La notion de règle et ses paradoxes : une
ouverture sur la philosophie de Wittgenstein
Guy Wallet
24 octobre 2003
Ce texte a été écrit dans le cadre de la préparation d’un exposé au séminaire du réseau REPERE
à l’Université de La Rochelle le 23 octobre 2003. Basé sur de nombreuses analyses publiées sur
des thèmes proches sinon identiques, ce travail non original a pour seule vocation de diffuser la
démarche de Wittgenstein tout en offrant à l’auteur l’occasion d’affiner sa propre compréhension
du sujet traité.
Toute une mythologie est déposée dans notre langage.
(L. Wittgenstein, Investigations philosophiques.)
1 Introduction
Ludwig Wittgenstein naquit à Vienne en Autriche en 1889. Il s’engagea dans des études
de mécanique et pour parfaire sa formation d’ingénieur en aéronautique, il s’installa en
1908 à Manchester en Grande-Bretagne. Il montra rapidement un vif intérêt pour les fon-
dements des mathématiques et de la logique, ce qui le conduisit à s’établir à Cambridge
en 1911 afin de travailler avec Bertrand Russell. Il fit une énorme impression auprès de ce
dernier et commença un travail de recherche en philosophie du langage et de la logique.
En ce qui concerne la logique, on lui attribue l’invention des tables de vérité du calcul des
propositions. A la déclaration de la guerre en 1914, il revint en Autriche pour s’enrôler
dans l’armée. Tout en participant aux combats sur divers fronts de la guerre, il termina
son premier chef-d’œuvre, le célèbre et énigmatique Tractatus logico-philosophicus. Cet
ouvrage, le seul de lui qui fut publié de son vivant, traite des formes de la représentation
du réel, des limites de la pensée et du langage, de la nécessité logique et des propositions
logiques. Le point de vue développé dans ce livre fut à l’origine du Cercle de Vienne
et du développement du "positivisme logique" entre les deux guerres. Après la guerre,
Wittgenstein abandonna le champ philosophique pendant une dizaine d’année. Il revint à
Cambridge en 1929 pour reprendre sa réflexion philosophique avec pour premier objectif
la critique du Tractatus dans lequel il commençait à déceler des erreurs importantes. C’est
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pour cette raison que l’on parle du "deuxième Wittgenstein" à propos de son travail phi-
losophique entre 1929 et sa mort en 1951. Son deuxième chef-d’œuvre, les Investigations
philosophiques, fut publié après sa mort en 1953. L’œuvre du deuxième Wittgenstein est
une lente et difficile élaboration d’une conception radicalement nouvelle de la philosophie,
portant principalement sur le langage, la nécessité, les couleurs, la psychologie philoso-
phique, les mathématiques, la certitude. En opposition avec la conception cartésienne, il
place l’être humain dans sa globalité comme sujet de l’interrogation philosophique sur
l’esprit, indiquant que les formes de pensée de l’homme sont indissociables de sa vie so-
ciale, de ses comportements, de son corps, de ses joies et peines, en bref de sa forme de
vie.
Le corps humain est la meilleur image-tableau de l’âme humaine.
(L. Wittgenstein, Big Typescript.)
La philosophie de Wittgenstein a la réputation d’être obscure et, en tant que telle, ré-
servée à une poignée de spécialistes. A l’opposé, le personnage Wittgenstein exerce une
véritable fascination auprès d’un large public, au point d’occulter son œuvre proprement
dite. Sans tomber dans cette forme extrème d’idolâtrie, il peut être intéressant pour éclai-
rer sa philosophie d’avoir quelques éléments sur sa propre forme de vie. Cette dernière
fut, à l’image de l’époque tragique dans laquelle elle s’est inscrite, relativement originale
et tourmentée. Dans le cadre d’une profonde crise sprirituelle et morale qui l’affecta à
ce moment de sa vie, il vécut sa participation à la grande guerre en première ligne sur
le front est puis le front sud comme une mise à l’épreuve face à son destin d’homme. Il
livra un véritable combat personnel pour avoir le courage d’affronter à la fois la brutalité
de la vie de la troupe et la mort probable sur un champ de bataille tout en pousuivant
l’écriture du Tractatus. Héritier d’une très riche famille industrielle, il fit don de sa for-
tune en 1919. Il opta ensuite pour le métier d’instituteur en milieu rural, puis devint
jardinier dans un monastère. Ensuite, il conçut une maison de style moderniste pour sa
sœur Margaret ; il supervisa la construction de l’édifice qui depuis, est devenu un modèle
architectural. Accueilli à Cambridge avec un statut d’universitaire, il ne supportait pas les
rites et honneurs inhérents à cette vénérable institution ; il se retira fréquemment de longs
mois dans une sorte de cabane isolée en Norvège ou en Irlande pour poursuivre seul sa
recherche. Pendant la deuxième guerre mondiale, il s’engagea dans des postes subalternes
(portier, aide-laboratoire,...) dans des services de santé à Londre et Newcastle. Le mystère
de sa vie affective et sexuelle alimente des rumeurs sur son éventuelle homosexualité. Ses
carnets personnels révèlent une vision pessimiste de l’époque moderne, une insatisfaction
permanente quant à l’intérêt de son travail et même de sa vie, un souci exacerbé de l’hon-
nêteté intellectuelle. L’extrème tension de sa pensée semble inséparable d’une profonde
inquiétude spirituelle et morale. Et pourtant, ses derniers mots ont été "Dites-leur que
cette vie a été merveilleuse pour moi".
