La notion de règle et ses paradoxes : une ouverture sur la philosophie de Wittgenstein Guy Wallet 24 octobre 2003 Ce texte a été écrit dans le cadre de la préparation d’un exposé au séminaire du réseau REPERE à l’Université de La Rochelle le 23 octobre 2003. Basé sur de nombreuses analyses publiées sur des thèmes proches sinon identiques, ce travail non original a pour seule vocation de diffuser la démarche de Wittgenstein tout en offrant à l’auteur l’occasion d’affiner sa propre compréhension du sujet traité. Toute une mythologie est déposée dans notre langage. (L. Wittgenstein, Investigations philosophiques.) 1 Introduction Ludwig Wittgenstein naquit à Vienne en Autriche en 1889. Il s’engagea dans des études de mécanique et pour parfaire sa formation d’ingénieur en aéronautique, il s’installa en 1908 à Manchester en Grande-Bretagne. Il montra rapidement un vif intérêt pour les fondements des mathématiques et de la logique, ce qui le conduisit à s’établir à Cambridge en 1911 afin de travailler avec Bertrand Russell. Il fit une énorme impression auprès de ce dernier et commença un travail de recherche en philosophie du langage et de la logique. En ce qui concerne la logique, on lui attribue l’invention des tables de vérité du calcul des propositions. A la déclaration de la guerre en 1914, il revint en Autriche pour s’enrôler dans l’armée. Tout en participant aux combats sur divers fronts de la guerre, il termina son premier chef-d’œuvre, le célèbre et énigmatique Tractatus logico-philosophicus. Cet ouvrage, le seul de lui qui fut publié de son vivant, traite des formes de la représentation du réel, des limites de la pensée et du langage, de la nécessité logique et des propositions logiques. Le point de vue développé dans ce livre fut à l’origine du Cercle de Vienne et du développement du "positivisme logique" entre les deux guerres. Après la guerre, Wittgenstein abandonna le champ philosophique pendant une dizaine d’année. Il revint à Cambridge en 1929 pour reprendre sa réflexion philosophique avec pour premier objectif la critique du Tractatus dans lequel il commençait à déceler des erreurs importantes. C’est 1 pour cette raison que l’on parle du "deuxième Wittgenstein" à propos de son travail philosophique entre 1929 et sa mort en 1951. Son deuxième chef-d’œuvre, les Investigations philosophiques, fut publié après sa mort en 1953. L’œuvre du deuxième Wittgenstein est une lente et difficile élaboration d’une conception radicalement nouvelle de la philosophie, portant principalement sur le langage, la nécessité, les couleurs, la psychologie philosophique, les mathématiques, la certitude. En opposition avec la conception cartésienne, il place l’être humain dans sa globalité comme sujet de l’interrogation philosophique sur l’esprit, indiquant que les formes de pensée de l’homme sont indissociables de sa vie sociale, de ses comportements, de son corps, de ses joies et peines, en bref de sa forme de vie. Le corps humain est la meilleur image-tableau de l’âme humaine. (L. Wittgenstein, Big Typescript.) La philosophie de Wittgenstein a la réputation d’être obscure et, en tant que telle, réservée à une poignée de spécialistes. A l’opposé, le personnage Wittgenstein exerce une véritable fascination auprès d’un large public, au point d’occulter son œuvre proprement dite. Sans tomber dans cette forme extrème d’idolâtrie, il peut être intéressant pour éclairer sa philosophie d’avoir quelques éléments sur sa propre forme de vie. Cette dernière fut, à l’image de l’époque tragique dans laquelle elle s’est inscrite, relativement originale et tourmentée. Dans le cadre d’une profonde crise sprirituelle et morale qui l’affecta à ce moment de sa vie, il vécut sa participation à la grande guerre en première ligne sur le front est puis le front sud comme une mise à l’épreuve face à son destin d’homme. Il livra un véritable combat personnel pour avoir le courage d’affronter à la fois la brutalité de la vie de la troupe et la mort probable sur