Prise de position Jardins historiques et néophytes invasives Le groupe de travail de l’ICOMOS Suisse en charge de la sauvegarde des jardins salue les efforts actuels engagés par les milieux concernés par la protection de la nature en vue de faire reculer la prolifération des néophytes invasives. Il convient néanmoins de souligner que, en l’occurrence, la mission légale de sauvegarde des jardins relevant de la protection du patrimoine n’a jusqu’à ce jour pas été suffisamment prise en compte. L’ICOMOS Suisse encourage les milieux concernés par la protection de la nature et la sauvegarde du patrimoine à ouvrir le dialogue. L’objectif est de trouver une approche commune au niveau des jardins historiques, notamment les objets inventoriés ou mis sous protection. Les jardins historiques en tant que patrimoine La Suisse possède un patrimoine de jardins d’une grande richesse. La Liste des jardins et des installations historiques de la Suisse établie par l’ICOMOS répertorie près de 30'000 objets, nombre d’entre eux présentant une signification artistique, historique et urbanistique exceptionnelle. Nombre de ces installations constituent, en raison de leur statut de patrimoine jardinier, des témoins culturels majeurs qu’il est indispensable de sauvegarder. N’y figurent pas uniquement les nombreux jardins patrimoniaux « classiques », tels que les anciens parcs des châteaux et maisons de maître du XVIIIe siècle. De nombreux témoins de l’art du jardin du mouvement moderne du XXe siècle en font également partie. Leur substance principale est constituée par la plante, dont la mise en œuvre caractéristique reflète l’intention conceptuelle de leur époque de création. En font dès lors partie, outre les plantes indigènes, de nombreuses néophytes, des plantes qui ont été introduites en Europe après 1492. Les néophytes font depuis lors partie intrinsèque de l’art du jardin. La Loi fédérale sur la protection de la nature et du paysage (LPN) demande « de ménager et de protéger l'aspect caractéristique du paysage et des localités, les sites évocateurs du passé, les curiosités naturelles et les monuments du pays, et de promouvoir leur conservation et leur entretien » (LPN, art. 1a). La sauvegarde des jardins patrimoniaux s’inscrit également dans cette mission. La même loi enjoint en parallèle que soit soumise pour approbation l’acclimatation d’ « espèces végétales étrangères au pays ou à la région » (LPN, art. 23). En ce qui concerne les jardins patrimoniaux, cette exception est d’importance vitale, dans la mesure même où ces plantes font partie intégrante du témoignage culturel qu’incarne le jardin. Néophytes invasives Depuis 2008, l’Ordonnance sur la dissémination des organismes dans l’environnement règle la manière de traiter les « organismes exotiques envahissants » (art. 4 à 6 de l’ODE). Sont considérés comme invasifs les organismes susceptibles d’ « atteindre une densité de peuplement qui pourrait porter atteinte à la diversité biologique et à l'utilisation durable de ses éléments ou mettre en danger l'être humain, les animaux ou l'environnement ». L’ordonnance énumère 18 variétés de plantes (annexe 2 de l’ODE), qui ne peuvent être ni achetées, plantées, vendues ou disséminées dans l’environnement. Le sumac (Rhus typhina) figure par exemple parmi ces espèces. Tandis que l’ordonnance de mise en application exerce une contrainte légale, les « listes noires », ainsi que la « liste d’observation » n’ont pas d’effet contraignant. Elles répertorient les néophytes qui exercent un effet négatif, prouvé ou potentiel, sur les espèces indigènes. Les listes sont établies par Info Flora (Centre national de données et d’informations sur la flore de Suisse). Ces dernières mentionnent toute une série de plantes de jardin, telles que le buddléia de David (Buddleja davidii), le lupin à feuilles nombreuses (Lupinus polyphyllus), le robinier faux acacia (Robinia pseudoacacia), l’aster lancéolé (Aster novi-belgii) ou le paulownia (Paulownia tomentosa). L’ordonnance de mise en application est aujourd’hui reprise dans les règlements sur les constructions de nombreuses communes. L’interprétation qu’en fait le règlement sur les constructions type du canton de Berne exige, en se basant sur l’ordonnance de mise en application (annexe 2 de l’ODE), que les « plantes […] qui menacent la diversité biologique […] doivent être éradiquées dans les zones touchées et éliminées dans les règles de l’art ». Fondamentalement, cela ne concerne que les 18 plantes mentionnées dans l’ordonnance d’application. Dans quelle mesure le règlement de construction bernois entend-il mettre l’accent sur l’élargissement de l’ordonnance d’application, en y ajoutant préventivement des plantes figurant sur la liste noire ou sur la liste d’observation, c’est ce que la mise en application du règlement sur les constructions révélera. En ce qui concerne les jardins historiques de Suisse, notamment les objets inventoriés pour lesquels une protection est proposée, une telle évolution