L`émergence des organisations islamiques au Tchad

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L’émergence des organisations
islamiques au Tchad
Gondeu LADIBA
L’émergence des organisations
islamiques au Tchad
Enjeux, acteurs, territoires
Préface de Jean-Louis Triaud
© L’Harmattan, 2011
5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-296-56579-1
EAN : 9782296565791
A la mémoire de (feu) Me Ahmat Kinder
SIGLES ET ABREVIATIONS
ADJR : Association pour le Dialogue entre les Jeunes de diverses Religions
AMA : Agence des Musulmans d’Afrique
APAD : Action des Partenaires pour l’Appui au Développement
ASFEA : Association Femme et Enfant d’Abord
BE : Bureau Exécutif
CA : Conseil d’Administration
CADEJET : Centre d’Appui au Développement de la Jeunesse Tchadienne
CE : Collège Evangélique
CELIAF : Cellule de Liaison des Associations Féminines
CEG : Collège d’Enseignement Général
CCE : Centre de Culture Evangélique
CICA : Communauté Islamique Centrafricaine
CICA-ONG : Comité Interministériel de Coordination des Activités des
ONG
CIJ : Cour Internationale de Justice
CILONG : Centre d’Information et de Liaison des ONG
CCL : Collège Charles-Lwanga
CNS : Conférence Nationale Souveraine
CPN : Connaître et Protéger la Nature
CSAI : Conseil Supérieur des Affaires Islamiques
DARC : Direction des Affaires Religieuses et Coutumières
DJASE : Direction de la Jeunesse et des Activités Socio-Educatives
ECA : Ecole Catholique Associée
EPT : Education pour Tous
FNI : Front National Islamique
FOJET : Forum des Organisations de la Jeunesse Tchadienne
FONGT : Fédération des ONG du Tchad
FROLINAT : Front de Libération Nationale du Tchad
GRIC : Groupe de Réflexion Islamo-Chrétien
GSPC : Groupe Islamique pour la Prédication et le Combat. C’est un
groupe islamiste d’origine algérienne qui sévit actuellement dans le
Désert du Sahara. Il s’en prend généralement aux touristes et aux intérêts
occidentaux dans cette région.
IARA : Islamic African Relief Agency
ISESCO : Islamic Education, Science and Culture Organization
JEC : Jeunesse Etudiante Chrétienne
LIM : Ligue Islamique Mondiale
MCJS : Ministère de la Culture, de la Jeunesse et des Sports
MPDC : Ministère du Plan, du Développement et de la Coopération
MPRN : Ministère du Plan et de la Reconstruction Nationale
MPS : Mouvement Patriotique du Salut
MSF : Médecins Sans Frontières
MUSASA : Fondation Makka al Mukarramat al Khayriyya
OANET : Organisation des Acteurs Non Etatiques au Tchad
OCI : Organisation de la Conférence Islamique
ODI : Organisation de la Da’wa Islamique
ONG : Organisation Non Gouvernementale
ONU : Organisation des Nations-Unies
OSC : Organisation de la Société Civile
PEV : Programme Elargi de Vaccination
PLD : Parti pour les Libertés et le Développement
RADHO : Réseau Africain des Associations de Défense des Droits de
l’Homme
RNT : Radiodiffusion Nationale Tchadienne
SONGES : Soutien aux ONG à l’Est et au Sud
SPONG : Secrétariat Permanent des ONG
UA : Union Africaine
UCCMT : Union des Cadres Musulmans Tchadiens
UCCT : Union des Cadres Chrétiens du Tchad
UJEMUT : Union des Jeunes Musulmans Tchadiens
UJC : Union des Jeunes Chrétiens
UNESCO : United-Nations for Education, Sciences and Culture
Organization
WAMY : World Assembly of Muslim Youth
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PREFACE
Cet ouvrage est issu d’un mémoire de qualité soutenu en
2004 à l’Université Catholique de Yaoundé. L’auteur s’y
interroge sur les dynamiques islamiques au Tchad, avec le
souci d’en reconnaître les logiques, à bonne distance des
affrontements polémiques. Selon le recensement de 1993, le
Tchad compte 53,9% de musulmans et 34,7% de chrétiens
pour une population estimée à 7 millions d’habitants. Le
Tchad est, en effet, un pays où se rencontrent deux grandes
cultures, l’une arabo-musulmane, dans le Nord et le Centre
sahélo-sahariens, et l’autre animiste ou chrétienne, dans le
Sud forestier. Cette rencontre de cultures est la source d’un
clivage durable qui a nourri, dans les années 1980 et 1990,
une longue guerre civile, aggravée par les immixtions étrangères.
