Camus, tel que je l`imagine… - Association des Revues Plurielles

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L'ACTUALITE LITTERAIRE
Camus, tel que je l’imagine…
par
Jean-Jacques Gonzalès
(né à Oran en 1950, Professeur de philosophie, écrivain)
Commençons par cette étrange proposition : Camus, quand je ne le
connaissais pas, je l’aimais et quand je l’ai connu, je ne l’ai plus (moins)
aimé.
Pourquoi aimer Camus? Forcément l’aimer quand on est d’Algérie, comme
lui. Parce que c’est le seul, le grand seul. Prix Nobel, grand écrivain mondial,
celui par qui la dignité est arrivée. Aimer sans connaître, surtout sans
connaître, comme d’habitude, ou détester, ce qui revient au même.
L’aimer forcément, encore et toujours la même chose, parce que c’est un
des nôtres. Un des nôtres? Alors il faut forcement l’aimer. Ou le détester. En
tous cas, être proche, familier; c’est un des nôtres, alors? En l’aimant, on
s’aime soi-même. Surtout quand on ne le connaît pas, par pure appartenance,
comme un oncle que l’on connaît à peine. Mais un oncle tout de même!
N’avait-il pas préféré sa mère à la justice? Comme nous. La famille avant
tout! Enfin, un prix Nobel qui parlait comme nous, là-bas en Suède, en
smoking. C’est la petite phrase qu’ils avaient retenue, nos compatriotes : la
mère, plutôt que la justice. Un vrai Espagnol, fier. Con et têtu. Nos amis
Arabes, eux, s’étaient emparés de la même petite phrase, mais pour des
raisons bien opposées : les Pieds-Noirs, la justice ils s’en foutaient, on le sait
bien, nous les colonisés. Nous, on est donc du côté de la justice. Forcément.
Automatiquement. Puisqu’on est les opprimés.
Comme d’habitude, pas la peine de lire, juste chercher ce qui arrange.
Mais qui d’entre nous l’avait réellement lu? Pas grand monde, sans doute.
Ce qu’ils avaient oublié, et les uns et les autres, c’est juste ce qui précédait,
juste un petit bout de phrase, trois fois rien, mais qui changeait pas mal de
choses, ou du moins qui méritait examen. Je lis, je cite : Pléiade, p. 1882 :
“… un terrorisme qui s’exerce aveuglement (aveuglément, je souligne) dans
les rues d’Alger par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma
famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice… ”.
Cette justice-là n’est sans doute pas la justice qui ne peut tuer justement
une mère.
L’intuition morale de Camus : imparable, irréfutable.
Tiens, je me mets à aimer Camus!
Albert Camus, souvent — toujours — est le détour obligé pour le PiedNoir ou l’Arabe (de plus de cinquante ans pas trop stupide, car c’est être
finalement assez intelligent que d’aimer quelqu’un qui n’appartient pas à sa
tribu) en mal de légitimation culturelle.
Examinons cette proposition : Camus est parti d’Algérie, vite, pour devenir
Camus. C’est en France qu’il est devenu Camus, pas en Algérie. D’ailleurs
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quand il est revenu, le 23 janvier 1956, nos compatriotes — pas tous — ont
lancé une quasi-fatwa sur lui, et “les siens ne l’ont pas accueilli” ! 1 Les
siens? Qui? C’est en France qu’il a acquis sa légitimité; Camus, c’est un bout
de France qui revient. Toujours la France pour exister, on ne s’en
débarrassera jamais de cette histoire. Tu as voulu naître ailleurs et tu reviens.
On ne peut pas naître Chez Nous? Camus, tu m’emmerdes!
Chez Nous, pas terrible tous ces Pieds-noirs arrogants et racistes, tous ces
Arabes illettrés, superstitieux et violents. Tous ces révolutionnaires déjà
islamisés jusqu’au cou, tous ces OAS fascisés.
Tu n’avais peut-être pas tort. Tu as peut-être eu raison d’aller voir ailleurs.
Là-bas, il paraît que tu as eu aussi raison contre Sartre (le type qui avait
écrit : “Abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups : supprimer
en même temps un oppresseur et un opprimé.”), fervent soutien des
communismes, que tu es le premier — un des premiers — à t’être élevé
contre les communistes, contre les totalitarismes, tous les totalitarismes
comme l’on dit aujourd’hui. Il paraît que tu avais vu tout ce désastre avant
les autres, que tu avais aimé les victimes innombrables plus que la “justice”
marxiste ou je ne sais quoi, je ne sais quelle autre justification ou alibi.
Toujours ton intuition morale? Celle qui t’a fait préférer ta mère à la justice.
Mais nous savons qu’il s’agit d’autre chose.
Alors, j’ai lu.