un champ de bataille tout en pousuivant l’écriture du Tractatus. Héritier d’une très riche famille industrielle, il fit don de sa fortune en 1919. Il opta ensuite pour le métier d’instituteur en milieu rural, puis devint jardinier dans un monastère. Ensuite, il conçut une maison de style moderniste pour sa sœur Margaret ; il supervisa la construction de l’édifice qui depuis, est devenu un modèle architectural. Accueilli à Cambridge avec un statut d’universitaire, il ne supportait pas les rites et honneurs inhérents à cette vénérable institution ; il se retira fréquemment de longs mois dans une sorte de cabane isolée en Norvège ou en Irlande pour poursuivre seul sa recherche. Pendant la deuxième guerre mondiale, il s’engagea dans des postes subalternes (portier, aide-laboratoire,...) dans des services de santé à Londre et Newcastle. Le mystère de sa vie affective et sexuelle alimente des rumeurs sur son éventuelle homosexualité. Ses carnets personnels révèlent une vision pessimiste de l’époque moderne, une insatisfaction permanente quant à l’intérêt de son travail et même de sa vie, un souci exacerbé de l’honnêteté intellectuelle. L’extrème tension de sa pensée semble inséparable d’une profonde inquiétude spirituelle et morale. Et pourtant, ses derniers mots ont été "Dites-leur que cette vie a été merveilleuse pour moi". Le texte que je présente ne prétend pas à l’originalité. C’est une présentation des réflexions du second Wittgenstein sur la notion de règle qui s’appuie non seulement sur les écrits et notes du philosophe mais aussi sur les analyses de nombreux commentateurs. En particulier, j’ai largement utilisé les études et ouvrages suivants sans prendre le soin de séparer nettement mes propres phrases de celles des auteurs en question dont par ailleurs je recommande vivement la lecture : 2 J. Bouveresse, La Force de la Règle, Les Editions de Minuit, 1987. J. Bouveresse, Le "Paradoxe de Wittgenstein" ou comment peut-on suivre une règle, numéro hors série de la revue Sud, 1986. C. Chauviré et J. Sackur, Le Vocabulaire de Wittgenstein, Ellipses, 2003. H-J Glock, Dictionnaire de Wittgenstein, Gallimard, 2003. G.G. Granger, Invitation à la Lecture de Wittgenstein, Editions Alinea, 1990. P.M.S. Hacker, Wittgenstein, Editions du Seuil, 2000. R. Monk, Wittgenstein le Devoir de Génie, Editions Odile Jacob, 1993. En ce qui concerne les écrits de Wittgenstein, j’ai principalement utilisé les ouvrages suivants : Remarques philosophiques, Gallimard. Grammaire philosophique, Gallimard. Le cahier bleu et le cahier brun, Gallimard. Remarques sur les fondements des mathématiques, Editions Gallimard. Investigations philosophiques, Gallimard. Mathématicien et non philosophe de métier, j’ai conscience de prendre quelques risques en m’engageant sur un sujet aussi profondément philosophique et général que celui des règles. Il aurait été sans doute plus facile pour moi d’illustrer certains aspects de la pensée de Wittgenstein en rapport avec les mathématiques comme je l’ai fait dans de précédents travaux sur l’objectivité et la signification en mathématiques. Cependant, l’approche de Wittgenstein via les problèmes de fondement des mathématiques présente quelques inconvénients : d’une part la faible diffusion publique de la culture mathématique en fait un outil limité pour l’introduction à ce philosophe, d’autre part, cette approche pourrait faussement laisser entendre que Wittgenstein est un philosophe des mathématiques. A ce propos, il est notable que le point de vue de ce philosophe est plutôt mal reçu dans le milieu des mathématiciens et philosophes des mathématiques, plus exactement par la petite frange qui prétend le connaître. Cela est sans doute en rapport avec la virulence de la charge de Wittgenstein contre les conceptions majoritaires de cette communauté qui, depuis l’adoption de la métaphysique ensembliste, hésite entre platonisme, formalisme et refus de tout questionnement philosophique. Ma seule originalité dans ce travail est peut-être de ne pas trouver d’incompatibilité majeure entre ma pratique passionnée des mathématiques et mon investigation non moins passionnée de la pensée de Wittgenstein. 