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SÉCULARISATION DE L’ISLAM EN TURQUIE
article
nes sécularisées, comme en Europe, ou en
voie de sécularisation. Ces identifi cations
ne peuvent se comprendre en référence
exclusive aux dogmes religieux, même si
les fi dèles, absorbés par une quête inté-
rieure de spiritualité, s’en réclament sin-
cèrement. Le recours au religieux ne té-
moigne pas d’une renaissance spirituelle,
mais de l’appropriation de l’appartenance
religieuse dans les discours et les prati-
ques sociales là où le défi cit du politique,
notamment, est accablant.
Lors de ce recours, le contenu transcen-
dant du religieux se transforme en dis-
cours utilitaire. L’identité-substance de la
religiosité traditionnelle s’efface devant
une identité-outil permettant aux fi dè-
les d’obtenir l’incommensurable à « bon
prix », car la vie religieuse engendre
pour eux toutes sortes de gratifi cations et
d’avantages sociaux, culturels, psychologi-
ques, économiques et politiques, souvent
inaccessibles, par d’autres voies. La reli-
gion n’est pas comprise aujourd’hui com-
me un système symbolique mis en œuvre
dans le but de s’extraire de la réalité his-
torique, qui serait vécue comme injuste
ou arbitraire, pour se réfugier dans l’uni-
vers métaphysique, où toute chose trouve
une explication et d’où proviennent les
conditions du salut. Au contraire, la re-
ligion s’apparente de nos jours au produit
de multiples rapports de force terrestres.
Ce produit constitue une ressource que
les fi dèles mobilisent afi n de s’intégrer da-
vantage à la réalité sociale et d’infl uer sur
son cours.
Comprendre la logique sociale
d’une identifi cation forte à l’islam
Au XXe siècle, la confrérie soufi e Nakshi-
bendi a formé en Turquie l’élément
principal de l’islam populaire et l’épine
dorsale de la résistance aux réformes
d’occidentalisation et de laïcisation du ré-
gime de Mustafa Kemal. Cette confrérie
représente la forme la plus ancienne, la
plus rigoriste, mais aussi la plus répandue
de l’islam populaire turc. Très légitimée
et infl uente auprès des masses populaires,
elle donne naissance à tous les partis isla-
mistes de l’échiquier politique turc depuis
les années vingt. Durant le siècle écoulé,
cette résistance islamiste servait pourtant
régulièrement de prétexte au méconten-
tement et encadrait la révolte populaire
contre des questions séculières. L’accès à
la modernité socioéconomique et la par-
ticipation politique accrue des couches
populaires vont en effet de pair avec une
affi rmation islamique forte. Cette effer-
vescence s’est de nos jours transformée
en un mouvement légaliste en voie de
sécularisation, qui s’organise tant dans la
société civile et dans le monde des affai-
res qu’en politique, sous forme de partis à
caractère conservateur, mais de moins en
moins confessionnel.
La branche la plus remarquable de la
confrérie Nakshibendi est celle de la mos-
quée Iskenderpasha à Istanbul. La bran-
che affi lie depuis les années cinquante
un nombre important de disciples (der-
viches), diplômés universitaires d’ori-
gine populaire et provinciale. En 2001,
le nombre de disciples de cette branche
particulière était estimé à un million de
personnes. Ayant su développer un esprit
de corps et une forte conscience politique,
cette branche a commencé à investir ses
ressources communautaires et idéologi-
ques dans des activités profanes dès la fi n
des années soixante : activités d’aide so-
ciale, entreprises commerciales, partis po-
litiques, organes de presse, établissements
d’enseignement et de santé.
Le leader historique de l’islamisme turc,
ancien ministre et Premier ministre