Il est bon de rappeler que le FROLINAT, ce « Front de
libération nationale », constitué en 1966 au Soudan, et matrice des pouvoirs tchadiens contemporains, fut créé par de
jeunes musulmans formés dans les universités arabes et qui,
sous un discours tiers-mondiste et anti-impérialiste caractéristique de l’époque et destiné à l’usage extérieur, a représenté la montée en puissance des élites nordistes et musulmanes écartées du pouvoir au moment de l’indépendance.
Devenu instrument de défense et de promotion de la langue
arabe, le FROLINAT n’était pas, pour autant, un mouvement islamique, car des dynamiques proprement nomades le
marquaient aussi profondément.
L’accession au pouvoir central de ces groupes nomades
du Nord, d’ailleurs concurrents, à partir de 1979, s’est traduite par un transfert des responsabilités politiques vers les
représentants du Nord et du Centre du pays et par une forte
poussée de l’islam dans l’espace public. La question musulmane au Tchad est donc au cœur des interrogations sur
l’avenir de la République. M. Gondeu Ladiba, qui n’est pas
musulman, a eu le grand mérite de quitter le terrain des
contentieux religieux et politiques pour examiner, de façon
concrète, dans un pays où les communautés sont appelées à
cohabiter, quel peut être le type d’apport des organisations
islamiques, souvent mal connues du public comme des chercheurs, dans l’aide aux populations démunies, dans la structuration d’une communauté musulmane nationale et dans la
diffusion de modèles culturels et sociaux venus des autres
pays d’islam.
M. Gondeu Ladiba a beaucoup lu. Il connaît la bibliographie de la question et il apporte sur le Tchad - un des
parents pauvres dans les études sur l’islam subsaharien - des
renseignements de première main. Cet ouvrage est, à cet
égard, une mine d’informations. Pourtant, la tâche ne lui a
pas été facile. Quand un chercheur aborde, au Tchad (mais
aussi dans beaucoup de pays africains), la question de l’islam
et celle des relations avec le monde arabe, il touche au secret
et à la raison d’État. La plupart des associations islamiques se
sont elles-mêmes dérobées aux enquêtes, et il lui a fallu
contourner les obstacles, scruter les rapports d’activités et
éclairer donc un paysage largement opaque.
M. Gondeu Ladiba a concentré son attention sur les
O.N.G. islamiques, un champ d’études encore peu développé en Afrique subsaharienne, qui constitue pourtant un
excellent observatoire des dynamiques islamiques. Ces
O.N.G. œuvrent dans les domaines de l’assistance sociale, de
l’éducation islamique et de l’enseignement scolaire, ainsi que
dans les secteurs de la santé ou de l’hydraulique rurale. Elles
occupent une place qui, pendant longtemps, avait été
l’exclusivité d’un certain nombre d’organisations occidentales. Elles ont aussi pour objectif d’opposer une alternative
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à la civilisation occidentale, de contrôler l’éducation et les
usages sociaux et de construire des édifices religieux. Il existe
donc une dimension de prosélytisme inhérente à ce type
d’actions. Ces organisations sont étroitement associées à ce
que M. Gondeu Ladiba appelle le « renouveau islamique » au
Tchad, un renouveau qui a touché l’ensemble du monde
musulman à partir des évènements du Moyen Orient dans
les années 1970, et que les chercheurs désignent volontiers
sous le terme global de mouvement de réislamisation.
