, 1, 95).
Sur le plan de la pensée politique, Machiavel (1469-1527) écrit son célèbre Il Principe
(« Le Prince »), manuel de « bonne gouvernance » dédié à un Médicis (Julien, frère du Pape
Léon X), membre de la famille qui dirigeait Florence, dans le contexte d’une Italie divisée en
nombreux duchés et républiques.
Le gouvernant efficace est celui, dit-il, qui arrive à être à la fois craint et aimé.
Promesses non tenues, trahisons et manipulations ne sont pas interdites et même
indispensables, à condition d’avoir l’air de posséder toutes les qualités requises : honnêteté,
sincérité, générosité…
Les deux seules qualités qu’un dirigeant doit réellement posséder sont la chance
(fortuna, sans laquelle on ne peut rien) et la virtù (courage, force et capacité à agir comme il
faut en toutes circonstances). La virtù est tout autre chose que la « vertu » au sens éthique, il
s’agit de tirer profit de toute situation selon le principe « la fin justifie les moyens ».
Il s’agit donc d’une approche très pragmatique de la gouvernance : seule compte
l’efficacité, qui résulte d’un savant mélange entre la force du lion et la ruse du renard. Car
l'homme, mélange de bestialité et de noblesse, se situe dans une perspective amorale, pour
ainsi dire en-deçà du bien et du mal.
b) Philosophes « rationalistes »
La modernité radicalise le projet du logos philosophique, celui de dominer le réel, à
travers l’idéal, né avec la Renaissance, d’un être humain maître et possesseur de la nature.
Cette conception de l’homme s’incarne notamment à travers un important courant de
pensée, qualifié de rationaliste parce qu’il s’attache avant tout au pouvoir de la raison
démonstrative et déductive (autonome à la fois par rapport à la révélation religieuse et par
rapport aux données sensibles), qui prend pour modèle l’exercice de la raison mathématique
et dont le siège est l'ingenium (« esprit » en tant que chose du monde la mieux partagée et
caractérisé par son inventivité).
Descartes (1596-1650) fut mathématicien (il a fait la synthèse de l’algèbre et de la
géométrie), scientifique et philosophe. La « méthode » cartésienne, purement rationnelle,
comporte quatre règles énoncées (en français) dans le Discours de la méthode :
a) évidence (ne tenir pour vrai que ce qui est évident de façon claire et distincte, et qui
servira de point de départ à des « chaînes de raisons » comme en font les géomètres)
b) analyse (diviser chacune des difficultés en autant de parcelles qu’il se pourrait)
c) synthèse (partir des objets les plus simples et les plus aisés à connaître pour aller
vers le plus composé)
d) dénombrements (afin de ne rien omettre).
Au début de ses célèbres Méditations métaphysiques, Descartes cherche donc un
fondement qui pourra servir de point de départ à une longue chaîne de raisons. Ce fondement
ne peut être la sensation, qui produit nombre d’illusions. Certes, à moins d'être fou, je suis
certain d'être ici, d'avoir des mains, mais, en vérité, qu’est-ce qui me prouve de façon claire et
distincte que je ne suis pas en train de rêver ? Cependant, même le rêve s’appuie sur un
espace, des proportions numériques, etc. Certaines choses résistent donc encore à l'hypothèse
du rêve : étendue, figure, grandeur, nombre, temps, lieu... Les mathématiques (arithmétique et
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géométrie), qui fondent les autres sciences (astronomie, musique, optique, mécanique, etc.),
seraient-elles alors ce fondement recherché pour toute connaissance ? Non, pas encore, car il
faut que ce fondement puisse résister à l’hypothèse du doute de plus en plus intégral
(« hyperbolique »), que Descartes personnifie sous la forme d’un dieu trompeur, non pas le
Dieu souverainement bon du christianisme, mais un « Malin Génie » qui fait en sorte que je
sois systématiquement dans l'erreur chaque fois que je crois être dans le vrai.
Le scepticisme de Descartes n'est ici qu'une étape. Le but de cette hypothèse radicale est
de déterminer, dans la Seconde méditation, si quelque certitude résiste encore au doute
intégral. Et ce qui résiste à l’hypothèse du Malin Génie (car s’il peut me tromper, cela signifie
que je suis indubitablement une chose pensante), c’est le fameux Cogito (ergo sum), « Je
pense (donc je suis) » :
« Il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé qui emploie toute son industrie à
me tromper toujours. Il n’y a donc point de doute que je suis, s’il me trompe ; et qu’il me trompe
tant qu’il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque
chose. […] Je ne suis donc, précisément parlant, qu’une chose qui pense (res cogitans), c’est-àdire un esprit (mens) (animus), un entendement (intellectus) ou une raison (ratio), qui sont des
termes dont la signification m’était auparavant inconnue. […] Mais qu’est-ce donc que je suis ?
Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? C’est-à-dire une chose qui doute, qui
conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent ». (extraits de
la Seconde méditation métaphysique).
Ce qui résiste à l’hypothèse du Malin Génie et constitue le point de départ de la
connaissance, c’est donc la notion, typiquement moderne, d’une subjectivité pensante ou
conscience. Chez Descartes (contrairement à Spinoza), cette res cogitans (chose pensante) est
une substance indépendante du corps. De façon révélatrice, pour décrire cette substance
pensante, Descartes mobilise simultanément la terminologie latine de la « raison », de
l’« intellect » et de l’« esprit » (mens et animus). En outre, sa définition de la pensée voit large
et laisse la place à des activités de la conscience telles que « sentir » ou « imaginer ». Le sujet,
l'âme en tant que chose pensante, est au carrefour des facultés. A la fin de la seconde
méditation, l'exemple du morceau de cire, dont nous gardons une idée claire et distincte
malgré le changement dont il est affecté, persuade Descartes de l'existence d'objets conçus par
l'esprit, et différents des corps perçus. La cire « toute nue » ne peut être conçue sans un esprit
humain, qui possède ces idées en tant qu'elles sont innées.
La suite des Méditations de Descartes (de la troisième à la sixième) va s’atteler à
connaître le monde entier en prenant pour point de départ cette certitude : l’existence de la
pensée. Il le fera, notamment, en ayant recours à plusieurs variantes de l’argument
ontologique de saint Anselme (voir ci-dessus) :
« Car, ayant accoutumé dans toutes les autres choses de faire la distinction entre l'existence et
l'essence, je me persuade aisément que l'existence peut être séparée de l'essence de Dieu, et
qu'ainsi on peut concevoir Dieu comme n'étant pas en acte. Mais néanmoins, lorsque j'y pense
avec plus d'attention, je trouve manifestement que l'existence ne peut pas non plus être séparée de
l'essence de Dieu, que de l'essence d'un triangle rectiligne la grandeur de ses trois angles égaux à
deux droits, ou bien de l'idée d'une montagne l'idée d'une vallée ; en sorte qu'il n'y a pas moins de
répugnace de concevoir un Dieu (c'est-à-dire un être souverainement parfait) auquel manque
l'existence (c'est-à-dire auquel manque quelque perfection), que de concevoir une montagne qui
n'ait point de vallée » (extrait de la Cinquième méditation métaphysique).
Etablir l’existence de Dieu (puis l’existence du monde, garantie par celle de Dieu) n’est
cependant plus le seul but de la philosophie, il s’agit plutôt d’une étape dans un cheminement
qui vise à fonder la connaissance du réel par la seule raison. Et en ce qui concerne l'action, la
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raison peut livrer les clefs du développement technique, mais pas de la morale. Celle-ci sera
« provisoire » et fondée sur les principes suivants :
a) le respect des lois et les coutumes ;
b) la modération dans les opinions, fermeté dans les actions ;
c) vaincre ses propres inclinations plutôt que l'ordre du monde ;
d) rechercher la vérité et cultiver la raison.
