Le dépistage organisé du cancer colorectal en France. Système de

Santé publique 1999, Volume 11, no4, pp. 391-407
Le dépistage organisé
du cancer colorectal en France.
Système de soins et logiques
professionnelles
Screening for cancers and the French
health care system
C. Herbert (1), G. Launoy (1)
Résumé : La préservation ou l’amélioration de la santé des individus et des populations
ne dépendent pas de la seule activité du corps médical. Elles dépendent, dans une
large mesure, des politiques publiques de santé. Les dépistages de cancers illustrent
combien il est difficile d’organiser en France, une action de Santé Publique au sein d’un
système de soins de tradition libérale. Au travers de l’exemple du dépistage du cancer
colorectal, cet article se propose d’identifier les mécanismes par lesquels le système
de soins détermine les modalités d’organisation des dépistages de masse des cancers.
A partir d’entretiens menés auprès des organisateurs de 5 campagnes de dépistage du
cancer colorectal, nous avons identifié trois modèles sur lesquels s’appuient les
campagnes de dépistage françaises : un modèle administratif, un modèle médical et un
modèle mixte. Chacun de ces modèles représente une adaptation différente de
l’organisation du dépistage de masse au système de soins en place en France. Les
intérêts des groupes professionnels concernés s’y affrontent entre eux, et à l’intérêt
collectif. Il semble bien qu’intégrer une telle démarche de Santé Publique dans un
système dominé par le paiement à l’acte est voué à l’échec. Aujourd’hui, la France ne
peut plus faire l’économie d’une modification de son système de soins et de sa
nomenclature si elle veut améliorer la faisabilité des programmes de dépistage des
cancers et augmenter leur chance de succès.
(1) Registre des Tumeurs digestives du Calvados C.J.F. INSERM 96-03, Faculté de médecine. Niveau 3
C.H.U. Côte de Nacre, 14032 Caen cedex.
Tirés à part : C. Herbert Réception : 14/09/98 - Acceptation : 06/10/99
ÉTUDES
Summary : The preservation or the amelioration of the health of individuals and
populations does not only depend on the activity of the medical profession. It largely
depends on public health policies. Screening for cancers illustrates how difficult it is to
organise an action of public health within a health care system of liberal tradition in
France. Through the example of screening for colorectal cancer, this article proposes to
identify the mechanisms by which the system of health care determines the methods of
organisation of mass cancer screenings. Through interviews carried out among the
organisers of five colorectal cancer screening campaigns, we identified three models on
C. HERBERT, G. LAUNOY
La préservation ou l’amélioration de
la santé des individus et des popula-
tions ne dépendent pas de la seule
activité du corps médical. Elles dé-
pendent, dans une large mesure, des
politiques publiques de santé.
L’organisation des systèmes de
santé dans les pays développés pré-
sente cette particularité de résulter
de différentes formes de compromis
entre deux conceptions antinomiques
de la médecine : le mode libéral d’une
part, le mode socialisé d’autre part
[17, 28]. La place faite à la médecine
préventive au sein du système, l’équi-
libre et le mode d’organisation qui en
résulte, déterminent en partie le rôle
des acteurs de santé impliqués et les
réactions de la population.
L’organisation d’une campagne de
dépistage d’un cancer est le résultat
de négociations entre les objectifs
d’une action collective, les contrain-
tes du système de soins en place et
les intérêts des différents acteurs de
santé impliqués dans l’action. Les
exigences et les contraintes sont éco-
nomiques (réponses aux nécessités
internes d’un système économique
donné), techniques (réponses à des
problèmes donnés par de nouvelles
techniques et de nouvelles compé-
tences), sociales (réponses aux exi-
gences et aux attentes des groupes
sociaux concernés).
Le dépistage organisé a pour
objectif de détecter dans une popula-
tion apparemment saine les sujets
atteints d’une maladie, ou porteurs de
facteurs de risque. La forte participa-
tion de la population est une des
composantes de son efficacité. En
Grande-Bretagne, en Suède ou au
Danemark, la participation de la
population à un dépistage de masse
du cancer colorectal est comprise
entre 55 et 65 % [29, 30, 33-37]. En
France, elle est variable mais reste le
plus souvent inférieure à 50 % [2, 4,
12, 20, 41, 55]. Plusieurs études ont
tenté de comprendre pourquoi la
population française participait moins
aux campagnes de dépistage [21, 31,
42]. Si certains facteurs individuels
influencent l’adhésion à une cam-
pagne de dépistage, le mode de pro-
position du test était le facteur le plus
déterminant de son acceptabilité [21].
