i. la sagesse n`est pas restee dans l`enfance de la philosophie

I. LA SAGESSE N’EST PAS RESTEE DANS L’ENFANCE DE LA
PHILOSOPHIE
1. Il n’est pas si facile de « sortir de Hegel ». Et notamment ici : Hegel disant qu’il débute par la
philosophie des Chinois, mais « pour n’en plus parler par la suite » ; car si l’on trouve bien chez
eux des philosophèmes, on n’y trouve pas encore de philosophie. S’appuyant sur l’idée
husserlienne que toute pensée fait partie d’un ensemble historique considéré désormais en tant que
« monde vécu », que les pensées développées dans les différentes civilisations sont donc à prendre
comme autant de « spécimens anthro-pologiques », puisqu’elles sont autant de variations de ce
« monde vécu », sans qu’aucune, par conséquent, n’ait à se prévaloir d’une position d’exception
ou simplement de droits particuliers, Merleau-Ponty veut voir en « Orient » plus qu’une pensée
qui n’a pas encore accédé au concept. Car cet Orient fournit à l’Occident l’occasion de
redécouvrir jusqu’à son idée de la vérité et du concept ; et, « par ce biais, les civilisations qui
n’ont pas notre équipement philosophique ou économique reprennent une valeur
d’enseignement ». Reste que « l’équipement » est d’un seul côté et que l’enseignement, en ce cas,
proviendrait d’une absence. À travers ces « variantes d’humanité dont nous sommes si loin »,
nous retrouvons la possibilité de penser « d’où sont nées nos institutions théoriques » : « d’où »,
c’est-à-dire de quel « champ d’existence » que leur long succès nous a fait oublier (et que leur
« crise » actuellecelle du « savoir occidental », cf. Husserlnous conduirait à reconsidérer). Si
attentif qu’il soit aux « rapports latéraux » que chaque culture entretient avec les autres,
l’occidentale aussi, Merleau-Ponty n’en est pas pour autant sorti du préjugé hégémonique de la
philosophie. La phrase aurait même quelque chose d’accablant si elle n’était due à l’ignorance
plus qu’à la naïveté (et, de cette ignorance, c’est la sinologie qui, confinée dans sa spécialité
pour s’éviter de penser, est responsable) : « La “puérilité” de l’Orient a quelque chose à nous
apprendre, ne serait-ce que l’étroitesse de nos idées d’adulte. » De précautionneux guillemets n’y
changent rien : s’il se découvre à l’étroit dans sa pensée, l’Occident n’en considère pas moins que
c’est lui qui a tracé, par son histoire de la philosophie, l’axe de la pensée humaine.
Pour sortir de Hegel, et plus particulièrement de l’ethnocentrisme, en tant que logo-centrisme,
dans lequel il nous établit d’emblée, il n’y aurait donc d’autre moyen, on nous l’a assez appris,
que de le « renverser ». Car, en prétendant seulement le dépasser, comme Husserl ou Merleau-
Ponty, on reste priset prisonnierdans l’idée d’un développement historique vis-à-vis duquel
c’est l’« Occident », d’Athènes à Berlin, qui d’office sert de cadreet les autres pensées, parce
qu’elles sont sorties de leur propre cadre, en deviendront méconnaissables. Opéré terme à terme
pour découvrir à la philosophie, et mieux que par les notions de sujet et d’objet, l’essence propre
de son territoire, c’est bien ce renversement qu’entend conduire Deleuze dans son Qu’est-ce que
la philosophie ? : à la place de la nécessité, on fera valoir à nouveau les droits irréductibles de la
contingence ; à la place de l’origine, on soulignera après Nietzsche (et Nietzsche est bien notre
autre accès à la Grèce) l’importance de l’atmosphère et du « milieu » ; voire, et pour charger
l’opposition, à la place de la « nature », on revendiquera la « grâce ». Bref, il n’est pas d’autre
alternative à l’historiographiecelle avec laquelle s’est confondue la philosophieque la
« géographie ». De là, le projet, nouveau, d’une « géophilosophie ». Pour penser les autres
pensées selon leur propre cadre, et redonner ainsi sa chance à l’hétérotopie, faisons-en, non plus
l’histoire, mais la carte… Mais voilà que la carte, ainsi tracée, ne change rien à l’histoire, celle
qu’on répète depuis Hegel ; le renversement est si bien conduit qu’au fond il revient au même : la
philosophie est née en Grèce, mieux, elle fut « une chose grecque » (p. 89). Car seule la Grèce