Ce qui est nouveau chez Descartes, on le voit, ce n’est pas tellement la doctrine
philosophique. L’idée d’un Dieu garant de la vérité, l’immortalité de l’âme, séparée du corps,
la séparation entre la substance et l’accident, la maîtrise des passions (parallèle à la maîtrise
technique de la nature) : tout cela est très proche de la scolastique médiévale, et donc loin de
faire « table rase » du passé. C’est surtout la méthode, dite « cartésienne », et le recentrement
sur la conscience subjective, qui vont marquer la pensée moderne.
Malebranche (1638-1715) est un « héritier » du logos intéressant, qui cherche à unifier
la subjectivité rationnelle, le logos du rationalisme moderne (cartésien) et le logos au sens
chrétien (augustinien) : la raison est un verbe intérieur qui éclaire la méditation du
mathématicien et du physicien (Galilée ne dit-il pas lui-même que le monde est écrit en
langage mathématique ?), identique au Verbe fils de Dieu qui s’est incarné pour notre salut.
Ainsi, Dieu est la cause de tous les phénomènes physiques, qui, d’une part, sont des
« occasions » pour lui de se manifester et que, d’autre part, la raison scientifique permet
d’exprimer en langage mathématique. Cette raison est une et universelle, c’est la même pour
un Français ou pour un Chinois, et elle livre des principes qui valent à la fois pour la
connaissance théorique (fondée sur les mathématiques) et pour l'action (fondée sur des
principes humanistes) :
« Les philosophes, même les moins éclairés, demeurent d’accord que l’homme participe à
une certaine raison qu’ils ne déterminent pas. C’est pourquoi ils le définissent animal rationis
particeps, car il n’y a personne qui ne sache, du moins confusément, que la différence essentielle
de l’homme consiste dans l’union nécessaire qu’il a avec la raison universelle, quoiqu’on ne sache
pas ordinairement quel est celui qui renferme cette raison, et qu’on se mette fort peu en peine de le
découvrir. Je vois par exemple que 2 fois 2 font 4, et qu’il faut préférer son ami à son chien, et je
suis certain qu’il n’y a point d’homme au monde qui ne le puisse voir aussi bien que moi. Or je ne
vois point ces vérités dans l’esprit des autres, comme les autres ne les voient point dans le mien. Il
est donc nécessaire qu’il y ait une raison universelle qui m’éclaire et tout ce qu’il y a
d’intelligence. Car si la raison que je consulte n’était pas la même qui répond aux Chinois, il est
évident que je ne pourrais pas être aussi assuré que je le suis, que les Chinois voient les mêmes
vérités que je vois. Ainsi la raison que nous consultons quand nous rentrons dans nous-même est
une raison universelle. Je dis quand nous rentrons dans nous-même, car je ne parle pas ici de la
raison que suit un homme passionné. Lorsqu’un homme préfère la vie de son cheval à celle de son
cocher, il a ses raisons, mais ce sont des raisons particulières dont tout homme raisonnable a
horreur. » (Malebranche, De la recherche de la vérité, 10è éclaircissement)
Spinoza (1632-1677) était un juif portugais vivant à Amsterdam, auteur d’« effroyables
hérésies » au yeux de ses contemporains. Ce philosophe rejeté à la fois par la communauté
juive et les différentes communautés chrétiennes de son temps, a publié presque tout son
œuvre après sa mort. Il a refusé plusieurs postes académiques, préférant exercer le métier de
polisseur de verre. Le philosophe procède more geometrico, « à la façon d’un géomètre » :
l’œuvre majeure de Spinoza, L'Ethique, est constituée par des suites de définitions, de
propositions et de démonstrations qui s’enchaînent en se référant les unes aux autres.
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Le premier livre de L'Ethique porte sur Dieu. Si Spinoza a dérangé les théologiens de
son époque, c'est parce qu'il proposait une conception d'un Dieu qui n'est ni un monothéisme
(Dieu est immanent et non transcendant), ni à proprement parler un athéisme. On trouve chez
Spinoza un panthéisme et un cosmopolitisme proches du stoïcisme : « Dieu, c’est-à-dire la
nature » (Deus sive natura), est une « substance » qui se déploie en fonction de modes (qui en
sont des effets, affections ou modifications de la substance divine) — lesquels constituent le
monde — et d’attributs (qui en découlent nécessairement) — lesquels sont en nombre infini,
même si nous n’en pouvons connaître que deux : l’étendue et la pensée, c’est-à-dire les corps
et les esprits. Cette conception originale permet à Spinoza de résorber le dualisme entre l’âme
et le corps, qui ne sont que deux aspects d’une seule et même substance divine, et aussi de
poser à nouveaux frais le problème du rapport entre la substance (Dieu et ses attributs, ou la
« nature naturante ») et les « accidents » de la substance (Dieu et ses modes, ou la « nature
naturée »).
Le second livre est consacré à l'Esprit. Du point de vue des attributs divins, il n’y a donc
qu’un seul monde possible, celui qui découle nécessairement des propriétés de la substance
divine. Les choses n'ont pas pu être produites autrement, ni dans un autre ordre. La
connaissance doit faire correspondre l'ordre des idées à celui des choses. La raison est donc à
la fois individuelle et universelle : l’esprit humain, capable de comprendre la structure de
l’univers, l’enchaînement des causes et des effets, s’unit au principe de tout dans un amour
qui est « joie » et « intelligence ». Cette compréhension intuitive des essences et de Dieu, sub
specie aeternitatis, est appelée par Spinoza connaissance du troisième genre, supérieure à la
connaissance par expérience vague ou par ouï-dire (connaissance dite du premier genre, la
seule qui puisse être cause de fausseté) et même à la connaissance des idées adéquates et des
proportions des choses (connaissance rationnelle au sens propre, dite du deuxième genre, qui
suit le modèle des mathématiques).
Le troisième livre de L’Ethique, consacré aux « passions », s’attache à déduire tous les
affects (comme par exemple la crainte, la pitié, la jalousie, le mépris, la gratitude, l’ambition,
le regret, etc.) à partir de trois affects premiers, en quelque sorte « axiomatiques », la Joie
(augmentation de puissance tendant vers plus de perfection), la Tristesse (diminution de
puissance) et le Désir (dont le moteur est le conatus, la persévérance dans l'être, et qui est à
l'origine des valeurs : on ne désire pas une chose parce qu'elle est bonne, mais c'est parce
qu'on la désire qu'on la juge bonne). L’aridité des démonstrations quasi-géométriques
contraste avec l’enracinement existentiel du texte, ainsi que la simplicité des thèmes abordés.
Spinoza considère en somme que la haine, la colère, l'envie, etc. ont des causes précises,
démontrables, dont la connaissance est indispensable au bonheur.
Les quatrième et cinquième livres portent sur la servitude et la liberté de l'homme. En tant
que corps, l'homme est un tout petit fragment de l'étendue infinie, et en tant qu'âme de la
pensée infinie. Il est d'abord un eslave. Croire que nous sommes entièrement libres nous ferait
ressembler à une pierre qui, mue par l'impulsion d'une cause extérieure et persévérant dans
son mouvement, croirait être l'auteur de son propre mouvement, être libre. L'amour
intellectuel de Dieu, qui n'est autre que l'intelligence elle-même, est ce qui permet de
comprendre l'enchainement des causes et des effets, condition du bonheur.
Cette doctrine permet d'agir conformément aux commandements de la nature divine sans
attendre que Dieu nous décore de suprêmes récompenses, elle enseigne à supporter tout ce qui
ne dépend pas de nous (cf. le stoïcisme), elle préconise de vivre en société en ne haïssant,
n'enviant ou ne mésestimant personne, et elle montre comment conduire les citoyens pour en
faire des êtres libres, qui font librement le meilleur.