Or, le mode de distribution est direc-
tement dépendant de l’organisation
du système de soins et de choix poli-
tiques généraux. De plus, l’adhésion
de l’individu est influencée par les
messages destinés à la population et
au corps médical, les techniques uti-
lisées, les structures chargées de
pratiquer le dépistage, l’accès à ces
structures, le remboursement des
examens, etc. De leur côté, les ac-
teurs de santé impliqués sont influen-
cés par l’existence d’un consensus
392
Mots-clés : santé publique - dépistage - cancer - système de soins - cancer colorectal.
Key-words : public health - screening - cancer - health care system - colorectal cancer.
which French screening campaigns are based: an administrative model, a medical model
and a mixed model. Each of these models represents a different adaptation of the
organisation of mass screening to the health care system in place in France. The interests
of the concerned professional groups confront each other and the collective interest. It
seems that to integrate such an approach to public health in a system dominated by
payment per act is doomed to fail. Today, France can no longer avoid a modification of its
health care system and of its nomenclature if it wants to improve the feasibility of cancer
screening programmes and increase their chance of success.
LE DÉPISTAGE ORGANISÉ DU CANCER COLORECTAL EN FRANCE.
SYSTÈME DE SOINS ET LOGIQUES PROFESSIONNELLES
scientifique, leurs propres logiques
(intérêts personnels à effectuer ce tra-
vail) et des logiques collectives (inté-
rêts du groupe professionnel auquel
l’acteur appartient).
Cet article se propose, après avoir
retracé brièvement le contexte épidé-
miologique du cancer colorectal et
l’historique du dépistage de ce can-
cer en France, d’identifier les méca-
nismes par lesquels le système de
soins détermine les modalités d’orga-
nisation des dépistages de masse de
cancers. En particulier, il tente d’iden-
tifier les spécificités actuelles du sys-
tème de soins français qui limitent les
chances de succès des actions de
dépistage de masse des cancers.
Contexte épidémiologique
Le cancer colorectal est le cancer
le plus fréquent dans les pays indus-
trialisés pour les deux sexes réunis
[7, 27, 40, 46]. En France, plus de
25 000 nouveaux cas sont diagnosti-
qués chaque année [18]. Son pronos-
tic est mauvais et ne s’est guère
amélioré depuis 20 ans malgré l’amé-
lioration des techniques endosco-
piques et des traitements [45, 49, 53].
Les statistiques de population esti-
ment la survie actuarielle à 5 ans
entre 30 et 40 % [19, 47, 49]. En
termes d’incidence, de prévalence et
de mortalité, le cancer colorectal est
un problème de Santé Publique en
France. Pour tenter de diminuer la
mortalité et/ou la morbidité liées au
cancer colorectal, il faut agir avant
que le cancer ne soit symptomatique
et empêcher son évolution ou dépis-
ter les cancers précoces et/ou les
lésions précancéreuses dans la popu-
lation générale.
En effet, l’histoire naturelle de ce
cancer laisse penser que la préven-
tion primaire ou secondaire (dépis-
tage) pourraient faire baisser sa mor-
talité et morbidité [3, 6, 16, 48, 51,
52]. La variabilité d’incidence du can-
cer colorectal dans le temps et l’es-
pace, suggère que le mode de vie et
les facteurs environnementaux sont
les facteurs causaux du cancer colo-
rectal. Parmi ces facteurs, l’alimen-
tation est particulièrement mise en
avant. Cependant, jusqu’à ce jour
aucune mesure de prévention primai-
re ne semble avoir donné la preuve
de son efficacité [5, 32]. Il existe un
stade de développement limité et
précoce où le cancer colorectal peut
être guéri, et son développement est
assez lent. De plus, il est habituelle-
ment précédé par un adénome (poly-
pe de type histologique adénoma-
teux) dont la détection et l’exérèse
permettent de prévenir l’apparition du
cancer [19]. Le cancer colorectal
réunit donc les conditions justifiant un
dépistage organisé : incidence forte,
pronostic médiocre, temps de latence
présymptomatique le plus souvent
important, traitement efficace au stade
précoce de la maladie, précédé par
une lésion précancéreuse dans 95 %
des cas. Plusieurs tests de dépistage
ont été ou sont encore à l’étude : tou-
cher rectal, coloscopie, rectosigmoï-
doscopie, recherche de sang dans les
selles, association de recherche de
sang dans les selles et rectosigmoï-
doscopie [27]. Parmi tous ces tests,
la recherche de saignement occulte
dans les selles est celui qui réunit, a
priori, la meilleure faisabilité, la plus
grande acceptabilité et le moindre
coût. Il permet de réaliser une pre-
mière sélection sur une partie de
la population, et ensuite, lorsque le
test est positif, d’effectuer un examen
complémentaire (coloscopie le plus
souvent, lavement baryté à défaut)
pour découvrir l’existence d’une tu-
meur colorectale bénigne ou maligne.
