Les idées et les opinions exprimées dans ce livret sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l ' U N E S C O . Les appellations employées dans cette publication et la présentation des données qui yfigurentn'impliquent de la part de l ' U N E S C O aucune prise de position quant au statut juridique des pays, territoires, villes ou zones o u de leurs autorités, ni quant à leurs frontières o u limites. Publié en 2006 par : Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture Secteur des sciences sociales et humaines 7, place de Fontenoy, 75350 Paris 0 7 S P Sous la direction de Moufida Goucha, chef de la Section Sécurité humaine, démocratie, philosophie Assistée de M i k a Shino, Feriel Ait-Ouyahia, Kristina Balalovska, Valérie Skaf. © UNESCO Imprimé en France Sommaire C o m m e n t philosopher en Afrique ? 5 Souleymane Bachir Diagne C o m m e n t philosopher avec l'Afrique sans n o m m e r le corps ? 13 Faubert Bolivar Espace philosophique et espace religieux 37 Ramatoulaye Diagne Orphée et le n o m de philosophie 47 Stéphane Douailler Philosopher aujourd'hui en Afrique : Pour une éthique de la transgression Lomomba Emongo 71 C o m m e n t philosopher en Afrique ? Souleymane Bachir Diagne Je voudrais m e risquer à donner une réponse à la question qui nous réunit - c o m m e n t philosopher en Afrique - en la trouvant dans les mots d u philosophe Husserl et dire que philosopher en Afrique c'est « chercher nos points de départ en nous plongeant librement dans les problèmes eux- m ê m e s et dans les exigences qui en sont coextensives ». Je voudrais d'abord appliquer cela a u n aspect très important de la philosophie en Afrique : sa préoccupation de l'identité. Chercher nos points de départ dans les problèmes e u x - m ê m e s c'est cesser de bloquer la réflexion sur la notion sempiternellement reprise d'une défense et illustration de l'identité face à des forces extérieures attachées à sa négation (colonialisme hier, mondialisation aujourd'hui), pour partir des drames et des violences que créent les identités en Afrique : le R w a n d a nous impose cette conversion d u regard 5 porté sur l'identité. « C o m m e n t penser après Auschwitz ?» — a-t-on d e m a n dé. C o m m e n t ne pas penser autrement après le R w a n d a et l'horreur des machettes, c'est-à-dire c o m m e n t ignorer que l'identité tue ? C o m m e n t , après le génocide, prêter sa p l u m e , quand o n est philosophe, au discours de l'ivoirité par exemple, dont on voit périodiquement, et de nouveau ces jours-ci, les ravages xénophobes et racistes ? Les problèmes dont il s'agit de partir ne sont pas, o u pas prioritairement, que l'identité est menacée par des forces extérieures ; ils sont qu'au Darfour des conflits politiques ou des contradictions économiques entre modes de vie sédentaire o u n o m a d e trouvent facilement à se traduire dans le langage horriblement simpliste, donc facilement mobilisateur et terriblement meurtrier, du choc des identités. Les problèmes sont qu'aujourd'hui les guerres de religion en Afrique sont possibles jusque sur les campus universitaires : je songe ici à cette université d u Kenya o ù une mosquée des étudiants retentit régulièrement des sermons enflammés de l'imam en miroir des prêches évangélistes, à u n jet de pierre de là, d'un pasteur qui régulièrement croit devoir piétiner u n coran pour mieux marquer sa fureur islamophobe. N o u s s o m m e s pourtant à l'Université. W o l e Soyinka, en 1986, dans son discours de Stockholm, a donné une longue réponse au propos de Hegel qui, dans ses Leçons sur la philosophie de l'histoire 6 avait dénié à l'Afrique l'existence d'une pensée de Dieu c o m m e U n et transcendant. D a n s son discours, Soyinka affirmait d'une part que le devenir ancêtre des aînés de la c o m m u n a u t é et cette fabrique permanente de divinités dans les religions d'Afrique ne signifiait pas l'absence d'une pensée de l'Etre suprême au-delà de tout ce qui est et qui tient de lui essence et existence. D'autre part et surtout il insistait sur ce point que le fait que le divin y soit inscrit dans le terroir, attaché au groupe, interdisait par essence les guerres de religion : il n'y a aucun sens à l'idée de convertir à soi une c o m m u n a u t é différente car on n'impose pas ses ancêtres à ceux qui proviennent d'autres lignages. Soyinka a voulu voir là u n esprit de tolérance qui serait l'émanation des religions traditionnelles en Afrique par opposition aux monothéismes juif, chrétien et m u s u l m a n . C'est possible, mais sans grand effet aujourd'hui que les dieux s'en sont allés et que les conflits religieux, dans le Nigeria de Soyinka par exemple, qui se traduisent en de nombreuses pertes de vies humaines, opposent les unes aux autres des communautés qui ont en partage de croire au m ê m e Dieu : celui d ' A b r a h a m , d'Isaac et de Jacob. Ici, chercher nos points de départ dans les problèmes e u x - m ê m e s c'est ne pas se contenter de l'invocation anachronique de ce qu'il en est des religions anciennes mais explorer une philosophie d u dialogue interconfessionnel, islamo-chrétien pour l'essentiel. 7 Il s'agit, au total, de ne pas en rajouter sur l'identité mais de travailler, pour citer le préambule de l'organisation qui nous abrite, à élever dans les esprits les défenses de la paix. C'est une tâche pour la philosophie morale et politique sur le continent de construire une pensée de l'africanité c o m m e ouverte, diverse, multiple, dont la fidélité à soi se comprend c o m m e m o u v e m e n t et qui soit fondée sur le pluralisme culturel et religieux. Cela veut dire que la philosophie en Afrique se d o n nera la tâche de penser une citoyenneté qui tienne c o m p te de l'ethnicité sans être happée par elle. Chercher nos points de départ dans les problèmes e u x - m ê m e s c'est, pour prendre la question de l'identité par u n autre bout, être attentif à ceci que la crise d u sens est là, présente, visible surtout dans le désarroi d'une jeunesse africaine disproportionnée, grouillante, désorientée, qui balance entre les deux visages d'une m ê m e inquiétude : les fanatismes identitaires o u le scepticisme démobilisateur. Cette jeunesse-là qui ne voit aujourd'hui son futur que dans Tailleurs de l'émigration est plus inquiète d u devenir que de l'identité, d u m a n q u e d'ouverture que de l'enracinement. N'allons pas demander à la philosophie plus qu'elle ne peut, surtout quand la solution des problèmes ressemble à l'exercice d'arrêter la m e r avec ses bras. Mais il 8 lui appartient aussi de penser la crise africaine de la manière dont Husserl s'est penché sur « la crise de l'humanité européenne » ; de voir que les « exigences coextensives » aux « problèmes e u x - m ê m e s » sont u n e philosophie d u temps qui éclaire la valeur d'une attitude prospective fondée sur la notion que le sens vient d u futur pour se projeter sur ce qui est à faire. C'est sur ce point que je voudrais opposer le fait de partir des problèmes et la simple lecture d'une réalité que le regard aura figée. Cette lecture est, par exemple, celle que m è n e le philosophe kenyan John Mbiti lorsqu'il pose que les Africains en général comprennent le temps c o m m e une composition d'événements plutôt que c o m m e u n cadre o u une forme o ù ces événements ont lieu. Le temps est ces événements m ê m e s : en conséquence, le passé, le stock a c c u m u lé d'événements, en est la dimension la plus importante et l'avenir est quasi inexistant, seuls étant « futurs » ces quasi événements que sont les choses qui doivent advenir très prochainement, et cela de manière nécessaire, puisqu'elles sont périodiques c o m m e les saisons o u que les prémisses en sont déjà là, lisibles au présent, c o m m e la moisson dans quelques mois est inscrite dans les semailles. Mbiti a cru pouvoir appuyer sa thèse sur les langues africaines qu'il a considérées et sur les calendriers employés dans les c o m munautés qu'il a étudiées. Il n'a pas pris garde que ce qu'il présentait c o m m e une analyse de ces éléments pour en 9 extraire la vision d u m o n d e dont ils seraient porteurs p o u vait s'appliquer, en conduisant aux m ê m e s conclusions, à toutes les langues et à tous les calendriers humains : seuls les usages rendent abstraits nos mots. Les etymologies sont toujours concrètes. Il ne s'agit donc pas d'opposer à cette lecture ethnologique une autre de m ê m e nature qui ne ferait que présenter d'autres langues africaines auxquelles o n ferait dire le contraire de ce que Mbiti a fait dire aux siennes. Il s'agit plutôt de convertir le regard parce que l'on aura cherché les points de départ dans les problèmes e u x - m ê m e s qui se trouvent ici être ceux d'une maîtrise d u futur, d'une « culture politique d u temps », d u développement dans les sociétés africaines de ce qu'avec le philosophe Gaston Berger nous appellerons « l'attitude prospective ». U n temps h o m o g è n e , linéaire, indéfiniment ouvert sur l'avenir et dont o n fait la marque de l'occident par opposition à des mentalités autres n'est finalement la conception d'aucune culture particulière. C'est une idéalité mathématique dont la traduction en une image d u temps c o m m e ligne continue est justement le contraire de ce que signifie une attitude orientée vers l'exploration des futuribles. À l'opposé de ce que dit Mbiti, u n futur vide d'événements n'est pas la condition d'une pensée prospective, c'est un néant de pensée. Berger, pour faire entendre le sens de l'attitude prospective, aimait à proposer la métaphore d'une voiture 10 lancée, la nuit tombée, sur une route de campagne dont le conducteur ignore tout. Les phares doivent en être puissants car c'est la voiture elle-même qui apporte la lumière qui révèle le chemin, qui le fait donc exister : la conduite a besoin, pour être possible, d'anticiper à tout instant sur les courbes et virages possibles en m ê m e temps que d'ajuster et de réajuster constamment les anticipations sur la base desquelles les décisions sont prises. Celle pensée d u temps est tout le contraire de celle qui en fait une route droite et vide et si elle n'a rien à voir avec les cultures, elle a tout à voir avec une « culture politique d u temps » qui aura cherché les points de départ dans les problèmes e u x - m ê m e s . La meilleure traduction de la citation de Husserl dont je suis parti est cette métaphore bergérienne pour signifier le sens de l'initiative éclairée par la capacité prospective. L'on est embarqué dans une voiture toujours déjà lancée et le seul point de départ est le problème à résoudre de ce qui est devant. C'est ainsi que je comprends le sens d u travail philosophique en Afrique, sa contribution au labeur de sortir de la crise de sens. U n aspect essentiel en est la promotion de cette culture d u temps o ù le sens vient d u futur et qui seul pourra donner u n contenu à la restauration de l'initiative africaine que cherche à invoquer le slogan d'une « Renaissance africaine ». 11 C o m m e n t philosopher avec l'Afrique sans n o m m e r le corps ? Faubert Bolivar Je tiens à remercier de manière spéciale m o n professeur et directeur de recherches M . Stéphane Douailler pour avoir suggéré aux organisateurs de la 3 e Journée de la philosophie de m'associer à cette table ronde sur l'Afrique aux côtés d'éminents spécialistes de la question africaine. M e s remerciements vont également à FUnesco pour avoir rendu concrète cette suggestion d u Professeur Douailler. Comment philosopher en Afrique aujourd'hui ? Cette question nous a paru d'emblée riche de sens et quelque peu déroutante. S'agit-il de dire par là c o m m e n t inscrire une pratique philosophique dans les préoccupations africaines, c'est-à-dire c o m m e n t amener les Africains à philosopher ? C e qui sous-tendrait l'idée que les Africains en Afrique, l'Afrique dans sa diversité, confrontés qu'ils sont à la famine, à la guerre civile, au sous-développement et 13 au despotisme de toute sorte n'auraient pas assez de temps pour se consacrer à la philosophie. O u bien, s'y agit-il de dire c o m m e n t aborder l'Afrique c o m m e le territoire d'une pensée proprement philosophique ? C e qui nous renverrait au vieux débat sur la pertinence o u n o n d'une philosophie spécifiquement africaine. O u , en dernière instance, cette question - comment philosopher en Afrique aujourd'hui ? — nous amène-t-elle à prendre en compte les manières concrètes pour l'Afrique de philosopher, c'est-à-dire décrire c o m m e n t l'Afrique qui philosophe philosophe effectivement ? C e qui cacherait l'idée d'un rapport particulier d u territoire africain à la philosophie. Particularité qui témoignerait, c'est notre interprétation, de la situation réelle de l'Afrique en tant qu'entité géopolitique. D e toute manière, n'ayant pas les compétences requises pour aborder cette thématique dans sa complexités, nous avons opté pour une transformation de cette question en une autre qui nous concerne de plus près (vu que nous en avons fait quelque part le cadre de notre mémoire de D E A de philosophie), à savoir : Comment philosopher avec l'Afrique sans nommer le corps ? La réponse à cette dernière question passe par l'élucidation de deux notions-clé : celle d u corps et celle de l'Afrique, toutes deux saisies depuis une certaine tradition philosophique que nous n o m m e r o n s occidentale. 14 E n premier lieu, qu'est-ce que le corps ? Restituons une vieille scène de la philosophie antique : Socrate se voilant la face pour porter u n discours sur l'amour. L'action se passe à la fin d u Ve siècle av. J . - C . à l'intérieur des murs de la Grèce ancienne, et m e t en présence Socrate et Phèdre autour d ' u n dialogue pour le moins complexe, o ù s'agitent des thèmes aussi divers que ceux de l'amour, de la poésie, de l'âme, de la rhétorique et de l'écriture. N o u s parlons évidemment de Phèdre1, en ce que ce texte nous c a m p e une image à première vue insolite : celle de Socrate parlant la tête couverte. Pour arriver à cette scène déterminante il nous faut emprunter le passage de deux situations définitives. N o u s avons, en premier lieu, Phèdre rapportant à Socrate le discours écrit par Lysias sur l'amour dont la thèse.est qu'il vaut mieux accorder ses faveurs à celui qui n'aime pas plutôt qu'à celui qui aime, car l'amoureux est toujours sous l'emprise de la folie. E n second lieu, nous voyons Phèdre, à ce point séduit d u discours de Lysias qu'il l'a lu presque en transe, mettant Socrate au défi de relever le pari de la perfection d u discours de Lysias sans 1. Platon, Phèdre, Traduction, introduction et notes par Luc Brisson, Paris, Flammarion, 1989. 15 reprendre les arguments de celui-ci ; à l'insistance m e n a çante de son jeune ami le philosophe se voit contraint de construire u n discours différent, mais égal sinon supérieur à celui d u sophiste, en exploitant la m ê m e idée de l'amour c o m m e siège de la folie. Voyons d'abord en quelle forme Socrate donne son accord à la d e m a n d e de Phèdre : « Je vais parler la tête encapuchonnée, pour arriver au plus vite au terme de m o n discours et pour éviter que, en te regardant, je ne perde, de honte, contenance »2. N o u s comprenons la honte de Socrate c o m m e u n sentiment de défense par rapport à la situation c o m p r o mettante o ù il se soumet à u n régime de discours qui ne cadre pas avec sa conception réelle de l'amour. E n réalité, condamner l'amour au n o m de la folie revient pour Socrate à se mettre sous condition de l'opinion o u de l'ignorance, à se distancer de la sagesse philosophique dont l'une des voies est de rassurer sur l'amour et la folie, considérées c o m m e des dons divins. Socrate se dissimulant le visage offrirait ainsi une dernière résistance à l'expérience honteuse de prononcer u n discours dont la responsabilité et la paternité lui échappent — « Le discours que tu as prononcé par m a bouche, après m'avoir drogué »3, 2. Phèdre 237a. 3. Phèdre 242d-e. 16 dira-t-il à Phèdre. A u juste, la honte de Socrate s'explique par le fait qu'il doit parler hors de lui, honte de devoir parler dans le voisinage méprisant des sophistes et des poètes, qu'il n'a de cesse de condamner au n o m de la philosophie4. Pour aller au-delà de la question de la honte socratique parlant dans la distance de soi à soi et poser celle du corps, nous devons nous autoriser deux remarques. La première est que Socrate ne fait pas que s'encapuchonner la tête, au m o m e n t d'accéder à la requête de Phèdre, mais appelle aussi à son secours « les Muses à la voix légère » pour entreprendre le récit c o m m a n d é par son jeune ami. À l'opposé, et c'est là notre seconde 4 . N o u s n'allons pas revenir sur le poète et la tension qui travaille les figures d u poète, d u sophiste, d u tyran et d u philosophe dans la philosophie platonicienne, ayant déjà consacré à cette étude une large place dans notre travail ultérieur de mémoire de maîtrise de philosophie {Université de Paris 8, 2002-2003) sous la direction de M . le Professeur Stéphane Douailler : Platon, le poème et son enjeu philosophique. Sur la folie, la surveillance et le bannissement du poème dans Ion, Phèdre et République. N o u s nous bornons juste à indiquer que le problème de la condamnation platonicienne de la poésie et de la rhétorique est bien plus complexe qu'on ne le présente ici. Notre parti pris de le lire sous u n m o d e schématique n'enlève rien à sa c o m plexité dès lors qu'il est question de questionner la place d u corps dans cette tension 17 remarque, lorsque ayant découvert sa faute contre Éros Socrate entreprend de se faire pardonner en offrant en expiation à la divinité u n discours digne de l'amour, il tiendra à le faire sans se voiler la face —« la tête découverte et n o n point, c o m m e je l'étais tout à l'heure, encapuchonné, parce q u e honteux. »5. Ces remarques nous conduisent à deux hypothèses. E n effet, nous distinguons dans les deux attitudes o p p o sées de Socrate, parlant respectivement la tête voilée et à visage découvert, deux m o d e s d'institution platonicienne d u rapport a u corps. Ainsi, nous détachons d ' u n côté le corps qui se cache parce q u e soustrait à la raison, soumis à la parole orpheline de l'inspiré, et d'autre côté le corps qui se découvre parce q u e parlant e n pleine possession de la raison, portant librement et fièrement la parole responsabilisée d u philosophe. D ' o ù notre première hypothèse : la honte est la position du corps livré à lui-même. N o u s soutenons alors q u e si la tête de Socrate parlant hors de sa raison n'est pas montrable, c'est qu'il convient de regrouper en u n seul et m ê m e geste la posture qui consiste à cacher sa honte et à cacher son corps. Aussi, admettons-nous sous u n e seule idée le corps et la honte, car le corps est la honte m ê m e , la honte c'est la honte d u corps qui n'est autre chose q u ' u n corps. Notre 5. Phèdre 243b. 18 deuxième hypothèse est que le corps est irréductible à la honte. Il n'est alors de corps montrable que celui montré par et avec la raison, de m ê m e que la raison est ce qui montre le corps et n o n point ce qui le cache6. Socrate ne peut porter son discours à Eros qu'en montrant sa tête7. 6. E n formulant ces deux hypothèses nous avons conscience d'aller à l'encontre tout aussi bien de la théorie d u récit d u mythe biblique de la Genèse et de la thèse couramment admise, à savoir qu'être raisonnable c'est cacher son corps. Sauf que pour nous la décence de ne pas montrer son corps tiendrait plus de la pudeur que de la honte ; en ce sens, nous rejoignons Maurice Merleau-Ponty pour qui la pudeur et l'impudeur s'inscrivent dans la dialectique d u moi et d'autrui. Ainsi, cacher ou montrer son corps ne ferait que renvoyer au jeu de la crainte et de la fascination et ne toucherait pas le sentiment de la honte (Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, pp. 194-195). D'autre part, pour nous la honte n'a pas le m ê m e statut qu'elle a chez Sartre, c'est-à-dire l'appréhension unitaire de trois dimensions : je, moi et autrui {L'être et le néant. Essai d'ontologie phénoménologique, Gallimard, 1943, pp. 259-341). E n choisissant de travailler sur le corps de la honte, c'est, contrairement à Sartre, pour nous aventurer sur la piste de la honte en tant que potentiellement existant pour elle-même dans le corps, indépendamment d u regard d'autrui. 