Ce grand solitaire qu’était Spinoza était résolument optimiste, y compris en ce qui
concerne la sociabilité des êtres humains, qui sont tous des parcelles de la substance divine et
auxquels la société des autres hommes apporte plus de puissance et de liberté :
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« L’homme est un Dieu pour l’homme. Il est rare cependant que les hommes vivent sous la
conduite de la Raison ; telle est leur disposition que la plupart sont envieux et cause de peine les
uns pour les autres. Ils ne peuvent cependant guère passer la vie dans la solitude et à la plupart
agrée cette définition que l’homme est un animal sociable ; et en effet les choses sont arrangées de
telle sorte que de la société commune des hommes naissent beaucoup plus d’avantages que de
dommages » (Spinoza, Ethique, 4, 25)
La liberté est une question à la fois politique (elle est la finalité de l'Etat de droit, qui
corrige les inégalités naturelles) et théologique (il s'agit de surmonter l'idée de libre arbitre
résultant de la grâce divine, pour celle de libre nécessité résultant de la nature du divin). Le
contrat social entre citoyens, qui permet à chacun d'exercer sa liberté, répond à l’amour des
hommes entre eux, et à leur amour pour Dieu. Le panthéisme apparaît ainsi non seulement
comme la structure du réel, mais aussi comme un modèle politique qui fonde l'idée
républicaine-démocratique.
Leibniz (1646-1716), diplomate, mathématicien (inventeur du calcul infinitésimal),
physicien et philosophe, conçoit une figure originale, typiquement rationaliste, du Logos
divin : un Dieu mathématicien, qui obéit à des lois logiques, comme le principe de noncontradiction, ou rationnelles, comme le principe de raison suffisante : rien ne se produit sans
qu’il y ait une raison qu’il en soit ainsi et pas autrement ; le principes des indiscernables : il
ne peut y avoir deux êtres identiques ; ou encore le principe de continuité : tous les degrés de
perfection sont dans la nature (entre les unités énergétiques, les corps bruts, les animaux, les
hommes, jusqu'à Dieu, monade absolue et parfaite, il y a des variations continues, pas de
saut).
Dans les limites de ces contraintes, Dieu est là pour rendre cohérent et harmonieux un
monde peuplé de monades. Ces monades ne sont pas à proprement parler des atomes, car il
s'agit d'entités spirituelles, d'individualités solitaires, « sans portes ni fenêtres ». La
philosophie de Leibniz, qui s'oppose au « monopsychisme » d'Averroès, est donc un
perspectivisme au sens où chaque monade est un point de vue individuel sur l’univers.
Mais les monades coexistent et se répondent en vertu du principe de l’harmonie
préétablie : le corps et l'âme, par exemple, sont comme deux horloges réglées l'une sur l'autre,
chacun suivant sa logique propre. Ce système est un panlogisme au sens où tout ce qui n'est
pas contradictoire est possible, mais à la différence de Spinoza, tout ce qui est possible n'est
pas réel et Dieu doit faire un calcul pour harmoniser les monades.
Le calcul divin a pour conséquence que notre monde, s’il n’est pas parfait, est tout de
même le meilleur des mondes possibles. Dieu lui-même est soumis à la raison et ne peut agir
qu’en suivant cette raison. Parmi l’infinité des mondes possibles, Dieu choisit le meilleur. En
effet, du point de vue de la raison divine, le mal (guerres, famines, épidémies, catastrophes
naturelles, etc.) est la condition d’un plus grand bien (idée qui sera critiquée par Voltaire dans
son Candide) :
« Comme un moindre mal est une espèce de bien, de même un moindre bien est une espèce
de mal, s’il fait obstacle à un bien plus grand ; et il y aurait quelque chose à corriger dans les
actions de Dieu, s’il y avait moyen de mieux faire. Et […] on peut dire en matière de parfaite
sagesse, qui n’est pas moins réglée que les mathématiques, que s’il n’y avait pas le meilleur
(optimum) parmi tous les mondes possibles, Dieu n’en aurait produit aucun. J’appelle monde toute
la suite et toute la collection de toutes les choses existantes, afin qu’on ne dise point que plusieurs
mondes pouvaient exister en différents temps et différents lieux. […] Il y a une infinité de mondes
possibles dont il faut que Dieu ait choisi le meilleur, puisqu’il ne fait rien sans agir suivant la
suprême raison » (Leibniz, Essais de théodicée, 8)
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Au XVIIIè siècle, les philosophes dits des « Lumières » (Enlightement, Aufklärung),
qui comptent en leurs rangs des rationalistes et des empiristes, opposent à la religion révélée,
à la foi et aux superstitions, une religion rationnelle ou « naturelle », qui ne reconnaît la
présence de Dieu que dans les lois constantes de la nature (« Dieu horloger » de Voltaire) et
non les mythes et les récits surnaturels (péché originel, miracles, etc.). Ce faisant, ces
penseurs seront notamment amenés à radicaliser l'opposition entre « mythe » et « raison ».
c) Philosophes « empiristes »
Les principaux philosophes empiristes ont en commun l’approche selon laquelle toute
connaissance est tirée de l’expérience, mais ils diffèrent au niveau des conséquences qu’ils en
tirent. Tout se passe comme si les empiristes, dans leur succession, se livraient à une véritable
« surenchère » relativiste :
Hobbes (1588-1679) : toute connaissance est tirée de l’expérience (comme en
témoignent l’imagination et la mémoire, qui portent sur des sensations), toute substance doit
être matérielle et toute pensée une activité corporelle ; la logique peut certes faire des
associations d’idées, mais elle ne porte que sur des mots, des signes (Hobbes est donc
« nominaliste »), qu’il s’agit de définir et d’utiliser rigoureusement. Le langage permet de
connaître et de maîtriser la nature, tout comme l'état permet de maîtriser l'état de nature,
caractérisé par l'égoïsme et l'instinct de domination (voir ci-dessous).
Locke (1632-1704) : l’entendement humain est une « table rase » et même les idées les
plus complexes (la substance, l’infini, etc.) sont toutes issues des données de l’expérience.
Locke s’oppose ainsi à l’« innéisme » de Descartes, qui pense qu’une idée comme la
« substance » est dans notre esprit dès notre venue au monde.
Même le principe d'identité n'a rien d'évident et vient de l'expérience. L'idée passe ainsi
de l'ontologie à la psychologie. Cette expérience dont parle Locke n’est pas passive, c’est une
activité de mise en forme continuelle du « divers sensible », basée à la fois sur la sensation
(sens externe) et la réflexion (sens interne : penser, croire, vouloir, douter).
Berkeley (1685-1753) insiste sur le fait que l’expérience donne une foule de sensations
diverses (tactiles et visuelles) à partir desquelles le langage crée des correspondances : la
« blancheur », la « rondeur », etc. Tout objet est une sensation d'objet : un objet n’est, somme
toute, qu’une somme de représentations mentales, de perceptions, d’idées : « être, dit
Berkeley, c’est être perçu (esse est percipi)… ou percevoir (vel percipere) ». Il n’y a donc,
dans le monde, que des idées qui sont perçues ou des esprits qui les perçoivent : on appelle
cette thèse l’immatérialisme de Berkeley. La matière n'existe pas ailleurs que dans la
représentation, la réalité n'est pas ailleurs que dans l'apparence, dans l'espace sensible.
Hume (1711-1776), inversant purement et simplement le schema platonicien, part du
principe que toutes nos « idées » sont les copies de nos « impressions » (sensations, émotions
et passions). L’idée de « moi », par exemple, n’est qu’un ensemble d’impressions que nous
cristallisons sous forme de substance (analyse qui rappelle la philosophie bouddhiste).