2 Un "concept d’air de famille" Les règles jouent un rôle central dans la philosophie de Wittgentstein. Selon lui, parler, écrire, raisonner, calculer, déduire, mesurer, jouer... sont des activités gouvernées par des règles. Mais qu’est-ce qu’un règle ? Wittgenstein n’a jamais donné une définition générale et univoque de cette notion. En effet, il s’agit pour lui d’un concept d’air de famille. 3 Je ne puis caractériser mieux ces analogies que par le mot : "ressemblance de famille" ; car c’est de la sorte que s’entrecroisent et que s’enveloppent les unes sur les autres les différentes ressemblances qui existent entre les différents membres d’une famille : la taille, les traits du visage, la couleur des yeux, la démarche, le tempérament, etc. (L. Wittgenstein, Investigations philosophiques.) On rencontre là une autre notion importante introduite et valorisée par Wittgenstein pour contredire le dogme selon lequel un concept général est toujours une propriété commune à tous les cas relevant du concept. Pour lui, c’est la "soif de généralité" et "l’attitude dédaigneuse à l’égard des cas particuliers" qui nous égarent trop souvent dans la recherche platonicienne de l’essence. Un concept d’air de famille est un concept non nettement délimitée par une définition générale. Dans l’argumentaire de Wittgenstein, le jeu en général est l’exemple typique d’un concept de ce genre. Comment expliquer à quelqu’un ce que c’est qu’un jeu ? Je pense que nous lui décririons des jeux et nous ajouterions : ceci et autres chose semblables se nomment "jeux". En savons-nous davantage ? Est-ce que ce ne serait qu’à autrui que nous ne saurions dire exactement ce que c’est qu’un jeu ? - Mais ce n’est pas là de l’ignorance. Nous ne connaissons pas de limite, parce qu’il n’y en a point de tracée. Comme je l’ai dit, nous pouvons tracer une limite dans un but particulier. Est-ce à partir de là seulement que nous rendons le concept pratiquable ? Nullement ! A moins que ce ne soit dans ce but particulier. (L. Wittgenstein, Investigations philosophiques.) Un concept d’air de famille est précisé par la donnée d’exemples et/ou de conditions partielles (nécessaires mais non suffisantes ou suffisantes mais non nécessaires...) qui montrent ce qu’est le concept en question avec une imprécision intrinsèque portant en particulier sur les limites de son champ d’application. Conformément à ce point de vue, voici des exemples de situations où nous appliquons ou suivons des règles : – utiliser à nouveau le mot ‘certainement’ ; – qualifier de ‘rouge’ un nouvel objet ; – écrire le pluriel du mot ‘chou’ ; – ajouter 2 à un nouveau nombre ; – répéter le même nombre ; – continuer la suite 1,4,9,25... A partir de ces exemples et de tous ceux que l’on peut maintenant imaginer, mais aussi des multiples remarques de Wittgenstein et de ses commentateurs, il est possible de cerner quelques traits importants des règles. (a) Les règles sont des standards de correction. Elles ne décrivent pas la façon dont les hommes utilisent (un mot, une couleur, une loi grammaticale, une transformation arithmétique...), mais elle définissent en quoi consiste l’utilisation correcte (d’un mot, d’une couleur, d’une loi grammaticale, d’une transformation arithmétique...). (b) Il ne faut pas confondre une règle qui est une fonction normative et son expression qui est la forme linguistique qui permet de la décrire. 4 (c) Chaque règle gouverne un nombre a priori illimité d’occasions d’application. Une règle ne s’applique pas une unique fois. (d) L’expression d’un règle n’emprunte pas nécessairement une forme linguistique particulière. Ce qui compte est de savoir si l’expression concernée a une fonction normative dans le contexte donné. (e) Croire que l’on applique une règle n’assure pas que l’on suit effectivement la règle. (g) Agir en conformité avec une règle n’assure pas que l’on suit effectivement la règle. Celui qui suit la règle X en faisant l’action Y doit reconnaître X comme raison de son action Y. Une règle ne peut pas être totalement ignorée de celui qui l’applique. Cette intentionnalité peut être seulement virtuelle : l’agent invoquerait la règle en cas de demande de justification. 