7. Il convient de préciser que Socrate dont nous partons ne s'est jamais caché le corps mais la tête, et que c'est en connaissance de cause que nous faisons intervenir dans notre commentaire le corps à la place de la tête qui est en jeu dans le texte. Le choix de parler indifféremment du corps et de la tête s'autorise de la lecture de Platon lui-même 19 Désormais une histoire philosophique d u corps s'ouvre à nous à l'épreuve de ces deux hypothèses : la honte est la position du corps livré à lui-même I le corps est irré- ductible à la honte. D a n s cette mesure, il devient possible d'aborder le parcours philosophique d u corps c o m m e le point d'une tension permanente entre u n état de chute et u n état de grâce, en sorte que si le corps est constamment soumis à la honte, il lui reste néanmoins la promesse d'être racheté par la raison. D o n c , dire que la honte qui présente la tête, dont la sphéricité en fait la parfake imitation de l'univers, c o m m e ce qui doit commander à toutes les autres parties d u corps ; ce qui implique que la tête est consi.dérée c o m m e le siège des organes utiles à toutes les prévisions de l'âme, et de ce fait tend à se donner le corps c o m m e véhicule. E n conséquence, il nous semble revenir au m ê m e de parler de la tête c o m m e signifiant le corps tout entier ou d u corps c o m m e ce qui se réalise dans la tête (Platon, Timée, traduction et notes par E . Chambry, Paris, Flammarion, 1969, 34c et 44a). Notons toutefois que la hiérarchie platonicienne de la tête sur le corps peut être comprise, au-delà de Platon, c o m m e une évolution ou une étape dans la pensée européenne, ainsi que le démontre Richard Broxton Onions (Les origines de la pensée européenne. Sur le corps, l'esprit, l'âme, le monde, le temps et le destin, traduit de l'anglais par Barbara Cassin, Armelle Debru, Michel Narcy, Paris, Seuil, 1999, éd. originale, 1951), selon qui, pendant longtemps le siège de la pensée a été localisé quelque part dans le « cœur », ou dans la « phrène », couramment traduite par « estomac ». Wittgenstein, en écrivant que penser c'est penser avec la main, ne fera rien d'autre que porter sa contribution au renversement par l'absurde de cette tendance à soumettre le corps à la hiérarchie, au c o m m a n d e m e n t d'une de ses parties. 20 n'épuise pas le corps o u q u e le corps est irréductible à la honte c'est une autre manière de dire que la raison s'offre c o m m e le salut d u corps. Tout se passerait donc c o m m e si le corps se donnait c o m m e ce qui réclame toujours la surveillance, la présence de la raison pour ne pas rester seul en lui-même, pour passer à la lumière ; pour ne pas sombrer dans l'invisibilité de la honte. Alors, nous aurions d ' u n côté des corps qui se laissent traverser par autre chose qu'eux-mêmes en m ê m e temps qu'ils laissent transparaître autre chose qu'eux-mêmes, et de l'autre des corps dont l'essence est la non-transparence. Par conséquent, nous lisons le parcours philosophique d u corps c o m m e une tentative renouvelée de traverser le corps, c'està-dire de le rendre transparent à autre chose. Aussi, le mépris pour le corps repérable dans la philosophie occidentale ne sera-t-il finalement que le mépris pour le corps en tant qu'il est non-transparent. D e là, le corps de la honte s'entend d u corps dont l'essence est la non-transparence. Et pour pallier l'obstacle de la honte il est désormais d e m a n d é au corps de se montrer capable d'être autre chose que corps. Mais, s'il faut traverser le corps, il ne convient pas de traverser tous les corps. Parce que le corps est nécessaire au « système des besoins »8. Platon embauche des « salariés » : 8. Myriam Revault d'Allones, Le Dépérissement de ¿apolitique. Généalogie d'un lieu commun, Paris, Flammarion, 1999, p. 4 5 . 21 le corps de la honte complemente c o m m e « force de travail » le dispositif de la Cité idéale9. Si le corps est requis dans son opacité au m o m e n t m ê m e o ù il convient de le rendre transparent, c'est qu'il reste supposé au corps u n ethos dont la médiation continue d'être salutaire au projet d'échapper à la honte. N o u s pourrions dire alors que le corps ne se réduit pas à la honte parce qu'il existe des corps de la honte. La préservation d u corps de la honte à u n n o m dans les rhétoriques communautaires : Y esclavage. L'esclavage nous apparaît c o m m e la figure tant éthique et politique d u corps de la honte. D e la m ê m e manière, l'esclavage est une modalité essentielle à la c o m m u n a u t é , n'en déplaise aux différentes déclarations de son abolition, car il est la juste détermination d ' u n «partage du sensible » ayant le corps c o m m e dividende10. L'esclavage est le donc le produit 9. Platon, République 371e. 10. Nietzsche parlait, quant à lui, d'une exigence de l'esclavage propre à toute société hiérarchique : « Jusqu'ici toute élévation de type humain a été l'œuvre d'une société aristocratique, et il en sera toujours ainsi ; autrement dit elle a été l'oeuvre d'une société hiérarchique et à la différence de valeur de l ' h o m m e à l ' h o m m e et qui a besoin d'une forme quelconque d'esclavage », Par-delà bien et mal. Prélude d'une philosophie de l'avenir, Textes et variantes établis par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, traduit de l'allemand par Cornélius H e i m , Paris, Gallimard, 1971, p. 180. 22 de la traversée d u corps telle qu'il est d o n n é à l'esprit u n corps réduit à la honte et un corps irréductible à la honte. Dire q u e l'esclavage est à la fois ce qui reste d ' u n e césure opérée dans le corps et le fait d u corps d e la h o n t e en tant q u e corps livré à l u i - m ê m e , c'est aussi se situer depuis u n personnage philosophique exemplaire, Aristote11. C'est lui qui, le premier, parla d e l'esclave c o m m e d e l'écriture d e la nature sur le corps : « Et la nature veut marquer dans le corps la différence entre h o m m e s libres et esclaves : ceux des seconds sont robustes, aptes aux travaux indispensables, ceux des premiers sont droits et inaptes à de telles besognes, mais adaptés à la vie politique (laquelle se trouve partagée entre les tâches de la guerre et celle de la paix). Pourtant le contraire, aussi, se rencontre fréquemment : tels ont des corps d ' h o m m e s libres, tels en ont l'âme. Il est, en effet, m a n i feste, que si les h o m m e s libres se distinguaient par le corps seul autant que les images des dieux, tout le m o n d e conviendrait que les autres mériteraient de les servir c o m m e esclaves. Et si cela est vrai d u corps, une telle distinction est encore plus juste appliquée à l'âme. Mais il n'est pas aussi facile d'apercevoir la beauté de l'âme que celle d u corps »12. 11. Les politiques, Traduction et présentation par Pierre Pellegrin, Paris, Flammarion, 1993, I, 3-6. 12. Politiques 1255a-b. 23 L'esclavage se signale par et dans le corps, ce qui veut dire qu'il existe u n corps identifié et identifiable à l'esclave ; et il est propre à ce corps de se mettre à profit en se mettant au profit de la c o m m u n a u t é des corps libres, car ceux-ci n'ont ni le temps ni l'indignité nécessaires pour se « pencher » sur des tâches physiques (être libre c'est avoir le corps droit) dont l'exécution est quand m ê m e nécessaire à la cité. C e n'est pas sans raison que l'esclavage relève de la justice et de futilité, dans la m e s u re o ù il consiste à être juste envers la nature et utile à la communauté. Rien d'étonnant alors que m ê m e dans l'île bienheureuse de M o o r e il n'est pas question de faire l'économie de l'esclavage13. 13. « Leurs esclaves ne sont ni des prisonniers de guerre- à moins que des soldats capturés lors d'une guerre o ù Utopie fut attaquée- ni des enfants d'esclaves ni aucun de ceux qu'on trouve en servage dans les autres pays. C e sont des citoyens à qui u n acte honteux a coûté la liberté ; ce sont, plus souvent alors, des étrangers condamnés à mort dans leur pays à la suite d ' u n crime. Les Utopiens les achètent en grand nombre, et pour peu d'argent, le plus souvent pour rien. Ces esclaves sont toute leur vie tenus au travail, et, de plus, les Utopiens plus durement que les autres. Leur cas en effet est jugé plus désespéré, et méritant des châtiments plus exemplaires, pour n'avoir p u s'abstenir d u mal après avoir été formés à la vertu par une éducation si excellente. U n e troisième espèce d'esclaves est composée de manoeuvres étrangers, courageux et pauvres, qui choisissent spontanément de venir servir par eux. Ils les traitent décemment, presque aussi bien que 24 Aristote parle certes aisément d u corps d e l'esclave par nature. Pourtant u n e difficulté d e m e u r e : la « robustesse » d u corps n e m o n t r e pas forcément la silhouette d e l'esclave, car elle peut encore cacher l'« â m e » d ' u n libre. C o m m e n t alors reconnaître l'esclave ? C o m m e n t discriminer d e manière certaine l'esclave d u libre ? Aristote n e résout pas ce problème, ce qui n e l'empêche pas d e continuer d e soutenir la thèse d e l'existence d e l'esclave par nature. P o u r p e u q u e l'esclavage soit le propre d u corps de la honte — les esclaves par nature s'entendent d e « ceux dont l'activité consiste à se servir d e leur corps, et d o n t c'est le meilleur parti que l'on puisse tirer »14 - le fondateur d u Lycée persiste à raccorder l'esclave à u n corps problématique, insaisissable, invisible : « (...) il existe des gens qui sont, nécessairement, esclaves partout, les autres nulle part »15. lourde, étant donné qu'ils sont accoutumés à travailler davantage. Ils ne retiennent pas contre leur gré ceux qui souhaitent s'en aller, ce qui arrive rarement, et ils ne les renvoient pas les mains vides », T h o m a s Moore, L'utopie, Paris, Flammarion, 1987, pp. 189-190. Le portrait de la dernière espèce d'esclaves ne porterait-il à considérer la figure contemporaine de l'ouvrier « immigré » sous l'angle d u concept d'esclavage c o m m e corps besogneux ? 14. Politiques 1254b. 15. Politiques 1255a. 25 Qu'est-ce que le corps ? Le corps est lafigurenaturelle de la honte et de l'esclave. Maintenant, demandons-nous qu'est-ce que l'Afrique. Pour répondre à cette question, nous devons avoir recours au philosophe de l'Esprit absolu : Georg Wilhelm Friedrich Hegel. Précisons tout de suite que notre lecture de Hegel vise à rester en marge de son œuvre pour le moins touffue, et sur laquelle nous ne saurions que rester à hauteur des considérations c o m m u n e s . C e que nous avons à considérer de Hegel ne porte donc que sur u n infime aspect de son œuvre, u n paragraphe à l'intérieur d'une section, elle-même à l'intérieur d ' u n chapitre se regroupant dans une vaste division de ses Leçons sur la philosophie de l'Histoire (1822-1830) intitulée La raison dans l'Histoire16 : « L'Afrique ». N o u s nous situons d'autant plus en marge de l'œuvre hégélienne que le texte en question aura été rejeté par l'exégèse hégélienne sur le compte des préjugés de l'époque, d'un côté ; d'un autre côté, le texte en lui-même est présenté par l'auteur c o m m e traité une fois pour toutes, ne présentant pas de grand intérêt d u point de vue d u concept d'Histoire que poursuit Hegel : « là-dessus, nous laissons l'Afrique pour n'en plus faire mention par la suite ». 16. Traduction, introduction et notes par Kostas Papaioannou, Pion, 10/18, 1998, pp. 245-269. 26 Il convient en effet de ne plus parler d'Afrique puisqu'il s'agit d'un m o n d e anhistorique n o n développé qui ne touche qu'au seuil de l'histoire universelle, et dont l'évocation consiste à montrer « les manifestations épouvantables de la nature h u m a i n e ». Ainsi, c'est de la manière suivante que l'Afrique apparaît à la raison de Hegel : « Dans l'Afrique proprement dite, l'homme reste arrêté au stade de la conscience sensible d'où son incapacité absolue d'évoluer. Il manifeste physiquement une grande force musculaire qui le rend apte au travail, et témoigne d'un esprit débonnaire, mais, en même temps, d'une féroce insensibilité. » L'Afrique est alors le lieu déserté par la raison qui traverse les différents peuples à différents degrés. C e qui explique q u e la différence à souligner entre les trois continents d u Vieux M o n d e est essentiellement une différence d'ordre spirituel, à travers quoi l'Asie se profile c o m m e le pays de tous les contrastes et de toutes les oppositions, tenant le juste milieu entre l'Europe de l'esprit réalisé et l'Afrique de l'absence d e l'esprit. Il faut remarquer q u e c'est d u lieu de cette distinction d'ordre spirituel recoupée de déterminisme géographique q u e Hegel isole trois parties de l'Afrique : une dite européenne, c'est l'Afrique d u N o r d ; la deuxième, c'est ['Egypte, déterminée par le bassin d u Nil ; enfin, YAfrique proprement 27 dite, le haut pays, l'« indocile », l'inaccessible, dont la caractéristique fondamentale est donnée dans u n e métaphore curieuse mais vive, sur laquelle nous reviendrons par la suite, « enveloppée dans la couleur noire de la nuit ». Il revient dès lors à Hegel de montrer dans l'Afrique proprement dite « l'inhumanité la plus irréfléchie et la plus brutale » au n o m de laquelle il ne peut y avoir de subjectivité telle q u e celle-ci requiert la médiation de l'Universel, mais « u n e masse de sujets qui se détruisent » parce q u e demeurant au stade de l'« immédiateté ». Aussi, l'Afrique est-elle restée à l'« état d'innocence », donc à l'âge d'enfance de l'humanité, c'est-à-dire à la condition animale originaire d u « paradeisos » (paradis), lieu de la synthèse de l ' h o m m e , de la nature et de Dieu. L'Afrique proprement dite est donc essentiellement u n « parc animalier ». Ayant situé l'Afrique à partir de la nature des h o m m e s qui y vivent, Hegel va entreprendre d'étudier l'esprit qui anime ces h o m m e s - l à à travers la religion, la société et Y Etat. D u point de vue de la religion, Hegel nous dit q u e l'esprit africain ne réussit à se déployer que sous deux form e s : la magie et le fétichisme. Cela ne saurait être autrem e n t s'il faut réaliser que l ' h o m m e africain est dans u n rapport conflictuel permanent avec la nature qu'il cherche à dominer à tout prix pour la dévier de ses menaces quotidiennes, dont la mort. C'est dans la magie que se 28 livre la seule et unique rationalité de l'Africain, énoncée en ces termes : « L ' h o m m e ne connaît que lui-même, et lui-même c o m m e opposé à la nature ». C'est au n o m de cette seule et unique rationalité que l'Africain est fétichiste. Dans la mesure o ù justement il n'y a que luim ê m e dans sa puissance opposée à celle de la nature, il lui revient de se représenter son pouvoir en u n objet extérieur à sa conscience. Alors, tout et n'importe quel objet devient potentiellement u n fétiche. C'est ainsi que s'explique son « culte des morts ». Magicien et fétichiste, l'Africain ne souhaiterait par là que devenir « maître et possesseur de la nature », à l'instar de toute conscience intelligente ? N o n , conclut Hegel, puisque « le pouvoir du nègre sur la nature est seulement une force de l'imagination, une domination imaginaire ». Pour ce qui touche à la société, les rapports humains en Afrique se sont élevés essentiellement sur la base d u mépris : mépris total pour la vie et pour l ' h o m m e , et mépris de la mort. L'Africain, écrit Hegel, est irrespectueux autant à l'égard de lui-même qu'à l'égard d'autrui. C'est pour cela qu'il est cannibale, ne pouvant imaginer ni respecter le principe spirituel qui traverse le corps humain : il n'y voit que de la « chair », « de la viande et rien d'autre ». Autre chose, les « sentiments éthiques » ne disent rien o u si peu que rien à l'Africain : il ne connaît pas l'entraide, substitue l'accouplement à l'amour, 29 développe la polygamie en lieu et place de l'amour, par exemple « le roi d u D a h o m e y a 3333 femmes », affirme Hegel ; pire que tout, les gens d'Afrique « ne se préoccupent pas de leurs parents malades ». Le mépris de la mort vient doubler ce mépris pour la vie au sens o ù justement la vie « n'a pas de valeur » pour l'Africain : c o m m e n t comprendre autrement son fort penchant pour le « suicide » s'il tenait à la vie ? Mais Hegel ajoute : « il faut pourtant attribuer à ce mépris pour la vie le grand courage, soutenu par une énorme force physique, des nègres, qui se font tuer par milliers quand ils guerroient contre les Européens. D a n s la guerre des Ashanti contre les Anglais, les nègres se précipitèrent sur les bouches des canons et ne reculèrent pas, bien qu'il en tombât cinquante à la fois ». Le mépris pour la vie n'est pas à prendre pour u n dégoût car l'Africain n'entend rien à la vie, et s'il n'entend rien à la vie c'est bien parce qu'il a u n corps puissant, « une énorme force physique » qui lui cache l'esprit (?). Sur la constitution politique de l'Afrique Hegel insiste d'abord sur le caractère impropre de ce m o t pour parler d u régime public africain. E n effet, il ne saurait exister d'Etat dans u n endroit o ù l'« universalité rationnelle qui est une loi de la liberté » est carrément absente et o ù il n'y pas de « subjectivité », mais juste « une masse de sujets qui se détruisent ». Ainsi, il n'y a q u ' u n m o t qui 30 réponde à la situation arbitraire généralisée identifiée en Afrique, c'est le despotisme. C e régime convient parfaitem e n t à traduire le m o d e de redressement de la lutte violente qu'exercent les différentes volontés particulières entre elles pour se faire prévaloir chacune en m ê m e temps et au m ê m e lieu, empêchant de cette manière toute possibilité pour les Africains à « s'accorder » — « u n maître c o m m a n d e car la grossièreté sensible ne peut être domptée que par une force despotique ». Mais le despotisme étant lui-même u n terme dans l'arbitraire, il est constamment menacé « par les sens et l'énergie de la volonté sensible ». O n est alors placé dans u n théâtre de violences terribles o ù nous voyons le « bourreau » exercer, à côté d u roi dont il est parfois le premier ministre, l'une des plus importantes fonctions de la C o u r « car il sert au roi pour se débarrasser des suspects, et aux notables pour tuer le roi quand ils en ont envie ». E n conséquence, le rapport de base d u droit en Afrique est Y esclavage, défini par Hegel c o m m e « une institution indigène qui d o m i n e naturellement ». C e qui signifie que l'esclavage est le n o m essentiel d u rapport des nègres aussi bien entre eux qu'avec les autres, tant et si bien qu'ils « n'y voient rien de blâmable ». Aussi, est-il superflu de remettre en cause l'esclavage des Africains dans la mesure o ù ceux-ci sont dans u n « esclavage absolu » partout o ù ils se trouvent. Et Hegel de se prononcer sur 31 le débat alors actuel d e l'abolition d e l'esclavage : « L'esclavage est une injustice en soi et pour soi, parce que l'essence de l ' h o m m e est la liberté. Mais pour arriver à la liberté, l ' h o m m e doit acquérir d'abord la maturité nécessaire. L'élimination graduelle de l'esclavage est, pour cette raison, plus opportune et plus juste que son abolition brutale ». Mais, ne nous empressons pas de dire que Hegel était pour l'abolition graduelle de l'esclavage. Car nous avons pris l'argumentation à rebours pour bien montrer c o m m e n t Hegel renferme le cercle de l'esclavage sur l'Africain. E n effet, l'argumentation de l'esclavage des Nègres précède les dernières considérations que nous venons de relater à propos des sentiments éthiques qui seraient inexistants chez les Nègres et d u pouvoir despotique caractérisant l'Afrique. A u fait, dans la mobilisation de l'argumentaire éthico-politique, il devait s'agir pour Hegel de prouver en quoi l'esclavage était « nécessaire c o m m e m o m e n t de passage à u n degré supérieur » et pourquoi les Nègres étaient censés attendre d'être mûrs pour la liberté : « O n ne peut prétendre de façon absolue que l'homme, par le seul fait qu'il est un h o m m e , soit considéré c o m m e essentiellement libre...Notre idée générale, c'est que l'homme est libre en tant q u ' h o m m e ; mais autrement il n'a de valeur que sous quelque aspect particulier : époux, parents, voisins, concitoyens, n'ont de valeur que l'un pour l'autre. Chez les nègres, cela ne se produit qu'à un faible 32 degré. Les sentiments éthiques, entre eux, sont d'une extrêm e faiblesse, ou, pour mieux dire, n'existent pas du tout ». Il suffit de relier le précédent extrait à l'allure générale de la fin d u texte pour nous convaincre de la véritable lecture de Hegel de l'esclavage des Noirs, o u des Noirs euxm ê m e s c o m m e essentiellement esclaves partout et de tout temps. Il se passe qu'à la fin d u texte il s'est opéré une sorte de synthèse de tout ce qui a été dit pour produire u n e appréciation conclusive sur les « Nègres ». L a synthèse a lieu en deux m o u v e m e n t s : dans un premier temps, Hegel m e t l'accent sur ce qu'il appelle le « fanatisme » des Noirs, o u mieux, la détermination des Nègres au fanatisme. Leur fanatisme est constaté dans le fait que « toute idée jetée parmi les nègres est saisie et réalisée avec toute l'énergie de la volonté ». L'interprétation qu'en fournit Hegel c'est que « le pouvoir de l'esprit est si faible chez eux, et si intense pourtant l'esprit en lui-même » que leur rencontre ne saurait que donner lieu à u n e situation explosive. N o u s voyons là une bien élégante façon de ramener la question d u corps. Car, pour qu'une idée puisse produire u n fanatisme tellement violent chez les Nègres qu'il « les pousse à tout détruire », il faudrait que l'esprit, en tant qu'il est intense, ne rencontre pas que l'obstacle d'un esprit faible, mais surtout quelque chose d'aussi intense qu'il l'est luim ê m e . N o u s pensons que ce à partir de quoi le nègre résiste à l'esprit de toutes ses forces au point qu'à l'issue de 33 l'affrontement, il soit pris de fureur, ce n'est pas tant son « esprit faible » que son corps qui se trouve aussi intense que l'esprit lui-même. Hegel ne dit-il pas clairement d'ailleurs que le fanatisme chez les nègres (« supérieur à tout ce qu'on peut imaginer ») est « plus physique que spirituel » ? L e deuxième m o m e n t d e la synthèse s'opère avec m o i n s de retenue. Il s'agit de délivrer la dernière vérité sur les nègres de manière à ce q u e tout le m o n d e puisse comprendre la question de la question. C'est u n e formule lapidaire à laquelle l'hésitation ne convient pas : « Il résulte de tous ces différents traits que ce qui détermine le caractère des nègres est l'absence de frein. Leur condition n'est susceptible d'aucun développement, d'aucune éducation. Tels nous les voyons, tels ils ont toujours été ». L e Noir est d o n c renvoyé dans la « couleur noire de sa nuit » d'Afrique. Tout se dit en effet dans l'évocation de cette fameuse métaphore dont le sens se dévoile dans sa redondance : le Noir n e permet de voir autre chose q u e d u noir puisque le noir est noir17. L e N o i r est 17. Le noir sert à la fois de substantif et de prédicat, c'est en ce sens qu'il est une substance rebelle, car il ne donne toujours que luim ê m e . N o u s comprendrions ainsi qu'Hérodote a p u « imaginer » que le sperme de l'Ethiopien est noir c o m m e son corps, et en parler en toute certitude de la m ê m e manière que d'autres diront plus tard qu'il a « l'âme aussi noire que le corps ». 