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LAREVUENOUVELLE - JANVIER 2009
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Les phénomènes sociaux communément
classés sous la rubrique du « retour au
religieux » ne font pas nécessairement
référence au déclin de la raison et au re-
nouveau d’une foi aveugle, et ce, même
dans le domaine islamique. Les identi -
cations religieuses se métamorphosent
tant en Occident que dans le reste de la
planète depuis ces dernières décennies et
s’adaptent avec une étonnante capacité
aux conditions de vie actuelles. Il existe
un rapport entre la société, le politique et
la religion, propre aux sociétés contempo-
raines, qu’il est nécessaire de décoder. Il
sera dès lors possible de percevoir que la
religion n’est plus nécessairement le but
(ne l’a-t-il d’ailleurs jamais été ?), mais
parfois, et peut-être même souvent, le
moyen de l’activité politique, du discours
identitaire, de lentreprise économique,
de laction sociale, de l’expression cultu-
relle, etc.
Le « retour au religieux » devrait dès lors
être compris en termes de « recours au
religieux », qui semble être une modalité
centrale de la présence des identi cations
religieuses dans les sociétés contemporai-
Sécularisation
de l’islam en Turquie
Lislam joue un rôle majeur dans la présence du religieux en notre monde. Ce rôle in-
quiète, puisqu’en Occident, dans le reste du monde, et même chez beaucoup, au sein des
sociétés musulmanes, une identité islamique forte rime avec passéisme, intolérance et
violence. Une tendance forte islamique consistant à expliquer les sociétés musulmanes
par l’islam, contribue à légitimer une vision du monde qui consacre l’indépassable oppo-
sition entre l’Occident civilisé et l’Orient islamique, pensé comme repoussoir. Les sociétés
musulmanes y apparaissent comme monolithiques, ancrées dans leurs traditions immua-
bles, dépourvues de rationalité et incapables d’accéder au niveau de développement
économique et social enregist par le monde occidental. Les entités sociales musulma-
nes paraissent subir les structures politiques anhistoriques basées sur la religion. Cette
vision binaire octroie aux musulmans une altérité irréductible face à l’individu occidental
forcément moderne, cest-à-dire rationnel et sécularisé ou émancipé des traditions re-
ligieuses. Une telle approche ne peut satisfaire une compréhension contemporaine des
pratiques sociales musulmanes, marquées en Turquie par l’apparition d’une bourgeoisie
musulmane sécularisée.
URAL MANÇO
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SÉCULARISATION DE L’ISLAM EN TURQUIE
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nes sécularisées, comme en Europe, ou en
voie de sécularisation. Ces identi cations
ne peuvent se comprendre en référence
exclusive aux dogmes religieux, même si
les fi dèles, absorbés par une quête inté-
rieure de spirituali, sen réclament sin-
cèrement. Le recours au religieux ne té-
moigne pas d’une renaissance spirituelle,
mais de l’appropriation de l’appartenance
religieuse dans les discours et les prati-
ques sociales où le dé cit du politique,
notamment, est accablant.
Lors de ce recours, le contenu transcen-
dant du religieux se transforme en dis-
cours utilitaire. L’identité-substance de la
religiosité traditionnelle s’efface devant
une identité-outil permettant aux fi dè-
les d’obtenir l’incommensurable à « bon
prix », car la vie religieuse engendre
pour eux toutes sortes de grati cations et
d’avantages sociaux, culturels, psychologi-
ques, économiques et politiques, souvent
inaccessibles, par d’autres voies. La reli-
gion nest pas comprise aujourd’hui com-
me un système symbolique mis en œuvre
dans le but de sextraire de la réalité his-
torique, qui serait vécue comme injuste
ou arbitraire, pour se réfugier dans l’uni-
vers métaphysique, où toute chose trouve
une explication et d’où proviennent les
conditions du salut. Au contraire, la re-
ligion s’apparente de nos jours au produit
de multiples rapports de force terrestres.
Ce produit constitue une ressource que
les fi dèles mobilisent afi n de s’intégrer da-
vantage à la réalité sociale et d’in uer sur
son cours.