De façon générale, nous associons ces impressions sensibles (en fonction de leur
ressemblance, de leur contiguïté spatiale ou temporelle, ou en fonction des liens de cause à
effet), mais il ne s’agit là, en vérité, que d’une habitude, d’une coutume prise par la pensée.
Ainsi, même la causalité est seulement liée à l’habitude qu’un phénomène A (l’échauffement)
soit suivi par un phénomène B (l’ébulition), et cette habitude débouche sur une croyance.
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L’idée de causalité est donc dans l’esprit, non dans les objets eux-mêmes. Et ce n’est
pas la raison qui est est le guide de la vie, mais la coutume, qui détermine la conformité du
futur avec le passé.
Le scepticisme de Hume est absolu mais artificiel : le philosophe, en réalité, ne doute
pas que l'eau va bouillir. Il a eu un grand impact sur le développement de la philosophie
critique de Kant (voir ci-dessous) :
« J’en conviens franchement : l’avertissement de Hume fut précisément ce qui, voilà bien des
années, vint interrompre mon sommeil dogmatique, et donna une tout autre orientation à mes
recherches dans le domaine de la philosophie spéculative » (Kant, Prolégomènes à toute
métaphysique future)
d) Le « pacte » ou « contrat » social. L’« esprit des lois »
Dans le domaine politique, la pensée moderne se distingue progressivement par l’idée,
déjà rencontrée chez Spinoza, que la société est le résultat d’un « pacte » ou d’un « contrat »
entre des sujets-citoyens, qui font usage de la raison pour renoncer à exercer une partie de
leur liberté, au profit de la collectivité. Un tel pacte n’a bien entendu jamais été conclu par
personne, et ce thème qui est à la racine des Etats-Nations modernes montre la survivance
d’une pratique du logos mythique à l’époque moderne.
Hobbes (1588-1679) considère qu’à l’état de nature, l’homme est tout sauf un « animal
politique », au contraire le droit est proportionnel à la force : homo homini lupus, « l’homme
est un loup pour l’homme », un loup et non une abeille, c’est la guerre de tous contre tous, et
c’est la vanité (pride) qui dirige le monde. La crainte (fear) conduit alors les hommes à passer
à l’état politique. Par instinct de conservation (endeavour), ils renoncent à leur pouvoir propre
et nomment un chef, le Léviathan (cf. le livre de Job, 41), animal cruel et invincible, roi des
orgueilleux, auquel ils confient le pouvoir absolu.
Hobbes réussit le tour de force de donner une justification rationnelle à la monarchie
« de droit divin ». Les autres formes de pouvoir, par exemple la démocratie ou l’aristocratie,
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ramènent l’homme à l’état de nature. Plus son pouvoir est absolu (« totalitaire », dirions-nous)
et moins il rencontre d’obstacles, justifie Hobbes, plus ses décisions seront prises de façon
rationnelle et dans l’intérêt de tous ! Hobbes conçoit néanmoins un droit à la désobéissance,
lorsque le Léviathan menace l’intégrité physique d'un de ses sujets.
Locke (1632-1704) objectera à cette conception absolutiste du pouvoir que la société
civile n’abdique pas de sa force mais qu’elle est instituée pour défendre les droits « naturels »
des individus (propriété, liberté de pensée, de culte, etc.). Dans cette optique d’un « pacte
social », le souverain n’est que le mandataire du peuple, qui garde ainsi son pouvoir
d’insurrection contre l’arbitraire du monarque.
Comme le soulignera Montesquieu (1689-1755), il faut donc trouver un juste équilibre
entre l’autorité du pouvoir et la liberté du citoyen, d’où la nécessité de séparer différents
pouvoirs qui se contrôlent mutuellement (législatif, exécutif, judiciaire).
Dans son ouvrage L’Esprit des Lois, Montesquieu identifie la raison humaine aux lois,
qui sont déterminées par la raison, qui expriment ce qui est le plus juste dans une situation
donnée (et doivent être comprises selon leur esprit) :
« La loi, en général, est la raison humaine, en tant qu’elle gouverne tous les peuples de la
terre ; et les lois politiques et civiles de chaque nation ne doivent être que les cas particuliers où
s’applique cette raison humaine. Elles doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles
sont faites, que c’est un très grand hasard si celles d’une nation peuvent convenir à une autre. […]
Elles doivent être relatives au physique du pays : au climat glacé, brûlant, ou tempéré ; à la qualité
du terrain, à sa situation, à sa grandeur ; au genre de vie des peuples, laboureurs, chasseurs, ou
pasteurs. […] Enfin elles ont des rapports entre elles ; elles en ont avec leur origine, avec l’objet
du législateur, avec l’ordre des choses sur lesquelles elles sont établies. C’est dans toutes ces vues
qu’il faut les considérer. » (Montesquieu, De l’esprit des lois, I, 3)
Rousseau (1712-1778), quant à lui, postule l’innocence originelle de l’humanité, à l’état
de nature : c’est le thème du « bon sauvage ». Cette innocence est peu à peu corrompue par la
société des hommes : les artifices prennent la place de la nature et débouchent sur le
mensonge, la jalousie, l’amour-propre, qui ont à leur tour pour conséquences la propriété, le
travail, la servitude, ou encore le despotisme.
Pour sortir de ce cercle vicieux, étant donné qu’il n’est pas possible de revenir à l’état
de nature, le contrat social vise à dégager une volonté générale, qui dépasse les intérêts
privés :
« Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la
personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse
pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant : tel est le problème fondamental dont le
contrat social donne la solution. Les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature
de l’acte que la moindre modification les rendrait vaines et de nul effet ; en sorte que, bien qu’elles
n’aient peut-être jamais été formellement énoncées, elles sont partout les mêmes, partout
tacitement admises et reconnues ; jusqu’à ce que, le pacte social étant violé, chacun rentre alors
dans ses premiers droits et reprenne sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour
laquelle il y renonça. Ces clauses bien entendues se réduisent toutes à une seule, à savoir
l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté. » (Rousseau, Du
contrat social, I, 6)
94
e) Le rationalisme critique de Kant (1724-1804)
Immanuel Kant, dont la grande nouveauté est de penser la connaissance du point de vue
du sujet connaissant, distingue avec précision l’Entendement (Verstand) et la Raison
(Vernunft). Tandis que l’entendement porte sur des objets sensibles, qui sont dans l’espace et
dans le temps (les phénomènes), la raison porte sur des idées qui sont hors de l’espace et du
temps (l'âme, le monde, Dieu), et qui ne sont donc pas des « objets ».
Le terme « entendement » désignait, depuis le XVIème siècle, un certain type de
rationalité, celui qui produit la science. Ce n’est plus l’intellectus des Médiévaux au sens de
pensée « intuitive », non discursive. L’entendement lie entre elles les représentations sensibles
(dont les formes a priori sont l’espace et le temps : pour percevoir un objet, il nous faut
l’intuition préalable d’une surface et d’une durée), par l’usage de catégories (qui structurent et
ordonnent d’emblée les sensations, comme par exemple les catégories d’unité et de pluralité).
Ainsi, la causalité est une catégorie de l’entendement humain, et non le résultat d’une
expérience habituelle (comme le prétendait Hume). L’objet sensible n’est jamais donné « tel
quel », il est toujours déjà le produit d’une expérience complexe faite d’intuitions et de
catégorisations. Par exemple, à chaque fois que nous percevons un objet, nous faisons usage
de catégorie de l’unité, qui nous permet d’identifier l’objet de connaissance comme « un » et
ainsi de l’isoler.
