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Pierre-André Taguieff
L’itinéraire du « grand militant mujahid Roger Garaudy » : du communisme
au négationnisme
Les convertis à l’islam venant de l’extrême gauche suivent souvent, depuis les
années 1980, l’itinéraire prototypique d’un Roger Garaudy (1913-2012). Celui-ci,
communiste stalinien séduit par le catholicisme, s’est d’abord converti dans les
années 1970 à un tiers-mondisme mâtiné d’anti-occidentalisme ou d’hespérophobie
L’Occident est un accident »)1, puis a épousé la cause du monde musulman, y
trouvant un appui décisif pour combattre à la fois l’hyperpuissance américaine,
il voit le principal vecteur du « totalitarisme du marché », et l’État d’Israël, et plus
largement le « lobby sioniste international ». Le Garaudy anticapitaliste et tiers-
mondiste, l’humaniste « sans frontières », pionnier de ce qui s’appellera vingt ans
plus tard l’« altermondialisme », était applaudi par les « chrétiens de gauche »,
qui le suivront dans l’ensemble avec enthousiasme lorsqu’il épousera la cause
palestinienne. Garaudy a participé activement à l’entreprise de diabolisation
d’Israël qui, à partir de l’été 1982, a pris une ampleur inédite par l’exploitation
cynique des massacres de Sabra et Chatila (16-18 septembre 1982) commis par les
Phalanges chrétiennes libanaises et attribuées mensongèrement à l’armée
israélienne2. Avant même les massacres de Sabra et Chatila, Israël fut accusé
publiquement de « terrorisme d’État » dans un placard publicitaire publié par Le
1 Le néologisme « hespérophobie », introduit par l’historien Robert Conquest, a été utilisé par
John Derbyshire dans un article diffusé le 13 septembre 2001 : « Hesperophobia : On Blaming
the Jews », National Review Online, puis repris par Raphaël Israeli dans son étude intitulée
« L’antisémitisme travesti en antisionisme », tr. fr. Jean-Pierre Ricard, Revue d’histoire de la
Shoah, n° 180, janvier-juin 2004, p. 127.
2 Sur cette accusation mensongère et son exploitation par la propagande palestinienne, voir
Pierre-André Taguieff, La Nouvelle Propagande antijuive, Paris, PUF, 2010, pp. 145-149.
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Monde le 17 juin 1982 sous le titre « Après les massacres du Liban. Le sens de
l’agression israélienne », signé par Roger Garaudy, le re Michel Lelong et le
pasteur Mathiot3.
Après sa conversion à l’islam, en 1982, Garaudy entre dans un processus de
radicalisation de son « antisionisme ». Il publie tout d’abord un pamphlet
« antisioniste » intitu L’Affaire Israël (1983)4, où il développe ses quatre
principaux thèmes d’accusation visant Israël et le « sionisme » : « racisme »,
« colonialisme », « expansionnisme » (ou « impérialisme ») et « terrorisme
d’État ». Cette radicalisation le conduit à publier par les soins de La Vieille Taupe,
douze ans plus tard, en décembre 1995, son premier pamphlet négationniste, Les
Mythes fondateurs de la politique israélienne5. En raison du soutien apporté par
l’abbé Pierre à son vieil ami, ce pamphlet « antisioniste » va provoquer un débat
houleux au printemps 1996. Rappelons que les éditions La Vieille Taupe avaient
été fondées par un groupe de militants d’extrême gauche qui, entre 1978 et 1980,
s’étaient ralliés aux « thèses » défendues par Robert Faurisson, devenu depuis la
figure emblématique du négationnisme français, sillonnant le monde pour diffuser
la « bonne nouvelle » selon laquelle le génocide nazi des Juifs d’Europe n’aurait
pas eu lieu et se réduirait à un « mensonge de propagande6 ». L’argumentation
négationniste s’est pleinement intégrée dans le discours antisioniste des pays arabo-
musulmans et de l’Iran islamiste à travers le best-seller qu’a été ce méchant
3 Sur ce texte et son contexte, voir Pierre-André Taguieff, « L’antisionisme arabo-islamophile »,
Sens, n° 11, novembre 1982, pp. 253-266.