Tu nous as fait un Sisyphe qui roule éternellement son caillou, une bonne
vieille scie philosophique, un Homme révolté, souvent fulgurant, une Peste
dans un Oran méconnaissable, au style emphatique et pompeux,
grandiloquent et vain, un Etranger au passé composé inévitable comme un
destin d’élève de lycée, une philosophie de l’absurde pour adolescents de
classes terminales, une philosophie aux grands sentiments, quelques pièces
de théâtre à thèse, avec la belle Maria Casarès, etc. Tout le monde en France
t’a lu. Tu es en livre de poche. Tu es étudié en classe, tu es au programme,
comme la guerre d’Algérie. Ta Facel Véga — non, celle de Gallimard — est
devenue légendaire. Ton trench à la Bogart aussi. Et ta cibiche. T’as niqué
des quantités de petites françaises, toutes plus belles les une que les autres.
Somme toute, t’as colonisé la France.
Mais sur le tard, tu as écrit un truc que tu n’as pas eu le temps de finir. Ça
commence par des nuages qui se précipitent, qui traversent l’Europe, — toi,
tu dis l’Atlantique, le Maroc, mais tu te trompes — c’est d’Europe, de France
qu’ils viennent, ils font un peu le chemin inverse, ils arrivent là où tu es né,
ils perdent leurs eaux puissantes sur la carriole brinquebalante, dans les
routes perdues de l’Est algérien, tu dis “sur ce pays sans nom”2 où tu vas
1
2
Jean, I,11.
Albert Camus, Le Premier homme.
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naître d’un Français et d’une Espagnole, mais tu n’es pas encore né, le vieil
Arabe conduit la charrette, c’est lui qui emmène, ta mère est dedans,
enceinte, ton père inquiet. L’eau continue de tomber.
C’est sûr, on n’en finit pas de naître.
C’est ton dernier livre, pas fini. Il s’appelle Le Premier homme.
Alors je lis, je relis, tes autres livres, les premiers, ceux du début, quand tu
commençais, j’ouvre mes yeux, maintenant j’ai envie, je suis capable, un
homme fait. Mon regard est neuf.
Je lis : “Vertige de se perdre et de tout nier, de ne ressembler à rien, de
briser à jamais ce qui nous définit, d’offrir au présent la solitude et le néant,
de retrouver la plate-forme unique où les destins tout à coup peuvent
recommencer. La tentation est perpétuelle.”3
Je lis : “Par un petit matin, j’ai vu à Tizi-Ouzou des enfants en loques
disputer à des chiens kabyles le contenu d’une poubelle.”
Je lis : “Le dénuement.”
Je lis : “… dressés les uns contre les autres, voués à nous faire le plus de
mal possible, inexpiablement.”
Je lis : “… être exilé de mon pays… ”
Je lis : “… mariage forcé dont ils ne peuvent se délivrer, (… ) en faire une
étreinte mortelle.”
Je lis : “… en homme libre, c’est-à-dire comme des hommes qui refusent à
la fois d’exercer et de subir la terreur.”
Je lis, j’apprends, je n’en crois pas mes yeux : “Il n'y a jamais eu encore de
nation algérienne. Les Juifs, les Turcs, les Grecs, les Italiens, les Berbères,
auraient autant de droit à réclamer la direction de cette nation virtuelle.
Actuellement, les Arabes ne forment pas à eux seuls toute l'Algérie.
L'importance et l'ancienneté du peuplement français, en particulier, suffisent
à créer un problème qui ne peut se comparer à rien dans l'histoire. Les
Français d’Algérie sont, eux aussi, et au sens fort du terme, des indigènes. Il
faut ajouter qu’une Algérie purement arabe ne pourrait accéder à
l'indépendance économique sans laquelle l'indépendance politique n'est
qu'un leurre. (… )
Les Arabes peuvent du moins se réclamer de leur appartenance non à une
nation, mais à une sorte d'empire musulman, spirituel ou temporel.
Spirituellement cet empire existe, son ciment et sa doctrine étant l’Islam.
Mais il existe aussi un empire chrétien, au moins aussi important, qu’il n'est
pas question de faire rentrer comme tel dans l'histoire temporelle. Pour le
moment, l'empire arabe n’existe pas historiquement, sinon dans les écrits du
colonel Nasser, et il ne pourrait se réaliser que par des bouleversements
mondiaux qui signifieraient la troisième guerre mondiale à brève échéance.
3
Albert Camus, Carnets 1935-1942.
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Il faut considérer la revendication de l'indépendance nationale algérienne en
partie comme une des manifestations de ce nouvel impérialisme arabe, dont
l'Égypte, présumant de ses forces, prétend prendre la tête, et que, pour le
moment, la Russie utilise à des fins de stratégie anti-occidentale. ” 4
Il ne s’agit pas de renaître — ne peut renaître que ce qui est déjà né — mais
de la douleur d’une naissance qui ne finit pas. Gésine d’un pays sans nom
(Le Premier Homme), d’une Première nation, silencieuse, encore absente;
L’Absente.5
Retour au Premier homme, comme le retour des nuages.
(En te réconciliant avec toi-même, tu m’as réconcilié avec moi-même?)
Il est revenu (Camus), il avait changé; il voyait d’autres choses,
maintenant; avec d’autres yeux. Il était plus calme, apaisé, serein, prêt enfin à
discerner, hors des mirages, ce qui avait toujours été devant lui.