Pour exister, l’objet doit donc faire l’objet d’une expérience : ce sont donc les objets qui
tournent autour du sujet, et non l’inverse (ce que Kant appelle sa « révolution
copernicienne ») ! Ce sujet, c’est l’humain en tant qu’il fait partie de l’univers est est capable
de mettre en oeuvre une connaissance scientifique des objets.
La Raison, quant à elle, porte sur des « idées » ne correspondant à aucune expérience
(Dieu, l’âme, le monde). La raison pure doit limiter ses prétentions, être soumise à une
critique (= recherche des conditions de possibilité de son exercice). Ainsi l’argument
ontologique d’Anselme et Descartes, par exemple, doit-il être réfuté (voir ci-dessus), comme
toutes les fois où la raison dépasse les limites de son exercice.
95
La raison n’est pas pour autant rejetée par Kant, mais elle sera essentiellement une raison
pratique, tournée vers l’action à laquelle elle fournit des « idéaux régulateurs » (la liberté,
l’âme immortelle, Dieu, etc.).
A ce niveau, chacun peut se référer librement à ses propres idéaux régulateurs et
construire librement sa propre morale (on reconnaît là l’esprit du protestantisme), si bien que
les règles de la raison selon Kant (impératif catégorique — c’est-à-dire non hypothétique)
sont entièrement formelles, très simples, et reposent sur un principe de réciprocité :
a) Agis toujours de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en règle
universelle.
b) Agis toujours de telle sorte que tu traites l’humanité, en toi et chez les autres, toujours
comme une fin et jamais simplement comme un moyen.
c) Agis comme si tu étais législateur en même temps que sujet dans la république des
volontés.
En d’autres termes, Kant recommande d’agir en fonction de principes universalisables,
humanistes, et indépendants des bénéfices que l’on peut en retirer, car il n'y a pas de causalité
possible du bonheur à l'intention morale, ni vice-versa.
Si bien que Kant en arrive à dire qu'il est pour ainsi dire « moralement nécessaire »
d'admettre l'existence de Dieu (comme idée régulatrice qui réconcilie le règne des fins et celui
des moyens) et l'immortalité de l'âme (la récompense de l'action morale est dans
l'immortalité).
f) Le Logos dans l’histoire selon Hegel (1770-1831)
Avec Hegel, nous rencontrons une autre figure très significative de l’héritage moderne du
logos philosophique, puisque c’est précisément au niveau de l’histoire que le logos va trouver
une corrélation entre le réel et le rationnel. Il s’agit de comprendre quel est le « sens de
l’histoire », son intelligibilité, et de reconnaître, sous l’apparence du temporel et du passager,
le développement de ce que Hegel appelle l’Esprit (Geist), l’Idée universelle ou la Raison, qui
réconcilie les moments de l’histoire, selon le principe : tout ce qui est rationnel est réel, tout
ce qui est réel est rationnel.
« La seule idée qu’apporte la philosophie est la simple idée de la Raison, l’idée que la Raison
gouverne le monde et que, par conséquent, l’histoire universelle s’est elle aussi déroulée
rationnellement. » (Hegel, Préface aux Principes de philosophie du droit).
La contradiction n’est pas ce qu’il faut éviter ni ce sur quoi il faut se focaliser. Le travail
du négatif, de la contradiction, caractérise un monde en mouvement, par opposition à une
logique du Même. La contradiction est bien le moteur de l’histoire, et de la pensée, tout
comme elle est celui de la nature (le bouton est supplanté par la fleur, à son tour supplantée
par le fruit) :
« [La manière commune de penser] ne conçoit pas la diversité des systèmes philosophiques
comme le développement progressif de la vérité ; elle voit plutôt seulement la contradiction dans
cette diversité. Le bouton disparaît dans l’éclatement de la floraison, et on pourrait dire que le
bouton est réfuté par la fleur. A l’apparition du fruit, également, la fleur est dénoncée comme une
fausse plante et le fruit s’introduit à la place de la fleur comme sa vérité. Ces formes ne sont pas
seulement distinctes, mais encore chacune refoule l’autre parce qu’elles sont mutuellement
incompatibles. Mais en même temps leur nature fluide en fait des moments de l’unité organique
dans laquelle elles ne se repoussent pas seulement, mais dans laquelle l’une est aussi nécessaire
96
que l’autre, et cette égale nécessité constitue seule la vie du tout. Au contraire, la contradiction à
l’égard d’un système philosophique n’a pas elle-même coutume de se concevoir de cette façon ; et,
d’autre part, la conscience appréhendant cette contradiction ne sait pas la libérer ou la maintenir
libre de son caractère unilatéral ; ainsi dans ce qui apparaît sous forme d’une lutte contre soimême, elle ne sait pas reconnaître des moments réciproquement nécessaires » (Hegel, Préface à La
phénoménologie de l’Esprit).
Ainsi, chaque moment, chaque aspect du développement de l’Esprit, peut être interprété
pour lui-même (par l’entendement, Verstand) ou peut être compris (par la raison, Vernunft) en
tant que moment d’un processus qui le dépasse (c’est le thème de la « ruse de la raison ») :
« C’est leur bien propre que peuples et individus cherchent et obtiennent dans leur agissante
vitalité, mais en même temps ils sont les moyens et les instruments d’une chose plus élevée, plus
vaste qu’ils ignorent et accomplissent inconsciemment. » (Hegel, La Raison dans l’histoire, chap.
2).
Ce mouvement dialectique de l’Esprit procède par contradictions surmontées (thèse,
antithèse, synthèse). Ainsi, par exemple, la Révolution des droits de l’homme de 1789 (thèse)
débouche pratiquement sur son contraire, la Terreur de 1792-1794 (antithèse), pour mieux
favoriser l’avènement de Napoléon (synthèse), pour lequel Hegel avait une grande admiration
(il l’aurait considéré comme l’Esprit sur un cheval…) puisqu’il voyait en lui celui qui allait
étendre au monde entier la conquête de la Liberté, notamment par l’imposition d’un code civil
dans tous les pays conquis.
Chaque moment (Révolution, Terreur, Napoléon) peut être interprété pour lui-même,
mais l’enchaînement dialectique des trois séquences est encore plus significatif. La
compréhension du processus global n’est possible qu’à la fin de ce processus : la chouette de
Minerve ne prend son envol qu’au crépuscule…
Hegel veut retrouver le même type de schema dans l’évolution de l’art : de l’Egypte —
qui privilégie la forme et l’expression symbolique — à la Grèce — qui propose un
assemblage d’idée et de forme symbolique — puis à l’art chrétien — qui affirme une
prédominance de l’idée sur la forme symbolique.
Même type de développement dialectique en ce qui concerne la pensée philosophique :
les Anciens se sont penchés sur l’objet (l’univers connu, cosmos), les Modernes sur le sujet
(l’esprit connaissant), Hegel fait la synthèse en interprétant pour ainsi dire l’univers comme le
déploiement d’un « méga-sujet », l’Esprit. Hegel envisage son époque comme proche de la
« Fin de l’Histoire », quand l’Esprit découvrira définitivement et établira souveraienement sa
propre liberté. Ce thème influencera la pensée libérale.
