LE PATRIOTE RÉSISTANT
N° 911 - septembre 2016
conditions de vie très différentes. Les
pires frappaient (mis à part les travail-
leurs forcés juifs, d’ailleurs après 1944
utilisés surtout hors des frontières du
Reich), les Soviétiques, femmes, hommes
et enfants. Leurs conditions de travail
étaient des plus dures. Ils recevaient
les rations alimentaires et les attribu-
tions de vêtements les plus réduites, et
étaient logés dans des centres consti-
tués en général de baraquements mi-
nables toujours bondés. La main d’œuvre
polonaise n’était pas beaucoup mieux
traitée, alors que les travailleurs forcés
de l’ouest de l’Europe, en général des
hommes, avaient des conditions un peu
meilleures.
Les services de sécurité nazis et les
provocateurs idéologiques ont jusqu’au
bout considéré les étrangers avec mé-
fiance. D’une part, ils estimaient que la
présence d’une aussi nombreuse main
d’œuvre étrangère mettait en danger la
sécurité intérieure. De l’autre, ils crai-
gnaient de mettre en cause la politique
qui mettait « le peuple allemand au-
dessus de tout » (Volkstumspolitik), car
les Allemands avaient forcément des
contacts avec les étrangers. On s’effor-
çait de séparer clairement les deux po-
pulations, dans l’espace et la vie sociale.
La législation constituée par le « Décret
sur les Polonais » de mars 1940 et les
« Décrets sur les travailleurs de l’Est »
de février 1942 étaient appliqués sous le
contrôle de l’« Office central du Reich
pour la Sécurité » (RSHA). Ces régu-
lations racistes exigeaient que les tra-
vailleurs soviétiques et polonais soient
regroupés dans des camps de baraques
entourées d’une enceinte. Ils devaient
porter sur leurs vêtements des insignes
de reconnaissance : les « travailleurs
de l’Est » le sigle « OST », les Polonais
un « P ». Les moindres manquements,
comme « indolence au travail », « rup-
ture de contrat » ou le fait de sortir du
camp sans autorisation étaient punis
de l’envoi en « camp d’éducation au
travail » ou en camp de concentration.
La surenchère
de la « race pure »
De nombreuses dispositions concer-
naient l’« interdiction de relations »
entre Allemands et étrangers. Dans le
cas de contacts sexuels avec des femmes
allemandes (ou un simple soupçon),
les hommes soviétiques ou polonais
risquaient une exécution capitale pu-
blique. La punition pour les femmes
allemandes allait de l’humiliation et
du déshonneur par la tonte des che-
veux, à des peines de prison ou même
à l’envoi en KZ. Les hommes allemands
ayant eu des contacts avec des étran-
gères étaient punis de façon nettement
moins lourde.
La propagande nazie justifiait cette
isolation des travailleurs étrangers par
le prétexte de protéger la « sécurité
publique ». On présentait les étran-
gers comme constituant un danger,
dont il fallait préserver la population
allemande. L’« hébergement dans des
camps », comme on appelait dans le
jargon nazi l’entassement sous bonne
garde dans des baraquements, contri-
buait à confirmer l’image de l’étranger
comme dangereux. Quelqu’un qui était
parqué dans un camp se voyait automa-
tiquement affligé d’une image d’être
indiscipliné et « étranger à la commu-
nauté », que l’on devait contraindre à
respecter l’« ordre ». En conséquence,
la plupart des Allemands ne prenaient
absolument pas conscience de l’injustice
dont les travailleurs étrangers étaient
victimes. Souvent, comme le prouvent
d’innombrables prises de position adres-
sées aux autorités nazies ou à la police,
c’étaient de très ordinaires « citoyens
du peuple » (Volksgenossen, le terme
créé par les nazis) qui réclamaient des
mesures encore plus sévères contre les
travailleurs forcés.
Un point supplémentaire explique
l’acceptation des mesures nazies : après
1942, pratiquement aucun travail de bas
niveau, salissant, ou mal rétribué ne
fut plus accompli par des Allemands.
L’échelle sociale dans les entreprises fut
artificiellement prolongée de quelques
échelons vers le bas. Ainsi le moins qua-
lifié des travailleurs allemands se si-
tuait automatiquement au-dessus d’un
collègue étranger, qu’il pouvait pous-
ser au travail. Cette évolution dans la
structure sociale a contribué à créer
parmi les ouvriers une large approba-
tion du nazisme, qui n’évolua que très
peu jusqu’à la fin de la guerre.
Dans tous les domaines de la société,
ségrégation et sélection ont maintenu
l’« ordre » dans l’Etat nazi. On le voit
de façon particulièrement horrible dans
le traitement des nouveau-nés étran-
gers. Au début, les travailleuses for-
cées enceintes étaient renvoyées dans
leur pays d’origine. Mais ce fut interdit
par Fritz Sauckel à la fin de 1942, pour
éviter de perdre ces femmes comme
main d’œuvre. Polonaises et femmes
de l’Est enceintes devaient rester sur
place en tant que force de travail in-
dispensable. Les autorités firent dès
lors tout leur possible pour éviter les
naissances, qui signifiaient la perte de
plusieurs semaines de travail, et pour
éviter de mettre en danger la « pure-
té » de la « race supérieure » allemande.