pourrait être profondément dommageable. La sauvegarde des jardins dignes de protection La sauvegarde moderne des jardins place la conservation de la substance d’origine au centre de son activité. Les jardins patrimoniaux, qui, sur la base de leurs plantes, incarnent un « patrimoine vivant », doivent être gérés de manière conservatoire. Ceci signifie par exemple que les plantations doivent être remplacées lorsqu’elles deviennent obsolètes. Lors de telles plantations ultérieures, il est important de respecter, outre l’endroit, la variété historique, sous peine de voir l’intention conceptuelle d’origine faussée, mettant ainsi en péril le caractère de témoin qui incombe au jardin patrimonial. Certaines des néophytes invasives figurant sur la liste noire ou la liste d’observation sont, notamment dans les jardins issus du mouvement moderne, des plantes particulièrement caractéristiques. La prédilection de cette époque pour les plantes lancéolées ou présentant une silhouette particulièrement pittoresque explique par exemple l’utilisation fréquente de robiniers faux acacia ou de paulawnias. Dans les réalisations de l’architecte paysagiste zurichois Willi Neukom (1917-1983), l’un des plus importants représentants du mouvement moderne d’après-guerre en Suisse, ces variétés de plantes jouent un rôle essentiel. Pour assurer la conservation et l’entretien des installations de cette époque, l’interdiction de certaines plantes, voire une mesure d’éradication signifierait la destruction volontaire d’un témoin culturel précieux. L’interdiction du sumac par l’ordonnance de mise en application a pour de nombreux jardins patrimoniaux du mouvement moderne des conséquences incalculables. A la mode dans les années 1950, cet arbuste a été utilisé dans de nombreux jardins historiques de valeur de cette époque. Sa replantation, qui serait fréquemment nécessaire pour des raisons de conservation, est néanmoins entre-temps interdite. Une approche différenciée est indispensable ! Des néophytes invasives peuvent entraîner des problèmes d’entretien majeurs dans les jardins historiques. Des plantes telles que la renouée (Reynoutria sp.) ou le solidago (Solidago canadensis) étouffent toute plantation élaborée et augmentent considérablement les frais d’entretien. Dans le cas de plantes d’ornement peu robustes, il n’est plus possible, dans des cas extrêmes, de maîtriser la situation autrement qu’en changeant le substrat. Le refoulement de la variété invasive fait dès lors partie tant des préoccupations de la sauvegarde du patrimoine que de celles de la protection de la nature. La situation n’est cependant pas toujours aussi évidente, notamment lorsque la plante invasive fait partie intrinsèque du concept historique des plantations. Dès lors, dans le domaine du patrimoine jardinier, le rôle d’un entretien régulier et qualifié joue un rôle prépondérant. Des semis de plantes pionnières telles que le paulownia ou le robinier faux acacia sont ainsi contrôlés sans le moindre problème. Les plantes qui tendent avant tout à se diffuser par rhizomes peuvent être domestiquées par le recours à des barrières racinaires. Le degré de nuisance des plantes au-delà des limites du jardin dépend du lieu, du fait que derrière la clôture se trouve le jardin suivant ou qu’il soit attenant à un site paysager protégé. En lieu et place d’une interdiction globale d’une variété de plante dans un jardin historique, il s’agit de mettre en œuvre une démarche différenciée et adaptée à la situation individuelle, prenant en compte tant les préoccupations de la protection de la nature que celles de la sauvegarde du patrimoine. La signification historique et culturelle de l’installation, les ressources disponibles pour l’entretien ou les caractéristiques des prolongements du jardin doivent être prises en compte. Pistes pour un dialogue dans le domaine des jardins historiques La sauvegarde du patrimoine et la protection de la nature partagent les mêmes racines spirituelles et des intérêts voisins sur le plan de la conservation. Quoique tous les deux soient nés d’un besoin social commun, on les accuse constamment d’être rétrogrades et hostiles à tout progrès économique. Au vu de la situation et des bases légales fournies par la protection de la nature et la défense du patrimoine, il est urgent de rechercher et de trouver des solutions communes à des problèmes analogues. L’une des conditions préalables repose non seulement sur les compétences respectives, mais également sur la connaissance des objectifs de chacun des partenaires dans leurs domaines respectifs. Le temps est dès lors venu de débattre à nouveau des objectifs communs. Zurich, le 2.12.2015, groupe de travail de l’ICOMOS en charge des jardins historiques Contact : [email protected] Bibliographie Sigel, Brigitt et al. (1998) : Naturschutz und Denkmalpflege. Wege zu einem Dialog im Garten. Institut für Denkmalpflege der ETH Zurich (éd.), Zurich Weber, Ewald (2013) : Invasive Pflanzen der Schweiz. Erkennen und bekämpfen. Berne