97
En ce qui concerne la liberté, l’humanité, paradoxalement, ne s’est pas libérée de
l’esclavage, mais bien par l’esclavage ! Selon la célèbre dialectique du maître et de l’esclave,
qui influencera le marxisme, la liberté émerge d’une lutte pour la reconnaissance, quand
l’Esclave se rend compte que le Maître est aussi un esclave parce qu’il a besoin de lui :
« Le Maître ne peut jamais se détacher du Monde où il vit, et si ce Monde périt, il périt avec
lui. Seul l'Esclave peut transcender le Monde qui le forme et le fixe dans la servitude, et créer un
Monde formé par lui où il sera libre. Et l'Esclave n'y parvient que par le travail forcé et anogoissé
effectué au service du Maître. Certes, ce travail à lui seul ne le libère pas, mais en transformant le
Monde par ce travail, l'Esclave se transforme lui-même et crée ainsi les conditions objectives
nouvelles, qui lui permettront de reprendre la Lutte libératrice pour la reconnaissance qui a au
prime abord refusée par crainte de la mort. Et c'est ainsi qu'en fin de compte tout travail servile
réalise non pas la volonté du Maître, mais celle — inconsciente d'abord — de l'Esclave, qui —
finalement — réussit là où le Maître — nécessairement — échoue. C'est donc bien la Conscience,
d'abord dépendante, servante et servile qui réalise et révèle en fin de compte l'idéal de la
Conscience-de-soi autonome, et qui est ainsi sa vérité » (Alexandre Kojève, Introduction à la
lecture de Hegel, Gallimard, 1957, p.11).
g) Critiques modernes du Logos
Au XIXè et au XXè siècles, le logos philosophique porté, entre autres, par les Lumières,
va faire l’objet de nombreuses critiques. En voici trois, parmi les plus célèbres : la raison mise
en valeur par l’Aufklärung ne serait rien d’autre qu’un instrument au service des classes
dominantes (Marx) ; elle serait également un outil de « chosification » ou de « fétichisation »
du réel, au détriment du mouvement créateur et vital de l’existence (Nietzsche) ; elle aurait
pour vocation, enfin, d’« arraisonner » l’homme et la nature pour en faire des esclaves de la
technique (Heidegger, l’Ecole de Francfort).
Karl Marx (1818-1883) : les philosophes marchent « la tête en bas », ils ont mis la
raison au fondement du réel alors qu’elle n’en est que la conséquence ou la justification. Or,
la vraie philosophie n’a pas vocation à interpréter le monde, mais bien à le transformer !
Ainsi, ce qu’on appelle « Raison » ou « rationalité » n’est rien d’autre, selon Karl Marx, que
l’ensemble des idées de la classe dominante :
« A toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes ; autrement dit,
la classe qui est la puissance matérielle dominante d'une société est en même temps la puissance
spirituelle dominante de cette société. [...] Les idées dominantes ne sont rien d'autre que
l'expression idéelle des rapports matériels et dominants, les rapports matériels et dominants saisis
comme idées ; donc rien d'autre que les idées des rapports qui préciséemnt font d'une classe la
classe dominante. » (Marx & Engels, L'idéologie allemande, extrait).
Les manifestations de l’esprit humain (arts, religions, philosophies, etc.) sont chaque fois
une superstructure, manifestant et justifiant des « rapports de production » qui sont aussi des
rapports de force entre classes sociales, l’une voulant conserver son statut, l’autre voulant
accroître sa liberté : bourgeoisie et aristocratie avant la Révolution française, prolétariat et
bourgeoisie au XIXè siècle, .
Les rapports de force d’une société constituent son infrastructure (ex : régime féodal,
capitalisme). Les contradictions qui font le mouvement dialectique de l’histoire, se situent
donc au niveau matériel — et non « spirituel » (la religion est, selon la célèbre formule de
Marx, l’opium du peuple), ni « rationnel » (comme chez Hegel). Selon cette approche baptisée
matérialisme dialectique, les contradictions d’un régime débouchent tôt ou tard sur des
révolutions ; la société capitaliste n’échappera pas à la règle, prédit Marx.
98
Friedrich Nietzsche (1844-1900) : interprète toute la tradition héritière des figures de
Socrate et Jésus en termes de « morale ascétique » (caractérisée par son aspect morbide) à
laquelle il oppose les forces vitales de la pensée présocratique (qui sont un mélange d’ordre et
de mesure, personnifiés par Apollon, et d’exubérance ou d’excès, Dyonisos).
L’opposition faite par Nietzsche entre deux aspects contradictoires de l’humain — les
maîtres, les forts, d’une part, caractérisés par leur volonté de puissance, et les esclaves ou les
faibles, d’autre part, caractérisés par leur instinct grégaire, tant dans le domaine de la morale
que dans celui de la religion ou du politique — a été interprétée par le nazisme (à tort, et à
dessein), comme l’opposition entre deux types d’êtres humains.
Le Surhomme (Übermensch) nietzschéen, de même, doit être interprété comme une sorte
de héros philosophique capable de se situer « par-delà le bien et le mal », de « faire de sa vie
une œuvre d’art, sans chercher à fuir dans un autre monde et prenant acte du fait que « Dieu
est mort ».
La philosophie de Nietzsche passe par trois moments, chacun étant symbolisé par une
figure symbolique. Entre le chameau qui porte le fardeau du platonisme et du christianisme,
point de départ, et l’enfant créateur et libre qui reconstruit son monde, point d’arrivée, il y a
une étape intermédiaire indispensable, celle du lion destructeur, qui procède à la
déconstruction méthodique et au renversement de toutes les valeurs de la tradition, ramenées
au statut de « fétiches », notamment la raison et la vérité :
« Nous entrons dans un grossier fétichisme si nous prenons conscience des conditions
premières de la métaphysique du langage, c’est-à-dire de la raison. Alors nous voyons partout des
actions et des choses agissantes : nous croyons à la volonté en tant que cause en général : nous
croyons au ‘moi’ en tant qu’être, au moi en tant que substance, et nous projetons la croyance, la
substance du moi sur toutes les choses — par là nous créons la conception de « chose ». […] La
raison dans le langage : ah ! quelle vieille femme trompeuse ! Je crains bien que nous ne nous
débarassions jamais de Dieu, puisque nous croyons encore à la grammaire »
(Nietzsche, Le crépuscule des idoles, « La raison dans la philosophie », 5).
« (1) En tant qu’il est un moyen de conservation pour l’individu, l’intellect développe ses
forces principales dans la dissimulation ; celle-ci est en effet le moyen par lequel les individus plus
faibles, moins robustes, subsistent en tant que ceux à qui il est refusé de mener une lutte pour
l’existence avec des cornes ou avec la machoire aigüe d’une bête de proie.
(2) Chez l’homme cet art de la dissimulation atteint son sommet : l’illusion, la flatterie, le
mensonge et la tromperie, les commérages, les airs d’importance, le lustre d’emprunt, le port du
masque, le voile de la convention, la comédie pour les autres et pour soi-même, bref le cirque
perpétuel de la flatterie pour une flambée de vanité, y sont tellement la règle et la loi que presque
rien n’est plus inconcevable que l’avènement d’un honnête et pur instinct de vérité parmi les
hommes. […]
(3) C’est seulement grâce à sa capacité d’oubli que l’homme peut parvenir à croire qu’il
possède une « vérité » au degré que nous venons d’indiquer. S’il ne veut pas se contenter de la
vérité dans la forme de la tautologie, c’est-à-dire se contenter des cosses vides, il échangera
éternellement des illusions contre des vérités. […]
99
(4) Qu’est-ce donc que la vérité ? Une multitude mouvante de métaphores, de métonymies,
d’anthropomorphismes, bref, une somme de relations humaines qui ont été poétiquement et
rhétoriquement haussées, transposées, ornées, et qui, après un long usage, semblent à un peuple
fermes, canoniales et contraignantes : les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le
sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaie
qui ont perdu leur empreinte et qui entrent dès lors en considération, non plus comme des pièces
de monnaie, mais comme métal. »1
(Nietzsche, Le livre du philosophe, 1873, trad. fr. Aubier Flammarion 1969, pp. 173-183).
