Thomas Pradeu : « La philosophie nourrit les sciences

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Thomas Pradeu : « La philosophie nourrit les sciences et se nourrit d’elles »
19/11/13 18:47
Thomas Pradeu : « La philosophie
nourrit les sciences et se nourrit
d’elles »
LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | 18.11.2013 à 17h11 • Mis à jour le
18.11.2013 à 17h57 |
Propos recueillis par Nicolas Chevassus-au-Louis
Maître de conférences en philosophie des sciences à l’université Paris Sorbonne, Thomas Pradeu est l’auteur des Limites du soi. Immunologie et
identité biologique (Les Presses de l’université de Montréal/Vrin, 2010).
Comment le philosophe que vous êtes en est-il venu à s’intéresser à
l’immunologie ?
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A première vue, la philosophie et l’immunologie semblent deux domaines très
opposés. Néanmoins, la philosophie a toujours été une activité qui nourrit les
sciences et qui se nourrit d’elles. Même si le savoir scientifique est devenu
infiniment complexe, je crois que l’on peut toujours s’inscrire dans cette
tradition, à condition de se placer à une échelle très localisée : celle d’une
discipline.
On ne peut pas faire de la philosophie des sciences féconde sans maîtriser le
savoir d’au moins un domaine scientifique. Dans mon cas, c’est l’immunologie
qui m’a intéressé, parce que cette science traite de questions de nature
directement philosophique, comme celle de l’individu et de son identité.
J’ai eu la chance de rencontrer des immunologistes qui m’ont accueilli dans
leurs laboratoires même si, faute de temps, j’ai choisi de ne pas faire moimême d’expériences. J’ai ainsi une conception interventionniste de la
philosophie des sciences, selon laquelle les philosophes des sciences doivent
travailler avec les scientifiques, dialoguer avec eux et, si possible, apporter des
contributions utiles à la science.
Comment les philosophes peuvent-ils aider les scientifiques ?
Il faut reconnaître lucidement que, dans la plupart des cas, la philosophie des
sciences ne change rien aux sciences sur lesquelles elle travaille. Ce n’est
d’ailleurs pas toujours son but. Mais lorsque les philosophes aident réellement
les scientifiques, c’est par l’élucidation conceptuelle, en leur disant en
substance : nous nous sommes intéressés à vos débats, et voici ce que nous
pensons des concepts que vous utilisez.
C’est ce qu’a fait le philosophe de la biologie américain David Hull (1935-2010)
avec la notion d’unité de sélection en biologie de l’évolution. La question était
de savoir si la sélection naturelle s’opère au niveau des gènes, des organismes
ou des groupes d’organismes. Il y avait des milliers d’articles sur cette question,
et une grande confusion que M. Hull a démêlée en montrant que par « unité de
sélection » chacun n’entendait pas la même chose.
Cet apport a été reconnu par les plus grands biologistes, Stephen Jay Gould
par exemple. A mon modeste niveau, j’ai essayé de faire quelque chose
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d’analogue en montrant qu’il existe cinq définitions différentes du terme « soi »
en immunologie et que les immunologistes, lorsqu’ils l’emploient, ne parlent pas
toujours de la même chose.
Vous semble-t-il possible d’avoir une théorie générale de l’immunité ?
Il me semble que oui, et que c’est une tâche importante. Elle constitue l’autre
aspect par lequel les philosophes peuvent contribuer à la science. Les
physiciens sont familiers de cette recherche de théories de plus en plus
englobantes, mais les biologistes ont moins cette tradition de pensée, à
l’exception notable du domaine de la biologie de l’évolution.
L’immunologie est aujourd’hui très compartimentée : un spécialiste des
lymphocytes n’est pas un spécialiste des macrophages, un chercheur
travaillant sur l’immunité des insectes n’a pas toujours le temps de lire ce
qu’écrit son collègue travaillant sur les tumeurs de souris.
Les philosophes peuvent contribuer à adopter un regard englobant en créant du
liant entre ces compartiments de la recherche en immunologie, mais aussi
entre les différents domaines de la biologie (par exemple entre l’immunologie et
la neurologie ou la biologie du développement). D’une part parce qu’ils ont
davantage le temps de le faire , puisqu’ils ne sont pas pris par le travail
expérimental. Et d’autre part parce qu’ils en ont l’habitude, la philosophie
travaillant souvent sur l’applicabilité de concepts à des situations différentes.
C’est ce que j’ai essayé de faire en fondant la théorie de la
continuité/discontinuité sur des exemples choisis dans l’immunologie des
plantes ou de la drosophile, et non pas seulement dans l’immunologie des
mammifères. Cette idée de construire une théorie unifiante de l’immunologie a
été un objectif majeur de ma collaboration avec Eric Vivier et Sébastien Jaeger
(Centre d’immunologie de Marseille -Luminy).
Je crois donc que la philosophie peut contribuer à la science par ces deux
voies, celle de la clarification des concepts et celle de la construction des
théories.
Pourquoi faut-il des concepts bien définis en science ?
On peut soutenir que les concepts flous et mal définis sont utiles à la
progression du savoir . C’est ce qu’observent les philosophes, historiens ou
sociologues des sciences lorsqu’ils se penchent sur une discipline, et ce que
semblent penser la plupart des biologistes, qui s’accommodent très bien du fait
que les concepts qu’ils manient quotidiennement soient souvent imprécis ou
« plastiques ». Cet argument pragmatique est recevable mais je pense qu’il est
extrêmement rare que l’on arrive à des conclusions scientifiques solides en
utilisant des termes flous.
