Le monde et son double
L’édification de l’œuvre architecturale constitue le monde observable d’un chantier du bâtiment. Quant à
la production symbolique, émise par les relations sociales, elle forme le monde inversé du chantier : son double, sous
la forme d’un « contre-monde », selon l’expression de Michel de Certeau2. Dans ce cas, ce ne sont pas les rapports
des individus entre eux qui construisent un bâtiment, mais bien un bâtiment en projet qui construit des rapports entre
des individus. Le projet architectural désigne le groupe d’acteurs du chantier comme une totalité en soi, il en est le
symbole. Par exemple, à l’entrée de ce chantier, un grand panneau d’affichage surplombant la palissade exhibe le
projet de l’oeuvre architecturale : telle la représentation fondatrice d’un monde en devenir, cette image de
synthèse du futur bâtiment réunit autour d’elle la liste des différents acteurs qui y sont liés. Cette fonction symbolique
résulte à la fois de la valeur unificatrice du projet architectural et du caractère irrévocable de sa construction. Ce
double enjeu désigne le cadre juridique par lequel les acteurs (du chantier) se tiennent ensemble : pour le dire
autrement, ce double investissement définit la dimension morale et politique qui soutient et préserve la bonne
conduire de l’action concertée.
L’œuvre architecturale, en tant que représentation des travaux accomplis, se manifeste comme le
symbole de cet « agir ensemble ». Elle est le signe d’une société singulière d’individus, historiquement située, et
délimitée par l’espace privé d’une situation de travail : notons que cette privatisation de l’espace public par la
circonstance de travail se signale tout particulièrement ici par le panneau « chantier interdit au public ». Derrière les
barrières et les balustrades de sécurité, à l’intérieur de ce monde clos, le chantier du bâtiment lui-même est un
espace habité, un lieu de vie, une institution où se représente une culture de chantier. Autrement dit, ce qui se joue
sur le chantier ce n’est pas tant la construction d’un bâtiment que plutôt la fabrication d’une société permettant à
des individus d’exister entre eux à travers l’édification d’un bâtiment. Selon cette perspective, rendre compte d’un
chantier du bâtiment ne vise pas tant à décrire les relations entre les acteurs, comme si le groupe social allait de soi,
qu’à tenter de mettre en évidence comment les individus produisent de la société pour agir ensemble. Dans son
ouvrage, Au fondement des sociétés humaines, l’anthropologue Maurice Godelier rappelle que « l’Humanité ne se
contente pas de vivre en société, comme d’autres animaux sociaux, elle produit de la société pour vivre »3. Nous
croyons que nous agissons seulement pour répondre à des besoins, à des stratégies ou à des objectifs, et cela
constitue le principe même de nos représentations. Mais, si tel était le cas, nous serions animés par la seule logique
de l’efficacité de nos actions. A cela, les animaux sont d’ailleurs bien meilleurs que nous, non qu’ils soient dénués de
pensées, de sensibilité et d’affection, mais en raison d’une distinction radicale avec les êtres humaines : ils n’ont pas
la parole.
L’architecture ou parole instituée
Parler suppose de s’inscrire dans un monde symbolique, en tant que nous existons par notre absence. Là où
nous ne sommes pas physiquement, là où nous ne pouvons agir corporellement, la parole nous permet de rester en
contact avec l’autre. La parole vient à l’être, comme le prolongement de son corps, dans le rapport à celui qui lui
fait face. Ce qui relie les êtres humains entre eux, en tant qu’ils se présentent comme des individus distincts pouvant
se tenir ensemble, ce qui les tient : c’est la parole. Tenir parole consiste précisément à respecter l’accord, le contrat,
ou toute forme juridique par laquelle se construit un espace politique de négociation et de coopération. Par le
langage, les êtres humains se tiennent ensemble, lorsqu’ils se placent sous la contrainte normative de règles et de
normes : dans ce cas, les individus sont institués dans un montage de discours qu’ils incorporent. Autrement dit, ils
incarnent l’institution. Etre institué c’est pouvoir représenter l’autorité d’un régime de valeurs et de normes
légitimatrices par l’accomplissement même de ses propres actions. L’individu institué fait partie d’un corps social, au
sens strict du terme : il intègre physiquement cette corporéité en vivant dans un bâtiment qui représente l’institution.
L’architecture représente la parole instituée : autrement dit, un montage de discours qui produit de la société au
sens juridique du terme, en tant que la société définit légalement une entreprise, un lieu définit par des « activités
finalisées » selon l’expression de l’anthropologue Gérard Althabe.
2 Michel de CERTEAU, L’absent de l’histoire, Paris, Mame, Repères, 1973.
3 Maurice GODELIER, Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, Paris, Albin Michel, coll. Bibliothèques Idées, 2007, p.114.