3 Le problème de "suivre une règle" Le problème philosophique principal posé par les règles est le suivant : comment une règle peut-elle déterminer à l’avance ce qui comptera comme une application correcte d’ellemême dans chaque situation nouvelle ? Imaginons par exemple un élève appliquant de manière itérative en partant de 0 la consigne "ajouter 2 au nombre précédent". Il énonce "2,4,6,...,102,...,996,998,1000". Comment se fait-il qu’après 500 applications correctes de la règle, celle-ci continue à exercer ses effets et le contraint, sauf erreur contingente, à continuer "1002,1004,..." ? Comment l’apprentissage initial de la règle assorti de l’observation d’un nombre limité d’exemples peuvent-ils déterminer un nombre illimité d’étapes ? Sur quoi repose exactement la régularité et la concordance des hommes dans leurs pratiques réglées (par exemple leurs pratiques linguistiques) ? Pour éviter tout malentendu sur la suite du développement, il est fondamental de comprendre que l’on se pose là une question philosophique. Il ne s’agit pas de chercher des causes à un comportement observé. Cela serait le travail du scientifique (neuro-biologiste, psychologue, spécialiste des sciences cognitives, spécialiste de l’apprentissage et de la didactique) qui détermine des causes dans son champ spécifique par un jeu dialectique entre hypothèses, prévisions et expériences. Notre perplexité concernant la manière dont les règles s’appliquent est de nature philosophique et on ne peut pas y répondre en invoquant des causes portant sur des faits naturels. Nous ne cherchons pas les causes mais les raisons. Nous ne voulons pas savoir ce qui fait que nous appliquons une règle de cette manière mais ce qui nous justifie dans cette pratique. Cette distinction entre raisons et causes chez Wittgenstein a été explicitée clairement mais de manière un peu simplifiée par Waismann. Comment raison et cause se distinguent-elles ? Imaginons que quelqu’un écrive au cours d’un calcul différents chiffres. A la question de savoir pourquoi il a écrit précisément ces chiffres, il y a deux réponses différentes. Il peut dire "J’ai calculé d’après telle ou telle règle." Il répond alors par la raison. Mais il aurait également pu dire : "Dans mon cerveau se sont déroulés des processus de telle ou telle espèce, ils ont innervé les muscles de mes doigts d’une manière telle 5 que cela a engendré précisément les mouvements de l’écriture." Dans ce cas-là il nous désigne la cause. Il nous saute à présent aux yeux qu’un homme ne connaît pas, de façon générale, la cause de son action, ou du moins qu’il se trompera facilement lorsqu’il s’agit de l’indiquer. De façon remarquable, nous admettrons qu’il ne peut pas se tromper dans l’indication de la raison : il est bien plutôt le seul qui connaisse la raison. Autrement dit, nous appelons raison ce qu’il indique comme raison. La cause d’une action résulte de l’observation, et cela de façon hypothétique ; c’est-à-dire d’une manière telle que des expériences supplémentaires peuvent la confirmer ou la réfuter. La cause de mon action, quelqu’un d’autre qui m’observe pourra sans doute l’établir mieux que moi ; la raison, je suis seul à la savoir. (F. Waismann, Logic, Sprache, Philosophie.) Aller au delà dans la discussion de cette distinction cause/raison nécessiterait un long développement à lui tout seul. Néanmoins, on voit là une nouvelle caractéristique de la philosophie de Wittgenstein dans le fait que le champ d’activité de cette dernière est radicalement distinct de celui de la science. On pourrait nommer "philosophie" ce qui est possible avant toutes nouvelles découvertes et