Ce réveil islamique fait assurément peur aux non musulmans. M. Gondeu Ladiba défend, avec courage et optimisme, une position de dialogue et il invite à la prudence et à
la nuance : « les thèses avancées par ceux qui voient dans
leur manifestation actuelle au Tchad – il s’agit des organisations islamiques - la preuve d’une islamisation rampante sont
réductrices, de notre point de vue. Car, face à certaines
scènes de la vie quotidienne faites d’intolérance, de violences
communautaires, voire de radicalisme, se profilent aussi des
lieux ou des actes de rapprochements véritables entre
Tchadiens sans considération de religion ». L’auteur note,
entre autres, le rôle de quelques organisations de dialogue
inter-religieux, où des Tchadiens, notamment les plus jeunes,
entendent donner la priorité au sentiment national, lequel a
résisté jusqu’à présent à toutes les lignes de fracture. Mais la
réalité immédiate est moins gratifiante. Les gestes
d’ouverture du côté chrétien, notamment catholique, ne
trouvent pas vraiment de réciprocité du côté des autorités
musulmanes. D’autre part, le clivage Nord-Sud est constamment instrumentalisé à des fins politiques et les réflexes
communautaristes tendent à l’emporter sur la solidarité et la
cohésion nationales.
Les organisations islamiques au Tchad, souvent financées
par des pays musulmans étrangers, représentent, au sein de
l’islam tchadien, un secteur nouveau, qui échappe à l’autorité
du Conseil supérieur des affaires islamiques (CSAI), le bras
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islamique du pouvoir d’État. Ces associations sont légalement reconnues ou ont conclu un protocole de coopération
avec le gouvernement tchadien, mais elles relèvent le plus
souvent de centres de décision étrangers. Attentives à la
rénovation de l’islam, à travers les programmes éducatifs,
l’action sociale et caritative et la prédication islamique, les
O.N.G. islamiques favorisent, par leur présence et leur
action, la prolifération des mosquées, des établissements
scolaires islamiques et autres instituts dans tout le pays.
L’auteur a construit son développement en plusieurs
étapes. Il commence par rappeler un certain nombre de
données connues sur l’islam en Afrique subsaharienne.
L’image d’un islam subsaharien confrérique est aujourd’hui
en discussion. Au Sénégal, au Nigeria, au Soudan notamment, il est exact que les confréries de masse ont des effets
structurants. Mais, dans bien des pays d’Afrique subsaharienne, les affiliations confrériques, lorsqu’elles existent, ne
concernent que des réseaux de lettrés et des clientèles plus
ou moins restreintes. Leur diffusion dans ces pays est souvent assez récente. Tel est le cas au Tchad, où la Tijâniyya ne
s’est solidement implantée qu’au XXe siècle. Mais il existe,
plus largement, au sud du Sahara, un soufisme diffus autour
de personnages, vivants ou défunts, réputés porteurs de la
bénédiction divine (comme c’était d’ailleurs le cas au
Maghreb). L’auteur traite, à cette occasion, avec maîtrise du
thème voisin de l’ « islam noir » - un stéréotype simplificateur souvent évoqué par les médias. L’islam subsaharien,
quelles que soient ses formes sociologiques propres, n’a généré aucune forme dissidente ou syncrétique. Il appartient
donc pleinement à la communauté islamique mondiale, avec
ni plus ni moins de particularités sociologiques que dans les
autres régions du monde musulman.
Depuis les années 1950, l’offensive des réformistes et
fondamentalistes de l’islam, wahhabites ou autres, a cristallisé une guerre de positions contre les représentants et les
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pratiques traditionnels de l’islam. C’est ce clivage qui
s’impose aujourd’hui, même là où les « confréries » n’ont pas
de caractère de masse. Les réformistes sont fondamentalement hostiles à toutes les pratiques locales qualifiées
d’innovations illicites : festivités religieuses, notamment à
l’occasion de l’anniversaire de la naissance du Prophète
(mawlid, maouloud), coût exorbitant du mariage traditionnel,
etc… Cependant, ces réformistes ne revendiquent pas le
pouvoir politique pour eux-mêmes et se distinguent donc de
ceux que l’on appelle aujourd’hui couramment « islamistes ».
Mais ils militent pour une forte présence de l’islam dans
l’espace public.