Maintenant, il voit sa mère qui ne sait pas lire, qui n’entend pas, qui parle à
peine, qu’il avait déjà entrevue, perdue dans l’ombre du premier livre, mais
sans cette acuité d’aujourd’hui, sans cette évidence, sans ce savoir qui
illumine chaque page du Premier homme inachevé. Il sait qu’il vient de ce
silence, qu’il écrit vers ce silence.
Je lis : “… jusqu’à ce que lui partît et s’éloignât dans l’univers des femmes
qui ne lavent ni ne repassent.”
Je lis : “… elle était restée muette et sans larmes pendant de longues
heures à serrer dans sa poche le pli qu’elle ne pouvait lire et à regarder
dans le noir le malheur qu’elle ne comprenait pas.”
Je lis : “Pendant que son fils, inlassablement, la gorge serrée, l’observait
dans l’ombre, regardant le maigre dos courbé, plein d’une angoisse obscure
devant un malheur qu’il ne pouvait pas comprendre.”
Je lis : “Elle disait oui, c’était peut-être non, il fallait remonter dans le
temps à travers une mémoire enténébrée, rien n’était sûr. La mémoire des
pauvres déjà est moins nourrie que celle des riches, elle a moins de repères
dans l'espace puisqu'ils quittent rarement le lieu où ils vivent, moins de
repères aussi dans le temps d'une vie uniforme et grise. Bien sûr, il y a la
mémoire du cœur dont on dit qu'elle est la plus sûre, mais le cœur s'use à la
peine et au travail, il oublie plus vite sous le poids des fatigues. Le temps
perdu ne se retrouve que chez les riches. Pour les pauvres, il marque
seulement les traces vagues du chemin de la mort. Et puis, pour bien
supporter, il ne faut pas trop se souvenir, il fallait se tenir tout près des
jours, heure après heure… ” (… ) “… il fallait renoncer à apprendre quelque
chose d’elle… ”
4
5
Albert Camus, Actuelles III.
Albert Camus, L’Algérie déchirée.
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Je lis : “Je veux écrire ici l’histoire d’un couple lié par un même sang et
toutes les différences.”
Je lis : “Elle silencieuse la plupart du temps et disposant à peine de
quelques mots pour s’exprimer; lui parlant sans cesse et incapable de
trouver à travers des milliers de mots ce qu’elle pouvait dire à travers un
seul de ses silences. La mère et le fils.”
Je lis : “Arracher cette famille pauvre au destin des pauvres qui est de
disparaître de l’histoire sans laisser de traces. Les Muets.
Ils étaient et ils sont plus grands que moi.”
Je lis : “Se libérer de tout souci d’art et de forme. Retrouver le contact
direct, sans intermédiaire, donc l’innocence. Oublier l’art ici, c’est s’oublier.
Renoncer à soi non par vertu. Au contraire accepter son enfer. Celui qui veut
être meilleur se préfère, celui qui veut jouir se préfère. Seul celui-là renonce
à ce qu’il est, à son moi, qui accepte ce qui vient avec les conséquences.”
Je lis : “(Alors le grand anonymat deviendra fécond et il me recouvrira
aussi — Je reviendrai dans ce pays.)”
Où?
C’est sûr, on n’en finit pas de naître.
Ton Premier homme, on l’a trouvé dans ta sacoche, le 4 janvier 1960, le
jour de ta mort, dans les débris de la Facel Véga de Gallimard : 144 pages
écrites au fil de la plume, juste quelques points et quelques virgules, un
premier jet, pas encore retravaillé, tout neuf, pas encore poli, domestiqué aux
usages de la France. Tu l’as dédié à un lecteur impossible : “à toi qui ne
pourras jamais lire ce livre”. Don sans réserve.
Générosité. Aimer sans mesure. 6 Nécessaire échec de l’œ uvre. Patience.
Ne rien attendre. Distance. Peut-être celle de L’Homme révolté, loin, si loin
du totalitarisme de l’achèvement.
Je trouve, je retrouve l’autre, celui qui m’a accompagné, au plus difficile,
celui du Dernier homme, Maurice Blanchot de 1957. L’avais-tu lu?
Toi, je t’ai lu bien après; Blanchot avait déjà commencé le travail, il avait
commencé à m’apprendre, insensiblement, imperceptiblement, inlassablement, à m’éloigner de ma race, habiter la distance, juste ouvrir les yeux,
accompagner l’arrachement, avec douceur, travail, opiniâtreté, persévérance.
Donner sans retour. Confiance. Cet homme qui ne finit pas de mourir.
“Pensée, infime pensée, calme pensée, douleur.
Plus tard, il se demanda comment il était entré dans le calme. Il ne pouvait
en parler avec lui-même. Seulement joie à se sentir en rapport avec les
mots : “Plus tard, il… ” 7
6
7
Albert Camus, Noces à Tipasa.
Maurice Blanchot, Le dernier homme.
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C’est sûr, on ne finit pas de naître.
Toi-même, tu le dis, dans la préface tellement tardive — vingt ans se sont
écoulés — de ton premier livre : “… je continue de vivre avec l’idée que mon
œuvre n’est même pas commencée.”8
“Plus tard, il… ”
8
Albert Camus, L’envers et l’endroit, préface.
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