toutes nouvelles inventions. (L. Wittgenstein, Investigations philosophique.) Revenons au problème de "suivre une règle". Dans le cas d’une règle aussi simple que "répéter indéfiniment le même nombre", on a l’impression que le problème ne se pose pas du tout. En effet, quoi de plus simple que de refaire exactement la même chose ? Mais, n’est-ce pas le sens même de ce qu’est l’application correcte d’une règle, aussi complexe et imprécise soit-elle, que de faire à nouveau la chose que l’on a toujours faite en appliquant cette règle ? Sauf à tomber dans un argument circulaire, le problème de l’application correcte d’une règle n’est pas résolu par la remarque qu’il s’agit de refaire la même chose. Car que signifie refaire la même chose sinon appliquer une nouvelle fois la règle correctement ? Autrement dit, appliquer à nouveau la règle correctement est synonyme de faire la même chose L’emploi du mot "règle" et l’emploi du mot "même" sont étroitement liés. (L. Wittgenstein, Investigations philosophiques.) et il faut donc admettre que si "suivre une règle" pose un problème, cela est autant valable dans le cas d’une règle complexe que dans celui d’une règle triviale comme "répéter indéfiniment le même nombre". La mythologie des règles à laquelle s’attaque Wittgenstein : une règle détermine mécaniquement à l’avance toutes ses applications, contraignant celui qui l’applique comme s’il était placé sur des rails. Ces rails sont là indépendamment de la pratique elle-même. Acquérir la maîtrise d’une règle revient à engager des rouages mentaux sur des rails ayant une forme d’existence objective. Cette conception mécaniste quelque peu grossière possède une variante plus subtile : le platonisme. Selon ce dernier, la règle est un mécanisme logique, par conséquent exempt 6 de pannes, qui nous entraîne inexorablement dans l’application répétée de la règle. Située dans le monde platonicien des entités logiques et autres idées pures, cette machinerie est appréhendée par l’esprit lors de l’apprentissage de la règle, suite à quoi il se trouve contraint par un déterminisme sans faille. Dans le cas de règles non explicitement codifiées comme la pratique d’un langage, on invoque un universel appréhendé lors de l’apprentissage de la langue, qui est supposé constitué un mécanisme susceptible de maintenir l’usage sur des rails. L’idée de ce genre de mécanisme hypothétique est essentiellement destinée à combler un vide apparent. Ce dernier est celui qui existe entre le petit nombre de choses que nous apprenons et le nombre illimité de choses que nous sommes supposés savoir. Le vide est renforcé par le sentiment d’extrème sécurité avec lequel nous continuons à appliquer une règle une fois qu’elle est comprise. Enfin, la concordance des hommes dans l’application des règles milite pour une forme d’objectivité de ces mécanismes. 4 Distinguer le normatif du factuel Pour Wittgenstein, le mécanisme/platonisme est au plus une expression métaphorique de l’assurance que nous éprouvons lorsque nous appliquons une règle ; en tout cas, cela ne peut pas être une justification de cette assurance. L’erreur commence lorsque cette métaphore est interprétée comme une explication causale. C’est la recherche des causes de la sereine inexorabilité avec laquelle nous appliquons indéfiniment une règle qui nous amène à postuler un mécanisme hypothétique. L’observation cruciale de Wittgenstein est que cette quète confond "être déterminée par un état de fait" et "être déterminé par une stipulation". Lorsque l’on affirme que tel résultat est correct, on ne fait pas une prédiction sur le résultat mais on stipule ce que l’on doit obtenir. Pour comprendre la force de cet argument, il faut préciser la distinction fondamentale que Wittgenstein instaure entre le normatif et le factuel, entre d’une part ce qu’il nomme de manière très générale la grammaire et d’autre part la partie descriptive du langage. Pour notre philosophe, les "règles grammaticales" sont les normes pour l’usage correct