L’auteur met l’accent sur le contexte international, qui
pèse de tout son poids sur la vie politique au Tchad, y compris sur le plan religieux. Le Tchad est, en effet, entouré par
des pays où la question islamique joue un rôle important et
avec lesquels il existe des frontières poreuses : ce sont le
Soudan, la Libye et le Nigeria. Les pays du Proche Orient
(Arabie saoudite, Égypte, Émirats arabes unis et Koweït)
représentent aussi des partenaires actifs. Le Soudan s’est
constamment immiscé dans les conflits politico-militaires
tchadiens. Nombre de prédicateurs et cadres islamiques et
réformistes au Tchad viennent de ce pays. L’Arabie saoudite,
protectrice des Lieux saints, et comme telle point de ralliement international, est la matrice financière des organisations
islamiques en Afrique et au Tchad. Sa réalisation la plus
spectaculaire, au Tchad, en dehors des œuvres caritatives et
éducatives, est la construction, en 1972, de la Grande
Mosquée Roi Fayçal dans l’endroit le plus central de
N’Djaména. L’Arabie saoudite a aussi construit un collège,
un lycée et une université du même nom, dispensant ses
enseignements uniquement en langue arabe. Elle finance
nombre d’organisations qui travaillent à réformer l’islam au
Tchad et à diffuser la doctrine wahhabite.
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La Libye représente un autre cas de figure : outre ses
interventions répétées dans les guerres civiles des années
1980 au Tchad, le colonel Kadhafi s’est posé en réformateur
de l’islam et, armé de ses moyens financiers, a combiné
intervention militaire, diffusion de l’islam, et financements
officiels ou occultes. Sa puissance de nuisance politique et
militaire a été plus forte que son influence proprement religieuse. Les innovations de Kadhafi en matière d’islam (modification du calendrier religieux, remise en question de la
Sunna, contestation des oulémas de son pays) lui ont aliéné
les élites religieuses subsahariennes. Le Nigeria, pour sa part,
est le poumon économique du Tchad. Le Nigeria du nord
est le berceau d’une puissante organisation réformiste et
wahhabite, Izala, qui a rayonné sur les pays voisins, et il est le
foyer d’autres mouvements activistes, présents, notamment,
sur les campus universitaires. Au sein du Nigeria, l’État du
Borno frontalier a traditionnellement été un foyer de formation religieuse pour une partie des lettrés tchadiens. L’Égypte
enfin, le plus grand pays arabe sur le plan démographique,
est un foyer intellectuel majeur. Nombre d’étudiants subsahariens sont formés dans ses universités (Al-Azhar et autres).
C’est aussi en Égypte, à la fin du XIXe siècle, que s’est
développé le mouvement salafiyya, un mouvement culturel
et religieux de retour aux sources de l’islam, dont l’influence
a gagné lettrés et étudiants. L’Égypte accorde des bourses à
nombre d’étudiants africains, notamment tchadiens, et elle
exporte des enseignants et des prédicateurs. Ce sont des
Égyptiens qui assistent le CSAI.
L’auteur replace ensuite l’émergence des organisations
islamiques dans le cadre du développement, depuis les années 1990, des « Organisations de la Société Civile (O.S.C.) »,
qui a accompagné le « mouvement de démocratisation » en
Afrique francophone. Il s’agit notamment d’associations de
défense des droits de l’homme, de coopératives, de syndicats
indépendants, de partis politiques, d’associations de déve14
loppement urbain, et d’autres associations à caractère économique. Parmi ces organisations, on dénombre, de manière
formelle, 140 O.N.G. confessionnelles, dont une quarantaine
d’inspiration islamique. Dix d’entre elles sont à classer dans
la catégorie des organisations islamiques internationales.
Ces organisations sont majoritairement d’origine saoudienne (5 sur 10) et soudanaise (3 sur 10) et d’obédience
réformiste. Leurs activités s’orientent avant tout dans les
zones où les musulmans sont dominants ou constituent une
minorité active. Viennent ensuite cinq associations islamiques tchadiennes, dont une pour les élèves, une pour les
cadres, une autre wahhabite, une autre tijani. Ces organisations islamiques se tiennent à l’écart des structures de concertation des OSC et traitent directement avec l’État. Les
OSC, qui sont dominées par les sudistes, réactivent, en effet,
le contentieux entre sudistes et nordistes – ces derniers y
voyant un instrument d’opposition politique et de reconquête du pouvoir.
