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L’invention géographique de la Méditerranée : éléments de réflexion
par Florence DEPREST
| Belin | Espace géographique
2002/1 - N° 31
ISSN 0046 2497 | ISBN 270113126X | pages 73 à 92
Pour citer cet article :
— Deprest F., L’invention géographique de la Méditerranée : éléments de réflexion, Espace géographique 2002/1, N°
31, p. 73-92.
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2002-1
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RÉSUMÉ.— L’invention scientifique de la
Méditerranée est examinée à partir des
textes issus des trois premières Géographies
Universelles. Au début du XIXesiècle, les
prémices d’une «aire méditerranéenne» se
mettent en place comme on peut l’observer
dans l’œuvre de Konrad Malte-Brun. Mais
Élisée Reclus lance en 1876 la première
réflexion scientifique sur le rôle
géohistorique de la mer Méditerranée. Dans
l’entre-deux guerres, les vidaliens centrent
leur objet sur l’espace terrestre: cette
représentation servira de base à la thèse de
Fernand Braudel. Cette analyse conduit à
émettre des hypothèses sur une généalogie
des représentations géographiques de la
Méditerranée et invite à interroger notre
héritage conceptuel sur cet objet si évident et
si flou.
CONCEPT, ÉPISTÉMOLOGIE,
MÉDITERRANÉE
ABSTRACT.— Notes on the geographical
invention of the Mediterranean.— Based on a
study of the first three
Géographies
Universelles
, this paper deals with the
emergence of the Mediterranean area in
scientific research. The notion of a
Mediterranean area began to emerge in the
early 19th century, especially in the works of
K. Malte-Brun. However, it was only in 1876
that E. Reclus adopted a scientific approach
to the geohistorical role of the Mediterranean
Sea. A radical shift in emphasis, focusing on
the hinterland rather than the sea, can be
observed during the interwar years among
the followers of P. Vidal de La Blache,
providing the new paradigm on which
F. Braudel’s thesis was based. This paper will
explore the genealogy of the geographical
representations of the Mediterranean, with
a view to questioning the origins of our
scientific discourse on this subject, at once
so familiar and so elusive.
CONCEPT, EPISTEMOLOGY,
MEDITERRANEAN AREA
Position
En 1995, L’Espace géographique
consacrait une série d’articles au
concept de méditerranée. Il s’agis-
sait d’élaborer les bases d’un cho-
rotype (Dollfus, 1995), voire de
plusieurs (Brunet, 1995). Les géo-
graphes participant au débat
s’interrogeaient sur la pertinence
et la définition d’un tel modèle.
Cette démarche tendait à renouer
avec l’origine du mot. Avant d’être
un nom propre, « méditerranée »
fut un nom commun, désignant
une étendue d’eau au milieu des
terres. Parler de « méditerranées »
au pluriel et sans majuscule n’a
donc rien d’un néologisme. Au dif-
férend théorique sur la géographie,
s’ajoute une résistance proprement
liée à la Méditerranée elle-même.
En l’espace d’un siècle et demi,
elle est devenue un lieu singulier
dont le nom propre est aujourd’hui
le seul référencé et usité. Avec sa
majuscule, la Méditerranée a pris
ses lettres de noblesse : elle est dis-
tinguée et même exceptionnelle. Il
EG
2002-1
p. 73-92
Florence Deprest
Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis, FLLASH
Le Mont Hovy, 59313 Valenciennes
Méditerranée
L’invention géographique
de la Méditerranée :
éléments de réflexion
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n’est plus possible de la confondre avec d’autres : « il n’y a qu’une Méditerranée »
(Béthemont, 2000). La question scientifique du chorotype relèverait presque de
l’iconoclasme. En effet, elle implique de se défaire de l’hydre braudélienne, comme
le sous-entend l’exergue d’O. Dollfus (1995) ; ce qui peut passer par de fortes affir-
mations : la Méditerranée est un mythe, une fiction (Ferras, 1990 ; Kayser, 1996).