du langage et donc de la pensée. "L’essence s’exprime dans la grammaire" car cette dernière spécifie ce qui peut être dit de manière sensée. L’ensemble des règles grammaticales constituent l’armature des formes du langage à partir de laquelle il est possible de décrire les faits, de communiquer avec nos semblables, de faire des hypothèses sur les faits, d’établir des prédictions, etc. Pour Wittgenstein, la plupart des problèmes philosophiques sont engendrés par des malententendus grammaticaux. Le plus fréquent consiste à confondre "proposition empirique" et "proposition grammaticale". Une proposition grammaticale est une phrase qui est utilisée pour exprimer une règle. Cela ne se voit pas à la forme de la proposition considérée mais à la manière dont elle est utilisée. La chose se complique d’autant plus qu’une proposition empirique peut, dans certaines circonstances, acquérir le statut de proposition grammaticale. Par exemple, la phrase généralement empirique "ce chat est noir" peut être utilisée pour définir la couleur noire à un jeune enfant. N’étant soumise à aucune responsabilité envers la réalité, la grammaire est arbitraire, c’est-à-dire qu’elle est sous-déterminée par les faits. Un même ensemble de faits pour7 rait être décrit par des langages radicalement différents munis de grammaires (au sens de Wittgenstein) radicalement différentes. Cette autonomie des régles grammaticales est opposée à la dépendance des propositions empiriques envers ce qu’elles décrivent. La grammaire n’a à rendre de comptes à aucune réalité. Les règles grammaticales déterminent la signification, qui ne l’est pas déjà (elles la constituent) et ne sont, par le fait, responsable envers aucune signification et, dans cette mesure, arbitraires. (L. Wittgenstein, Grammaire philosophique.) Wittgenstein soutient que, paradoxe apparent, l’intangibilité d’une règle grammaticale découle de son caractère arbitraire : c’est parce qu’elle ne dépend en rien de la réalité factuelle qu’elle s’offre à celui qui l’adopte comme quelque chose d’inviolable. De même que le mouvement d’un volet de fenêtre est possible parce qu’il s’appuie sur des gonds fermement fixé dans le mur, l’usage descriptif de notre langage est possible parce qu’il s’organise autour de points fixes grammaticaux sur lesquels il est possible de s’appuyer en toute sécurité. Celui qui applique une règle met en œuvre une norme (une règle grammaticale). Cette dernière étant arbitraire, aucun mécanisme, aucune réalité, aucun fait-dans-le-monde ne le contraint dans cette mise en œuvre. La règle ne nous prend pas à la gorge pour nous guider, elle est seulement comme un poteau indicateur que nous sommes libre de suivre ou d’ignorer. Comment comprendre cette liberté ? 5 Le double écueil du scepticisme et du consensus communautère Wittgenstein évoque le cas d’un élève appliquant la règle "ajouter 2 au nombre précédent" en partant de 0 en énonçant les nombres suivants "2, 4, 6,..., 996, 998, 1000, 1004, 1008, 1012,...". A celui qui lui fait remarquer qu’il se trompe après l’obtention de 1000, il rétorque que non, qu’il applique bien la règle, que pour lui continuer à faire la même chose c’est passer de 1000 à 1004, puis de 1004 à 1008, etc. Autrement dit, son interprétation de la règle et celle de son interlocuteur sont identiques jusqu’au nombre 1000, et ensuite elles divergent. En l’absence d’un encrage de la règle dans un forme d’objectivité qui permettrait de trancher, on ne voit pas très bien comment surmonter cette divergence. De manière générale, nous ne savons jamais, en toute rigueur, si celui qui applique une règle apparemment de manière correcte, n’en a pas en vérité une interprétation déviante dont le caractère incorrect ne se serait pas encore dévoilé. Si la règle ne m’est pas imposée par un mécanisme, s’il est déraisonnable de penser qu’elle a elle-même déterminé à l’avance tous les cas de son application, qu’est-ce qui m’assure qu’au bout d’un certain temps je ne suis pas entrain d’appliquer une autre règle ? Finalement, si aucune contrainte extérieure ne s’impose à celui qui applique une règle, s’il en est le seul juge et interprète, n’importe laquelle de ses actions pourrait être déclarée par lui une application correcte de la règle. Mais alors, peut-on encore parler de règle ? Cette forme de scepticisme de la règle semble conduire tout droit à l’annihilation du concept de règle. 