Dans un texte écrit en 1944 par deux membres de l’école dite « de Francfort » (Adorno et
Horkheimer) exilés aux Etats-Unis, l’Aufklärung, au sens large de « pensée en progrès » ou
de « raison », est présentée, depuis les origines du logos philosophique, comme un instrument
au service de la conquête de la nature et de la domination des hommes (dont la barbarie nazie
constitue le plus abject témoignage).
Tout se passe comme si le logos, avec la « rationalisation » technique des sociétés
modernes, était lui-même retourné à son état originaire de muthos :
« De tout temps, l’Aufklärung, au sens le plus large de pensée en progrès, a eu pour but de
libérer les hommes de la peur et de les rendre souverains. Mais la terre, entièrement ‘éclairée’,
resplendit sous le signe des calamités triomphant partout. Le programme de l’Aufklärung avait
pour but de libérer le monde de la magie. Elle se proposait de détruire les mythes et d’apporter à
l’imagination l’appui du savoir. […] La technique est l’essence même de ce savoir. Celui-ci ne
vise pas la création de concepts et d’images, le bonheur de la connaissance, mais l’établissement
d’une méthode, l’exploitation du travail des autres, la constitution d’un capital. […] Les hommes
veulent apprendre de la nature comment l’utiliser, afin de la dominer plus complètement, elle et les
hommes. C’est la seule chose qui compte. »
« Les cosmologies présocratiques fixent l’instant de la transition. L’humidité, l’indivision,
l’air, le feu qu’elles considéraient comme la matière première de la nature sont déjà des
rationalisations de l’approche mytique. […] Finalement, par l’intermédiaire de Platon, même les
divinités patriarcales de l’Olympe sont investies par le logos philosophique. Mais l’Aufklärung
reconnut les anciennes puissances dans l’héritage platonicien et aristotélicien de la métaphysique
et considéra comme une superstition la prétention des universaux à exprimer la vérité. […] La
Raison est totalitaire. […] A priori, la Raison ne reconnaît comme existence et occurrence que ce
qui peut être réduit à une unité ; son idéal, c’est le système dont tout peut être déduit. […] La
Raison se comporte à l’égard des choses comme un dictateur à l’égard des hommes : il les connaît
dans la mesure où il peut les manipuler. »
« Dans le monde rationalisé, la mythologie a envahi le domaine du profane. Débarassée des
démons et de leur postérité conceptuelle, l’existence retrouve son état naturel et prend le caractère
inquiétant que le monde ancien attribuait aux démons. […] L’animisme avait donné une âme à la
chose, l’industrialisme transforme l’âme de l’homme en chose. […] Les innombrables agences de
production de masse et la civilisation qu’elles ont créée inculquent à l’homme des comportements
standardisés comme s’ils étaient les seuls qui soient naturels, convenables et rationnels. L’homme
ne se définit plus que comme une chose, comme élément de statistiques, en termes de succès ou
d’échec. Ses critères sont l’autoconservation, la conformité — réussie ou manquée — à
l’objectivité de sa fonction et aux modèles qui lui sont donnés. »
1
Lustre d’emprunt : brillance artificielle, éclat externe qui met en valeur un objet.
Tautologie : fait de définir une notion par elle-même (« un chat est un chat », « Paul, c’est Paul », etc.),
autrement dit : proposition dont le prédicat (l’attribut) ne dit rien de plus que le sujet.
Métaphore et métonymie : figures de style ; la métaphore consiste à transposer un terme concret dans un
contexte abstrait (ex : « la racine du mal ») ; la métonymie consiste à décrire un concept au moyen d’un
autre concept qui lui est lié (ex : « boire un verre »).
Anthropomorphisme : fait d’attribuer aux êtres et aux choses des actions ou des propriétés humaines.
Canonial et contraignant : conforme aux régles (aux « canons ») et auquel on donne une valeur de
contrainte, d’obligation.
100
(Max HORKHEIMER et Theodor W. ADORNO, « Le concept d’Aufklärung », New York, 1944,
dans La dialectique de la raison, trad. fr., Gallimard, 1974, extraits).
Heidegger (1889-1976), penseur très influent au XXè siècle, parfois présenté comme le
fondateur de l'existentialisme, et l'un des principaux représentants du courant
phénoménologique. Il est aussi très controversé car, par lâcheté plus que par fanatisme, il a
collaboré avec le régime nazi.
Heidegger considère que l’Être, depuis les Présocratiques, a sans cesse été réduit à tel ou
tel « étant » particulier, occulté par la métaphysique ou plutôt l’« ontothéologie », comme
l’appelle Heidegger, et, à une époque plus récente, par la technique (les « technosciences »).
La science et la technique, dit Heidegger, n’ont même plus besoin de penser pour
« rationaliser » de façon presque machinale. Si les Grecs avaient une science sans visée
technique, la technique moderne se révèle redoutable dans sa manière de maîtriser le réel et
d’occulter l’énigme de l’Être :
« La question de l’être est aujourd’hui tombée dans l’oubli. […] On dit : l’‘être’ est le
concept le plus général et le plus vide. Comme tel il résiste à tout essai de définition. Ce concept
d’être, le plus général et donc indéfinissable, n’a d’ailleurs pas à être défini. Chacun en fait
constamment usage et entend déjà aussi ce qu’il veut dire chaque fois par là. Ainsi, ce dont
l’énigme incita les anciens à philosopher sans plus leur laisser de répit se trouve devenu pour nous
un lieu commun, à tel point que celui qui questionne encore en ce sens se voit reprocher une erreur
de méthode. » (Martin Heidegger, Être et temps, 1.1)
Heidegger voit dans les technosciences modernes l’aboutissement du projet métaphysique
d’« arraisonnement » de « l’Être », qui a conduit la philosophie à l’oubli de l’Être véritable.
En d’autres termes, le logos métaphysique, puis technique, a sans cesse réduit le mouvement
de l’Être, ontologique, à telle ou telle de ses manifestations particulières, à un « étant »
particulier, à de l’ontique : Dieu pour l’ontothéologie, les choses configurables (et
manipulables) pour les technosciences.
Car il faut distinguer différents sens du mot être : il y a le verbe (être un homme, être
rouge), ontologique, et le substantif (un être humain, un être vivant), ontique. Et le verbe se
distingue à son tour en deux catégories, selon que l'on parle d'une simple chose (une pierre,
une table) ou de l'être d'un homme. Car l’énigme de l’Être appelle son dé-voilement
(expression que Heidegger considère, à tort d’après les philologues, comme le sens du grec
alètheia, « vérité »). Ce dévoilement a pour lieu le Dasein, l’« être-là » de l’Être, qui n’est
autre que la conscience humaine capable d’anticiper l’horizon indépassable de sa propre mort,
de se soucier de sa propre mort, et de faire des projets (contrairement au « on » qui fait de la
mort une affaire banale).
Car c’est l’homme, animal possédant le logos, qui est le « berger de l’être ». C'est en ce
sens qu'Heidegger interprète le fragment où Parménide proclame qu'être et penser sont le
même. L'être s'enracine dans le temps, qui est la capacité humaine de se projeter soi-même,
d'exister (ex sistere = se tenir hors de soi).
Heidegger, au contraire de toute la tradition du logos philosophique (excluant, depuis
Aristote, rhétorique et poétique), considère que le véritable langage de l’être — le logos
authentique, la « parole » de l’être — n’est pas celui de la technique, de la logique ou du
progrès, héritiers de l’ontothéologie et de la métaphysique, mais bien celui de la poésie, qui
appréhende librement l’être brut, sans filtres, comme par exemple chez Hölderlin.