34 inextricablement solidaire à la nuit confuse qu'à son corps opaque. L e Noir est scellé à son « unité indifférenciée et concentrée ». U n corps et rien d'autre : le Noir est le corps absolu. Et, si nous mobilisons une autre métaphore de Hegel : « q u a n d la philosophie peint son gris sur gris... »18. N o u s comprendrons alors quand le philosophe peint noir sur noir, c'est q u ' o n ne pourra plus connaître le Noir qu'en tant que corps o u ne pas le connaître d u tout. Relire Aristote à la lumière de Hegel, o u l'inverse, place sous nos yeux le corps de l'esclave que le premier n'avait pas su trouver : le Noir en tant qu'il n'a que son corps. E n ce sens, nous retenons que le philosophe de Iéna a dénoué le problème philosophique qui s'était posé au philosophe d'Athènes. Maintenant, le problème qui se pose à nous ce n'est pas tant que Hegel avait tort sur les « Nègres », c'est qu'il eût été possible pour lui d'avoir raison, dans la mesure o ù le regard qu'il a contribué à jeter sur les Africains se justifie depuis une notion archéologique de corps que la raison comprend. Aussi, n'est-il pas 18. « Q u a n d la philosophie peint son gris sur gris, c'est qu'une figure de la vie est devenue vieille, et on ne peut pas la rajeunir avec du gris sur gris, o n peut seulement la connaître ; la chouette de Minerve ne prend son vol qu'à la tombée d u crépuscule », Principes de la philosophie du droit, Préface, p. 7 6 . 35 question pour nous de questionner les préjugés de Hegel, encore faudrait-il questionner ceux d'Aristote qui partait, quant à lui, d'un concept vide, mais de le lire c o m m e u n philosophe de bonne foi qui a cru au corps, à ses vices et ses vertus, auquel il a opposé Y esprit c o m m e source d u Moi... u n peu c o m m e nous le faisons tous d'ailleurs. Qu'est-ce que l'Afrique : l'Afrique est le lieu d u Corps absolu, donc de la honte, donc de l'esclave. C o m m e n t philosopher avec l'Afrique sans n o m m e r le corps ? Par cette question, nous voulions ouvrir la voie aux questions suivantes : est-ce que notre rapport avec l'Afrique n'est pas dans la continuité de l'approche lapidaire de Hegel ? L'esclavage, le colonialisme, le racisme, le néo-colonialisme, l'impérialisme, l'ethnologie : toutes ces institutions n'auraient-elles pas en c o m m u n une certaine approche d u corps ? Philosopher pour l'Afrique, philosopher avec l'Afrique aujourd'hui, philosopher dans le sens de l'émancipation ne serait-ce pas mettre fin au corps ? 36 Espace philosophique et espace religieux. Ramatoulaye Diagne La question de l'existence d'une philosophie africaine a déchaîné une polémique, certes parfois violente, mais féconde puisqu'elle a été l'occasion d'une réflexion sur ce qu'est penser et ce qu'est être africain. Face à la question « c o m m e n t philosopher en Afrique aujourd'hui », plusieurs approches sont possibles. L'une d'elles consiste à se demander s'il est possible, s'il est légitime de philosopher alors que la pauvreté, les guerres, les maladies font de l'Afrique u n continent exsangue. C e s multiples m a u x réclament des actions concrètes et n o n pas une réflexion philosophique. E n d'autres termes, c o m m e n t oser philosopher au milieu des cris et des larmes, pratiquer cette discipline dont l'utilité n'est guère évidente lorsqu'il s'agit de faire face à des situations urgentes ? L e temps d u philosophe est distinct de celui de la Croix R o u g e . Cette approche de la question est importante, mais ce n'est pas celle que je m e propose d'adopter. L a question de l'utilité de la philosophie face à l'urgence de l'action a été 37 amplement débattue. C o m m e le montre Descartes à travers la morale par provision, la pensée ne s'exerce véritablement que lorsqu'il lui est possible de suspendre son jugement tant que l'esprit n'est pas en présence d'idées claires et distinctes. E n effet, « les actions de la vie ne souffrant souvent aucun délai », face à l'urgence, les exigences de la raison changent. Elle ne peut plus chercher ni l'évidence, ni la certitude : « [...] c'est une vérité très certaine que, lorsqu'il n'est pas en notre pouvoir de discerner les plus vraies opinions, nous devons suivre les plus probables »'. La détermination de la volonté se substitue alors à la clarté et à la distinction des idées que l'urgence de la situation et l'opacité inhérente aux événements de la vie sociale nous empêchent d'atteindre. J'ai voulu orienter m o n propos dans une autre direction. C o m m e n t l'Afrique se présente-t-elle aujourd'hui ? U n continent jeune, o ù la jeunesse tente désespérément de donner une signification au m o t « avenir ». Les uns le voient sous la forme d ' u n visa obtenu par tous les moyens, d'autres s'accrochent à l'espoir que le chemin long et incertain des études les m è n e u n jour quelque 1. René Descartes, Œuvres et Lettres, Paris, Gallimard, 1953, p. 142. 38 part, d'autres enfin choisissent le raccourci et s'en remettent à Dieu. Depuis quelques années, de n o m b r e u x étudiants empruntent à lafoisces deux dernières voies et le c a m pus universitaire change de visage : à l'étudiant rebelle, marxiste, anarchiste o u rasta succède maintenant l'étudiant affichant d'emblée, par son chapelet o u ses vêtements, son appartenance à telle o u telle confrérie religieuse. Face à cette présence grandissante d u discours religieux, le discours philosophique ne peut échapper à la nécessité de s'interroger sur l'espace qu'il doit et peut encore occuper. E n d'autres termes, qu'est-ce qui peut, aujourd'hui, se pratiquer et s'enseigner librement sous le n o m de philosophie ? L'importance d u p h é n o m è n e religieux dans l'espace universitaire sénégalais suscite de nombreuses interrogations ces dernières années. Les combats qui ont opposé des étudiants mourides à des étudiants tidjanes ; les réactions de rejet à l'encontre de certains philosophes voués aux gémonies pour athéisme ; les chants religieux qui marquent la fin de certaines soutenances de thèse de médecine montrent que le souci d u religieux est extrêm e m e n t fort dans la c o m m u n a u t é étudiante. Notre propos n'est pas de le condamner, mais de souligner l'importance d u respect de chaque espace. L'espace religieux a ses règles, l'espace philosophique les siennes. L'enseignement de la philosophie ne doit subir aucune 39 contrainte susceptible de le conduire à la mise en place d'un p r o g r a m m e « religieusement correct » en supprim a n t l'analyse de la pensée de certains auteurs. Il ne s'agit pas n o n plus d'enseigner surtout l'histoire et la philosophie des sciences o u d u langage afin d'éviter d'aborder des questions susceptibles de heurter certaines convictions religieuses. M ê m e l'épistémologie put mettre en évidence cette différence d'approche des problèmes entre le religieux et le philosophique. U n e réflexion philosophique sur le clonage ne peut pas se contenter de condamner une telle pratique, voire d'en nier tout simplement la possibilité et l'existence. C e serait faire violence à la philosophie que de lui demander de c o n d a m ner sans chercher à savoir quel sens peuvent encore avoir les notions de vie, de mort, de destin, d'humanité et enfin de Dieu face au clonage n o n seulement thérapeutique mais aussi reproductif. Car là est la véritable question : le discours philosophique n'est-il pas exposé à la violence ? N o u s pourrions définir la violence c o m m e le fait de ne pas reconnaître l'autonomie de l'autre en l'obligeant à se situer par rapport à u n repère que nous lui imposons. La philosophie subirait donc une violence si elle est s o m m é e de se situer par rapport à u n discours religieux, alors que leurs repères, leurs méthodes ne sont pas les m ê m e s . E n effet, là o ù certains discours religieux apportent des 40 réponses indiscutables, la philosophie avoue son ignorance en se présentant c o m m e u n point d'interrogation. L a figure socratique demeure toujours emblématique de la démarche philosophique qui ne doit pas craindre de c o m m e n c e r par reconnaître sa propre ignorance. L à o ù certains discours religieux assènent des certitudes, la philosophie se présente c o m m e inquiétude, absence de repos, absence de certitude de quelque nature que ce soit. Enfin, là o ù la philosophie exige la lumière de la raison, de manière souveraine, certains discours religieux h u m i lient d'emblée celle-ci en lui disant qu'elle ne peut pas comprendre. N'appartient-il pas à la raison de reconnaître en toute souveraineté et de manière tout à fait lucide s'il existe o u n o n u n domaine qui échappe à sa propre législation ? N'est-ce pas la leçon essentielle de la philosophie kantienne ? M ê m e Pascal qui ne m a n q u e pas de reprocher à la raison son « orgueil » lui reconnaît le droit de savoir douter o ù il faut, assurer o ù il faut, se soumettre o ù il faut. Pour le philosophe chrétien qui soutient qu'« il n'y a rien de si conforme à la raison que ce désaveu de la raison »2, c'est à elle qu'il appartient d'en décider c o m m e le montrent les propos suivants : 2. Biaise Pascal, Œuvres complètes. Pensées, Paris, Seuil, 1963, Pensée 182-272, p. 524. 41 « la raison ne se soumettrait jamais si elle ne jugeait qu'il y a des occasions où elle se doit soumettre. Il est donc juste qu'elle se soumette quand elle juge quelle se doit soumettre »3. C e n'est d o n c pas d u dehors qu'il faut imposer le silence à la raison. Lorsque le discours religieux refuse ce droit à la raison, il se détruit l u i - m ê m e et devient u n e simple superstition. Ces analyses nous permettent de dire qu'il est nécessaire de reconnaître que la philosophie et la religion n'entrent en conflit que lorsque certains discours religieux se veulent, c o m m e le dit le philosophe Marcien T o w a , « l'autorité absolue tant dans le d o m a i n e de la vérité que dans celui de la pratique ». E n effet, pour Marcien T o w a , il est contradictoire d'imposer à l'esprit des limites. L ' h o m m e est certes u n être borné, mais quand, c o m m e esprit, il est esprit, il ne connaît plus de limites. E n d'autres termes, la philosophie ne saurait concevoir q u ' u n discours autre que le sien lui dise qu'il existe une vérité au-delà de la raison, naturellement inaccessible à l'esprit h u m a i n . Pour le philosophe camerounais, c'est pour éviter le conflit entre l'espace religieux et l'espace philosophique que l'on propose que la philosophie ait sa 3. Pensée 174-270, p. 523. 42 vérité et la religion la sienne. M a i s le discours religieux c o n d a m n e le discours philosophique. L'auteur écrit : « pour éviter la collision, on a proposé que la philosophie ait sa vérité particulière et la religion la sienne. Mais l'Eglise a condamné la doctrine de la double vérité, et la philosophie non plus ne peut admettre à côté d'elle "la satisfaction religieuse" »4. Ces propos montrent le danger q u e peut représenter cette « satisfaction religieuse » pour l'enseignement de la philosophie. Et pourtant, c o m m e le dit Leibniz, D i e u nous a d o n n é la lumière de la foi et celle de la raison pour nous guider. Renoncer à l'une ou à l'autre, c'est c o m m e se crever u n œil dans l'espoir d e m i e u x voir. Il est nécessaire d e le rappeler à nos étudiants, afin que cette importante période de la vie, qui rimait pour les générations précédentes avec ouverture et amitiés défiant toutes frontières, n e signifie désormais pour eux q u e repli frileux autour d'appartenances qui n e se posent q u ' e n s'opposant. Il n e faut pas qu'aujourd'hui être m o u ride signifie ne pas être tidjane o u ne pas accepter la philosophie et vice versa. C e n'est pas d e manière négative, mais avec toute la force affirmative de leur foi q u e des 4 . Marcien Towa, Essai sur la problématique philosophique dans l'Afrique actuelle, Yaounde, Clé, 1971, p. 63. 43 guides religieux c o m m e C h e i k h A h m a d o u B a m b a o u El Hadj Malick Sy ont adhéré aux enseignements d u Coran. Pour conclure, nous reprendrons l'idée précédemm e n t mise en place selon laquelle il faut accepter q u e la philosophie ait sa propre m é t h o d e , sa propre démarche et ses exigences propres. Sur ce point, nous rejoignons Spinoza lorsqu'il écrit dans le Traité théologico-politique : « [...] il suffit à m a cause d'avoir montré pour quelle raison la Philosophie doit être séparée de la théologie [...] ; qu'aucune des deux ne doit être la servante de l'autre, chacune occupant son royaume sans aucune opposition de l'autre »5. Selon le philosophe d e la H a y e , la philosophie et la religion, empruntant des voies différentes, visent le salut de l ' h o m m e . C e p e n d a n t , seuls quelques h o m m e s sont capables d'atteindre la vertu sous la seule conduite de la raison. L e discours religieux, en revanche, en frappant l'imagination des h o m m e s par l'espérance de jouir des jardins d u Paradis o ù coulent des ruisseaux, o u par la crainte des flammes de l'Enfer, est capable de toucher le plus grand n o m b r e . 5. Spinoza, Traité théologico-politique, Paris, Flammarion, 1965, p. 2 5 8 . 44 Sohravardi, pour avoir soutenu une thèse émanatiste, fut condamné à mort par les théologiens. C o m m e Socrate, celui que l'on s u r n o m m a le Socrate de l'Orient ne chercha pas à échapper à la sentence et fut exécuté. Philosopher en Afrique aujourd'hui, n'est-ce pas rappeler la souveraineté de la raison afin que les philosophes africains ne deviennent pas les Socrate d'Afrique ? 45 Orphée et le n o m de philosophie Stéphane Douailler ÀJ. Depuis l'introduction de Jean-Paul Derrida Sartre à l'Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de Leopold Sédar Senghor (1948), puis ÏOrfeu negro de Marcel C a m u s primé au festival de Cannes en 1959, il est devenu difficile d'ignorer qu'Orphée existe en noir. Il est présent en terre africaine, et c'est par exemple le Nigeria, plus spécialement Ibadan en sa ville champignon édifiée par les Anglais au milieu de champs de tabac et de cacao, qui en administrerait aujourd'hui la preuve pour avoir retenu son n o m c o m m e titres d'une grande revue de littérature et d'essais ainsi que d'un album réputé d u chanteur Keziah Jones. Mais Orfeu negro n o m m e dans le m ê m e temps une prolifération plus difficilement maîtrisable. U n e toile d u peintre méridional Danielle Jacquillard. U n camping de Dordogne recommandé aux touristes anglais o u hollandais. U n e voie d'escalade dans 47 une falaise d u Périgord. Divers chevaux de course o u chiens de race primés dans des concours. U n e variété de chocolats que l'on vend chez Christian Constant, rue d u bac à Paris. U n vin rouge de Chypre de 12 degrés 5. Des boites de nuit qui invitent à danser la salsa. Orphée noir, Black Orpheus o u Orfeu negro sont le n o m d'une multitude o ù s'atteste indiscutablement une négritude d'Orphée, o ù se tiennent une richesse et u n répertoire africains d'images et de chants, o ù il doit forcément se trouver aussi de la philosophie, mais o ù il demeure c o m pliqué de rencontrer la philosophie entre des chocolats et des chevaux de course. C'est pourquoi il peut paraître approprié d'observer aussi les écarts que le n o m grec de philosophie s'est en sa terre grecque attaché à marquer à l'endroit moins d'un Orphée noir, encore qu'il s'y agit et qu'il s'y agit peut-être principalement de ce que n o m m e u n Orphée noir, que d'Orphée lui-même, fils d'un roi de Thrace et de la muse Calliope. Orphée menaçant et innommable Cette question occupe par exemple le prologue des Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce. Pour soutenir la double thèse, ou, si l'on veut, la thèse dédoublée de l'origine grecque de la philosophie en m ê m e temps que d ' u n engendrement grec de la race humaine elle-même, Diogène Laërce élimine tous les 48 autres prétendants à cette origine qu'on revendiquerait de trouver chez les Barbares : mages perses, prêtres et astrologues de Babylone o u d'Assyrie, gymnosophistes indiens, druides celtes, chamanes, sages d'Egypte. Philosophie requerrait (requerrait pour lui) d'être reconnue et instituée en sa spécificité au milieu d'une prolifération, contre une prolifération, parce que celle-ci risquerait n o n seulement d'entraîner et de compromettre dans toute l'étendue de territoires et de peuples étrangers la signification spécifique attachée au n o m de philosophie, mais la menacerait en son cœur m ê m e , en Grèce, en lafigured'Orphée. « C e u x qui concèdent à tous ceuxlà la découverte (de la philosophie), écrit Diogène Laërce, avancent également Orphée le Thrace, disant qu'il fut u n philosophe et le plus ancien. Pour m a part, je ne sais s'il faut appeler philosophe celui qui a révélé de telles choses à propos des dieux, et (j'ignore) de quel n o m il faut appeler celui qui n'a pas hésité à prêter aux dieux la totalité de la passion humaine, et, par le biais de l'organe de la parole, à leur prêter des actes obscènes rares que certains h o m m e s commettent » (I, 5). Cette évocation d'Orphée engage en réalité la question de la philosophie en son acception la plus courante. E n écrivant en effet qu'il ignore de quel n o m autre que celui de philosophe il conviendrait d'appeler Orphée, Diogène Laërce m i m e le jeu qui inscrirait o u transcrirait la différence 49 fondatrice entre la philosophie, qui serait a m o u r et quête de la sagesse, et le savoir, qui serait science et sagesse. Serait philosophe celui qui connaîtrait et pratiquerait cette différence. Et se laisserait situer d u côté de la philosophie o u bien d u côté des bons usages d u n o m de philosophie celui aussi qui, par empathie pour son objet o u par souci d'expression rigoureuse, n'énoncerait son savoir au sujet de la philosophie que dans la posture d ' u n a m o u r pour ce savoir qui serait conscient de ce qu'il ignore et de ce qui le sépare de la posture savante, c'est-à-dire Diogène Laërce lui-même. L'ignorance affichée par