Certes on peut produire des données, des expériences, mais la question des
définitions se pose toujours à un moment. Cela fait par exemple des années
que les historiens et philosophes des sciences ont montré que le concept de
gène était non seulement polysémique (ce qui n’est pas un problème en soi,
dès lors que l’on s’entend sur la définition que l’on adopte) mais aussi, dans
bien des cas, mal défini. Or , les biologistes sont à présent en train de se
poser à nouveau la question de ce qu’est un gène.
De même, quand on demande à des immunologistes de définir le soi, on se
rend compte qu’ils ne parlent pas tous de la même chose. Cela a évidemment
des implications cliniques très importantes : de quel soi parle-t-on quand on dit
que le système immunitaire attaque le soi dans une maladie auto-immune ? Le
flou sur les termes entraîne une unité et une unanimité de façade. On peut
certes laisser des termes flous opérer , et cela n’empêche pas de produire du
savoir , mais je pense que ce savoir n’est pas durable.
D'où provient le concept de soi, si central en immunologie ?
De la philosophie et de la psychologie . Le premier usage du terme « self » en
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anglais se trouve dans l'Essai sur l'entendement humain de John Locke (1690).
Dans la traduction française de cet ouvrage, parue en 1700, Pierre Coste
traduit « the self » par « le soi ». Il explique dans une longue note comment il a
été contraint de construire ce néologisme en français, pour répondre à la propre
invention de Locke en anglais, qui réservait le terme de « soi » pour désigner la
réflexivité chez les êtres conscients.
La seconde source est dans The Science of Life des biologistes britanniques
Julian Huxley et George Wells et de l'écrivain Herbert Wells, paru en 1929. Cet
ouvrage se clôt par un chapitre qui utilise le terme « self » pour penser
l'analogie, entre l'organisme et le soi psychologique tel que le définissaient
Freud et Jung. Dans le courant des années 1930, l'Australien Frank Macfarlane
Burnet, sans doute l'immunologiste le plus influent du XXe siècle, lit ce livre et
voit tout de suite dans ce « soi » le bon concept pour rendre compte de ce qui
le préoccupe alors : la capacité pour un organisme de reconnaître ce qui lui est
étranger et de le rejeter , comme cela avait été observé dans les greffes
d'organe.
Le concept de système immunitaire est-il défini précisément ?
Non. C’est très difficile de le faire pour deux raisons. La première, biologique,
est que c’est un système très distribué, avec quelques organes (le thymus, la
rate…) mais surtout des centaines de millions de cellules circulant dans le sang
et la lymphe, ainsi qu’un nombre considérable de molécules. La seconde,
philosophique, est que l’on ne sait pas bien définir ce que l’on entend par
« immunitaire ». En général, les chercheurs disent que l’immunité est la
défense contre les pathogènes extérieurs. Cette définition est à l’évidence
insuffisante puisque le système immunitaire attaque aussi des tumeurs qui font
partie du corps et n’ont rien d’extérieures.
Par ailleurs, le système immunitaire interagit constamment avec les bactéries
symbiotiques intestinales et les tolère activement, ce qui montre clairement que
le système immunitaire est loin d’interagir uniquement avec des entités
pathogènes. Enfin, cette définition dissimule en réalité souvent une tautologie,
qui définit ce qui est pathogène comme ce qui active le système immunitaire et
le système immunitaire comme ce qui réagit contre les pathogènes. C’est une
grande vertu de la définition précise des termes employés en science que de
faire apparaître les tautologies.
Existe-t-il, outre celle que vous développez autour de l’idée de
discontinuité, des théories alternatives à celle du soi et du non-soi en
immunologie ?
L’immunologiste américaine Polly Matzinger a proposé au début des années
1990 la théorie du danger selon laquelle le système immunitaire réagit contre
tout ce qui provoque des dommages dans le corps. Cette théorie est
intéressante mais pose un problème : comment le système immunitaire peut-il
« savoir » ce qu’est un danger ? Comment peut-il « reconnaître » une tumeur
ou « détecter » un pathogène ? La théorie du danger elle-même s’est laissée
enfermer dans un risque de tautologie.
Plus généralement, les immunologistes ont très souvent une conception
cognitive du système immunitaire, qui serait – c’est le vocabulaire qu’ils utilisent
– capable de savoir , reconnaitre, détecter… Ce vocabulaire est
problématique. Il me paraîtrait préférable de parler , par exemple, en termes
d’affinités biochimiques spécifiques, en laissant de côté ces connotations
cognitives. Bref, il est pour moi clair qu’il est important de s’atteler à définir
précisément ce que l’on entend par immunité et système immunitaire et que, là
encore, seule une coopération active entre scientifiques et philosophes rendra
ce travail possible.
A lire :
Que suis-je : la philo bouscule la biologie (/sciences/article/2013/11/18/que-suis-je-la-philo-
http://www.lemonde.fr/sciences/article/2013/11/18/thomas-pradeu-l…e-nourrit-les-sciences-et-se-nourrit-d-elles_3515743_1650684.html
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bouscule-la-biologie_3515741_1650684.html)
Le microbiote, un élément protecteur essentiel (/sciences/article/2013/11/18/le-microbioteun-element-protecteur-essentiel_3515742_1650684.html)
http://www.lemonde.fr/sciences/article/2013/11/18/thomas-pradeu-l…e-nourrit-les-sciences-et-se-nourrit-d-elles_3515743_1650684.html
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