Le texte que je présente ne prétend pas à l’originalité. C’est une présentation des ré-
flexions du second Wittgenstein sur la notion de règle qui s’appuie non seulement sur les
écrits et notes du philosophe mais aussi sur les analyses de nombreux commentateurs. En
particulier, j’ai largement utilisé les études et ouvrages suivants sans prendre le soin de
séparer nettement mes propres phrases de celles des auteurs en question dont par ailleurs
je recommande vivement la lecture :
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J. Bouveresse,La Force de la Règle, Les Editions de Minuit, 1987.
J. Bouveresse,Le "Paradoxe de Wittgenstein" ou comment peut-on suivre une règle,
numéro hors série de la revue Sud, 1986.
C. Chauviré et J. Sackur,Le Vocabulaire de Wittgenstein, Ellipses, 2003.
H-J Glock,Dictionnaire de Wittgenstein, Gallimard, 2003.
G.G. Granger,Invitation à la Lecture de Wittgenstein, Editions Alinea, 1990.
P.M.S. Hacker,Wittgenstein, Editions du Seuil, 2000.
R. Monk,Wittgenstein le Devoir de Génie, Editions Odile Jacob, 1993.
En ce qui concerne les écrits de Wittgenstein, j’ai principalement utilisé les ouvrages
suivants :
Remarques philosophiques, Gallimard.
Grammaire philosophique, Gallimard.
Le cahier bleu et le cahier brun, Gallimard.
Remarques sur les fondements des mathématiques, Editions Gallimard.
Investigations philosophiques, Gallimard.
Mathématicien et non philosophe de métier, j’ai conscience de prendre quelques risques
en m’engageant sur un sujet aussi profondément philosophique et général que celui des
règles. Il aurait été sans doute plus facile pour moi d’illustrer certains aspects de la pensée
de Wittgenstein en rapport avec les mathématiques comme je l’ai fait dans de précédents
travaux sur l’objectivité et la signification en mathématiques. Cependant, l’approche de
Wittgenstein via les problèmes de fondement des mathématiques présente quelques in-
convénients : d’une part la faible diffusion publique de la culture mathématique en fait
un outil limité pour l’introduction à ce philosophe, d’autre part, cette approche pourrait
faussement laisser entendre que Wittgenstein est un philosophe des mathématiques. A
ce propos, il est notable que le point de vue de ce philosophe est plutôt mal reçu dans
le milieu des mathématiciens et philosophes des mathématiques, plus exactement par la
petite frange qui prétend le connaître. Cela est sans doute en rapport avec la virulence de
la charge de Wittgenstein contre les conceptions majoritaires de cette communauté qui,
depuis l’adoption de la métaphysique ensembliste, hésite entre platonisme, formalisme
et refus de tout questionnement philosophique. Ma seule originalité dans ce travail est
peut-être de ne pas trouver d’incompatibilité majeure entre ma pratique passionnée des
mathématiques et mon investigation non moins passionnée de la pensée de Wittgenstein.
2 Un "concept d’air de famille"
Les règles jouent un rôle central dans la philosophie de Wittgentstein. Selon lui, parler,
écrire, raisonner, calculer, déduire, mesurer, jouer... sont des activités gouvernées par des
règles. Mais qu’est-ce qu’un règle ? Wittgenstein n’a jamais donné une définition générale
et univoque de cette notion. En effet, il s’agit pour lui d’un concept d’air de famille.
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Je ne puis caractériser mieux ces analogies que par le mot : "ressemblance
de famille" ; car c’est de la sorte que s’entrecroisent et que s’enveloppent les
unes sur les autres les différentes ressemblances qui existent entre les différents
membres d’une famille : la taille, les traits du visage, la couleur des yeux, la
démarche, le tempérament, etc.
(L. Wittgenstein, Investigations philosophiques.)
On rencontre là une autre notion importante introduite et valorisée par Wittgenstein pour
contredire le dogme selon lequel un concept général est toujours une propriété commune
à tous les cas relevant du concept. Pour lui, c’est la "soif de généralité" et "l’attitude
dédaigneuse à l’égard des cas particuliers" qui nous égarent trop souvent dans la recherche
platonicienne de l’essence. Un concept d’air de famille est un concept non nettement
délimitée par une définition générale. Dans l’argumentaire de Wittgenstein, le jeu en
général est l’exemple typique d’un concept de ce genre.