Diogène Laërce au sujet d u n o m dont il conviendrait d'appeler O r p h é e signale et veut signaler sa vraie connaissance (ou son désir authentique de connaissance) des usages prescrits précisément par le n o m grec de philosophie. L'emploi de ce dernier supposerait l'exercice d'une délimitation. N o n simplement par la langue grecque, dans la clôture de la langue grecque, c o m m e il lui arrive de l'évoquer en écrivant que « m ê m e le n o m exclut que l'appellation soit barbare » (I, 4 ) , car, à ce titre, n o n seulement la plupart de ceux qui lisent, écrivent, commentent, enseignent la philosophie seraient exclus de son c h a m p , mais la langue grecque elle-même serait réputée ne pas avoir su insinuer ses mots et ses catégories dans d'autres idiomes et sur d'autres terres ainsi qu'elle l'a pourtant fait. Mais encore par une 50 délimitation plus complexe, opérée par les pages introductives de son ouvrage et par la mise en œuvre en elles d'une modestie que ne suffisent pas à rendre aussitôt intelligible, plus profondément intelligible que les intuitions psychologiques immédiates, les explications et les traductions diffusées en tous lieux de ce que philosophievoudrait dire en se différenciant d u savoir et de la sagesse c o m m e rien de plus qu'un désir de savoir. Car la différence de la philosophie c o m m e modestie en m ê m e temps que c o m m e thème sémantique directeur des pages introductives d u tableau de la philosophie que Diogène Laërce nous a fait parvenir soutient aussi bien une proposition paradoxale par le fait de donner à son œuvre le socle d'une prétention de savoir de quoi il s'agit en ce m o t . D e savoir de quoi il parle au m o m e n t où il en parle. D'être en état d'opposer, au sujet de ce qu'est la philosophie, et à ceux qui cherchent la philosophie parmi les savoirs, rien d'autre à certains égards q u ' u n savoir qui en son génitif non seulement objectif mais aussi subjectif pourrait être dit le savoir m ê m e de la philosophie. Cette prétention, et le paradoxe de cette prétention, se lient, et se lient peut-être inséparablement dans le texte de Diogène Laërce, à cette autre qui prête aux Grecs, là o ù ils se tiennent à l'origine de la philosophie, d'avoir été en m ê m e temps à la source de la race humaine. L'argument qui élucide la spécificité de la philosophie 51 comme modestie face aux sagesses barbares établit la position singulière des Grecs doublement : à la place modeste qu'il leur assigne dans le savoir, il les distingue simultanément de toute la supériorité de la race humaine. Orphée inclus/exclu L'un des traits de cette modestie, celui qu'Orphée sert parmi beaucoup d'autres à n o m m e r , la décrit dans l'économie d ' u n châtiment. La doxographie d ' u n prétendant à la philosophie ordonne chez Diogène Laërce, presque systématiquement, une série d'éléments comprenant des informations sur leur vie, leurs œuvres, les circonstances de leur mort, avant de conclure par quelque jugement, propos rapporté, vers o u citation servant d'épitaphe. L'évocation d'Orphée obéit à cette forme, tout en décrivant sa vie et son œuvre c o m m e une faute, et en donnant la voix pour dire sa mort et le circonscrire par une épitaphe à son châtiment : « Cet h o m m e , la légende rapporte que des femmes le firent périr ; mais l'épigramme qu'on trouve à Dios de Macédoine dit qu'il fut frappé par la foudre, elle qui est formulée ainsi : Ici les Muses ont enseveli Orphée, le Thrace à la lyre d'orjlui que Zeus qui règne sur les hauteurs a occis d'un trait fumant» (I, 5). La modestie à laquelle Orphée est ainsi ramené, par une évocation d'une extrême violence, est celle qui doit prévaloir dans l'espace grec, qui différencie cet espace et par 52 laquelle Orphée le Thrace mieux que par son appartenance thrace et à la condition d'en payer le prix fort est rattaché sans l'être à cet espace. Et telle est sans doute la deuxième raison que Diogène Laërce a aussi bien de ne pas savoir s'il convient d'appeler Orphée philosophe. Orphée ne peut être rattaché à l'espace grec, à la m o d e s tie dans laquelle son savoir brille, que par le châtiment qui anéantit en lui, en sa vie et en son œuvre, ce par quoi il est en réalité tout entier rattaché à l'espace non-grec. Il n'est au sein d u m o n d e grec que l'anéantissement d u dehors de ce m o n d e . C'est pourquoi l'appeler philosophe est quelque chose qu'il ne semble pas réellement possible de dire. Et c'est pourquoi la modestie de la philosophie, la modestie inscrite dans son n o m , celle que Diogène Laërce manie en ce point c o m m e opérateur d'inclusion et d'exclusion en énonçant qu'il ne voit pas c o m m e n t n o m m e r Orphée, semble se prêter c o m m e d'avance à recueillir cette impossibilité dans un dire sans dire. À dire la philosophie en tant qu'elle ne sait pas, en m ê m e temps qu'à dire la philosophie en tant qu'elle sait qu'elle ne sait pas. À n o m m e r Orphée c o m m e sage grec, en m ê m e temps qu'à n o m m e r Orphée c o m m e impossibilité que grec puisse n o m m e r un sage. À cette bordure, l'exclusion incluante d'Orphée dit n o n seulement la philosophie par son contraire, par une évocation d'Orphée et de n o m b reux autres sages dans les pays barbares qui justifierait de 53 les ranger dans u n autre genre de savoir que celui de la philosophie, mais encore ne parvient à dire ce contraire de la philosophie — ce contraire dont elle tire la possibilité de pouvoir dire a contrario une philosophie qui serait elle-même, délimitée, non-proliférante — qu'en mêlant déjà la différence et l'auto-affirmation de la philosophie à ce jeu des contraires. La philosophie et les sagesses barbares Le n œ u d paradoxal, et pour cette raison ultimement obscur, par lequel le texte de Diogène Laërce croise le savoir d'Orphée et celui de la philosophie, semble bien être, par ailleurs, le seul à jeter quelque lumière sur la délimitation opérée entre la philosophie et les savoirs barbares. Sans doute tout paraît-il et a-t-il paru se dire à ce sujet, explicitement et définitivement, dans les phrases indéfiniment citées qui attribuent à Pythagore o u à Léon tyran de Phlionte l'usage inaugural et véridique des mots de philosophie et de philosophe, qui voudrait que « nul n'est sage si ce n'est dieu », et que le philosophe ne travaille pas plus loin que « chercher (ou chérir) la sagesse » (I, 12). Mais cette différence, celle m ê m e que le propos introductif de Diogène Laërce ressaisit et réaffirme pour se la donner c o m m e orientation méthodique en vue de son objet : l'exposition des vies et doctrines de ceux qui ont marqué la philosophie ne semble pas par elle-même 54 capable de faire ce qu'elle fait : opérer l'exclusion des sagesses barbares. Les paragraphes charnières qui organisent le passage de l'une à l'autre, de la question d u c h a m p concerné par le m o t de philosophie à u n traitement de ce c h a m p qui le restreint de fait au seul espace grec, associent, après l'explicitation d u n o m de philosophie, une série de motifs qu'on peut proposer de résumer ainsi : (1) une variété d u registre au sein duquel philosophie et philosophe inscrivent leur différence par rapport à sagesse et sage, et qui enveloppe n o t a m m e n t sous le n o m de sophistes tant des sages que des poètes ; (2) une liste de sages dont la suite d u texte de Diogène Laërce et peutêtre sa mise au point m ê m e 1 montreront qu'ils peuvent à l'égard de la différence entre sages et philosophes être rapprochés des seconds ; (3) des liens de succession qui identifient ceux qui ont été connus c o m m e philosophes par leur insertion dans des séries nominatives distinctes et finies ; (4) des critères de spécification indépendants dé ces séries, qui les identifient sur la base de ce qu'ils ambitionnent o u n o n de saisir, d u o u des livres écrits o u n o n écrits par eux, des raisons o u des circonstances qui ont conduit à leur dénomination publique, des études 1. Voir par exemple R . Goulet, « Introduction » du livre I des Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce, Le Livre de Poche, Paris, 1999, pp. 47-52. 55 que leurs recherches embrassent ; (5) une tripartition thématique et historico-thématique de la philosophie en étude physique, éthique et dialectique ; (6) une distribution éthique et existentielle de la philosophie en diverses écoles de pensée (I, 12-21). Sans doute cet ensemble de motifs et sa relative consistance semblent bien fonder, en dépit de quelques distorsions, le m o d e de composition adopté par l'ouvrage de Diogène Laërce pour former, à partir de données dispersées et disparates, o u à partir d'œuvres l'ayant précédé dans cette démarche, u n tout referable au n o m de philosophie. Mais aucun d'entre eux ne semble aussi bien répugner o u devoir répugner par lui-même à une admission, au sein de cette m ê m e c o m position et donc dans le c h a m p de la philosophie, de l'un ou de l'autre des éléments de sagesse barbare recueillis et rappelés dans ces pages. Les choses semblent plutôt s'être passées à l'envers. O n peut supposer que ces motifs ordonnaient au contraire déjà le matériau avec lequel Diogène Laërce rédige ses descriptions consacrées aux non-Grecs : qu'ils faisaient apercevoir dans les sagesses barbares elles-mêmes et dans leurs créations d u m a g e , d u prophète o u d u gymnosophiste d'autres inflexions savantes o u poétiques de la figure d u sage vers celle d u philosophe ; qu'ils faisaient discerner, n o t a m m e n t chez les Perses et chez les Égyptiens, d'autres séries de successions continues et identifiables ; appréhender chez eux et 56 ailleurs d'autres régimes de la connaissance, d'autres vérités, d'autres savoirs physiques, éthiques et logiques ; et aussi bien découvrir hors de Grèce d'autres écoles de pensée. L'idée d'une philosophie barbare précède en réalité le travail de Diogène Laërce, utilise avant lui les instruments d'analyse qu'il entend appliquer spécifiquement à une elucidation grecque d u philosophique, et c'est à la fois vers et contre cette antériorité, en se rendant en a m o n t de toute sagesse, en a m o n t des gestes devenus c o m m u n s autour de lui d'imprimer sur les chemins de la sagesse la voie qui les m è n e dans la philosophie, qu'il se tourne vers le chant d'Orphée en tant que cet antérieur, en tant qu'un plus ancien voire le plus ancien. Diogène Laërce ne n o m m e en effet nullement Orphée u n sage. A son sujet il n'utilise pas ce m o t , qui vaut pourtant à certains égards pour tous les autres qu'il évoque et qui les unifie thématiquement au sein de ces pages introductives avant et afin de recevoir la différence d u sage et d u philosophe. Se demandant exclusivement (en ce qui le concerne) s'il est possible de n o m m e r Orphée philosophe, et avant de conclure (sous la détermination donc d ' u n troisième motif) qu'il ne voit pas de n o m pour le n o m mer, Diogène Laërce inscrit en réalité dans son texte une absence ou une occultation d u m o t de sage qui m e t les mots de philosophe et de le plus ancien (« Ils avancent 57 également Orphée le Thrace en disant qu'il fut u n philosophe, et qu'il est le plus ancien » I, 5) dans une violente tension. Il les dispose de manière à les faire dissoner, à faire entendre la dissonance qui les oppose crûm e n t dès qu'on enlève à leur rapprochement le soutien d u double lien que le m o t de sage noue avec chacun d'eux, et alors généralement entre eux. Orphée introduit le cas d'une interruption de ce que sans doute ailleurs, et visiblement dans l'ensemble des autres cas que Diogène Laërce examine dans son propos introductif, le m o t de sage met o u tend à mettre en continuité. Le cas d'Orphée se présente c o m m e u n cas de suspension d'une remontée inscrite dans l'idée de philosophie d u philosophe (celui qui cherche et chérit la sagesse) vers le plus ancien (en tant que l'un des n o m s et certainement u n des n o m s antiques de la sagesse). Il se présente c o m m e u n cas de perturbation d ' u n ordre et d'une cohérence qui tendraient à s'instituer entre le plus ancien, le sage, le philosophe, à autoriser entre eux des descentes et des r e m o n tées et à soutenir selon ces parcours les mouvements d u connaître, et il rend visible que cette perturbation a en réalité pour foyer le n o m de sage là o ù ce n o m n'est pas fixé à lui-même et à ses autres par celui de philosophe et par la compréhension grecque de la philosophie. Là o ù Orphée vient se présenter lui-même entre philosophe et le plus ancien, o u plus exactement là o ù sans 58 écart entre les termes il vient se présenter immédiatem e n t et simultanément à une place unique unifiant^M/¿osophe&t le plus ancien, là o ù ce qu'il est et que Diogène Laërce ne sait pas bien n o m m e r apparaît à la place i n n o m m é e d u sage pour lier en son absence et hors de sa nomination bien formée le philosophe et le plus ancien, s'offrent des savoirs, des passions et des paroles dont le mythe confie à des femmes, et l'inscription épigrammatique à la foudre divine, de les faire s'évanouir dans le néant de la mort : « Celui qui n'a pas hésité à prêter aux dieux la totalité de la passion humaine, et, par le biais de l'organe de la parole, à leur prêter des actes obscènes rares que certains h o m m e s commettent, celui-là la fable dit que des femmes le firent périr, et l'inscription qui est à Dios en Macédoine qu'il fut frappé par la foudre » (I, 5). E n m ê m e temps, Orphée ne se présente pas à cette place, ni n'y provoque cette perturbation ordonnée selon la séquence d'un crime et de son châtiment, indépendamment de la question d u sage. C'est par ressemblance avec des sages, avec des sages barbares et/ou des nominations de sages mal ajustées au caractère différenciant d u m o t et de l'idée de philosophie, qu'il apparaît à cette place. Et c'est pour autant que ces ressemblances viendraient lui donner l'aspect d'un sage contenant en lui la virtualité d u philosophique qu'il apparaît au contraire c o m m e une liaison catastrophique entre la philosophie et le plus 59 ancien. Sur ces bases, l'entrée en scène d'Orphée vient en fait placer sous les yeux une ambiguïté constante d u m o t de sage, lequel n o m m e d ' u n côté l'accès au divin en m ê m e temps que la gloire et/ou l'obscénité que les chemins qui frayent cet accès font advenir pour les h o m m e s et pour les dieux, d'un autre côté une modestie nécessaire dans laquelle le savoir humain doit se connaître c o m m e différent d'un savoir divin et qui m è n e à attribuer au sage, à celui qui parmi les h o m m e s pourrait être appelé sage, u n n o m plus exact signifiant quelque chose c o m m e une demie sagesse par le biais d u m o t de philosophe. E n ce sens, la question de la philosophie, telle qu'elle occupe le propos introductif de l'ouvrage de Diogène Laërce, est celle de trouver u n bon rapport entre ce philosophe et le sage, en m ê m e temps et par son biais qu'entre les deux faces opposées d u sage. À vrai dire, ce problème est moins résolu que rassemblé dans la formule qui achève le m o u v e m e n t de pensée de Diogène Laërce, qui fait entrer dans l'exposition des vies et des doctrines de ceux qui ont marqué la philosophie, et qui énonce à la suite de Pythagore et de Léon tyran de Phlionte que « nul ( h o m m e ) n'est sage si ce n'est dieu ». Car, à bien l'entendre, la formule continue en réalité à faire écho à un sage saisi dans la figure d ' u n i n n o m m é et au bord d'une frontière indécise avec le divin. Elle n'exclut pas encore la réversibilité par laquelle son énoncé (« nul 60 n'est sage sauf à être dieu ») confère à n'importe qui et éventuellement à n'importe quel h o m m e de se faire dieu en tant que sage. C e n'est que sous l'effet de la double restriction, qui sur le plan h u m a i n identifie le sage au philosophe et fait entendre par philosophe celui qui ne va pas plus loin que chercher et chérir la sagesse, que cette réversibilité est interrompue. E n deçà, sage conserve deux faces, le glissement obscur de l'humain dans le divin, le remède à ce glissement opéré par sa transformation philosophique. Il demeure l'un de ces hybrides que Jacques Derrida enseignait à découvrir dans la pharmacie de Platon et dans le paysage grec2. Il est la possibilité d ' u n plus ancien, d ' u n essentiel, d'une vérité, que ce glissem e n t et les opérations de ce glissement font atteindre, et il est aussi l'impossibilité d'arrêter ce glissement et les disséminations que son m o u v e m e n t enclenche par des moyens qui seraient réellement distincts de lui-même. Il institue la position paradoxale d ' u n savoir qui fonde son extension d u m ê m e geste par lequel il la retient, et dont l'opération logique s'avère exactement consonner avec le geste contradictoire par lequel Diogène Laërce, pour démarquer ce que philosophie veut dire, à la fois ouvre 2 J. Derrida, « La pharmacie de Platon », dans Tel Quel, 32 et 33 (1968) ; La Dissémination, Paris, Seuil, 1972 ; Platon, Phèdre, Paris, Flammarion, 1992. 61 aux sagesses les plus variées et les plus nombreuses le territoire d'expériences et de connaissances susceptibles d'en accueillir le trait différentiel et le restreint au seul espace grec issu d'une listefiniede sages. Insoutenable — ainsi qu'elle l'est — cette restriction l'est entre autres de sa configuration paradoxale. Source de difficultés inextricables - ainsi qu'elle l'est également - elle l'est tout autant d'avoir elle-même des difficultés pour source. Pris dans ces contraintes et dans l'aporie métaphysique dans laquelle elles l'enferment, Diogène Laërce s'exprime au sujet de la philosophie barbare de la manière la plus injustifiable. Il écrit, o n le sait, ceci : les auteurs qui soutiennent une telle origine à la philosophie « ne s'aperçoivent pas qu'ils attribuent aux Barbares les réalisations des Grecs, lesquels furent à l'origine en vérité n o n seulem e n t de la philosophie, mais m ê m e de la race humaine » (I, 3 ) . L a formule semble bien fixer et fixe certainement la question de la manière à son tour la plus catastrophique. N o u a n t là aussi au sein de l'espace grec, directem e n t , par-dessus l'instabilité inhérente au m o t de sage, le n o m de philosophie à celui de plus ancien, de c o m m e n cement, d'arkhè, elle ne semble pas savoir opposer à la catastrophe orphique, passionnée, bavarde, obscène et ultimement châtiée de ce lien, autre chose que sa catastrophe citoyenne, redressée, bien née, impunie. Elle semble bien déjà confier ultimement et banalement le 62 pouvoir et la tâche de border les aventures d u sage à la succession historique de deux mythes, celui originairem e n t des dieux souverains, puis celui — c o m m e mythe devenu peut-être non moins impitoyable pour nous — de la raison souveraine. Et elle paraît alors peut-être annoncer en m ê m e temps, contre l'un et l'autre, malgré elle, à quelques siècles de distance, une tâche c o m m u n e et symétrique requérant d'affirmer d u philosophique dans les sagesses, et de la modestie d u sage dans la philosophie, afin que continue aussi bien l'instable rapport d u sage et du philosophe autant que d u grec et d u barbare. Mais la réponse de Diogène Laërce pouvait difficilement ellem ê m e , dans le temps de sa profération, se cantonner et s'abriter dans ce qui nous paraîtrait ainsi être deux mythes. N i réellement dans le plus ancien, celui des dieux souverains, trop près encore des batailles dans lesquelles son propre propos a été rendu possible. N i davantage dans le plus moderne, celui de'la raison souveraine, encore insoupçonné c o m m e mythe. Aussi Diogène Laërce dit-il en réalité autre chose quand il place les Grecs « à l'origine en vérité non seulement de la philosophie, mais m ê m e de la race humaine ». À y regarder de près, o n peut penser qu'il les immobilise et les statufie moins à une source qu'il ne les met en marche devant. E n grec arkhein a d'abord ce sens et par ce sens s'associe à l'effective compréhension que Diogène Laërce semble se 63 donner de ce qui peut et doit retenir le philosophe à l'égard des aventures nombreuses et variées d u sage, à savoir de ne pas marcher trop vite. « C'est en allant trop vite, écrit-il, qu'on donne les n o m s de sagesse et de sage » (I, 12). Plus que par u n mythe ancien o u moderne, la retenue paradoxale d u philosophique se proposait en réalité d'assurer la protection d u sage par une prudence et par la connaissance c o m m u n e qui conseille à celui qui va devant de ne pas marcher trop vite. Sans doute ce savoir universellement répandu et aussi invérifiable que toutes les vérités de sa sorte ne protège-t-il pas Diogène Laërce lui-même contre son aveuglement au sujet des Grecs et des Barbares, ni ne lui accorde-t-il d'apercevoir chez ces derniers la conjonction de vitesse et de lenteur, d'exaltation et de retenue, d'extension et de retrait qu'il identifie et laisse finalement insaisissable aux bords de la philosophie. Mais il sort probablement sa question des simples affrontements avec le mythe pour l'insérer dans une politique d u temps. Orphée noir Se tenir hors de l'opposition et de la complicité mythiques entre le mythe et la raison afin de déplacer la question sur le plan d'une politique d u temps caractérise certainement l'introduction rédigée en 1948 par JeanPaul Sartre pour XAnthologie de la nouvelle poésie nègre et 64 malgache de Leopold Sédar Senghor3. Tout entière tendue vers l'explicitation d u geste poétique de Senghor, Césaire, D a m a s , Diop, Laleau, Rabéarivelo et, à travers eux, de la geste nègre d ' u n Orphée noir, la réflexion de Sartre paraît sans doute loin de la compréhension grecque que Diogène Laërce cherchait à se donner de la philosophie. Tant dans son thème : l'expression poétique, que dans son adhérence territoriale : faire droit à u n continent noir. Sartre, pourtant, y engage bien la philosophie, et certainement u n ensemble de chapitres noués à son origine grecque. N o n seulement la négritude, théorisée par Senghor o u chantée par Césaire, lui paraît prendre son vrai sens de se laisser traduire en langage heideggerien c o m m e « être dans le m o n d e d u nègre » (p. 194), mais c'est encore Bergson qui permet de conforter ce Dasein d ' u n soutien de l'intuition contre l'intelligence (p. 195), Lucrèce d'une énergie fondamentale d'une terre-mère (p. 199), Nietzsche d'une compréhension passionnelle de la souffrance (p. 200), Pascal d ' u n savoir contrarié de la chute (p. 203). La relecture d u recueil de Senghor opérée par Sartre se dote par là indiscutablement d'une listefiniede sages, tous grecs o u descendants de grecs, pour penser, et aussi bien exalter et retenir, les 3. J.