393
C. HERBERT, G. LAUNOY
Le dépistage du cancer colorectal
est l’objet d’études multiples aux
modalités techniques diverses en
Europe et aux Etats-Unis. Seules trois
de ces études ont donné des résul-
tats positifs sur la baisse de mortalité
par cancer colorectal. L’étude du
Minnesota (Etats-Unis) sur une po-
pulation de volontaires, a montré une
baisse de mortalité par cancer colo-
rectal de 30 % chez les sujets ayant
eu un test Hémoccult IIR tous les ans
pendant 13 années. Mais les experts
s’accordent à dire que les modalités
techniques de cette étude ne sont
pas reproductibles en population
générale [44]. L’étude de Fünen
(Danemark) a montré une baisse de
mortalité par cancer colorectal de
18 % chez les sujets ayant réalisé un
test de dépistage Hémoccult tous les
deux ans pendant 10 ans [36-39, 54].
L’étude de Nottingham (Grande-Bre-
tagne) a montré une baisse de morta-
lité par cancer colorectal de 15 %
chez les sujets ayant réalisé un test
de dépistage Hémoccult tous les
deux ans pendant 10 ans [29, 30].
Historique du dépistage du
cancer colorectal en France
En France, comme dans les autres
pays industrialisés, l’incidence élevée
du cancer colorectal et la non-amélio-
ration de son pronostic ont entraîné
une prise de conscience de la part
des cliniciens (gastro-entérologues et
chirurgiens), mais aussi de la part
des pouvoirs publics. Dès 1984, les
centres d’examen de santé français,
rattachés à la Caisse Nationale d’As-
surance Maladie (CNAMTS), et finan-
cés par elle, proposaient le test
Hémoccult IIR comme test de dépis-
tage individuel du cancer colorectal.
Ils s’adressaient aux salariés âgés de
45 ans à 65 ans (âge de la retraite).
Cependant, les centres d’examens de
santé ne couvraient pas toute la
France et leur budget était fortement
dépendant de la Caisse d’Assurance
maladie locale. Enfin, leur action
n’était pas évaluée et il était difficile
d’en connaître les bénéfices. Ne
s’adressant qu’à une population de vo-
lontaires, aucune évaluation de l’ac-
ceptabilité du test n’a été faite.
En 1985, une campagne de dépis-
tage du cancer colorectal par le test
Hémoccult IIR est organisée dans le
département du Calvados. Cette cam-
pagne a été réalisée sous l’initiative
d’un organisme appelé PREMUTAM
(Prevention-Mutualités-Assurance
Maladie) qui réunissait les différentes
mutualités françaises et la caisse
nationale d’Assurance Maladie. Les
décideurs avaient reproduit l’organi-
sation des campagnes de vaccination
antigrippale. Une information était
faite auprès de la population du dé-
partement, puis une prise en charge
était adressée à l’ensemble des
personnes âgée de 45 à 74 ans, per-
mettant de se procurer gratuitement
le test Hémoccult IIR chez un phar-
macien. Cette campagne a duré un
an.
En 1988, débutait une campagne
de dépistage organisé du cancer
colorectal par le test Hémoccult IIR
dans 12 cantons du département de
Saône-et-Loire. Il s’agissait d’une
étude contrôlée en population géné-
rale : le test de dépistage était propo-
sé à plusieurs reprises à 45 642 per-
sonnes âgées de 45 à 74 ans, une
population de taille équivalente et de
même âge du département de la Côte-
d’Or servait de population témoin.