Il s’agit là d’une évolution sensible de la problématique, mais le déni de l’objet
ramène à l’objet. Comment construire une nouvelle représentation scientifique de ce
qui continue pour nous à faire objet ? Des historiens s’affrontent aussi à cette question:
dans L’Invention scientifique de la Méditerranée (Bourguet et al., 1998), une équipe pluri-
disciplinaire fait état de sa recherche sur l’émergence de l’objet scientifique « Méditerra-
née» dans la première moitié du
XIX
esiècle. Les auteurs examinent la question à partir
des matériaux issus des trois grandes expéditions scientifiques françaises du pourtour
méditerranéen : en Égypte (1798-1799), en Morée (1829-1831), enfin en Algérie
(1839-1842). À cette époque, la Méditerranée en tant qu’objet scientifique n’a pas de
sens. Les discours savants sur l’unité du bassin restent balbutiants, bien que des bribes
se fassent jour vers les années 1830. Si expéditions militaires et scientifiques apparais-
sent bien comme des modes complémentaires d’appropriation de l’espace, au moment
où les puissances européennes commencent à dépecer l’Empire Ottoman par ses
marges territoriales, il n’y a pas de rapport de causalité simple entre les préoccupations
territoriales et l’émergence d’un objet scientifique autonome. La notion d’unité médi-
terranéenne n’est pas conçue pour légitimer une stratégie territoriale; à l’inverse, le
projet politique n’est pas issu du discours savant. Le seul examen des chronologies suf-
fit à infirmer ces hypothèses simples. Les chercheurs mettent plutôt en évidence « la
dynamique d’une construction réciproque où chacun d’eux sert tour à tour d’appui et
de révélateur à l’autre» (Bourguet et al., 1998, p. 27).
En tant que géographes, cette lecture ne manque pas de nous interpeller. Un de
ses intérêts principaux est de déplacer la problématique de la définition de l’objet, qui
s’englue souvent dans d’indépassables contradictions unité-fracture, mythe-réalité,
singulier-pluriel, vers celle de sa constitution, en démêlant les fils ténus entre idées
scientifiques et stratégies territoriales. Ce travail conduit à interroger notre héritage
scientifique sur ce sujet qui nous semble à la fois si évident et si flou, afin d’être plus
libres de nous en dégager. Il nous invite à réfléchir autrement, à travers l’histoire de ce
qui s’est mis à faire objet pour les scientifiques du
XIX
esiècle, à ce qui peut faire objet
pour nous aujourd’hui. Suivant cette orientation à la fois théorique et méthodologique,
je me propose ici d’examiner une série de textes issus des trois premières Géographies
Universelles. Leur écriture s’étale du début du
XIX
esiècle à l’entre-deux-guerres. C’est
un choix restrictif, déterminé par une hypothèse de périodisation. Dans l’histoire des
représentations scientifiques de la Méditerranée, l’œuvre de Braudel (1949) marquerait
un apogée, auquel les chercheurs actuels seraient encore aujourd’hui confrontés ; la
problématique de la définition de la Méditerranée comme objet s’inscrirait à partir des
années 1950 dans un contexte tant scientifique qu’historique tout à fait différent. En
conséquence, nous avons choisi de porter nos premiers efforts sur une période qui cor-
respondrait à une phase d’émergence de l’idée méditerranéenne dans la pensée
géographique française (Nordman, 1998). Il s’agira de voir comment la Méditerranée
se constitue ou non comme objet géographique pertinent et valide: non pas pour
chercher dans l’histoire une légitimité quelconque, mais pour tenter de participer, en
géographe, à ces nouveaux éclairages.
© L’Espace géographique 74
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Corpus
Les Géographies Universelles constituent un corpus de textes que l’on pourrait quali-
fier d’homogène. Il s’agit d’œuvres toutes écrites par des géographes, dans un but
identique : faire le point à un moment donné sur les connaissances géographiques
disponibles sur l’ensemble des régions du monde. Si elles sont produites par des
spécialistes, le public auquel elles sont destinées ne l’est pas nécessairement : elles
s’adressent à tous ceux qui s’intéressent au monde, à sa géographie. Généralistes,
elles n’en constituent pas moins des œuvres dont la construction et le contenu
répondent aux exigences scientifiques de leur époque. Leurs auteurs s’appuient sur
les connaissances scientifiques les plus récentes. De plus, à la suite de Malte-Brun,
l’écriture et les choix, notamment dans la structure des textes, se répondent et par-
fois s’opposent. Comparer leur structure globale et leur contenu peut donc être
riche d’enseignements et nous permettre de dégager des points d’inflexion dans la
constitution des discours géographiques sur la Méditerranée. Partant de trois
œuvres, nous ne pourrons établir une généalogie des idées telle que T. Fabre (2000)
la tente dans son essai sur les représentations françaises de la Méditerranée en com-
parant des textes issus de champs intellectuels différents (linguistique, scientifique,
littéraire, politique) : nous nous concentrerons sur la construction de la Méditerra-
née en tant qu’objet géographique. En revanche, nous pourrons envisager des hypo-
thèses sur les relations entre ces textes et ceux d’autres champs qui leur sont
contemporains.