-P. Sartre, « Orphée Gallimard, 1949. noir », dans Situations, III, Paris, 65 aventures d u sage dans la geste nègre. L a comparaison avec la mise au point inaugurale de Diogène Laërce permettrait néanmoins de marquer les différences suivantes. (1) « Orphée noir » inverse évidemment les bords entre lesquels s'élucident la performance d u connaître et ses supports réflexifs. Prélevés chez le premier contre les sagesses barbares et près d u savoir grec, ils le sont chez Sartre à l'opposé de la science coloniale et au plus proche d'un pur chant noir. (2) L e changement d'orientation inverse en m ê m e temps le pôle de la faute soumis à la séquence d u crime et d u châtiment, et celui de la discussion critique d u problème appelée à jeter ses lumières sur le sage. Alors que chez Diogène Laërce le verbe poétique d'Orphée sert à faire apercevoir la limite inaudible et coupable d'un savoir excédant l'humain, il soutient chez Sartre, en sa version noire, l'humaine prise de conscience d'un radicalement innocent par la pulvérisation poétique des dissimulations d u crime colonial et de la traite négrière effectuées par l'universalisation chrétienne d u péché et sa complicité avec la bonne conscience rationnelle blanche. (3) D a n s cette recherche à pôles inversés, la stabilisation d u sage au sein des glissements hors de soi de l'humain et par ces glissements m ê m e s , au lieu d'être opérée c o m m e chez Diogène Laërce à une frontière (paternelle et signifiante) transgressée d u divin, l'est à l'autre bout, au profit d'une conscience réfléchie nègre, 66 sur le fond (pansexuel et infralangagier) reconquis d ' u n naturel. (4) L'inversion des perspectives se détache des affrontements mythiques entre lesquels se partageraient à la fois les aventures risquées d u sage o u d u réfiexif et les destins séparés des peuples d u m o n d e , en les différenciant, ainsi que faisait déjà Diogène Laërce, par des séquences simplement temporelles. À côté de la temporalité d u philosophe grec marchant devant avec circonspection et à distance de toutes les fusions précipitées des sagesses barbares avec le divin et avec ce qu'elles pressentent de divin dans le philosophe m ê m e , Sartre met en lumière celle de la marche à reculons précautionneuse de la conscience noire retenant entre ses doigts — aussi longtemps que cela sera nécessaire et pas davantage — sa propre conscience conquise sur elle-même o u à partir d'ellem ê m e avec les instruments volés au blanc. (5) L a mise à distance d u mythique au profit d u temporel inscrit la réflexion de l'un c o m m e de l'autre dans u n espace politique. D a n s la cité, bien entendu, mais c o m m e o n pourrait aussi le montrer précisément, chez Diogène Laërce. D a n s une historicité militante frayant la voie à l'humanité chez Sartre. À la faveur de ces déplacements, et au plus près d ' u n Orphée noir, o n peut alors reconnaître à Sartre d'avoir véritablement su renverser l'univers de définition d'une conscience que Diogène Laërce aurait dit barbare. C o m m e n t a n t par exemple Césaire : 67 et la mer pouilleuse d'îles craquant aux doigts des roses lance-flamme et mon corps intact de foudroyé il relève c o m m e n t - à la différence de la poésie de l'Orphée grec frappé à m o r t par la foudre divine - ces vers, reprise profanée d u sacro-saint p o è m e homérique, désorganisation de ses mots, parasitage de son paysage, rébellion de ses éléments, à la fois foudroient « d ' u n feu blanc le grand Titan noir » et le laissent se relever « intact, éternel, pour monter à l'assaut de l'Europe et d u ciel» (pp. 191-192). Il demeure que ce renversement, o n le sait, possède u n pendant. Sartre ne parvient à voler à son tour le temps, le temps politique, d'une prise de conscience nègre dans l'exaltation de l'Orphée noir qu'au prix d'une liaison directe et sans aucun espace d'aventure entre la conscience ouvrière européenne et l'histoire déjà tracée de l'émancipation d u genre humain. L'Orphée noir se voit conférer le temps de sa propre découverte, le jeu ouvert de son glissement vers l'humain réglé par rien d'autre q u e ses possibilités de glissement, l'exaltation de soi dans la poésie pure, u n e consistance politique de ses créations surréalistes, à l'intérieur d'une temporalité plus universelle qui a déjà et définitivement enrôlé la liberté d u prolétaire blanc dans le savoir faire professionnel, la maîtrise technique de la matière, la discipline d u travail, l'organisation calculée des luttes, la rationalité pragmatique de l'action. Q u i a séparé son 68 combat politique des obscurités de sa subjectivité et des ambivalences d u m o n d e de l'art (pp. 172-174). Aussi rendre à tous la philosophie c o m m e instabilité inhérente à la figure d u sage requiert-il peut-être, aujourd'hui, deux gestes supplémentaires. Libérer à son tour le temps politique libérateur d u mythique, ne régler par rien d'autre que ce qui glisse en lui le glissement d u temps. Faire programme à nouveau de la capacité de « l'éternel procédé qui consiste à jeter u n pont entre les deux termes les plus éloignés en espérant sans trop y croire que ce "coup de dés" délivrera u n aspect caché de l'être » (p. 190), ne pas en répartir inégalement la fécondité selon les peuples et selon les m o m e n t s historiques, se demander à soi autant qu'aux autres c o m m e n t philosopher aujourd'hui en Afrique et ailleurs, ainsi que la présente discussion y invite. 69 Philosopher aujourd'hui en Afrique : Pour une éthique de la transgression Lomomba Emongo E n guise d'introduction : le substantif et l'infinitif L'étude que voici se veut, à l'issue, u n prétexte introductif à la recherche en alternatives qui, ce m e semble, s'impose maintenant plus que jamais en contexte africain sur des sujets aussi variés que la transformation de l'Etat, l'approche des traditions locales, le statut des sciences humaines questionnant en dehors de leur lieu natal, etc. Voici que l'étude qui s'ouvre part elle-même d ' u n autre prétexte, fourni par la question organisant u n atelier de philosophie lors de la Troisième journée de la philosophie à l ' U N E S C O : C o m m e n t philosopher aujourd'hui en Afrique ? Vaguement déjà entendue est, de prime abord, cette question qui, en effet, rappelle en creux la déjà vieille problématique de l'existence o u n o n d'une philosophie africaine. Cependant, l'usage de l'infinitif « Philosopher » 71 attendant d'être conjugué plutôt que d u substantif « Philosophie » donnée c o m m e une pensée advenue o u en train de l'être, vient titiller à deux niveaux peu et inégalement explorés les chroniques insomnies de l'éternelle inquiétude philosophique. D'abord, les non-dits, certains d u moins, de la problématique de l'existence o u n o n d'une philosophie africaine. Banalisée par des décennies d'argumentation inflationniste pour o u contre, elle ne laisse pas de surprendre par la référence devenue normative à l'Europe, à l'Occident plus généralement. Il nous faut pousser la réflexion plus loin que les accusations d'occidentalisme et d'élitisme émises à l'encontre de certains auteurs et/ou courants de la philosophie africaine. L'explicitation de la situation historique d u philosopher en contexte africain nous servira de cadre pour cette réflexion. Ensuite et fort subtilement, l'infinitif « Philosopher » suscite une perspective rarement, sinon jamais évoquée : la possibilité des alternatives africaines, dans l'espèce philosophique. O n pourrait penser que je ressuscite de vieux rêves ; rien d u tout. La recherche en alternatives africaines dans l'espèce philosophique ne peut se contenter ni d u discours à certains égards extrême de la « spécificité africaine » par opposition, voire par exclusion de toute autre référence ( E m o n g o , 1990) ; ni d u combat à mort, 72 mais véritablement sans objet, de la modernité contre la tradition et vice versa, dans l'hypothèse d'une tradition tombant sous les coups de la modernité en Afrique ( E m o n g o , 2002) ; ni dans la proclamation sans nuances d'un universalisme qui, systématiquement, s o m m e l'Afrique de rattraper son prétendu retard historique sur l'Occident. M'importe plutôt de recharger et de réorienter l'infinitif « Philosopher » à deux niveaux c o m p l é m e n taires à la situation historique : le niveau de la situation interculturelle de l'intellectuel formé à l'occidentale qu'est le philosophe africain et le niveau des alternatives africaines dans l'espèce philosophique. L'accent mis sur l'infinitif « Philosopher » promet, je l'espère d u moins, u n aboutissement sans doute osé dans une éthique de la transgression. Aboutissement est, cependant, une manière approximative de n o m m e r l'introduction que se veut la présente étude à u n e quête aujourd'hui nécessaire et urgente des alternatives africaines à l'intérieur de la quête universelle des alternatives à la modernité venue d'Europe et désormais en perte de vitesse. Aboutissement osé, car si introductif soit-il cet aboutissement nous installe d'emblée dans l'affrontem e n t avec ce que j'ai appelé, ailleurs qu'ici, « l'ordre établi de penser» ( E m o n g o , 1995) que représente à m e s yeux la référence normative à l'Europe chez n o m bre de penseurs africains 73 et/ou africanistes. Aboutissement osé dans l'éthique, car il s'agit d'élaborer en fin de compte les lieux fondateurs, les conditions de possibilité d ' u n agir, ici d ' u n philosopher, dont l'impératif implique le préalable d ' u n nécessaire désarmement normatif de la référence à l'Occident et la prise en c o m p t e de la pensée jusque-là maudite au regard de cette référence. D e la sorte, l'éthique de la transgression attendue s'alimente aux sources des vertus propres à la notion d'alternative. Telle s'annonce l'ossature m ê m e de la présente réflexion : expliciter la situation historique d u philosopher africain à ce jour, expliciter la situation interculturelle d u philosophe africain formé à l'occidentale, esquisser les grandes lignes d'une éthique de la transgression dans l'espèce philosophique africaine. Et d'abord, expliciter le concept liminaire de « situation ». Liminaire : le concept de « situation » Le concept de situation m'inspire deux réflexions : l'état des lieux de la pratique philosophique en question et la position référentielle d u pratiquant. Établir u n état des lieux d u philosopher africain évoque ce qu'est la philosophie africaine dans sa matérialité. N o u s serions là, en termes propres, dans la perspective d'une histoire de la philosophie africaine. Plutôt que 7A de refaire l'histoire de la philosophie africaine1 o u de m'enliser dans le débat sur le statut théorique d u discours dans l'espèce philosophique africaine2, le concept de « situation » dans la perspective des alternatives exige, sans y échapper, d'élever la réflexion de la facticité à la prospective, des faits historiquement attestés aux promesses inhérentes au philosopher dans ce qu'il a de n o n fini et de n o n définitif, de conforme aux chroniques insomnies de l'éternelle inquiétude philosophique. Je m e dois, ainsi, de transgresser les prescriptions faciles quant à ce que sera o u doit être la philosophie africaine, de m ê m e que les proclamations n o n m o i n s faciles de ce qu'est, déjà, o u que ne peut pas être la philosophie africaine3, vers ce 1. Cette histoire de la philosophie se fait, avec u n bonheur inégal, aussi bien sur le continent africain (Smet, 1975, 1980 ; Sumner, 1988 ; Binda, 1994) qu'en diaspora (Wiredu, 1980, Appiah, 1992)... 2 . D o n t l'interrogation liminaire consiste, suivant les termes de Tshiamalenga (1977 : 34), à préciser au préalable « l'idée qu'on se fait des exigences auxquelles doit satisfaire une pensée pour être appelée philosophique ». 3. Bien inutile est à m e s yeux la dette consistant à devoir établir en raison la légitimité et la validité exclusives d'une option particulière projetée sur l'ensemble du philosopher africain en l'occurrence. À u n M u t u n d a M w e m b o (1991), par exemple, on a envie tout de suite de demander en quoi la légitimité de l'herméneutique africaine qu'il vise s'épuise dans les objectifs poursuivis par les quelques auteurs qu'il examine dans son opuscule. Plus généralement, une certaine façon de 75 que j'appellerai dorénavant la situation historique d u philosopher en contexte africain. La position d u philosophe africain, puisque c'est de lui qu'il s'agit, se ressent d'une référence culturelle m u l tiple. D e u x cultures sont prédominantes dans cette conjoncture : l'héritage des traditions académiques d'Occident, auquel a été formé le philosophe africain et qui détermine pour l'essentiel l'allégeance de sa pratique philosophique ; l'héritage des traditions orales africaines, auquel il a été élevé et qui le sollicite encore et toujours, qu'il l'assume o u qu'il la récuse4. Le concept de « situation » dans la perspective des alternatives exige, ici, de transgresser ce que G a d a m e r (1976) a appelé « la situation herméneutique » d ' u n entre-deux de familiarité et d'étrangeté (nous y reviendrons) dans la médiation entre le passé et le présent vers ce que j'ai ( E m o n g o , 1997) appelé la situation interculturelle qui nous situe en l'Entre-traditions dont il sera question plus loin. parler de la philosophie africaine prise globalement, c'est-à-dire et dans l'espace et dans le temps, avoisine l'abus de langage. J'y reviendrai. 4. Nombreuses sont les études, par des Africains (Buakasa, 1978 ; Éla, 1998) et des non Africains (Ziegler, 1988 ; Garaudy, 1977 ; Latouche, 1998) qui tentent de lire l'apport des traditions africaines non seulement aux Africains d'aujourd'hui, mais possiblement à la transformation de la destinée humaine en général à l'ère post-moderne et post-industrielle. 76 Ainsi, m a démarche dans le sens d'une éthique de la transgression, à l'intérieur d'une recherche en alternatives, circule de la situation historique à la situation interculturelle. E n fait, la notion de « situation » telle qu'explicitée ci-dessus circonscrit les deux avenues de cette démarche. La situation historique d ' u n philosopher africain L'approche de la situation historique d u philosopher africain ne peut éviter sa dimension historique évidente. Celle-ci tient son matériau de base dans l'hylétique des pratiques philosophiques africaines. Ces dernières quant à elles se laissent lire sous plusieurs angles possibles : selon l'état des lieux suivant une évolution historique d u passé à aujourd'hui ; selon les thèmes dominants o u récurrents ; selon les courants identifiables dans l'espace et dans le temps ; selon le rapport de la philosophie et de la politique sur le continent, etc. Si, c o m m e déjà indiqué, je m'abstiendrai ici de proposer u n e nouvelle variante de l'histoire de la philosophie africaine, je partirai néanmoins de certaines d'entre elles, actuellement en circulation, dans u n souci plus interrogateur que descriptif. L'explicitation de la situation historique d u philosopher africain traverse trois lieux d u discours ambiant : l'héritage académique d'Occident, l'étymologie p e u discutée d u m o t philosophie, les pressenties origines négro-égypto-pharaoniques de la philosophie. 77 De l'héritage académique d'Occident Globalement, la situation historique d u philosopher africain se dégage dans le cadre de la pratique philosophique en contexte africain. Il s'agit d'une pratique quasi-exclusivement académique, suivant les règles de l'art propres au milieu académique et s'inscrivant d'office dans le cadre institutionnel de l'université, qui s'inscrit elle-même dans le cadre culturel de la modernité. D e sorte q u ' u n N g o m a Binda a beau s'indigner de l'obédience européenne et occidentale de certains de ses collègues pour qui « toute entreprise philosophique qui ne "se réfléchit pas dans les grands penseurs" et ne puise pas sa matière dans la soi-disant tradition philosophique universelle est jugée sans consistance » (1977 : 156). Le fait est qu'il n'est point d'entreprise philosophique d u tout, en contexte africain, qui n'ait cours en dehors de l'héritage académique de la colonisation5. E n plus d u recours 5. Sur u n autre plan, m a réponse à Bongeli Ye Ikelo (Emongo 1990) peut être valablement opposée au présupposé d u philosophe N g o m a Binda qui, c o m m e le sociologue Bongeli Ye Ikelo, croit parler à partir d'une région théorique inexpugnable par le reproche qu'il adresse aux autres. E n dehors des préjugés tenaces, dictés sans doute par les urgences africaines, quant à ce que serait une philosophie ou une sociologie vraiment utile à l'Afrique contemporaine, les deux auteurs donnent - à des degrés divers - dans u n paradoxe : appeler de tous leurs v œ u x une philosophie ou une sociologie typiquement 78 aux langues de l'ancien colonisateur, les schemes et schém a s de penser, mais aussi les paradigmes en sous de la pratique comportent tous une référence quasi-obligée à cet héritage. A u c u n e parcelle d u contexte philosophique africain n'y échappe ni sur le continent o u dans la diaspora, ni quand la pratique philosophique est le fait des Africains d'origine o u des africanistes étrangers à l'Afrique, ni dans le cadre de l'enseignement supérieur et universitaire o u dans le cadre des idéologies politiques, ni les auteurs ni les courants, y compris ceux qui croient restituer o u retranscrire sans plus une philosophie préexistante6. Evacuer la référence à l'héritage académique et à quel prix ? L'assumer, jusqu'à quel point et à quelles conditions ? D e u x pistes de réflexion vont se développer dans la suite de m o n propos. L a première vient de J. M . Ela africaines sans opérer, pour ce faire, u n déblayage des paradigmes. E n effet, ce sont encore les définitions et assertions héritées de la colonisation qui guident leur revendication d'une philosophie o u d'une sociologie typiquement africaines. 6. Je ne pense pas seulement à Tempels et aux tempelsiens. L'historien et égyptologue Théophile Obenga (1999), l'ethnologue Marcel Griaule (1966) le docteur T . Fourche et son co-auteur Morlighem (1973) ont également tenté de livrer une philosophie préexistante, m ê m e si tous n'ont pas baptisé leur trouvaille de philosophique. 