4 Roger Garaudy, L’Affaire Israël, Paris, SPAG-Papyrus éditions, 1983.
5 Roger Garaudy, Les Mythes fondateurs de la politique israélienne, Paris, La Vieille Taupe,
décembre 1995 ; rééd., Samiszdat [sic], Roger Garaudy, 1996 ; nouvelle édition, Beyrouth, Al
Fihrist, 1998. Sur l’affaire Garaudy, voir Pierre-André Taguieff, « L’abbé Pierre et Roger
Garaudy. Négationnisme, antijudaïsme, antisionisme », Esprit, 224, août-septembre 1996, pp.
206-216 ; Valérie Igounet, Histoire du négationnisme en France, Paris, Le Seuil, 2000, pp. 472-
483 ; Michaël Prazan, Adrien Minard, Roger Garaudy. Itinéraire d’une négation, Paris,
Calmann-Lévy, 2007, pp. 163-308.
6 Voir Valérie Igounet, Robert Faurisson. Portrait d’un négationniste, Paris, Denoël, 2012.
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pamphlet qui semblait provenir d’une officine, fabriqué par des faussaires amateurs
avec des matériaux empruntés hâtivement à diverses publications antijuives
confidentielles, et ce, sur le mode du plagiat7.
Dans ce pamphlet qui revient à inscrire l’antisionisme dans un antijudaïsme
radical, Garaudy reprend à son compte l’essentialisation négative du peuple juif
comme peuple exterminateur et colonisateur, identique à lui-même à travers
l’histoire, et l’assortit d’une accusation de « purification ethnique » et de
« racisme », ou, plus exactement, de proto-racisme, ce qui revient à postuler que les
Juifs sont les inventeurs du racisme : « Cette “purification ethnique” devenue
systématique dans l’État d’Israël d’aujourd’hui, découle du principe de la pureté
ethnique empêchant le lange du sang Juif avec le “sang impur” de tous les
autres. [...] Ce racisme, modèle de tous les autres racismes, est une idéologie de
domination de différents peuples8. » L’accusation triple est claire : les Juifs sont
originellement racistes, impérialistes et exterminateurs de peuples étrangers. En
1998, Garaudy publie un nouveau pamphlet judéophobe à visage « antisioniste » :
Le Procès du sionisme israélien9. Dans la foulée, il tonne contre le « monothéisme
du marché » ou le « monothéisme totalitaire du marché », réjouissant les milieux
anticapitalistes de tous bords. Se faisant l’inlassable propagandiste de la
désoccidentalisation du monde, il entonne régulièrement le refrain « l’Occident est
un accident10 » et publie le libelle titré Les États-Unis, avant-garde de la décadence
7 Voir Pierre-André Taguieff, « L’abbé Pierre et Roger Garaudy… », art. cit.
8 Roger Garaudy, Les Mythes fondateurs de la politique israélienne, Paris, La Vieille Taupe,
décembre 1995, pp. 44-47. Sur l’accusation de « racisme » visant le peuple juif, devenue lieu
commun du discours judéophobe, voir Pierre-André Taguieff, La Judéophobie des Modernes. Des
Lumières au Jihad mondial, Paris, Odile Jacob, 2008, pp. 340-350.
9 Roger Garaudy, Le Procès du sionisme israélien, Paris, Éditions Vent du Large, 1998.
10 Tel est aussi le titre du chapitre I d’un livre ultérieur de Roger Garaudy, Le Terrorisme
occidental, Paris, Éditions Al Qalam, 2004, pp. 39-71.
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(1997)11. Garaudy devient dès lors un « guide spirituel » ou une sorte de prophète
pour des mouvances extrémistes qui, autour d’une thématique « antimondialiste »,
anti-américaine et antisioniste, sont classées à l’extrême gauche comme à l’extrême
droite.