Comprendre la logique sociale
d’une identifi cation forte à l’islam
Au XXe siècle, la confrérie soufi e Nakshi-
bendi a formé en Turquie l’élément
principal de l’islam populaire et l’épine
dorsale de la résistance aux réformes
d’occidentalisation et de laïcisation du ré-
gime de Mustafa Kemal. Cette confrérie
représente la forme la plus ancienne, la
plus rigoriste, mais aussi la plus répandue
de l’islam populaire turc. Ts légitimée
et infl uente auprès des masses populaires,
elle donne naissance à tous les partis isla-
mistes de l’échiquier politique turc depuis
les années vingt. Durant le siècle écoulé,
cette résistance islamiste servait pourtant
régulièrement de prétexte au méconten-
tement et encadrait la révolte populaire
contre des questions séculières. Laccès à
la modernité socioéconomique et la par-
ticipation politique accrue des couches
populaires vont en effet de pair avec une
affi rmation islamique forte. Cette effer-
vescence s’est de nos jours transformée
en un mouvement légaliste en voie de
cularisation, qui sorganise tant dans la
société civile et dans le monde des affai-
res qu’en politique, sous forme de partis à
caractère conservateur, mais de moins en
moins confessionnel.
La branche la plus remarquable de la
confrérie Nakshibendi est celle de la mos-
quée Iskenderpasha à Istanbul. La bran-
che affi lie depuis les années cinquante
un nombre important de disciples (der-
viches), diplômés universitaires d’ori-
gine populaire et provinciale. En 2001,
le nombre de disciples de cette branche
particulière était estimé à un million de
personnes. Ayant suvelopper un esprit
de corps et une forte conscience politique,
cette branche a commencé à investir ses
ressources communautaires et idéologi-
ques dans des activités profanes dès la fi n
des années soixante : activités daide so-
ciale, entreprises commerciales, partis po-
litiques, organes de presse, établissements
d’enseignement et de santé.
Le leader historique de lislamisme turc,
ancien ministre et Premier ministre
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LAREVUENOUVELLE - JANVIER 2009
article
Necmettin Erbakan ; Turgut Özal, an-
cien Premier ministre et huitième pré-
sident de la République turque ; Recep
Tayyip Erdogan, ancien maire dIstanbul
et Premier ministre actuel, sont les plus
connus des derviches de la branche. Pas
moins de quinze autres ministres, quel-
ques centaines de parlementaires élus du-
rant les quatre dernières décennies sortent
des rangs de la communau. Des milliers
d’autres disciples de la branche sont en-
core actifs dans la vie politique, admi-
nistrative, économique et acamique du
pays. Lancien Premier ministre Erbakan
devient dès 1969 le porte-parole des pe-
tits indépendants et des commerçants
provinciaux, ainsi que, un peu plus tard,
des habitants de bidonvilles récemment
arrivés dans les grandes villes turques. Ce
derviche Nakshibendi a longtemps prôné
une opposition farouche au grand capital
stambouliote et a vanté les mérites du dé-
veloppement économique autarcique, qui
devait assurer l’industrialisation du pays
par la création de grandes entreprises pu-
bliques. Lindustrialisation de la société
devait saccompagner de l’assainissement
spirituel au moyen d’un système éducatif
sérieusement réformé, afi n d’insuf er la
moralité islamique aux jeunes générations.
Erbakan percevait l’Europe comme une
entité chrétienne, impérialiste et hostile
à la Turquie, dont les seuls amis se trou-
vaient naturellement au sein du monde
musulman et attendaient que la Turquie
reprenne la direction de l’islam mondial,
comme au temps du califat ottoman.
Union européenne
et démocratisation
Lactuel Premier ministre Recep Tayyip
Erdogan fut pendant longtemps le pro-
tégé d’Erbakan. Il est dès lors étonnant
de voir le changement radical opéré par
ce dernier et ses amis politiques actuels,
dont bon nombre sont aussi des derviches
Nakshibendi. Le Parti de la justice et du
développement d’Erdogan af che depuis
sa fondation en 1999 une doctrine « dé-
mocrate-musulmane », qui érige en mo-
dèle daction politique la démocratie chré-
tienne européenne. Le Premier ministre
refuse l’étiquette d’islamiste, qui fut pour-
tant la sienne depuis ses débuts en politi-
que à la fi n des années septante. Ce chan-
gement dorientation trouve son origine
dans la transformation idéologique de la
branche Iskenderpasha de la confrérie
Nakshibendi, qui s’est concrétisée dans
les anes nonante sous la guidance du
cheikh M. Esad Cosan [Djochane] (1938-
2001). La doctrine du parti gouvernemen-
tal fait de l’adhésion à l’Union européen-
ne son objectif principal1.