pense par concepts et non point par figures, seule elle a conçu un plan d’immanence de la pensée ;
ailleurs (en Chine), ce qu’on rencontre « n’est pas exactement philosophique », mais du « pré-
philosophique ». Or, qui dit pré-philosophique sous-entend que la pensée n’a pas encore accédé à
la philosophie : qu’elle est restée en deçàqu’elle est restée en enfance. Mais bien sûr, comme le
disait Merleau-Pontyet l’universalisme humaniste est sauf, on a tant à apprendre des
enfants…
À la question qu’il ne cesse de se poser : y a-t-il eu ailleurs de la philosophie ? – l’Occident
continue ainsi à répondre en biaisant, en Normand, par un « oui mais ». « Oui », parce qu’on n’a
pas à douter qu’on ait pu penser ailleurs aussi (et, devenant plus critique à l’égard de son
ethnocentrisme d’antan, l’Europe appuie de plus en plusmais seulement idéologiquement, et
non d’un point de vue philosophiquesur cette possibilité) ; mais, parce que l’Europe est la seule
formation historique à avoir opéré un retournement « miraculeux » sur elle-même (d’où, grâce à
son idée de la vérité, elle a réussi à émerger de sa particularité anthropologique ; cf. Husserl,
Merleau-Ponty) ; ou parce que ne s’est opérée qu’en Grèce la rencontre entre un « milieu » (mais
de migrants) et le plan d’immanence de la pensée (Deleuze). Or, l’Europe (et la philosophie) ne
pourra sortir de cette ambiguïté tant qu’elle n’aura pas pensé une autre possibilité de pensée que la
philosophie : ne pensant pas par concepts (en fonction de la vérité) et qui ne soit pas, pour autant,
son autre traditionnel (celui de la religion, relevant du mystère, impliquant la foi). Autrement dit,
tant qu’elle ne se sera pas formé un concept de la sagesse comme alternative à la philosophie. Car,
sur la sagesse de l’« Orient », elle phantasme de plus en plus souvent (le Tao !), et même elle s’y
convertit parfois (les sectes), mais sans encore la penser. Elle ne la pense pas avec les moyens qui
sont les siens, elle ne la conçoit pas. On attend toujours une philosophie de la sagesse (au même
titre qu’il existe une philosophie de la religion).
À preuve l’ambiguïté qui demeure chez Deleuze et abîme, çà et là, son très beau Qu’est-ce que
la philosophie ?. Car, tantôt, sa catégorie du pré-philosophique y est conçue, dans une percée
théorique, comme un non-philosophique dont on soupçonne qu’il est peut-être « plus au cœur de
la philosophie » que la philosophie même (p. 43) ; et, tantôt, elle est ramenée, de façon banale, à
ce qui n’a pas pu accéder à la possibilité de la philosophie et reste d’avant la philosophie (p. 89).
Et l’ambigté devient criante quand il est question de la sagesse. Instaurant un plan d’immanence
« comme un crible tendu sur le chaos », les philosophes s’opposeraient en ce sens « aux Sages »
« qui sont des personnages de la religion », qui sont des « prêtres » ; « sagesse ou religion » « peu
importe », est-il encore dit ailleurs (p. 86). Or il importe, justement, et cet « ou », glissé en
passant, ne saurait faire accepter une assimilation dont on voit trop comme elle arrange la
philosophie : car seule la philosophie se serait dégagée d’une pensée primitive demeurée dans le
respect des puissances, seule elle aurait réussi à penser la « pure » immanence. Or, à y regarder de
plus près, on découvrirait, en Chine, une pensée de la sagesse qui ne s’est constituée comme telle
qu’en se démarquant (très tôt) de la religion, mais sans entrer en conflit avec elle, comme l’a fait
la raison européenne, et n’a pas connu la théologie comme l’autre de la philosophie ; ainsi qu’une
pensée de l’immanence qui, parce qu’elle n’a pas eu à penser le chaos (d’où l’attention portée
ensuite par la philosophie au doute, au questionnement), n’a pas pensé l’immanence comme
« plan » (comme le définit Deleuze : suivant sa fonction de « crible »), mais comme fonds (ce que
je viens d’appeler le fonds d’immanence). Voire, à y regarder de plus près, ou plutôt par l’autre
bout, c’est-à-dire à partir de ce biais qu’est pour nous la Chine, ce ne serait pas la sagesse qui se
révélerait parente de la religionet entretiendrait un lien douteux avec elle (via la révélation, j’y
reviendrai) – mais bien plutôt la philosophie.
