L'ACTUALITE LITTERAIRE
232
Camus, tel que je l’imagine…
par
Jean-Jacques Gonzalès
(né à Oran en 1950, Professeur de philosophie, écrivain)
Commençons par cette étrange proposition : Camus, quand je ne le
connaissais pas, je l’aimais et quand je l’ai connu, je ne l’ai plus (moins)
aimé.
Pourquoi aimer Camus? Forcément l’aimer quand on est d’Algérie, comme
lui. Parce que c’est le seul, le grand seul. Prix Nobel, grand écrivain mondial,
celui par qui la dignité est arrivée. Aimer sans connaître, surtout sans
connaître, comme d’habitude, ou détester, ce qui revient au même.
L’aimer forcément, encore et toujours la même chose, parce que c’est un
des nôtres. Un des nôtres? Alors il faut forcement l’aimer. Ou le détester. En
tous cas, être proche, familier; c’est un des nôtres, alors? En l’aimant, on
s’aime soi-même. Surtout quand on ne le connaît pas, par pure appartenance,
comme un oncle que l’on connaît à peine. Mais un oncle tout de même!
N’avait-il pas préféré sa mère à la justice? Comme nous. La famille avant
tout! Enfin, un prix Nobel qui parlait comme nous, là-bas en Suède, en
smoking. C’est la petite phrase qu’ils avaient retenue, nos compatriotes : la
mère, plutôt que la justice. Un vrai Espagnol, fier. Con et têtu. Nos amis
Arabes, eux, s’étaient emparés de la même petite phrase, mais pour des
raisons bien opposées : les Pieds-Noirs, la justice ils s’en foutaient, on le sait
bien, nous les colonisés. Nous, on est donc du côté de la justice. Forcément.
Automatiquement. Puisqu’on est les opprimés.
Comme d’habitude, pas la peine de lire, juste chercher ce qui arrange.
Mais qui d’entre nous l’avait réellement lu? Pas grand monde, sans doute.
Ce qu’ils avaient oublié, et les uns et les autres, c’est juste ce qui précédait,
juste un petit bout de phrase, trois fois rien, mais qui changeait pas mal de
choses, ou du moins qui méritait examen. Je lis, je cite : Pléiade, p. 1882 :
“… un terrorisme qui s’exerce aveuglement (aveuglément, je souligne) dans
les rues d’Alger par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma
famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice…”.
Cette justice-là n’est sans doute pas la justice qui ne peut tuer justement
une mère.
L’intuition morale de Camus : imparable, irréfutable.
Tiens, je me mets à aimer Camus!
Albert Camus, souvent — toujours — est le détour obligé pour le Pied-
Noir ou l’Arabe (de plus de cinquante ans pas trop stupide, car c’est être
finalement assez intelligent que d’aimer quelqu’un qui n’appartient pas à sa
tribu) en mal de légitimation culturelle.
Examinons cette proposition : Camus est parti d’Algérie, vite, pour devenir
Camus. C’est en France qu’il est devenu Camus, pas en Algérie. D’ailleurs