L’ad hésion com munautai re sous-entend
la démocratisation progressive des struc-
tures politiques du pays, à l’image de ce
qui s’est produit sur le plan économique
entre 1980 et 1993 lorsque Turgut Özal,
lancien Premier ministre et psident
de la République, ainsi que « frère »
Nakshibendi d’Erdogan, ont favorisé la
libéralisation économique et louverture
au marché mondial. Cette politique fut
couronnée en 1996 par la rati cation de
l’Union douanière entre la Turquie et
l’Union européenne. La démocratisation
que le pays a connue entre 2002 et 2004
sous la conduite du gouvernement
Erdogan, qui est certes insuf sanet, mais
signifi cative en matière de minorités, de
1 On peut lire dans le mémorandum électoral du parti pré-
senté avant le scrutin législatif de novembre 2002 emporté
par la formation : « L’adhésion turque à l’Union est le
sultat naturel du processus de modernisation du pays. La
satisfaction des critères politiques et économiques d’adhé-
sion constitue un pas important pour le progrès de la nation
turque. » Le gouvernement Erdogan est reconduit avec un
programme similaire à l’issue des législatives anticipées de
juillet 2007 que le Parti de la justice et du développement
remporte avec 47 % des suffrages.
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SÉCULARISATION DE L’ISLAM EN TURQUIE
article
liberté d’expression et de culte, a permis
l’ouverture en octobre 2005 des négocia-
tions d’adhésion à l’Union européenne.
La bourgeoisie verte
La liralisation de léconomie et linté-
gration aux marchés mondiaux ont accé-
léré l’industrialisation et l’urbanisation
du pays, mais aussi la scolarisation et la
mobilité sociale de larges couches popu-
laires. Bien qu’inégalement répartis, le
développement économique et l’amélio-
ration du niveau de vie atteignent toutes
les couches de la société. Dès la seconde
moitié des années quatre-vingt, il a en ef-
fet été possible de constater l’émergence
d’une nouvelle catégorie d’entrepreneurs
et d’acteurs sociopolitiques, notamment
des scientifi ques et des membres de pro-
fessions libérales, dont les membres sont
originaires des provinces centrales et
orientales du pays. Ce groupe arbore une
identité musulmane et des manières de
nouveau riche, mais se montre décom-
plexé par rapport à l’élite kémaliste et
stambouliote occidentalisée.
La nouvelle couche sociale a été nommée
la « bourgeoisie verte » par la presse2. Les
entrepreneurs provinciaux de la catégo-
rie ont rapidement reçu l’appellation de
« tigres anatoliens » tant ils tranchaient
avec le protectionnisme des petits com-
merçants et des intermédiaires conser-
vateurs des années soixante et septante.
Les nouveaux entrepreneurs provinciaux
développèrent une politique commerciale
extravertie basée sur l’exportation de pro-
duits aux valeurs ajoutées de plus en plus
élevées.
La nouvelle génération dentrepreneurs,
de professionnels hautement qualifiés
et d’hommes politiques, issue des mi-
lieux populaires et religieux, se trouve
aujourd’hui capable de concurrencer
lancienne élite citadine et occidentalisée
dans la plupart des domaines de la vie
politique, économique et culturelle. Les
membres de l’élite montante doivent leur
rapide ascension sociale aux solidarités
familiales et communautaires basées no-
tamment sur la con ance mutuelle entre
coreligionnaires, et à l’encadrement spiri-
tuel fourni par des sociabilités islamiques,
parmi lesquelles se trouve en bonne place
la branche Iskenderpasha de la confrérie
Nakshibendi.
Une des rares enquêtes quantitatives me-
nées au sujet des communautés islamiques
du pays date de 1996. D’après ses données,
8 % des hommes et 7 % des femmes adul-
tes déclarent appartenir à une confrérie.