79 (1993 : 282) constatant combien « l'université développe, d'une manière systématique dans l'esprit de celui qui passe par elle, une attitude tout à fait typique [...] selon laquelle il n'y a en réalité pas de science véritable, pas de connaissances réelles, en dehors de celles qui sont élaborées dans l'institution universitaire [d'où] le savoir est en question à partir d u m o m e n t o ù il n'est pas produit par l'université mais également lorsqu'il vient d'ailleurs, en dehors des lieux officiels dans lesquels jusqu'à présent o n a pensé que le savoir devrait naître ». L a situation générale de la philosophie en contexte africain participe à l'évidence de cette attitude typique. L a deuxième piste tient en la paraphrase de Foucault (parlant de Hegel et de la philosophie contemporaine) par M u d i m b e (1982 : 1 2 13) : « Pour l'Afrique, échapper réellement à l'Occident suppose d'apprécier exactement ce qu'il en coûte de se détacher de lui ; cela suppose de savoir jusqu'où l'Occident, insidieusement peut-être, s'est approché de nous ; cela suppose de savoir, dans ce qui nous permet de penser contre l'Occident, ce qui est encore occidental ; et de mesurer en quoi notre recours contre lui est encore peut-être une ruse qu'il nous oppose et au terme de laquelle il nous attend, immobile et ailleurs ». Voilà u n défi dont le philosopher africain n'a pas encore pris l'exacte mesure, tant peu l'assomption o u le rejet de la référence à l'héritage académique d'Occident nous tirent 80 d'affaire, en fin de compte. D ' o ù la légitimité d'une recherche en alternatives... De l'étymologie peu discutée du mot « philosophie » Dans l'espèce philosophique africaine, le débat a rarement sinon jamais pris en considération la charge étymologique d u m o t « Philosophie » autrement que dans son assertion établie par l'histoire philosophique occidentale. Tout en reconnaissant c o m m e philoso- phiques les pensées, sentences, m a x i m e s , hymnes orphiques, p o è m e s et mythes de certains auteurs antiques et plus récents, la philosophie n'a jamais été conçue que c o m m e l'amour inlassable de la sagesse. U n Tshiamalenga (1977 : 37) discourant sur ce qu'est la philosophie, verra là l'opportunité d'une analogie satisfaisante pour conclure « que l'ensemble des énoncés explicites des négro-africains traditionnels relatifs à ce qu'il en est en fin de compte (pour eux) de l ' h o m m e , d u m o n d e et de l'absolu, constituent "la philosophie africaine" traditionnelle tout c o m m e les fragments présocratiques constituent "la philosophie" présocratique ». Mulago (1965 : 148) de son côté distingue la philosophie formelle qui est « connaissance consciente d'elle-même, une pensée conçue en forme de pensée », de la philosophie matérielle, propre aux Bantu, qui serait « une connaissance intuitive, une appréhension spontanée de la réalité, 81 une pensée n o n discursive ». Certes, nos auteurs n'appartiennent pas à la m ê m e école et n'établissent pas nécessairement u n ordre d'importance dans les distinctions qu'ils opèrent en parlant de la philosophie. Toutefois, philosophie traditionnelle africaine et philosophie matérielle semblent aller dans le m ê m e sens : la sagesse serait parallèle, voire extérieure, sans doute antérieure au savoir p r o m u rationnel, étape d'avènement de la philosophie au sens rigoureux d u m o t ; mais d'articulation entre les deux versants de son étymologie, il n'y en a point7. L'omission est totale dans les discussions philosophiques africaines quant au statut théorique d u savoir et de la sagesse dans la définition étymologique de la philosophie. L'adoption massive de la philosophie c o m m e exclusivement savoir, a conduit à l'asservissement de la sagesse et, le plus souvent, à l'infériorisation de tout ce qui lui est accolé. Et plus, le savoir est généralement associé à l'Occident c o m m e la sagesse l'est à l'Afrique suivant u n 7. O n retrouve ce schéma de penser chez nombre d'auteurs. Exemplaire est l'exemple de Kinyongo ( 1979a et b) parlant des « éléments de discursivité » (mythes, légendes, récits, masques...) tout juste « d'essence intentionnelle » au sens où, sans plus, « ils veulent dire ». C'est l'interprétation philosophique, l'herméneutique philosophique très précisément qui vient leur conférer le pouvoir de dire, le sens. 82 schéma disjonctif. D e sorte que m ê m e lorsqu'est reconn u à la sagesse africaine une certaine noblesse philosophique, n o n seulement cela advient dans le cadre précis de la pratique académique de la philosophie, mais o n ne m a n q u e pas, ce faisant, de poser la sagesse à l'autre extrême d u savoir, particulièrement d u savoir rationnel. L'opposition entre savoir et sagesse s'aligne, à moins de s'y alimenter, sur les oppositions plus anciennes entre les « ténèbres » africaines et les « lumières » européennes, et d'autre plus récentes entre le sous-développement sévissant en Afrique et le développement advenu en Occident soi-disant. D ' o ù les appels au rattrapage de l'Occident transigent généralement par ce qu'Elungu Pene Elungu a appelé le « culte de la raison » au sens o ù , dit-il (1986 : 179), o n doit avancer « en recourant décidément à la raison, en se servant, en tout et partout, de la raison c o m m e fil conducteur »8. Q u e des questions demeurées ouvertes ! D u savoir et de la sagesse, lequel/laquelle en impose à l'autre ? 8. Je réponds à Elungu Pene Elungu dans m e s publications antérieures (voir E m o n g o , 1995 et 1999). M a critique est complétée, de manière constructive, par ceux qui, c o m m e Buakasa Tulu Kia M p a s u , se demandent : « Les sciences de l'Occident : pour quoi faire ? » (1978) ou bien fouillent l'intelligibilité des réalités culturelles africaines telle la Kindoki o u sorcellerie (1973) ou bien encore explorent la latence et la patience de la religion africaine traditionnelle (1979) en dépit des agressions subies de l'extérieur et de l'intérieur. 83 Quelle serait la sagesse intrinsèque de la philosophie c o m m e savoir et quel serait le savoir propre à la philosophie c o m m e sagesse ? Qu'implique d'ainsi dissocier, pour le dire en ces termes-là, logos et mythos ? Des deux choses l'une : o u bien on verse dans l'occultation o u bien o n donne dans l'excès. Occultation de la possibilité, dans l'espèce philoso- phique prise à sa racine étymologique, de l'appel et de la réponse mutuels de l'amour et de la sagesse, de l'amour de la sagesse et de la sagesse de l'amour, sans possibilité de trancher pour la primauté de l'un o u l'autre terme de l'équation autrement que de manière arbitraire, voire irrationnelle. Excès de zèle qui, en croyant démythifier au n o m et par la raison triomphante, conduit en fait dans u n nouveau mythe, le mythe de la techno-science par exemple, dont Heidegger (1976) dit qu'elle est l'aboutissement et la fin de la philosophie9. Voilà autant 9. Et de préciser que « la philosophie prend fin à l'époque présente. Elle a trouvé son lieu dans la prise en vue scientifique de l'humanité agissant en milieu social. Le trait fondamental de cette détermination scientifique est par ailleurs son caractère cybernétique, c'està-dire technique » (1976 : 116). Et encore : « La fin de la philosophie se dessine c o m m e le triomphe de l'équipement d'un m o n d e en tant que soumis aux commandes d'une science technicisée et de l'ordre social qui répond à ce m o n d e . Fin de la philosophie signifie : début de la civilisation mondiale en tant qu'elle prend base dans la 84 de considérations qui viennent nourrir une recherche en alternatives, à partir de la racine étymologique de la philosophie. Certes, je n'ai rien tranché entre le savoir et la sagesse, entre l'amour de la sagesse et la sagesse de l'am o u r ; mais les interrogations soulevées sous cette rubrique témoignent de la pertinence d ' u n renouvellem e n t d u discours. Et davantage : elles témoignent de la nécessité d'assumer ce renouvellement d u discours c o m m e défi, entre autres, au triomphe de la raison à laquelle a été réduite la philosophie, ainsi qu'à la culture qui a consacré ce triomphe réducteur. Sans exiger de relever u n tel défi, l'observation de R a y m o n d Panikkar (1998 : 103) va dans le m ê m e sens : « O n s'est interrogé sur ce qu'est la philosophie en partant de ce que, à l'origine, les Grecs entendaient par-là. À partir d'une culture et avec les instruments de cette m ê m e culture, nous pensée de l'occident européen » (p. 118). D e sorte que la tâche de la pensée à lafinde la philosophie revient à regarder dans l'essence de la technique - c'est cela le tournant, die Kehre. O n voit combien, presque incidemment, les philosophes africains s'alignent sur la perspective eurocentrique de la pensée heideggerienne. Classique est devenue chez nombre d'entre eux la recherche des voies et moyens pour l'Afrique de rattraper l'Occident, d'intégrer aussi rapidement que possible l'univers technicisé à l'occidentale. Si certains discutent l'apparentement de la civilisation mondiale avec l'héritage occidental, peu ont le courage d'oser penser en termes d'alternatives africaines à l'hégémonie occidentale. 85 avons approché des terres lointaines — des cultures étrangères. Cela est d'autant plus significatif que m ê m e la majorité des érudits issus d'autres cultures se sont empressés de nous montrer que ce que l'on appelle de ce n o m existait aussi dans leurs cultures respectives ». Des origines africaines de la philosophie La situation historique de la philosophie en contexte africain se ressent, depuis la conférence d u savant égyptologue Cheikh Anta Diop « Existe-t-il une philosophie africaine ? Apport de l'Egypte à la pensée philosophique m o n diale » (1976), d u poids des origines de la philosophie. Celles-ci seraient noires, égyptiennes et pharaoniques, sources d'enseignement et, par la suite, d'inspiration des premiers philosophes grecs. Fort des thèses d u m ê m e Cheikh Anta Diop (1967) sur l'antériorité africaine et noire vis-à-vis de la Grèce, Théophile O b e n g a (1990) de son côté n'hésitera pas à proclamer, ni plus ni moins, l'existence d'une philosophie égypto-négro-pharaonique. Confiant dans la rigueur scientifique de l'égyptologie, o n pourrait en tirer argument et tenir pour acquis que, de par son origine noire et égyptienne, la philosophie est depuis toujours u n produit culturel africain. C e serait aller trop vite en besogne, si n'étaient examinés au préalable trois problèmes inéliminables purement et simplement : le caractère après coup de la détermination 86 philosophique de la pensée égypto-pharaonique, les critères defiabilitéde la restitution de cette philosophie originaire et les limites de sa possible réappropriation aujourd'hui. Premièrement, l'égyptologie n'ayant pas encore déchiffré le m o t « philosophie » dans les textes d e l'Egypte pharaonique à m a connaissance, c'est rétrospectivement que la détermination « philosophique » est accolée à l'ensemble de l'héritage égypto-pharaonique, c'est bien après coup et quelques milliers d'années plus tard que l'Egypte pharaonique se découvre détentrice d e philosophie. Certes, il n'est pas illégitime de relire l'origine inspiratrice à partir des lieux inspirés ; mais il est réducteur, dans l'espèce philosophique n o t a m m e n t , de prétendre rendre l'origine telle qu'à l'origine à partir des fragments et dans les termes et dans la perspective rationnelle de ces fragments. D e telle sorte que si l'Egypte pharaonique a inspiré ce qui va devenir la philosophie en Grèce, c'est qu'elle avait développé quelque chose de plus grand, de plus noble que les fragments présocratiques qui en ont été tirés ! Est-ce à dire qu'il n'y a jamais eu quelque chose de tel que la philosophie, soit par analogie soit au titre « d'équivalent 10. Expression que j'emprunte à R a y m o n d Panikkar qui l'explicite c o m m e suit, en parlant de la philosophie (1998 : 104) : « Les équivalents homéomorphiques ne sont pas de simples traductions 87 homéomorphique »10 en Egypte pharaonique ? Q u e non ! Cependant, la nuance s'impose face à deux attitudes également zélées et aux antipodes l'une de l'autre : le zèle de littérales, pas plus qu'ils ne traduisent simplement le rôle que prétend jouer le m o t originel (en l'occurrence la philosophie), mais ils visent une fonction équivalente (analogue) au rôle supposé de la philosophie. Il s'agit donc d ' u n équivalent n o n pas conceptuel mais fonctionnel, c'est-à-dire d'une analogie au troisième degré. O n ne recherche pas la m ê m e fonction (que celle qu'exerce la philosophie), mais la fonction équivalente à celle qu'exerce la notion originelle dans la cosmovision correspondante ». 11. Après avoir remis en question l'idée d u « savoir absolu » dont se prévaut l'Occident vis-à-vis d u reste d u m o n d e , après avoir rappelé fort à propos le caractère relatif de toute pensée en tant que toutes les pensées sont en principe et suivant le m o t juste de Husserl des « spécimens anthropologiques », Maurice Merleau-Ponty (1953 : 197) n'hésite pas, malgré tout, à affirmer : « Il y a quelque chose d'irremplaçable dans la pensée occidentale : l'effort de concevoir, la rigueur du concept restent exemplaires, m ê m e s'ils n'épuisent jamais ce qui existe. U n e culture se juge au degré de sa transparence, à la conscience qu'elle a d'elle-même et des autres. À cet égard, l'Occident (au sens large) reste système de référence : c'est lui qui a inventé les moyens théoriques et pratiques d'une prise de conscience, qui a ouvert le chemin de la vérité. Mais cette possession de soi-même et d u vrai, que l'Occident seul a prise pour thème, elle traverse pourtant les rêves d'autres cultures, et, dans l'Occident m ê m e , elle n'est pas accomplie ». À elle seule, l'ambiguïté qui caractérise ce passage c o m m e d'ailleurs tout le texte dont il est tiré dit assez combien peu évidentes sont la primauté et l'exclusivité reconnues à l'Occident. 88 l'exclusivité grecque o u , plutôt, occidentale11 et le zèle de la spécificité négro-africaine12. Deuxièmement, la restitution de la philosophie dans son origine noire, égyptienne et pharaonique ne va pas sans dire. Les réflecteurs de la philosophicité des découvertes égyptologiques relativement à l'origine de la philosophie coïncident, o n le sait, avec ceux hérités de la Grèce que leurs développements modernes ont placés sous le signe de la rationalité aussi rigoureuse que possible. Je l'ai dit plus haut : la philosophie telle qu'en Occident n'épuise pas le potentiel définitionnel de la philosophie c o m m e telle ; Husserl, cité par MerleauPonty, va encore plus loin : « La philosophie c o m m e science rigoureuse, le rêve est bien fini », ce à quoi ajoute ce dernier auteur (1953 : 196) : « la philosophie ne 12. N o t a m m e n t N g o m a Binda lorsqu'il affirme on ne peut plus sérieux (1978 : 100) : « Tout penseur africain qui s'écarterait de l'école de Cheikh Anta Diop ne peut jamais prétendre révéler la "philosophie" africaine. Seul l'historien, dans une histoire totale, informera le penseur africain ». C o m m e n t peut-on « révéler » la philosophie africaine dans sa totalité, dans ce qu'elle est en fin de compte ? Voilà ce que l'auteur oublie de préciser, à supposer qu'il ait jamais été possible de dire une fois pour toutes une philosophie étendue sur un continent entier. O n serait davantage prêt à accorder à N g o m a Binda le mérite de l'information historique que peut apporter l'égyptologie à l'élaboration d'une histoire de la philosophie africaine. 89 peut plus, en conscience, se prévaloir d'une pensée absolument radicale, ni s'arroger la possession intellectuelle d u m o n d e et la rigueur d u concept ». D e là, elle ne m e semble pas qualifiée pour jouer, en contexte africain, le rôle d'instance de validation de l'authenticité o u de la philosophicité de la philosophie découverte par l'égyptologie. C e , principalement, parce que l'instance de validation de la restitution d'une philosophie noire, égyptienne et pharaonique, doit englober l'ensemble de la pratique philosophique qui en vient, tant dans l'ordre d u temps que de l'espace. Cette instance appelée à fournir des repères théoriques d'origine demeure tout entière à établir. Sans doute la recherche en alternatives que la présente étude introduit y apportera-t-elle une contribution - m ê m e si telle n'est pas sa préoccupation première. Troisièmement, la réappropriation historique d'une philosophie qui soit noire, égyptienne et pharaonique et, tout à la fois, à l'origine de la philosophie tout court avoisine l'abus de langage. E n attendant de répondre de manière satisfaisante aux questions soulevées chemin faisant, la philosophie d'origine ne peut être qualifiée, de manière aussi indiscriminée que globale, de « philosophie africaine ». Tout au plus représenterait-elle u n chapitre sans doute important de l'histoire de celle-ci, auquel se sont ajoutés d'autres chapitres depuis : l'époque confessionnelle des Pères de l'église ( c o m m e Saint 90 Augustin) et des philosophes m u s u l m a n s ( c o m m e Ibn Khaldûn), le siècle classique éthiopien (notamment avec Zâr'a Ya'egab) et l'époque contemporaine inaugurée en Allemagne, suivant certains historiens, par AntoineGuillaume A m o 1 3 au XVIIF siècle, bien avant le très controversé Tempels en Afrique. Il serait plus exact de considérer les découvertes de l'égyptologie c o m m e le socle historico-culturel et le fondement théorique d ' u n penser qui s'est continué dans l'espace et dans le temps, avec tout ce que cela comporte de dispersion et de distorsion, d'approximation et d'occultation, de surcharge et d'adaptation. Il faut donc éviter confusion et amalgame et tenir pour légitime l'idée d'une philosophie africaine partant probablement de la pensée négro-égyptienne, en ayant à l'esprit que cette philosophie et cette pensée ne sont ni co-extensibles ni réductibles l'une à l'autre. La situation interculturelle d u philosophe africain La notion de la situation interculturelle est nouvelle dans sa formulation, n o n sa réalité. Celle-ci est le fait de 13. Auteur d'au moins une dissertation en droit : Dissertatio Inauguradles de jure Maurorum in Europa (1729), une thèse en philosophie : De Humanae mentis apatheia (1734) et u n ouvrage de psychologie de la connaissance : Tractatus de arte sobrie et accurate philosophandi (1738). 91 toute culture et, au-delà, de toute tradition porteuse de culture14. Les traditions, c o m m e les cultures qu'elles portent, « ne peuvent ni s'ignorer, ni s'absorber, ni s'exclure les unes les autres ». Ainsi, « chaque tradition présuppose toutes les autres et en est elle-même présupposée en retour » ( E m o n g o , 1995 : 201) ; ce qui veut dire qu'elles sont toutes tenues au « devoir de reconnaissance mutuelle » et au « devoir d'excellence réciproque ». E n s o m m e , « il n'y a pas de tradition pure, toujours identique à ellem ê m e , sans interférence sémantique aucune venant d u dehors » {idem, p . 202.) Quelque chose de tel que la situation interculturelle se profile dans l'inéluctable interstice, dans la brèche constitutive de chaque tradition et, partant, de chaque culture vis-à-vis des autres traditions, des autres cultures. Cet interstice, cette brèche se laisse penser dans quelque chose de tel q u e l'Entre- 14. La tradition, disais-je ailleurs qu'ici, transige par la culture, elle en prend le détour : « La tradition est u n fait qui n'est tel que médiatisé. La tradition est u n fait qui n'apparaît et ne se laisse saisir qu'au détour d'un geste, d'une parole, d'un silence, d ' u n objet fabriqué o u d ' u n lieu naturel investi de sens qui en rendent compte » ( E m o n g o , 1997 : 17-18). D e sorte que « les contenus culturels d'une tradition ne sont [...] que ses lieux et expressions transitoires ». E n effet, c'est la tradition qui « articule, à m ê m e la culture, la mémoire et le projet : le projet hic et nunc d'une mémoire postérieure et la mémoire hic et nunc d'un projet antérieur » {idem : 18). 