Cette campagne est toujours en
cours, avec une proposition du test
tous les deux ans, selon une métho-
dologie identique [21-24].
En 1990-1991, le Fond National de
Prévention et d’Education et d’Infor-
394
LE DÉPISTAGE ORGANISÉ DU CANCER COLORECTAL EN FRANCE.
SYSTÈME DE SOINS ET LOGIQUES PROFESSIONNELLES
mation Sanitaire (FNPEIS) créé en
1989 par la Caisse Nationale d’Assu-
rance Maladie, lançait trois cam-
pagnes de dépistage organisé du
cancer colorectal par le test Hémoc-
cult IIR pour les personnes âgées de
45 à 74 ans. Il s’agit de trois études
de population sans groupe témoin.
Deux de ces campagnes étaient réa-
lisées à l’échelle d’une région : région
Aquitaine et région Nord-Picardie
(cinq départements dans chaque
région soit environ 2 000 000 per-
sonnes). La troisième campagne s’est
faite à l’échelle d’un département : le
département du Calvados. Le finan-
cement était assuré pour ces trois
études par le FNPEIS qui confiait aux
caisses primaires d’assurance mala-
die concernées la charge d’organiser
un dépistage. Les deux campagnes
régionales ont été lancées en 1990.
Après une information délivrée par les
médias, l’envoi d’une prise en charge,
permettant de se procurer gratuite-
ment le test hémoccult IIR chez un
pharmacien, était réalisé. Les diffé-
rentes caisses primaires d’assurance
maladie (une par département) orga-
nisaient le dépistage. Les modalités
techniques de ces deux campagnes
ont varié d’un département à l’autre
dans une même région. Ces deux
campagnes se sont poursuivies avec
l’envoi d’une prise en charge tous les
trois ans. Les financements prove-
naient des Caisses Primaires d’Assu-
rance Maladie et du FNPEIS [11-15].
L’organisation de la campagne du
département du Calvados à partir de
1991 s’est basée sur l’expérience
bourguignonne. La population cible
était de 170 000 personnes. La pre-
mière campagne s’est déroulée entre
1991-1994, la deuxième campagne
entre 1994-1997. La Caisse Primaire
d’Assurance Maladie était intégrée au
sein d’un comité de pilotage qui était
chargé de gérer ces campagnes.
En France, l’obtention d’une partici-
pation satisfaisante, indispensable à
l’efficacité de l’action, a été rapide-
ment identifiée comme une difficulté
majeure. Dès 1986, un rapport officiel
au ministre évoquait les difficultés
rencontrées pour inciter la population
à réaliser un test de dépistage. L’im-
plication de l’ensemble du corps
médical aux actions de prévention
était conseillée [9]. Concernant le
cancer colorectal, les taux de parti-
cipation obtenus dans les pays étran-
gers étaient relativement satisfaisants.
En France, les résultats obtenus
lors des campagnes réalisées n’ont
jamais été aussi bons que dans les
pays étrangers. Pour améliorer la par-
ticipation de la population, qui jusqu’à
présent a rarement dépassé les 50 %,
il est indispensable de trouver un
mode de proposition du test de
dépistage et de suivi des personnes
concernées adapté [2, 4, 26, 31, 42,
55].
Méthodes
Afin de mieux connaître les modali-
tés de mise en place des campagnes,
l’historique de chacune d’entre elles
et les parcours des acteurs impliqués,
des entretiens semi-dirigés ont été
menés auprès des organisateurs des
campagnes françaises de dépistage
du cancer colorectal, à l’échelon local
ou national. Pour chaque campagne
(en Bourgogne, Calvados, Aquitaine,
Nord-Picardie), nous avons rencon-
tré entre 2 et 5 personnes chargées
d’initier, de gérer et/ou d’évaluer
cette campagne. Au total, 12 entre-
tiens ont été réalisés. Toutes les per-
sonnes ont été contactées par lettre
puis par téléphone. Elles ont toutes
accepté l’entretien. La personne à
l’initiative de la campagne était tou-
jours rencontrée. Ensuite, le nombre
de collaborateurs variait selon les
395
1 / 17 100%

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