8 C’était là notre paradoxe : aucune manière d’agir ne pourrait être déterminée par une règle, puisque chaque manière d’agir pourrait se conformer à la règle. La réponse était : si toute manière d’agir peut toujours se conformer à la règle, elle pourrait également la contredire. Et de la sorte il ne pourrait y avoir ni conformité ni contradiction. (L. Wittgenstein, Investigations philosophiques.) Certain commentateurs ont suggéré que Wittgenstein évite l’écueil du scepticisme en mettant en avant le consensus communautère. Fort de l’analyse du philosophe selon laquelle une règle strictement privée n’a pas de sens, que les règles dépendent des habitudes collectives, que ce sont des pratiques publiques, on peut être amené à penser que c’est le jugement communautère qui stabilise le statut d’une règle par la mise en place de critères : un individu est jugé maîtriser cette règle si ses réponses concordent avec celles de la communauté dans un nombre suffisant de cas et si ses quelques réponses incorrectes ne paraîssent pas trop étranges pour être qualifiées d’erreurs accidentelles. Si l’on accepte cette interprétation, suivre une règle correctement signifie faire ce que font la majorité des gens qui appliquent la règle. Pour savoir quel nombre il faut énoncer après le nombre 1000 par application de l’opération "ajouter 2", il faut observer ce que la majorité des hommes éduqués à suivre cette instruction trouvent naturel, évident, obligatoire d’énoncer, en l’occurence 1002. En conséquence, l’assertion portant sur le caractère correct de l’application d’une règle devient une proposition empirique. Arrivé à ce point de l’analyse, il est clair que Wittgenstein ne peut que rejetter l’interprétation par le consensus communautère. En effet, cette dernière supprime l’opposition entre le normatif et le factuel. Ce n’est pas l’accord majoritaire entre les hommes qui décident ce qui est correct ou ne l’est pas en ce qui concerne l’application d’une règle grammaticale. La proposition arithmétique "25 × 25 = 625" est totalement différente de la proposition "la plupart des hommes considèrent que 25×25 est égale à 625". Sinon, la proposition "25 × 25 6= 626" voudrait dire qu’il n’y a pas d’accord entre les hommes pour attribuer le résultat 626 à l’opération "25 × 25", ce qui serait le cas même si les hommes ne calculaient pas. Si une proposition de la logique disait que les hommes s’accordent entre eux de telle manière, alors son contraire dirait qu’il y a absence d’accord et non pas qu’il existe un accord d’une autre espèce. Une proposition grammaticale au sens de Wittgenstein ne peut pas être une proposition de l’histoire naturelle des hommes. 6 En guise de conclusion La mythologie platonicienne et le scepticisme radical ont tous les deux la même origine : l’instauration artificielle entre une règle et ses applications d’une distance problèmatique qui n’existe pas dans la pratique. Or, suivre une règle est fondamentalement une pratique. Penser qu’"il y a un écart entre une règle et son application" relève avant tout de la "crampe mentale". La relation entre une règle et son application est interne. C’est une connexion grammaticale dont la solidité 9 est sans commune mesure avec une connexion empirique. Entre une règle et son application, il y a une différence de catégorie (comme entre une capacité et son exercice) mais non un écart qu’il faudrait combler. L’accord communautère est une condition d’arrière-plan : la capacité remarquable des hommes à partager des normes est une condition qui permet la définition et l’application concordante de