92 Traditions, région théorique et pratique de tous les possibles au point d'intersection des cultures et des traditions. Lieu, par conséquent, d ' u n n œ u d qui se ressent moins c o m m e donné que c o m m e à ordonner, c o m m e une épreuve à relever. Dite ainsi, en condensé, la notion de la situation interculturelle peut sembler indigeste, obscure. Dans les lignes qui suivent, je propose son explicitation en deux m o m e n t s complémentaires dans m a perspective des alternatives africaines dans l'espèce philosophique : une esquisse d'explicitation phénoménologique de la notion elle-même, suivie d'une esquisse de prospective épistémologique en avant de ce que la notion de situation interculturelle donne à lire. Esquisse d'explicitation phénoménologique U n e phénoménologie descriptive permet d'expliciter la notion de la situation interculturelle en trois points : ses dynamiques génératrices, son sujet relativement à la présente étude et ses expressions. Les dynamiques génératrices La situation interculturelle survient par le contact qui advient, lui, à u n m o m e n t o u à u n autre, entre les cultures et, en sous, entre les traditions qui les portent. Le contact est toujours physique ; le choc ainsi occasionné 93 induit généralement la valorisation des positions culturelles acquises, chacune des parties en contact se référant aux siennes dans u n e dynamique de la distanciation axiologique d'avec la culture d'en face. Mais le potentiel intrinsèque d u contact entre les cultures et les traditions ne s'épuise pas dans le choc, dans le heurt physique ; le choc provoque également l'interpellation réciproque : que je feigne de l'ignorer o u n o n , le fait de l'autre m ' i n terpelle ipso facto et vice versa. L e contact peut ainsi introduire la dynamique d'une rencontre authentique impliquant une relativisation de chaque horizon axiologique, de chaque contenu, de chaque référence en présence, d'une part ; et la curiosité hylétique d'en savoir u n peu plus sur l'autre, d'autre part. À quoi je dois ajouter tout de suite que la dynamique de la distanciation et la dynamique de la rencontre ne se produisent pas suivant u n ordre prévisible et rigide. D e sorte que le contact peut s'enliser dans la distanciation axiologique d'avec l'autre, avec son corollaire de rejet, voire d'élimination de cet autre ; tout c o m m e le contact peut se noyer dans la rencontre authentique avec l'autre, au point de risquer d'y perdre son â m e . C'est A i m é Césaire qui écrivait à M . Thorez, en 1956 (cité en exergue par Hountondji, 1970) : « Il y a deux manières de se perdre : par ségrégation m u r é e dans le particulier, o u par dilution dans l'universel ». 94 Le sujet concerné Il s'agit d u philosophe africain formé à l'occidentale. À ce que j'en ai dit plus haut, j'ajouterai qu'il est rarem e n t conscient de sa situation interculturelle, encore moins l'est-il d u caractère biaisé de ses références dans cette conjoncture. Parmi les scénarii possibles, j'en retiens deux qui rendent clairement compte de m o n affirmation ci-dessus. Adopte-t-il le point de vue périmé de la hiérarchie entre les cultures ? Le voilà qui fait le procès des références africaines sous le signe de la m o d e r nité p r é n o m m é e civilisation, universel, techno-science, développement, démocratie, mondialisation, etc. Et de s o m m e r l'Afrique de franchir la ligne, de s'arracher à ce qui retarde son progrès soi-disant ; c o m m e le dit Elungu Pene Elungu (1986 : 164), il y va d ' u n « douloureux arrachement, n o n seulement des cadres spirituels, culturels, sociaux de son environnement, mais aussi d u fondement spirituel de son être, de son identité ». Terrible arrachement que celui-là, si tant est qu'il soit jamais possible15. L e philosophe africain adopte-t-il le point de vue tentant de la priorité référentielle africaine ? Le voilà qui s'empêtre dans une improbable théorie de l'enracinement africain de la modernité occidentale. Et de faire subir aux 15. Option qui ne manque pas d'adeptes, pourtant. Voir Towa (1981), Kabou (1991), Poamé (2002), . . . 95 références africaines u n tri purificateur « à l'aide des sécateurs de la modernité » (Poamé (2002), en vue de leur élévation à la dignité de participer, d'en bas, à la m o d e r nité. E n fait, la dynamique sous-jacente à une telle position dessine u n m o u v e m e n t en trompe-l'œil. E n effet, le m o u v e m e n t ne m è n e pas « c o m m e o n pourrait le croire à première vue, de la modernité à la tradition, mais bien plutôt de celle-ci - pour ce qui serait digne d'être sauvé en elle - à celle-là » ( E m o n g o , 1993 : 4 9 ) . Certes, le phi- losophe africain n'échappe pas à l'aliénation mentale héritée de la colonisation16 ; faut-il y voir le lieu d'une 16. Aliénation qui peut prendre plusieurs visages. N t a m b w e Tshimbulu (1989) démontre avec brio combien l'ensemble d u débat sur l'existence o u non d'une philosophie africaine pèche par « h o m o logie structurelle méthodologique » en établissant une « liaison h o m o logique » ayant valeur sémantique de « tout c o m m e » entre l'Afrique et l'Occident, aboutissant dans une « inference probable qui suggère plus de questions que des réponses ou, mieux, qui ouvre plus qu'il ne clôt le débat ». La chose est verifiable aussi bien chez les Africains qui récusent l'existence d'une philosophie africaine suivant le schéma de l'ethnophilosophie que chez ceux qui en affirment et le principe et l'existence. Pour les uns, les Africains auraient une philosophie tout c o m m e les Occidentaux ; pour les autres, les Africains devraient élaborer des philosophies tout c o m m e en ont élaboré les Occidentaux... A u demeurant, il n'est pas certain qu'on en sorte par le fait m ê m e de recourir aux langues africaines, à partir d u m o m e n t o ù les paradigmes qui gèrent le discours africain demeurent prisonniers de la référence à l'Occident, tributaires de l'homologie structurelle méthodologique. 96 « discontinuité radicale entre le passé pré-colonial et l'actuelle direction qu'a prise la vie de l'Africain » dont parle Abiola Irele dans son livre Praise of Alienation ? C e serait scléroser les différentes dynamiques intrinsèques à toute situation interculturelle ; ce serait hypostasier, en u n e seule, l'ensemble des potentialités qui habitent ces dynamiques croisées, inachevées. Les expressions E n parlant des dynamiques génératrices, j'ai indiqué deux expressions possibles de la situation interculturelle : la distanciation axiologique sur le plan d u contact physique et la rencontre authentique sur le plan hylétique. La première procède de la valorisation des acquis, ce qui entraîne la méfiance envers l'autre ; la dernière, de l'interpellation, ce qui entraîne la curiosité pour l'autre. Je voudrais indiquer, en plus, combien p e u l'Occident dominant se pense et a été pensé c o m m e seulement susceptible d'être à son tour mis à l'épreuve des autres cultures. Ceci est, je crois, le fait principalement d u caractère normatif qu'a fini par acquérir la référence à sa culture m o d e r n e . D a n s son principe, cette référence s'inscrit dans le schéma hégémonique de l'Occident lui-même, pris par les autres cultures c o m m e modèle, c o m m e entéléchie dont elles seraient encore des embryons : « Notre idée d u savoir est si exigeante qu'elle m e t tout autre type de pensée dans l'alternative de se soumettre c o m m e 97 première esquisse d u concept, o u de se disqualifier c o m m e irrationnelle » (Merleau-Ponty, 1953 : 194-195). Cette idée d u savoir occidental qui a colonisé le reste d u m o n d e peut-elle survivre à l'effritement de la modernité en ce début d u XXIe siècle ? Si la post-modernité entre en service, le plus souvent, c o m m e le repère projeté et encore flou d'une relecture pour l'essentielle critique des conséquences de la modernité, l'idée selon laquelle « l'Occident est u n accident » (Garaudy, 1977)' 7 reste encore peu acceptée, périphérique, provinciale. Q u a n t à la recherche en alternatives, les voix les plus prometteuses en ce sens sont, à quelques exceptions près, confinées dans les rayons de la littérature parallèle ; rarement elles sont entendues dans les cénacles d u savoir moderne qu'elles interpellent. E n Afrique c o m m e ailleurs dans le m o n d e , ces voix se veulent de plus en plus proches des voies générées par la résistance des gens, majoritaires, de la base (Ziegler, 1988 ; Ela, 1998 ; Latouche, 1988 ; Esteva et al., 1996 ; . . . ) . Je retiens que, si puissante soit 17. Et croire qu'une « recherche fondée sur une conception non hégémonique mais symphonique de la culture et surtout une vaste diffusion populaire des cultures non occidentales [peut] apporter des éléments décisifs de réponse » aux problèmes posés par un demimillénaire d'hégémonie occidentale. C e qui « permettrait d'élaborer non pas seulement un plan de survie mais un plan de vie et un "projet espérance" à. l'échelle planétaire » (idem : 219). 98 la référence à l'Occident dans le chef de biens des philosophes africains, leur situation interculturelle n'y est pas percluse sans rémission ; plutôt, elle appelle ailleurs, elle fait signe, signi-fie à partir des lieux habituellement considérés c o m m e de simples objets d'étude, u n chaos à organiser dans le cadre de la science, de la démocratie et d u développement, en fait des lieux fondamentalement indociles à ce que j'ai appelé plus d'une fois l'ordre établi de penser. Ici prend tout son sens une recherche en alternatives visant expressément la réhabilitation de cette « pensée maudite », c'est-à-dire une éthique de la transgression vis-à-vis de l'ordre établi de penser. Esquisse de prospective épistémologique À première vue, le philosophe africain formé à l'occidentale habite u n e zone inconfortable : Tinter, l'entre. Celle-ci, heureusement, s'inscrit dans u n e dynamique subsumée dans l'élaboration des alternatives, dynamique qui, à son tour, émerge de l'interstice, de la brèche constitutive de chaque tradition vécue c o m m e culture face à d'autres cultures et traditions. C'est donc à partir de ce que donne à expliciter la tradition que j'entends élever m a prétention à une prospective, pressentie épistémologique, relativement à u n possible philosopher africain qui soit dans l'ordre des alternatives recherchées. Pour le dire autrement, la recherche en alternatives dans l'espèce 99 philosophique africaine puise sa substance fondamentale dans l'approche de la tradition porteuse de culture, la tradition projetant l'horizon paradigmatique, la culture constituant le cadre concret, vécu d'un possible philosopher africain en l'occurrence. Trois « épreuves » tracent la voie de cette préoccupation : l'épreuve d u dehors, l'épreuve d u dedans et l'épreuve d u n œ u d . L épreuve du dehors : ¿a sanction eurocentrique L'épreuve d u dehors est, au sens propre, celle de la sanction eurocentrique. L'idée, par exemple, d'une philosophia perennis participe de l'affirmation massive, unilatérale de la primauté européenne et aujourd'hui occidentale sur le reste d u m o n d e . D a n s cette conjoncture, la tradition prend d u service c o m m e « l'affaire des Autres » primitifs, c o m m e u n condensé des « contenus de culture » en deçà des sociétés industrielles, c o m m e « le passé » vers lequel sont tournées les sociétés préindustrielles, c o m m e « u n objet d'étude » auquel la science va donner sens ( E m o n g o , 1997 : 16-22). Je n'entrerai pas ici dans les débats qui ont émaillé l'histoire des idées africaines sur toutes ces questions. Le fait est que — et je crois l'avoir suffisamment démontré ci-dessus - des Africains se comptent n o m b r e u x à se soumettre à cette sanction eurocentrique, tant en philosophie qu'ailleurs. Q u e cela leur soit reconnu c o m m e légitime ne laisse pas de soulever des interrogations devant l'interpellation, par maints 100 auteurs répétée, de la référence normative à l'Occident, interpellation au n o m de la diversité qu'Adotevi place au cœur de l'universel c o m m e sa vérité. E n effet dit-il (2004 : 13) : « C e n'est pas parce qu'il y a eu manipulation totalitaire de l'universel qu'on peut s'autoriser à penser que cette pratique a p u abolir la vérité d u pluralisme culturel. L'histoire de la complicité de l'universel avec l'Occident n'a jamais anéanti le sens d u divers, puisque le divers est au c œ u r de l'Universel c o m m e sa vérité ». D a n s l'espèce philosophique africaine, l'épreuve d u dehors sous l'angle de la sanction eurocentrique ne résiste pas aux faits d'histoire, pas plus d'ailleurs que les justifications intellectualistes que certains voudraient lui trouver, en faisant c o m m e si n'existait pas l'entêtement de la résistance multiforme à l'uniformisation d u m o n d e sous le label occidental. Paul Ricœur l'a pressenti lorsqu'il écrivit (1955 consommation, : 282) : « le triomphe de la culture de universellement identique et intégrale- m e n t a n o n y m e , représenterait le degré zéro de la culture de création ; ce serait le scepticisme à l'échelle planétaire, le nihilisme absolu dans le triomphe d u bien-être ». Tandis que Jean Ziegler constate : « l'unification violente de la planète par le capitalfinanciermultinational d u centre et sa rationalité marchande est u n fait d'évidence. La résistance éclatante o u latente que lui opposent de nombreux peuples dominés également [...] L'unification 101 de la planète par la rationalité marchande bute sur les cultures autochtones » (Ziegler, 1979 : 19). Est-ce à dire que toute référence à l'Occident se trouve désormais battue en brèche par une éventuelle philosophie, dans l'espèce, typiquement africaine ? Il faut croire que cette philosophie tarde à voir le jour, n'en déplaise aux ténors de la restitution d'une philosophie préexistante. Cette dernière serait-elle antérieure à la Grèce présocratique que - je l'ai dit plus haut - elle ne serait plus seulement philosophie mais autre chose de plus grand, de plus noble que la philosophie. L'épreuve du dedans : la rupture avec la culture étrangère L'épreuve d u dedans relève fondamentalement de l'appel déjà vieux d'une science et d'une philosophie typiquement africaines. J'ai déjà eu l'occasion de relever quelques-uns des préjugés - moderniste, rationaliste, ethnologiste, utilitariste et scientiste — à la base des discours favorables à cette option ( E m o n g o , 1990 et 1998). N é a n m o i n s , l'interrogation demeure inachevée quant au « lieu d ' o ù part la parole et [quant à] l'archéologie qui assume ce qui est dit» ( M u d i m b e , 1978 : 5 9 ) . A cet effet, l'injonction de Buakasa (dans une note de lecture inédite à l'auteur, 1997) au philosophe africain formé à l'occidentale qui m ' a servi defilièrereflexive ailleurs ( E m o n g o , 2005) mérite d'être approfondie ici. Selon cet auteur, l'idée de participation suggère n o n seulement le 102 partage, mais aussi « la fusion d u sujet et de l'objet dans l'expérience d'interpellation, la saisie d u dedans, l'intimité d'autochtonie, l'amour d u terroir. Il n'y a donc pas à faire u n procès de la tradition ; ce qui s'impose est de faire tabula rasa de la culture étrangère, pour s'éprouver dans la vie de chez nous par u n e expérience d u dedans — observation participante - qui annule autant que possible la distance entre le sujet et l'objet de recherche ». L à résident, selon lui, les conditions d'une « nouvelle naissance, la re-naissance africaine ». L'observation participante, voire le recours aux langues africaines suffisent-ils pour c o n s o m m e r la rupture, faire tabula rasa de la culture étrangère, invalider toute référence à l'Occident ? C o m m e n t , concrètement, m e serait-il possible de faire abstraction de m a formation académique ? Voilà ce que les défenseurs de la re-naissance africaine sous le signe de la rupture avec l'Occident ne nous apprennent pas. Les dynamiques constitutives de la situation interculturelle d u philosophe africain formé à l'occidentale nous apprennent, elles, que la remise en question peut rejoindre l'élaboration des alternatives recherchées, sans qu'il soit nécessaire de remplacer A par B . Est-ce à dire q u e j'invalide, par-là, toute possibilité d ' u n savoir africain qui n'en réfère pas à l'Occident ? Rien d u tout. Je suis m ê m e d'avis q u ' u n tel savoir existe et qu'il a bien des choses à apprendre à la philosophie et à la science d'obédience 103 occidentale. Le défi pour nous, formés à l'occidentale, c'est justement d'y accéder, non pas en faisant c o m m e si toute référence à l'Occident s'était estompée en nous, non pas en opérant un mariage de raison entre cette référence et ce savoir africain, mais en étant conscients de notre situation interculturelle, en demeurant vigilants face au risque permanent de transfert de l'une à l'autre, en nous mettant en situation d'écoute et de réception de ce savoir africain ayant sa pédagogie et ses paradigmes spécifiques, et pas seulement en le soumettant au questionnement scientifique ou philosophique18. L'épreuve du nœud': l'Entre-Traditions Les enseignements de F exploitation phénoménologique et le renvoi dos-à-dos des épreuves du dehors et du dedans constituent des étapes reflexives internes à la dynamique des alternatives. E n effet, celle-ci transgresse la simple curiosité hylétique en quête du lieu de la rencontre authentique. A p p a r e m m e n t donné, ce lieu l'est 18. Depuis la défense de m a dièse de doctorat en philosophie et lettres (Université Libre de Bruxelles), j'essaie de réaliser cette attitude dans mes recherches concernant l'Afrique, particulièrement celles relatives à ses réalités culturelles : le sens de la rencontre avec l'autre, de la maladie et de la guérison (Emongo, 1997) ; le sens de l'organisation et de l'exercice du pouvoir (Emongo, 2004) ; le sens de l'éducation (Emongo, 2005) ; ... 104 toujours de quelque part. C e lieu premier, d'amont, préalable à tout lieu donné de discours, à tout discours d'aval, je l'appréhende c o m m e une région théorique et pratique, en l'occurrence l'Entre-Traditions. C e néologisme part d u constat selon lequel les traditions qui sous-tendent nos discours scientifiques et nos autres vécus culturels ne se combattent, ne s'absorbent ni ne s'ignorent purement et simplement - contrairement à ce que prétendent ceux qui opposent trop facilement modernité et tradition en parlant de l'Afrique. Cela parce que la constitution de la tradition prise au sens de toute tradition repose sur u n principe : la « déclôture » — de m o n autre néologisme - qui marque l'ouverture, à la fois, vers le passé remontant à u n immémorial originel et vers le futur culminant dans une manière de fin éternelle. L a tradition donc est constitutivement déclôturée en son sein, d ' o ù l'articulation ambiguë des termes qui la concrétisent ; elle l'est également par rapport aux autres traditions, d ' o ù l'articulation en n œ u d des épistémologies, religions, systèmes d'organisation et d'exercice d u pouvoir, en fait des cultures en présence. C'est le m o m e n t de dégager la double valence d ' u n possible philosopher africain. Double valence qui entend que « ni rejet global des m o d e s de savoir occidentaux pour cause d'inauthenticité, ni adhésion massive à quelque idée "émotive" d'une "science authentiqueraient 105 africaine"'» le philosopher en question doit rejeter, égalem e n t , tout saut indu et tout silence résigné en faisant c o m m e si de problème il n'en existait pas ( E m o n g o , 1995 : 38). Double valence qui se profile en amont au niveau des paradigmes fondateurs d u discours, en aval au niveau d u discours lui-même. Premièrement, en l'EntreTraditions, la possibilité d ' u n philosopher africain s'inscrit dans l'articulation en n œ u d , lequel tient compte de l'articulation ambiguë propre à chaque tradition en présence ; les philosophies données y sont promises à une rencontre authentique. Promesse qui émerge elle-même de ce que chaque tradition en présence revendique légitim e m e n t deux titres au moins. D ' u n e part, la tradition se présente c o m m e le sujet a n o n y m e de toute philosophie portée par elle ; car « il n'est pas possible d'interroger une tradition en se mettant simplement et docilement en ses lieu et place, sans, ce faisant, prendre lieu et place en face d'elle. Car, aussi, la parole qu'on peut prendre sur une tradition, qu'on la considère en tout o u en partie, est incapable de lui être tout à fait étrangère » ( E m o n g o , 1997 : 25). Mieux, « dans l'intention qu'on peut avoir de parler d'elle, c'est encore et déjà la tradition qui parle indirectem e n t d'elle-même, nous appelle et nous répond bien avant que nous ne fassions appel à elle — c o m m e dirait P. Ricœur » (Emongo, 1995 : 81). D'autre part, la tradition se présente c o m m e altérité, au sens o ù chaque tradition 106 est Autre pour autrui et o ù il n'est possible pour aucune tradition d'échapper à cette condition. D e sorte que l'altérité transgresse l'autorité qu'instaure le règne de la vérité présumée des traditions prises individuellement (Gadamer, 1976), vers l'autorité plurielle qu'instaure le règne des vérités présumées des traditions en présence. L'entre-deux de familiarité et d'étrangeté qui officie dans la médiation entre le passé et le présent suivant chaque tradition ne suffit plus pour justifier u n philosopher