Le Conseil Supérieur des Affaires islamiques (C.S.A.I.)
représente le secteur officiel de l’islam tchadien. Créé en
1990 et héritier d’une instance plus ancienne, il est présidé
par l’imam de la Grande mosquée de N’Djaména. Organisateur du pèlerinage à La Mecque, en lien avec un comité
nommé par le gouvernement tchadien, il dispose aussi de
privilèges juridictionnels dans les affaires privées relevant du
droit islamique. C’est lui qui nomme les imams des mosquées et prononce des interdictions de prédication. Il dispose également d’une radio. L’autorité du C.S.A.I. est fortement contestée par une partie de la communauté musulmane. Soupçonné d’être d’origine soudanaise et officier dans
l’armée tchadienne, le président du C.S.A.I. est loin de faire
l’unanimité. Tout cela entretient une situation de conflit
latent entre réformistes et partisans de l’islam tchadien traditionnel.
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Dans son dernier chapitre, M. Gondeu Ladiba en vient
aux « lieux des revendications islamiques au Tchad ». Au
nombre des principaux enjeux du moment figure l’éducation
islamique. « L’enseignement arabe est un des lieux où se joue
la déconstruction de l’ordre occidental et la fabrication d’une
identité africaine musulmane », est-il souligné judicieusement. Les réformistes ont fortement investi ce secteur. Ils
entretiennent une focalisation particulière des débats sur la
langue et la culture arabes, dans un pays où l’arabe est langue
officielle au même titre que le français, mais où sa forme
dialectale sert plus de langue vernaculaire que de support
littéraire. Comme dans la plupart des pays subsahariens à
majorité ou forte minorité musulmane, on retrouve aussi, au
Tchad, les débats sur la laïcité, perçue comme une idéologie
occidentale pernicieuse, fourrier de l’athéisme, et sur le code
de la famille.
L’auteur observe enfin ce qu’il appelle une « émulation/rivalité » avec le christianisme : « c’est comme s’il existait une volonté des organisations islamiques, voire des
musulmans, de rattraper les chrétiens », notamment dans les
domaines de la construction de lieux de cultes. C’est, pour
lui, l’occasion de développements bien informés sur les
actions des Églises chrétiennes : la construction d’écoles, les
œuvres sociales et de développement. La poussée chrétienne
dans le Sud a précisément eu des effets d’émulation chez les
musulmans. « Dans la construction des édifices religieux au
Tchad, on note véritablement une concurrence entre les différentes entités socio-culturelles du pays. L’année 1990
marque non seulement l’émergence des organisations islamiques mais aussi l’effervescence spirituelle dans les communautés chrétiennes (catholiques et protestantes) ». A partir de 1995 se développent des campagnes publiques
d’évangélisation animées par des pasteurs et évangélistes
étrangers, de renommée internationale. Cet activisme chrétien puissant représente un véritable défi pour les musul16
mans et explique une partie de leurs stratégies. L’auteur
s’interroge, pour conclure, sur l’action de l’État dont le pouvoir de contrôle reste partiel et dont la complaisance, de type
communautariste, pourrait se retourner un jour contre lui.
Voici un ouvrage riche et novateur. Il nous manquait
véritablement un ouvrage de référence sur l’islam tchadien
contemporain. Ce livre vient donc à point combler heureusement cette lacune. Comme on l’a vu, ses ambitions dépassent largement le cœur de son sujet et envisagent des
domaines aussi variés que les relations diplomatiques, les
organisations de la société civile et le réveil religieux chrétien.
C’est aussi ce qui en fait l’intérêt. Il ouvre de multiples pistes
qui peuvent frayer la voie à de nouvelles recherches.
Jean-Louis Triaud
Historien, professeur émérite à l’Université de Provence (AixMarseille I), spécialiste de l’Afrique musulmane contemporaine.