Dans l’hiver 1942-43, l’Etat nazi étendit
les possibilités d’avortements pour les
travailleuses de l’Est et les Polonaises.
Ce qui était interdit aux « précieux »
Allemands devint la règle pour les tra-
vailleuses forcées considérées comme
« racialement inférieures ». Sur ordre
des autorités allemandes, des dizaines
de milliers d’avortements furent réali-
sés, souvent contre la volonté de la fu-
ture mère. Si malgré tout, des enfants
naissaient dans les camps de travailleurs
forcés, les mères devaient retourner au
travail quelques jours après l’accouche-
ment, et ne parlons pas des soins mé-
dicaux insuffisants et de la mauvaise
situation alimentaire, en plus des condi-
tions hygiéniques misérables dans les
baraquements surpeuplés.
Le fait que les femmes, dans les quelques
semaines entourant la naissance, devaient
de toute façon manquer pour le travail
entraînait régulièrement des protestations
de la part des entreprises et des autorités
locales. Il n’existait pourtant pas de ré-
glementation à l’échelle du Reich concer-
nant le traitement des nouveau-nés. Les
instances régionales avaient donc en la
matière une large marge de man œuvre.
Camps pour enfants
La façon dont elles en tirèrent parti, et
dans quelle mesure elles recoururent à
des solutions meurtrières, est éclairé par
l’exemple de la circonscription (Landkreis)
de Sangerhausen, dans la Saxe-Anhalt
actuelle. En janvier 1943, le conseiller
de Land Hans Müllenbrock (qui dirigea
après-guerre la « centrale d’arbitrage pour
les questions d’apport de population »
du sénat de Berlin-ouest) exigea de pou-
voir renvoyer dans leur pays d’origine
les étrangères enceintes, bien que le plé-
nipotentiaire pour les questions de main
d’œuvre Fritz Sauckel l’ait interdit. Ne par-
venant pas à ses ns, Müllenbrock pro-
posa de transférer les nouveau-nés « dans
les pays de l’Est » : « Ainsi le problème se
trouverait totalement résolu et les enfants
étrangers ne seraient plus à la charge du
peuple alle mand ». Il renouvela sa pro-
position en janvier 1944, et réclama en
plus « la création dans le Gouvernement
général (la Pologne occupée) de camps
pour enfants dirigés par des Ukrainiens ».
Eectivement de tels camps pour enfants
furent créés, dès le début de 1943, non
pas en Pologne occupée, mais un peu
partout dans le Reich. Ces installations
reçurent le nom atteur de « Centres de
soins pour enfants étrangers ». On y en-
voyait les bébés séparés de leurs mères
rapidement après la naissance. Ils mou-
raient fréquemment dès les premières se-
maines. Ainsi, à Rühen en Basse-Saxe,
entre juin 1944 et avril 1945, moururent
au moins 350 enfants de travailleuses
forcées de Volkswagen. Le nombre total
d'enfants décédés dans ces centres est in-
connu, mais se situe sans doute au moins
autour de 50 000.
C’est avec la même brutalité que les au-
torités allemandes procédèrent envers
ceux des travailleurs forcés de l’Est qui
n’étaient plus considérés comme capables
de travailler. Les services du travail en
envoyèrent des milliers, sous prétexte
de maladies psychiques, dans les centres
d’« euthanasie », par exemple à Hadamar
en Hesse, où ils furent gazés. Selon l’es-
timation de l’historien Mark Spoerer,
entre 1933 et 1945 un total de 2,7 mil-
lions de travailleurs forcés perdirent la vie,
par surexploitation au travail, par assas-
sinat direct, par famine, par exposition
au froid, par maladies entraînées par des
conditions d’existence catastrophiques.
Jan Farion a eu de la chance. Ce jeune
Polonais embarqué pour Aix-la-Chapellle
en 1943, a survécu et a pu retourner dans
sa patrie avec ses parents après la guerre.
La photo d’identité de sa carte de travail
lui a servi plus tard de justicatif lorsqu’il
a déposé une demande de dédommage-
ment, ce qui lui permit de toucher en
2004, dix ans avant sa mort, une somme
relativement symbolique. La plupart de
ses compagnons de malheur n’ont pas
eu cette chance, ils étaient morts depuis
longtemps lorsque l’Allemagne, près de 60
ans après la guerre, nit enn par décider
de dédommager les travailleurs forcés.
Jens-chRistiAn WAgneR
ADMinistRAteuR De lA FonDAtion
PouR les MéMoRiAux De bAsse-sAxe
(traduction Jean-Luc Bellanger)
(1) L'article de Jens-Christian Wagner a d'abord
été publié dans Die Zeit Geschichte, H.4 /
2015, pp. 78-84.
(2) Un article a été consacré dans le PR
de décembre 2006 au sort des Internés
militaires italiens (IMI).
mémoire 13
Répartition par sexes et nationalités (en pourcentage) de la main-
d'œuvre étrangère en Allemagne nazie en 1943.
Hommes Femmes