prenant essor n o n plus en avant o u en référence obligée à une tradition donnée, mais en l'Entre-Traditions. Advienne une philosophie concrète en l'Entre-Traditions, elle ne peut désormais échapper à la n o r m e de la réciprocité. Celle-ci récuse toute référence contraignante, sous peine de disqualification scientifique o u philosophique, à une culture o u tradition qui détiendrait le monopole de la science o u de la philosophie ; elle récuse également l'idée biaisée des traditions indignes d ' u n savoir ou/et d'une sagesse élevés. Elle décrit le fait qu'en l'Entre-Traditions, l'objet d'une philosophie en élaboration in-forme (donne forme à) son questionnement prochain, lequel le prend en charge en retour. Dit autrement : prendre la parole thématiquement sur u n objet, en l'Entre-Traditions et son règne des vérités présumées, c'est avant tout la lui donnerpréthématiquement, pour autant que l'objet d'une philosophie, c o m m e l'objet de toute science humaine, 107 peut seulement être repensé l'ayant toujours et déjà été dans u n autre horizon épistémologique. Deuxièmement par conséquent, en l'Entre- Traditions le philosopher pris dans l'articulation en n œ u d promeut u n nouvel horizon philosophique, une possibilité renouvelée de philosophie. Discours d'aval, chaque philosophie participant d u philosopher africain en l'occurrence se ressentira forte et fïère des vérités présumées que lui fournissent les traditions en présence au m o m e n t de sa configuration, étant à la fois partie intégrante et partie prenante dudit philosopher, concourant à dignité et à droits égaux à leur fécondation mutuelle. Le chemin qui nous m è n e jusqu'à ce point est, en propre, celui-là m ê m e d'une éthique de la transgression. Pour une éthique de la transgression Quelles seraient, à partir de ce qui précède, les grandes lignes d'une recherche en alternatives dans l'espèce philosophique africaine ? C e sont celles qui ramassent l'explicitation de la situation historique d'un philosopher africain et l'explicitation de la situation interculturelle d u philosophe africain n o n pas dans le sens d'une nouvelle n o r m e contraignante, mais dans la perspective d ' u n impératif renouvelé à la racine d u discours philosophique africain. Cette dernière perspective 108 est proprement incapable de faire l'économie d u désarmement normatif préalable vis-à-vis de l'ordre établi de penser, lieu à partir duquel s'aménagent des propositions d'alternative. Du désarmement normatif L'idée d u désarmement normatif prend le contre-pied de deux attitudes extrêmes que sont le monolithisme culturel et le l'apartheid culturel. Le monolithisme culturel n'est rien d'autre que ceci : « ce que nous entendons aujourd'hui par "le m o n d e " est fondamentalement le résultat d'une vision occidentale qui se voudrait universelle » (Panikkar, 1999 : 6). Il s'agit d'une attitude typiquement coloniale « qui croit que l'on peut exprimer la totalité de l'expérience humaine avec les notions d'une seule culture » (Panikkar, 1998 : 105). Tandis que l'apartheid culturel constitue, à l'opposé, l'enfermement dans sa culture soi-disant pour préserver son identité. Il s'agit cette fois-ci d'une attitude défensive qui, si légitime soit sa volonté et son effort de contrer l'agression extérieure, n'en est pas moins suicidaire, voire tout simplement impossible sur le plan historique. L'explicitation de la situation historique d ' u n philosopher africain et l'explicitation de la situation interculturelle d u philosophe africain en ont traité lorsqu'il a été question de la référence normative à l'Occident et de l'appel d'une philosophie qui soit typiquement africaine. Le désarmement normatif 109 s'annonce dès lors c o m m e une dynamique à la fois centrifuge et centripète : centrifuge par son rejet des attitudes extrêmes qu'on vient d'évoquer ; centripète par la convocation qu'il leur adresse à m ê m e ce que les traditions qui les portent offrent d'articulation ambiguë en leur sein et d'articulation en n œ u d dans leurs rapports les unes avec les autres. N i plus ni moins, nous s o m m e s en régime de l'Entre-Traditions et son règne des vérités présumées. Cela étant, le chemin des alternatives se trouve grand ouvert. Par le désarmement normatif, la géographie d u centre et de la marge attrape le tournis, la référence contraignante à une culture hégémonique également, au profit de l'exigence, dans l'espèce philosophique africaine, de réhabilitation de la pensée maudite qu'ont longtemps représenté les cultures traditionnelles aux yeux de la culture moderne. Face aux siècles de négation et de chosification, d'assujettissement et d'exploitation, d'aliénation et de tâtonnement de l'Afrique, en tenir compte désormais tient d ' u n impératif catégorique en FEntreTraditions et son règne des vérités présumées. E n attendant l'exception qui viendrait confirmer la règle, l'éthique de la transgression est toute dite : catégorique est en effet son impératif de transgresser l'autorité des traditions données, de décloisonner les vérités présumées qu'elles représentent chacune, c'est-à-dire d'en appeler à l'articulation en n œ u d et à la réciprocité entre l'objet 110 déjà pensé et le questionnement qui n'est jamais qu'une nouvelle prétention de penser. N i modèle de philosopher ni contenu de philosophie concrète, l'impératif catégorique redécouvert à l'horizon paradigmatique et point d'intersection des traditions n'est pas n o n plus substitution d'une culture dominante par une autre. Jaillissant des rapports asymétriques à plusieurs degrés entre l'Afrique et l'Occident (voir supra), il ne proclame aucune éthique formelle et désincarnée. Q u e sa formulation transige par une esquisse de prospective épistémologique n'en fait pas n o n plus u n idéal éthique, une éthique universelle fondée en raison. L'impératif catégorique qui se dit sous le m o d e d'une éthique de la transgression prend chair et sang dans la proximité immédiate de la situation historique d ' u n possible philosopher africain et de la situation interculturelle d u philosophe africain. E n u n m o t , il suit la pente naturelle de la réalité décentrée de la n o r m e hégémonique occidentale en notre époque de quête universelle d'alternatives post-modernistes. Des alternatives Face à la toute-puissance de l'Occident — ce texte m ê m e en porte la marque à plus d ' u n titre, mais c'est le paradoxe temporaire de l'intellectuel africain contemporain - la seule idée d'alternatives fait sourire. Pourtant, jamais elle n'a été aussi pertinente qu'à l'âge de la post111 modernité, de la fin des certitudes érigées en ordre m o n dial de part en part occidental. Les projections modernes et leur corollaire impérialiste, hégémonique et colonialiste sont sérieusement éprouvés par le pluralisme réaffirmé des cultures et des traditions face à la mondialisation néo-libérale des marchés, c'est vrai ; mais c o m m e n t penser la post-modernité autrement qu'à partir de ce qu'offre d'instruments théoriques et pratiques la modernité ? L a réponse à cette question devient fourvoiement si elle s'installe dans la logique d u détachement. C'est connu, en effet, la critique n'est jamais tout à fait détachée de ce qu'elle attaque ; d'autant moins q u ' u n système susceptible de critique n'est jamais rien que mauvais. L'enjeu, donc, est, au-delà de la distance méthodologique avec la modernité, celui fondamental d u lieu d'où part le dis- cours, ici l'Entre-Traditions, région théorique et pratique redécouverte dans l'immédiate proximité d u contexte post-moderniste. Penser en l'Entre-Traditions se peut valablement en termes d'alternatives. Encore faut-il d'abord clarifier la notion d'alternative. Si la recherche en alternatives doit transcender la situation de fait, la notion m ê m e d'alternative s'élève de celle-ci19. Je prendrai deux exemples de situations de fait. Le premier exemple concerne le système de domination occidental : n o n seulement est-il en train d'épuiser son potentiel d'expansion hégémonique dans le p h é n o m è n e 112 de la mondialisation, mais c'est surtout le système qui le fonde, à savoir la rationalité moderne ayant abouti dans la techno-science et/ou dans la technocratie scientifique et qui se trouve de plus en plus dans l'incapacité de transcendance. E n effet, « u n système rationnel, c o m m e la technocratie scientifique, peut se corriger de ses défauts, m ê m e modifier ses méthodes et admettre des réformes, mais il ne peut éliminer la rationalité sur laquelle il est fondé. Le système n'ayant aucun point transcendant ne peut pas accepter une alternative » (Panikkar, 1999 : 31). Le deuxième exemple concerne les systèmes culturels africains dominés : acculés au pied d u m u r et incapables de ruser plus longtemps avec la domination o u d'exercer leur étonnante capacité de latence et de patience, ils sont condamnés à se réinventer o u à périr ; mais le fait est qu'il y a réinvention grâce aux ruses de l'imaginaire, n o n pas dépérissement dans l'attente surréaliste de la résurrection des formes traditionnelles de culture. E n effet, « quand o n a été rejeté, mis au rancart de l'économie dominante, d u marché mondial, lorsqu'on a été licencié économique des entreprises normales, officielles, qu'on est deflate o u compressé, lorsqu'on appartient à u n pays 19. Contrairement à Panikkar (1999 : 30) qui prétend que « l'alternative doit être, au départ, une utopie au sens littéral : elle n'a pas de topos, de place ». 113 moins avancé qui a fait faillite et qui n'a plus d'existence statistique (ou si p e u . . . ) , o n est c o n d a m n é à vivre autrement, c'est-à-dire (Latouche, 1998 hors des n o r m e s dominantes » : 24). La notion d'alternative se c o m p - rend, par conséquent, c o m m e une production humaine, en transcendance d'une situation de fait, et c o m m e une résultante de la dynamique de la nature, dont l ' h o m m e fait partie. Plutôt qu'une substitution de A par B ou vice versa, la notion d'alternative est davantage une interpellation de toute centralité dominante en m ê m e temps qu'une proposition inachevée de recentrement à partir des remous de la marge. Ensuite, autant la recherche en alternatives se nourrit de l'ouverture à l'autre, intrinsèque aux cultures et aux traditions en présence, autant la notion d'alternative se nourrit de la différence qui interpelle le soi en avant de cet autre. O r , l'autre c'est d'abord m o i ; je suis autre pour autrui c o m m e il est autre pour m o i . Certes chacun se pense c o m m e soi et n o n pas c o m m e autre ; mais en l'Entre Traditions se profile u n espace à la fois plein et vide o ù se cherche et se trouve indéfiniment le soi n o n seulement dans son ipséité c o m m e soi mais aussi dans son altérité face à l'autre. D a n s le va-et-vient entre soi et autrui s'instaure ainsi u n rapport à la fois stable et instable, chacun étant définitif et provisoire c o m m e soi ou c o m m e autrui, tous étant provisoirement définitifs c'est-à-dire 114 définitivement provisoires. D e sorte que l'alternative n'est pensable que dans la familiarité de l'étranger que je suis pour autrui o u , inversement, dans l'étrangeté d u familier qu'autrui devient pour m o i . L e n œ u d , mieux l'articulation en n œ u d m e semble dire assez correctem e n t le caractère provisoirement définitif et définitivem e n t provisoire d u m o i qui est avant tout autre pour autrui. Et c'est le lieu d'émergence pressenti des alternatives philosophiques africaines dans le cas de figure. Plutôt qu'exclusion de l'autre o u exclusivité d u soi, plutôt qu'une sclérose dans le face-à-face ad vitam aeternam entre le soi et l'autre, plutôt que l'immobilisme dans le fait de l'irréductibilité l'un à l'autre des termes en présence, la notion d'alternative est davantage articulation en n œ u d du soi et de l'autre, tous deux étant partie intégrante et partie prenante d'une nouvelle prospective. E n guise de conclusion : l'étonnement d'Okolo E n admettant que les hypothèses ci-dessus avancées soient plausibles jusqu'à preuve de mieux, quelles sont les alternatives africaines dans l'espèce philosophique ? — sera-t-on tenté de m e demander. M a réponse est que la présente étude se voulait au départ une introduction aux alternatives en question et qu'en tant que telle, bien des idées émises n'ont certainement pas reçu le développem e n t qu'elles méritent. M o n espoir demeure que les 115 considérations ci-haut tracent une voie pertinente dans ce que je n'ai eu cesse d'appeler une recherche en alternatives. Et j'en viens à m e demander si la pratique philosophique africaine, une partie d u moins, ne peut être valablement rangée parmi les alternatives africaines recherchées. L'étonnement d'Okolo donne à penser en ce sens. Faisant allusion aux philosophes occidentaux qui ont longtemps nourri sa pensée en quête d'une herméneutique philosophique conduisant à une praxis d u développement (Okolo, 1986), l'auteur s'écrie (Okolo, 1993 : 151) : « C e que nous s o m m e s allé chercher chez ces grands philosophes dans u n voyage spirituel poussé par l'élan m ê m e de notre tradition, nous le retrouvons aujourd'hui dans les profondeurs d u dire traditionnel ». Q u a n t à la question à l'orée de la présente étude, relative au philosopher africain aujourd'hui, j'espère avoir rendu plausible, en m e situant en l'Entre-Traditions et son règne des vérités présumées, l'invalidité d'une improbable philosophie africaine préexistante qu'il suffirait de déterrer, voire d'une philosophie typiquement africaine dont o n a pris l'habitude de livrer la substance avant terme. E n plus, je rejette avec une égale énergie le piège qui veut que l'Afrique dans son intégralité spatio-temporelle ait u n m ê m e et unique philosopher, une manière de philosophia africana perennis, d'une part, et le piège qui veut q u ' u n possible philosopher africain soit saisissable 116 en bloc, parallèlement, voire préalablement à sa réalisation historique, d'autre part. M a filière fut, dans les pages qui précèdent, celle des enjeux d u philosopher africain aujourd'hui, c'est-à-dire à l'époque de la quête universelle des alternatives à la modernité venue d'Occident. À côté d'autres possibles, j'ai explicité les enjeux liés à la situation historique d ' u n philosopher africain et les enjeux liés à la situation interculturelle d u philosophe africain. D a n s tous les cas, l'omniprésence de l'Occident tutélaire estflagrante.E n termes d'alternatives africaines, il faut espérer que, quels que soient les emprunts qui se puissent faire à l'Occident, nul n'est plus soumis à une référence contraignante à ce m ê m e Occident sous peine d'invalidité philosophique o u scientifique. D a n s ces conditions faites de transgression de l'autorité des traditions en présence, u n philosopher alternatif africain est possible. Pour m a part, m e s recherches sur m a tradition d'origine, la tradition osambala chez les Atétela d u Sankuru au c œ u r de l'actuelle République Démocratique d u C o n g o , s'efforcent de secouer le joug de toute référence contraignante pour simplement dire o u d u moins tenter de dire, en français et par écrit, ce qu'il m'est permis de connaître de m e s ancêtres. 117 Références bibliographiques Anta Diop, C , Antériorité des civilisations nègres — mythe ou vérité historique ?, Paris, Présence Africaine, 1965. 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Ramatoulaye Diagne (Sénégal) Ancienne Ramatoulaye élève Diagne du Lycée Louis-Le-Grand, est titulaire d'une thèse de Doctorat (Paris I V Sorbonne) intitulée : « Vérité et c o m munication d u vrai. Arnauld entre l'évidence cartésienne et le formalisme leibnizien ». Ses recherches portent sur la logique, l'histoire et la philosophie des sciences, et sur la question de l'universel. Maître de Conférences au Département de philosophie de l'Université Cheikh Anta D i o p de Dakar, elle enseigne la philosophie 125 générale, la logique et l'épistémologie. Elle est l'auteur de « Qu'est-ce que penser ? Introduction à la pensée de Gottlob Frege. » et d'articles tels que « Leibniz et l'Etranger». Revue Sénégalaise de Philosophie. N ° 15-16 1992. «Exorciser Babel: de la tour à la pyramide». 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Sa thèse, dirigée par Jean Toussaint Desanti et soutenue à l'Université Paris I, Sorbonne en 1988, porte sur la logique de l'algèbre de 126 Boole. Ses principales publications incluent deux ouvrages sur George Boole : Boole, l'oiseau de nuit en plein jour (Belin, Paris. 1989.) ainsi qu'une traduction française de Boole's Laws of thought accompagnée d'une introduction relative à son travail (Vrin, Paris, 1992). Son plus récent ouvrage traite d u philosophe et poète indien M u h a m m a d Iqbal : Islam et société ouverte. La fidélité et le mouvement dans la pensée de Muhammad Iqbal (Maisonneuve et Larose, Paris. 2001). Avant de rejoindre Northwestern University, Souleymane Bachir Diagne était le vice-doyen de la Faculté des Lettres ainsi que professeur au sein d u Département de philosophie de l'Université de Cheikh Anta Diop à Dakar, au Sénégal. Stéphane Douailler (France) Professeur de philosophie morale et politique de l'Université Paris-VIII o ù il dirige une équipe de recherches sur les logiques contemporaines de la philosophie, Stéphane Douailler est également coordonnateur d ' u n réseau de chercheurs de l'Agence universitaire de la francophonie sur L'état de droit saisi par la philosophie. Concentrant ses recherches sur les formes et frontières de la politique et d u droit, les théories de la démocratie, les territoires de mélange entre discours savants et ordinaires, il a pour domaine de spécialisation les écoles d u m o n d e antique, la philosophie française d u X I X e siècle et 127 la philosophie contemporaine. Il s'occupe de plusieurs revues et collections, telles que La philosophie en c o m m u n (L'Harmattan, Paris) ou (le) Télémaque (Presses universitaires de Caen). Il a notamment publié : Le philosophe et le grand nombre (2e édition augmentée, Horlieu éditions, 2006), Philosophie, France, X I X e siècle (Le livre de poche, Classiques de la philosophie, 1994), La philosophie saisie par l'État (éditions Aubier,1988). L o m o m b a E m o n g o (Canada) Né à Katako-Kombe, République Démocratique au cœur du de l'actuelle Congo, l'écrivain L o m o m b a E m o n g o est m e m b r e de la Chaire U N E S C O d'étude des fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique, basée à l'Université d u Québec à Montréal (Canada). Il est aussi professeur associé au Département de philosophie de la m ê m e université où il est également Chargé de cours à la Faculté des Sciences humaines. Pendant plus de sept ans, il a été chercheur et animateur culturel à l'Institut Interculturel de Montréal (Canada) bien connu en Amérique d u nord pour ses recherches et publications sur l'interculturalism e . Il a été boursier de M I S S I O puis d u Deutscher Akademischer Austauschdienst et a préparé sa thèse de doctorat sur La tradition comme articulation ambiguë à la 128 Ruprecht Universitát Heidelberg (République fédérale d'Allemagne.) Parmi ses publications : La vraie histoire de la princesse Osango (Mémoire d'encrier, 2006), u n ouvrage en collaboration : Le changement en panne au Congo/Zaïre : de Mobutu à Kabila (Editions les 5 continents, 2001), L'esclavage moderne. Le droit de lutter (L'Harmattan, 1997), Le devoir de libération. Esclave, libère-toi toi-même (L'Harmattan, 1977), L'interculturalisme sous le soleil africain. L'Entre-Traditions comme épreuve du (Institut Interculturel de Montréal, 1997), nœud Muana-Mayi, le parisien (Editions les 5 continents, 1998), L'instant d'un soupir (Présence Africaine, 1989), deux ouvrages sous sa direction : Une poignée de soleil. Hommage au cinéma d'animation d'Afrique noire (Studio M a l e m b e M a a et Ciné-Club de Wissembourg, 2001) et L'ÉtatNation en Afrique contemporaine. Facticité et prospective (Terroirs, 2006), quelques chapitres d'ouvrages dont le dernier : « Modernité ou tradition ? Le faux dilemme africain » (In Sosoe, L . , Diversité humaine. Démocratie, multiculturalisme et ciotyenneté, L'Harmattan & Les Presses de l'Université, 2002), une dizaine d'articles avec comité de pairs dont le dernier : « L'éducation en contexte africain ntu, dans la perspective de la tradition », (In Lnterculture, 2005), plusieurs rapports de rechercheaction et revue de littérature. 129 Dumas-Titoulet Imprimeurs 42000 Saint-Étienne Dépôt légal : mars 2006 N ° d'imprimeur : 43819 Imprimé en France