Comment expliquer à quelqu’un ce que c’est qu’un jeu ? Je pense que nous
lui décririons des jeux et nous ajouterions : ceci et autres chose semblables
se nomment "jeux". En savons-nous davantage ? Est-ce que ce ne serait qu’à
autrui que nous ne saurions dire exactement ce que c’est qu’un jeu ? - Mais ce
n’est pas là de l’ignorance. Nous ne connaissons pas de limite, parce qu’il n’y
en a point de tracée. Comme je l’ai dit, nous pouvons tracer une limite dans
un but particulier. Est-ce à partir de là seulement que nous rendons le concept
pratiquable ? Nullement ! A moins que ce ne soit dans ce but particulier.
(L. Wittgenstein, Investigations philosophiques.)
Un concept d’air de famille est précisé par la donnée d’exemples et/ou de conditions par-
tielles (nécessaires mais non suffisantes ou suffisantes mais non nécessaires...) qui montrent
ce qu’est le concept en question avec une imprécision intrinsèque portant en particulier
sur les limites de son champ d’application.
Conformément à ce point de vue, voici des exemples de situations où nous appliquons ou
suivons des règles :
utiliser à nouveau le mot ‘certainement’ ;
qualifier de ‘rouge’ un nouvel objet ;
écrire le pluriel du mot ‘chou’ ;
ajouter 2 à un nouveau nombre ;
répéter le même nombre ;
continuer la suite 1,4,9,25...
A partir de ces exemples et de tous ceux que l’on peut maintenant imaginer, mais aussi
des multiples remarques de Wittgenstein et de ses commentateurs, il est possible de cerner
quelques traits importants des règles.
(a) Les règles sont des standards de correction. Elles ne décrivent pas la façon dont
les hommes utilisent (un mot, une couleur, une loi grammaticale, une transformation
arithmétique...), mais elle définissent en quoi consiste l’utilisation correcte (d’un mot,
d’une couleur, d’une loi grammaticale, d’une transformation arithmétique...).
(b) Il ne faut pas confondre une règle qui est une fonction normative et son expression
qui est la forme linguistique qui permet de la décrire.
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(c) Chaque règle gouverne un nombre a priori illimité d’occasions d’application. Une règle
ne s’applique pas une unique fois.
(d) L’expression d’un règle n’emprunte pas nécessairement une forme linguistique parti-
culière. Ce qui compte est de savoir si l’expression concernée a une fonction normative
dans le contexte donné.
(e) Croire que l’on applique une règle n’assure pas que l’on suit effectivement la règle.
(g) Agir en conformité avec une règle n’assure pas que l’on suit effectivement la règle.
Celui qui suit la règle X en faisant l’action Y doit reconnaître X comme raison de son
action Y. Une règle ne peut pas être totalement ignorée de celui qui l’applique. Cette in-
tentionnalité peut être seulement virtuelle : l’agent invoquerait la règle en cas de demande
de justification.
3 Le problème de "suivre une règle"
Le problème philosophique principal posé par les règles est le suivant : comment une règle
peut-elle déterminer à l’avance ce qui comptera comme une application correcte d’elle-
même dans chaque situation nouvelle ? Imaginons par exemple un élève appliquant de
manière itérative en partant de 0 la consigne "ajouter 2 au nombre précédent". Il énonce
"2,4,6,...,102,...,996,998,1000". Comment se fait-il qu’après 500 applications correctes de la
règle, celle-ci continue à exercer ses effets et le contraint, sauf erreur contingente, à conti-
nuer "1002,1004,..." ? Comment l’apprentissage initial de la règle assorti de l’observation
d’un nombre limité d’exemples peuvent-ils déterminer un nombre illimité d’étapes ? Sur
quoi repose exactement la régularité et la concordance des hommes dans leurs pratiques
réglées (par exemple leurs pratiques linguistiques) ?
Pour éviter tout malentendu sur la suite du développement, il est fondamental de com-
prendre que l’on se pose là une question philosophique. Il ne s’agit pas de chercher des
causes à un comportement observé. Cela serait le travail du scientifique (neuro-biologiste,
psychologue, spécialiste des sciences cognitives, spécialiste de l’apprentissage et de la di-
dactique) qui détermine des causes dans son champ spécifique par un jeu dialectique
entre hypothèses, prévisions et expériences. Notre perplexité concernant la manière dont
les règles s’appliquent est de nature philosophique et on ne peut pas y répondre en in-
voquant des causes portant sur des faits naturels. Nous ne cherchons pas les causes mais
les raisons. Nous ne voulons pas savoir ce qui fait que nous appliquons une règle de cette
manière mais ce qui nous justifie dans cette pratique.
Cette distinction entre raisons et causes chez Wittgenstein a été explicitée clairement mais
de manière un peu simplifiée par Waismann.
Comment raison et cause se distinguent-elles ? Imaginons que quelqu’un écrive
au cours d’un calcul différents chiffres. A la question de savoir pourquoi il a
écrit précisément ces chiffres, il y a deux réponses différentes. Il peut dire "J’ai
calculé d’après telle ou telle règle." Il répond alors par la raison. Mais il aurait
également pu dire : "Dans mon cerveau se sont déroulés des processus de telle
ou telle espèce, ils ont innervé les muscles de mes doigts d’une manière telle
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