II. FALLAIT-IL FAIRE UNE FIXATION
SUR LA VERITE ?
1. Car, sur la vérité, la philosophie s’est « fixée » : par attachement officiel à son égard, en en
faisant la valeur déclarée, mais aussi parce qu’elle s’est arrêtée sur elle, une fois son exigence
reconnue, et n’en a plus décollé. C’est sur elle qu’elle n’a cessé désormais de prendre position et
de camper : dans cette « plaine de la vérité », où gisent immobiles les principes et les formes, elle
n’a cessé de trouver sa « pâture » (Phèdre, 248 b) ; dans cette « plaine de la vérité », elle ne s’est
pas lassée de construire (l’édifice en surplomb de la théorie, d’où la vérité se laisserait
« contempler ») ; aussi bien que de creuser : suivant le cheminement souterrain de la réflexion, en
vue d’en déceler les gisements secrets. Toujours plus haut, pour la mieux découvrirou plus
profond, pour la mieux exploiter. Mais sans plus quitter cet objectif et ouvrir d’autre voie à la
pensée.
Or, la Chine rouvrirait un embranchementelle rappellerait une autre possibilité. Ou plutôt,
c’est la philosophie, vue de Chine, qui, à partir de la figure du sage, qu’on découvre partout,
auréolée de légende, à l’aube des grandes civilisations, apparaîtrait un embranchement particulier
se détachant de la voie de la sagesse en ne gardant plus pour objectif que la vérité. Car si, avec le
développement de la disputatio entre les écoles, elle rencontre la possibilité de la philosophie, la
pensée chinoise, on l’a vu, ne s’engage jamais complètement en ce senselle ne se braque pas sur
le vrai : elle n’en fait pas une notion totale – globale –, elle n’en fait pas la Vérité. Elle ne cesse
d’être itinérante et de varier. Elle ne s’immobilise jamais complètement pour bâtir ou forer. Car
elle ne vise pas tant à faire connaître qu’à faire réaliser, elle ne vise pas tant à trouver, à prouver,
qu’elle n’élucide des cohérences (le lif’ chinois). Nietzsche demandait : pourquoi avons-nous
voulu le vrai plutôt que le non-vrai (ou l’incertitude ou l’ignorance) ? La question se voulait
radicale, et même la plus radicale, mais elle est encore conçue du dedans de la tradition
européenne, bien que la prenant à revers : elle ose toucher à la valeur de la vérité, mais sans sortir
de sa référence, elle reste axée sur elle et ne remet pas en question le monopole que la vérité a fait
subir à la pensée. Du point de vue de la sagesse, la question deviendrait : comment a-t-on puet
fallait-il ? – faire une fixation sur la vérité ? Et si, au lieu que ce soit la sagesse qui n’eût pas
accédé à la philosophie, c’était la philosophie qui, en Grèce, en se braquant sur le vrai, avait
dérapé hors de la sagesse ? Comme une excroissance qui, une fois apparue, n’en finirait plus
d’évoluer. Il y aurait bien histoireet même progrèsmais comme d’une anomalie de la pensée.
La bifurcation, dès lors, n’est pas tant entre la Chine et la Grèce, elle ne se limite pas à leur cas
particulier, elle n’est pas historiquepuisque ces deux cultures se sont ignoréesmais théorique.
Elle se renouvelle chaque fois que la pensée, en se braquant sur le vrai, devient la philosophie. Et
dès lors qu’on remonte à ce carrefour, bien loin de paraître le devenir nécessaire de l’esprit
humain, comme elle s’est décrite et qu’on a fini banalement par le croire, la quête de la véri
redevient étrange : par son obstination, telle qu’elle se voit elle-même, ou par son obsession, telle
qu’on la voit du dehors, elle redevient une aventure étonnante, voire aberrantefascinante en tout
cas ; et qu’elle se soit universalisée, ou plutôt standardisée aujourd’hui, en s’exportant à travers le
monde, ne change rien à son caractère généalogiquement très particulier.
(Textes extraits de François Jullien, Un sage est sans idée, Paris, éditions du Seuil, 2013)
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