Garaudy poursuit sa campagne anti-occidentale et antisioniste en publiant, trois
ans après les attentats antiaméricains du 11 septembre 2001, un long pamphlet
intitulé Le Terrorisme occidental12. Dans ce pamphlet il retrouve les accents
tiers-mondistes de sa période stalinienne (et néo-stalinienne), Garaudy se félicite de
ce que les États-Unis rencontrent « de plus en plus de résistance (…) dans leur
entreprise de “mondialisation”, c’est-à-dire de colonisation étendue à l’échelle
mondiale et au profit d’un seul colonialiste13». Ce lourd pamphlet dinspiration
conspirationniste car il sagit bien pour lui de dénoncer un prétendu complot
impérialiste - confirme son inscription dans la nébuleuse « antimondialiste ».
L’objet favori de ses dénonciations litaniques est ce qu’il appelle confusément le
« monothéisme du marché », qu’il définit comme « un crime devenu une
religion14 ». Il avait publié dans la revue du GRECE (Groupement de recherche et
d’études pour la civilisation européenne), Éléments, au moment commençait
« l’affaire Garaudy », un article intitu« Contre le monothéisme du marché15 »,
tiré de sa communication au XXIXe colloque national du GRECE, le 3 décembre
1995. Le terroriste communiste Ilich Ramírez Sánchez, dit Carlos, lui-même
converti à l’islam en octobre 1975, trouvera l’expression à son goût, écrivant de sa
prison, en 2003, avant de dénoncer la « pseudo-religion des droits de l’homme, ce
11 Roger Garaudy, Les États-Unis, avant-garde de la décadence (Comment préparer le XXIe
siècle), Paris, Éditions Vent du Large, 1997.
12 Op. cit. (2004).
13 Roger Garaudy, Le Terrorisme occidental, op. cit., p. 9.
14 Ibid., pp. 182-183. Voir aussi Roger Garaudy, Les États-Unis, avant-garde de la décadence, op.
cit., pp. 15-20 (chap. II : « Le monothéisme du marché »).
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cache-sexe de l’idolâtrie marchande » : « L’Islam véritable est radicalement
incompatible avec les normes de la consommation inhérentes au monothéisme du
marché16. »
L’expansion mondiale de ce que Garaudy pense être la nouvelle et fausse
« religion », celle du marché, n’est autre que l’américanisation du monde, dans
laquelle Israël joue, selon lui, un rôle majeur :
« Le point névralgique des frontières de l’empire américain (…), c’est le Golfe
Persique, parce qu’il est entouré des plus riches gisements de ce pétrole, qui
demeure, pour quelques décennies, “le nerf de la croissance occidentale. Sur ce
“limes” a été remportée la plus récente “victoire” du monothéisme du marché par
l’écrasement de l’Irak (guerre engagée par les États-Unis sous la pression de deux
“lobbies” [le “lobby juif” et le “lobby des affaires”]) (…). À ce “point névralgique”
des frontières du nouvel empire, l’État d’Israël ne cesse de jouer le rôle que lui
assignait déjà son fondateur spirituel, Théodore Herzl : celui d’un “bastion avancé
de la civilisation occidentale contre la barbarie de l’Orient.” (…) Aujourd’hui, une
autre cible, plus importante encore, est désignée : l’Iran. (…) La nouvelle cible a
été déjà désignée à Charm El Cheikh, en 1996, par le gouvernement d’Israël : la
“lutte contre le terrorisme” comme “l’ingérence humanitaire” étant les deux
prétextes nouveaux du néo-colonialisme intégré. 17»
On comprend qu’il soit cité comme un maître à penser ou un héros de la « libre
parole » par certains milieux néo-communistes non moins que par la plupart des
groupes néo-nazis, ainsi que par divers courants de lislamisme radical.
L’admiration que lui porte l’ex-communiste Alain Soral, auteur du pamphlet anti-
15 Roger Garaudy, « Contre le monothéisme du marché », Éléments pour la civilisation
européenne, n° 84, février-mars 1996, pp. 31-37.
16 Ilich Ramírez Sánchez, dit Carlos, L’Islam révolutionnaire, Monaco, Éditions du Rocher,
2003, p. 105.
17 Roger Garaudy, Les États-Unis…, op. cit., pp. 4-5.
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