Membre du Centre d’études des mondes africains
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AVANT-PROPOS
Le processus ayant abouti à ce livre est le fruit d’un malaise et d’une quête personnelle, le produit d’une recherche
dont les racines plongent tout à la fois dans une trajectoire
familiale et intellectuelle. Familiale tout d’abord. Mon grandpère maternel était un musulman. Il fut aussi un commerçant
qui exportait pour le compte des colons mais aussi des entreprises d’alors des marchandises des villes camerounaises
et nigérianes jusqu’à l’Oubangui-Chari, en passant par
l’intérieur du Tchad bien entendu. Ces pérégrinations lui ont
permis de s’ouvrir au monde et de parler plusieurs langues
de ces pays qu’il traversait avec ses ânes. Il fut ruiné par la
seconde guerre mondiale pour des raisons non encore élucidées. La légende dit qu’il aurait enterré des soundoku d’argent
ou ces valises artisanales en fer pour échapper aux conscriptions. Arrêté et interné à Gounou-Gaya pour je ne sais quelle
raison, il fut libéré mais, gagné par une sorte d’amnésie, il ne
sut jamais plus où il avait caché son trésor. Il ne sera plus le
même homme.
Pour ceux qui connaissent Pâ Mayah (du nom de son
unique garçon décédé dans la fleur de l’âge sur les travaux de
construction de l’usine de la cimenterie de Figuil-Cameroun),
à Léré, il fut parmi les premiers à populariser la culture du
tabac, de l’oignon et du sorgho-muskuwaari. Il était à la fois
philosophe solitaire et sage, artisan un peu fou et collectionneur d’un humour décapant. « Le Blanc n’est pas fou. Quand
il fait un objet, ça ne dépérit pas », disait-il d’habitude. Chez
lui, la bouteille vide, les boutons de chemise, les cadres d’une
paire de lunettes, une certaine boîte de conserve ou les
semelles de vieilles chaussures, etc. pouvaient encore servir à
autre chose qu’à ce quoi ils étaient destinés. « C’est un gros
rat », comme aiment à dire les Moundang de ce genre
d’individus qui ne jettent rien !
Pâ Mayah fut un homme tolérant qui se contentait de
pratiquer sa religion, sans l’imposer aux autres. D’ailleurs ni
sa femme, ni ses enfants, ni ses petits-enfants, ni personne
de sa famille que je sache ne l’ont suivi sur ce chemin. Moi
qui fus son petit-fils chéri et qui ai passé une partie de mon
enfance auprès de lui, jamais il ne me contraignit à suivre des
cours coraniques, encore moins à apprendre à prier à ses
côtés. Pendant le mois de Ramadan, il veillait à ce que je
mange à ma faim. Il ne fut jamais d’accord avec mes tentatives pour essayer de jeûner. Mon jeune esprit a été nourri de
cette ouverture religieuse. Certes, à Léré (encore
aujourd’hui), il est fréquent de rencontrer dans une même
famille des appartenances religieuses qui cohabitent sans
jamais se concurrencer ni s’opposer. Je ne connaissais donc
pas de différenciation religieuse conflictuelle dans les rapports à l’autre.
C’est lorsque j’arrivai au début des années 1989 à
N’Djaména que cette attitude évolua. Non pas à Moursal où
je vivais. Non là aussi, il n’y avait pas de problème de relation à l’autre. Beaucoup de visages défilaient à la maison, on
partageait le même repas et la question de la religion de
l’autre ne se posait jamais. D’une certaine manière, « l’esprit
lamyfortain », comme aiment à le dire les nostalgiques de
N’Djaména, sans frontière ethnico-religieuse, était encore là
en 1989, l’année charnière de la suite de Habré.
C’est en dehors de ces quartiers volontiers désignés de
« sudistes » où l’on vivait entre soi, où les familles se connaissaient depuis belle lurette, que régnait une peur terrible
de l’autre. C’est en sortant de ce cocon que je me suis rendu
compte que la religion ou l’ethnie entraient en jeu lorsqu’il
fallait se nommer l’un l’autre : « doum », « sara », « kirdi ».
C’est à ce moment-là aussi que j’ai découvert que certains
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