Le véritable langage poétique renoue ainsi avec mode de dévoilement qui a déjà failli se
produire, mais fugitivement, à l’époque des présocratiques, en particulier chez Héraclite :
101
« Comment nier que dès les débuts de la langue grecque, legein ait signifié parler, dire,
raconter ? Seulement […] le mot legein a déjà le sens de notre homonyme legen : poser, étendre
devant. Ce qui domine ici, c’est le fait de rassembler, c’est le legere latin rendu par l’allemand
lesen au sens d’aller prendre et de réunir. Legein veut dire proprement : poser et présenter après
s’être recueilli et avoir recueilli d’autres choses. […] Que se serait-il passé si Héraclite — et après
lui les Grecs — avaient pensé spécialement l’être du langage comme Logos, comme la Pose
recueillante ? Rien de moins que ceci : les Grecs auraient pensé l’essence du langage à partir de
l’essence de l’être (das Wesen der Sprache aus dem Wesen des Seins), bien plus ils l’auraient
pensé comme ce dernier lui-même. Car ho Logos est le nom qui désigne l’être de l’étant (das Sein
des Seienden). Mais tout ceci ne s’est pas produit. » (Martin Heidegger, Essais et conférences,
« Logos »)
h) Philosophie analytique et diversité des approches contemporaines
La philosophie anglo-saxonne au XXème siècle ou philosophie analytique est partagée
entre deux tendances qui, chacune a sa façon, radicalise le projet du logos philosophique,
celui d’établir une corrélation stricte entre le langage et la réalité.
Autrichien exilé en Angleterre, Ludwig Wittgenstein (1889-1951) est particulièrement
représentatif de ces deux tendances, lui qui a adopté chacun de ces deux points de vue à des
moments différents de sa vie.
La première tendance est celle de l’atomisme logique, qui postule une correspondance
entre des propositions logiques simples et les « faits atomiques », tout aussi simples, auxquels
elles se réfèrent. Bertrand Russel (1872-1970) considère ainsi que la signification d’un
énoncé n’est autre que sa méthode de vérification, la façon dont l’énoncé verbal renvoie à un
référent (le pull est rouge, le chat est sur le tapis, etc.)
L’ambition de ce courant est rien moins que ramener le monde à un ensemble de
propositions formulables dans un langage logique purement formel qui en est comme le
« tableau ». C’est que l’univers lui-même est structuré de façon logique :
« Croire en la loi de non-contradiction n’est pas croire que l’esprit est ainsi fait qu’il doit
croire à la loi de non-contradiction. Cette dernière concerne les choses, non les pensées. Elle ne
signifie pas que si nous pensons que tel arbre est un hêtre, nous ne pouvons pas en même temps
penser qu’il n’est pas un hêtre. Ainsi la loi de non-contradiction parle des choses, non des
pensées ; et bien que notre croyance en cette loi soit une pensée, la loi de non-contradiction ellemême n’est pas une pensée, mais un fait objectif dans le monde. »
(Bertrand Russel, Problèmes de philosophie, 8)
« 1. Le monde est tout ce qui arrive.
1.1. Le monde est l’ensemble des faits, non pas des choses.
2. Ce qui arrive, le fait, est l’existence d’états de choses (Sachverhalte).
2.1. Nous nous faisons des tableaux (Bilder) des faits.
102
2.11. Le tableau représente le fait dans l’espace logique, l’existence et la non-existence des
états de choses.
2.2. Le tableau a en commun avec l’objet représenté la forme logique de la représentation.
2.22. Le tableau représente ce qu’il représente indépendamment de sa vérité ou de sa
fausseté ; au moyen de sa forme de représentation.
3. Le tableau logique des faits constitue la pensée.
4. La pensée est la proposition ayant un sens.
4.003. La plupart des propositions et des questions qui ont été écrites sur des matières
philosophiques sont non pas fausses, mais dépourvues de sens. Pour cette raison, nous ne pouvons
absolument pas répondre aux questions de ce genre, mais seulement établir qu’elles sont
dépourvues de sens. La plupart des propositions et des questions des philosophes viennent de ce
que nous ne comprenons pas la logique de notre langage. »
(Ludwig Wittgenstein, extraits du Tractacus Logico-Philosophicus)
La démarche radicale de Wittgenstein le pousse à considérer que l’éthique ou
l’esthétique, par exemple, n’ont rien à voir avec la philosophie, dont la tâche est simplement
la clarification logique de la pensée, ni plus, ni moins ! Ne s’occupant plus de philosophie,
Wittgenstein, vingt ans après son Tractacus Logico-Philosophicus, va complètement changer
de point de vue et considérer que son œuvre quasi-légendaire n’est qu’une manifestation de
plus de l’ambition ontologique de ramener le monde à quelques principes élémentaires.
L’autre tendance, celle du « second Wittgenstein », est celle de la philosophie du
langage ordinaire, qui envisage le langage comme un ensemble de « jeux » correspondant à
des « formes de vie » ; dans cette optique, la signification d’un énoncé, c’est son usage,
chaque fois différent selon le contexte où il apparaît :
« Le mot «’jeu de langage’ doit faire ressortir ici que le parler du langage fait partie d’une
activité ou d’une forme de vie.
Représentez-vous la multiplicité des jeux de langage au moyen des exemples suivants :
Commander, et agir d’après des commandements.
Décrire un objet d’après son aspect, ou d’après des mesures prises.
Reconstituer un objet d’après une description (dessin).
Rapporter un événement.
Faire des conjectures au sujet d’un événement.
Former une hypothèse et l’examiner.
Représenter les résultats d’une expérimentation par des tables et des diagrammes.
Inventer une histoire ; et lire. […]
Traduire une langue dans une autre.
Solliciter, remercier, maudire, saluer, prier. »
(L. Wittgenstein, Investigations philosophiques, 23).
Dans cette optique, la philosophie peut s’intéresser à toutes les formes de discours, pour
autant qu’elle comprenne que les concepts de la métaphysique (substance, savoir, etc.) sont le
résultat de « jeux de langage » particuliers. En somme, les problèmes métaphysiques ne sont
que des problèmes de grammaire, que la philosophie doit élucider comme tels !
L’activité philosophique consiste alors à clarifier le langage sous toutes ses formes : par
exemple, comme chez John Austin (1911-1960) en étudiant la dimension pragmatique du
langage, la façon dont celui-ci peut agir sur le réel et non seulement le décrire :
« [Exemples d’énoncés performatifs :]
a) « Oui [je le veux] (c’est-à-dire je prends cette femme pour épouse légitime) », ce oui
étant prononcé au cours de la cérémonie de mariage.
b) « Je baptise ce bateau le Queen Elizabeth », comme on dit lorsqu’on brise une bouteille
contre la coque.
c) « Je donne et lègue ma montre à mon frère », comme on peut lire dans un testament.
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d) « Je vous parie six pence qu’il pleuvra demain ».
Pour ces exemples, il semble clair qu’énoncer la phrase (dans les circonstances appropriées,
évidemment), ce n’est ni décrire ce qu’il faut bien reconnaître que je suis en train de faire en
parlant ainsi, ni affirmer que je le fais ; c’est le faire. »
(J. Austin, Quand dire, c’est faire, 1)
La philosophie du XXè siècle a pris de nombreuses directions, autant dans le monde
anglo-saxon qu’en Europe continentale. Mentionnons, aux Etats-Unis, l’importance du
pragmatisme de William James et la « process philosophy » d’Alfred North Whitehead.
Par ailleurs, dans l’Europe dite « continentale », les philosophies du XXè siècle
(allemande et française, en particulier) regroupent des approches aussi différentes que
l’intuitionnisme (Bergson), la phénoménologie (Husserl, Heidegger, Merleau-Ponty),
l’herméneutique (Gadamer), l’existentialisme (Sartre, Jaspers), ou encore le structuralisme
(Deleuze, Foucault), etc.
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