Rapporté à la population nationale adulte
de l’époque, le nombre potentiel de dervi-
ches pourrait se situer entre 3 et 3,5 mil-
lions de personnes. Pas moins de 83 %
de ces disciples ont moins de cinquante
ans. La fréquentation des communautés
islamiques s’avère visiblement l’affaire de
jeunes actifs. Létude montre également
que les trois quarts des disciples vivent
en ville alors que le taux d’urbanisation
de l’époque était de 62 % pour l’ensem-
ble du pays. En outre, les derviches sont
très majoritairement (88 %) nés dans les
provinces de lEst et du centre de lAna-
tolie. Ces provinces sont les plus pauvres
et les moins urbanisées du pays. Elles
2 Voici ce qu’écrit Baskin Oran, politologue et éditorialiste
de gauche : « Des dé lés de mode sont organis pour des
femmes qui s’habillent à la manière islamique dans des
instituts de beauté inaugurés à leur intention. Les fi lles de
ceux qui ne pouvaient tolérer la musique ont toujours la
te couverte par un foulard, mais elles dansent dans les
concerts de Tarkan [vedette glamour]. Des islamistes, qui
refusent toujours de comprendre que l’argent n’a dans sa
nature ni nationalité ni religion, se plaignent en disant :
“ils s’amusent comme des mécréants. Nous voulions qu’ils
deviennent des capitalistes islamiques, ils sont devenus des
capitalistes normaux”. »,
Radikal
du 14 juin 2006.
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LAREVUENOUVELLE - JANVIER 2009
article
contrastent avec les provinces des régions
méditerranéennes développées, où sont
nés à peine 12 % des personnes qui se
déclarent derviches dans cette enquête.
La combinaison de ces informations per-
met d’établir un portrait sociologique des
derviches turcs de la fi n du XXe siècle, où
ressortent des traits communs comme la
jeunesse, l’origine provinciale et orienta-
le, ainsi qu’une expérience de migration
intérieure à la Turquie vers Istanbul ou
les autres grandes villes méditerranéen-
nes du pays.
Les communautés islamiques turques se
trouvent, comme le reste de la société, in-
uencées par des changements profonds
qui ont propulsé ce pays de la vingt-hui-
tième position en 1981, selon la taille
du produit intérieur brut, au rang de la
quinzième économie mondiale en 2008.
Ces communautés ont traversé le XXe siè-
cle à la recherche d’une accommodation
aux exigences des mutations qui affectent
sans répit la société turque tout en cher-
chant le moyen d’assurer la prégnance de
leur message spirituel. Lévolution des so-
ciabilis religieuses turques, et singuliè-
rement celle de la branche Iskenderpasha,
constitue un véritable indicateur « struc-
tural », c’est-à-dire idéologique, spirituel
et symbolique, au travers duquel il est
possible de saisir l’évolution structurelle
ou macrosociologique de la société. La
branche citée se montre capable de com-
promis entre, d’une part, le devenir de la
société turque, comprenant la laïcisation
autoritaire des institutions, la modernisa-
tion de la vie sociale et l’industrialisation
de l’économie ; et, d’autre part, ses fon-
dements spirituels et ses représentations
idéologiques.
Les usages sociaux
de l’islam confrérique
Si la branche Iskenderpasha de la confré-
rie Nakshibendi revient en force après
1980, c’est qu’elle sait recomposer ses
liens en s’adaptant aux exigences de la
société contemporaine grâce au travail
sur soi, et entre soi et le monde, qu’elle a
pu inspirer chez ses disciples. Cette com-
munauté a survécu au changement so-
cial au prix du passage d’une religiosité
à normativité sacrée, valorisant l’univers
métaphysique extramondain, et axée sur
la pratique cultuelle, vers une religiosité
braquée sur l’univers intramondain et ses
valeurs politiques, économiques et cultu-
relles profanes, qui privilégient la réalisa-
tion de soi en ce monde. La revitalisation
de la confrérie au moyen de l’intramon-
danisation et de la rationalisation de sa
conception religieuse est incontestable.
Celle-ci propose des moyens de soulager
les tensions qui naissent dans la conscien-
ce des derviches en leur montrant le sens
islamiquement licite qu’ils peuvent accor-
der à leur vie terrestre.
Il est possible d’af rmer lexistence de dif-
férents types de recours au religieux dans
le cas des confréries turques et en parti-
culier dans celui de la congrégation citée.
Lappartenance confrérique autorise en
milieu populaire et traditionnel la recon-
naissance du statut de musulman de bon-
ne moralité et digne de con ance, dont le
salut est assuré. Cette condition grati an-
te peut se prêter à toutes sortes de valori-
sations dans la vie sociale. Lattachement
confrérique pourvoit des ressources co-
gnitives et morales, qui structurent la vie
du derviche, dans le but de faciliter son
arrangement avec le monde, quelle que
soit sa condition sociale concrète. Les dis-
cours confrériques proposent des actions
à réaliser et des attitudes à adopter, ainsi
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