règles. Mais "appliquer une règle correctement" ne veut pas dire "faire ce que font la plupart des gens". Néanmoins, on ne peut pas disjoindre les règles des pratiques collectives qui consistent à appeler telle action "obéir à la règle" et telle autre action "enfreindre la règle". Les relation internes sont rendues effectives par nos pratiques normatives. Il y a dans nos pratiques, nos jeux de langages, nos formes de vie des faits ultimes au delà desquels la justification ne peut plus aller. C’est sur le fond de ces pratiques que la notion de règle et d’application correcte d’une règle prend son sens. Il n’y a pas d’interprétation ultime : "l’interprétation s’arrête quelque part". La factualité brute de notre pratique ne laisse pas de place au scepticisme. Conforté par une pratique constante et collective de ce mode de comportement, celui qui accède à la maîtrise d’une règle s’est en fait forgé une image de la façon dont la règle s’applique. Cette image est intemporelle et immatérielle. Elle est inséparable de la règle, elle est la règle elle-même. Ce n’est pas une entité existant indépendamment de celui qui l’adopte et elle n’exerce pas une contrainte extérieur sur lui. C’est une manière de voir et d’agir à laquelle il adhère pleinement. C’est un point de vue et une pratique auxquels il s’est converti. C’est une norme qui, par une comparaison plus ou moins explicite, définit la bonne application, permet de mesurer l’adéquation d’une action à la règle, fonde l’opinion que c’est bien la même règle qui est appliquée. Sur le plan strictement philosophique, on ne peut que constater la formidable aptitude des hommes à fonctionner ainsi et à s’accorder collectivement dans les pratiques qui en découlent. Avec la précision importante qu’il ne s’agit pas d’un accord dans les opinions mais dans une forme de vie. Ce type de réponse peut sembler grandement insatisfaisant, surtout pour celui qui est en attente d’une construction intellectuelle apportant une solution théorique au problème de suivre une règle. A nouveau, nous sommes là face à une idée forte de Wittgenstein : les problèmes philosophiques, au moins ceux auxquels il s’est intéressés, ne se résolvent pas par la théorie ; à la place d’une "solution théorique", il propose une forme de thérapie ayant pour but de faire perdre au problème posé sa pertinence, en quelque sorte de le dissoudre. Cette thérapie prend la forme du questionnement déroutant et captivant qui caractèrise sa forme d’activité philosophique. La philosophie place seulement toute chose devant nous, et n’explique ni ne déduit rien. Puisque tout est étalé devant nos yeux, il n’y a rien à expliquer. Car ce qui est caché, par exemple, ne nous intéresse pas. (L. Wittgenstein, Investigations philosophique.) Je termine en évoquant la manière dont la position de Wittgenstein est habituellement reçue par le public de culture philosophique lorqu’il fait l’effort de l’appréhender et de ne pas s’en tenir au clichet, bien évidemment infamant, d’un tenant pur et dure du positivisme logique. En caricaturant à peine, il me semble qu’il existe en gros deux attitudes. Il y a ceux qui rejettent son point de vue, souvent violement, pour la raison qu’il se réduit 10 à un mélange de trivialités sans intérêt et de développements irrémédiablement obscurs sans rapport avec la vraie profondeur conceptuelle qui devrait caractériser à leurs yeux la philosophie sérieuse. A l’opposé, il y a ceux qui, séduits par la radicalité et l’originalité de cette démarche, pensent ou pressentent que Wittgenstein met en place une conception profondément nouvelle et riche de la philosophie. N’est-il pas vrai que ce philosophe a lui-même indiqué que ses idées ne pouvaient être reçues que par celui qui y est préparé par une certaine inclination personnel ? Il se peut que ce livre ne soit compris que par celui qui aura lui-même déjà pensé les pensées qui y sont exprimées - ou des pensées analogues. (L. Wittgenstein, Préface du Tractatus logico-philosophicus.) 11