En effet, ces trois œuvres s’inscrivent à trois moments différents, et qui ne sont
pas indifférents quant à l’histoire de la Méditerranée. La première édition de la Géo-
graphie Universelle de K. Malte-Brun (1810-1829) paraît au même moment que les
travaux scientifiques de l’expédition d’Égypte1. La réédition Géographie complète et
universelle, augmentée par son fils V.A. Malte-Brun (1851-1854), est complétée
«d’après les documents scientifiques les plus récents, les derniers ouvrages et les der-
nières découvertes ». Elle est publiée une quinzaine d’années après les travaux sur la
Morée et à peu près au même moment que ceux sur l’expédition d’Algérie2. Cepen-
dant, la comparaison des deux éditions ne révèle pas de changement majeur concer-
nant la Méditerranée3. Aucun chapitre n’y est consacré, mais elle est évoquée à
différentes reprises. La Géographie Universelle d’Élisée Reclus est publiée entre 1876 et
1895 ; le volume sur l’Europe méridionale, dans lequel on trouve un chapitre dédié à
la Méditerranée, est le premier paru en 1876, soit sept ans après l’ouverture du canal
de Suez. Enfin celle qu’a lancée Paul Vidal de La Blache est éditée entre 1927 et
1948. Sous le titre Méditerranée. Péninsules méditerranéennes, le tome
VII
, rédigé par
Max. Sorre et J. Sion, consacre toute la première partie à la Méditerranée ; il paraît en
1934, quelques années après la célébration du Centenaire de la colonisation française
en Algérie et dans une période d’intense effervescence intellectuelle autour de l’inter-
prétation du projet colonial français.
Il convient de signaler que ces textes sont cités par des commentateurs
actuels, notamment ceux de Malte-Brun et de Reclus déjà évoqués par l’histo-
rienne A. Ruel (1992), ou encore celui de Sorre et Sion par T. Fabre (2000).
Mais la perspective qui anime leur analyse n’est pas celle que nous avons définie,
si bien que le contenu proprement géographique de ces textes n’est qu’abordé de
manière superficielle, voire erronée. On se référera plus sûrement aux analyses de
D. Nordman (1998).
Florence Deprest
75
1. La Description de l’Égypte
est publiée à partir de 1809.
2. Dirigées toutes deux par le
botaniste J.-B. Bory de
Saint-Vincent, la Relation de
voyage de la commission
scientifique de Morée dans
le Péloponnèse, les
Cyclades et l’Attique est
éditée à partir de 1836,
L’ Exploration scientifique de
l’Algérie de 1844 à 1867.
3. Les citations sont
référencées d’après l’édition
de 1851-1854. La
numérotation en livres étant
le meilleur repère pour
comparer toutes les
éditions, nous indiquons
aussi entre crochets le
numéro du livre
correspondant à l’original.
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Malte-Brun entre héritages encyclopédiques
et découvertes naturalistes
Le plan suivi par Malte-Brun est toujours analytique. L’auteur décrit d’abord la région
par ses limites physiques, puis analyse en détail ses principaux éléments naturels: mers,
bassins hydrographiques, montagnes. Viennent ensuite les descriptions du climat, de la
végétation et de la faune. Enfin, il s’intéresse au peuplement humain, à l’histoire et à la
politique. Malte-Brun n’identifie pas la Méditerranée comme une région géographique:
c’est seulement une mer européenne, traitée dans le premier livre consacré à la géogra-
phie physique de l’Europe (L. 132 [114]). En tant qu’étendue maritime, elle est caracté-
risée par plusieurs bassins, golfes, détroits et îles. Sont décrits la salinité, la profondeur,
les courants marins, les apports en eaux fluviales et océaniques. Sa place n’est pas pré-
éminente par rapport aux autres mers européennes: «Ces mers sont d’une haute impor-
tance pour les Européens ; au nord, elles nous séparent des terres glaciales du pôle
arctique ; au midi, elles nous garantissent des chaleurs de l’Afrique : partout elles
ouvrent un accès au commerce, à la navigation» (p. 173). Certes, l’auteur prend soin de
constater que la Méditerranée est une «grande série de mers intérieures, que leur situa-
tion, leur caractère physique et leur célébrité historique rendent également inté-
ressantes» (p. 171), mais cet aparté n’est suivi d’aucun développement particulier.
En la décrivant, Malte-Brun affirme à plusieurs reprises sa fonction de séparation:
«Le détroit de Gibraltar, moins large de la moitié que celui de Calais, mais conservant
les caractères d’une rupture qui, séparant l’Europe de l’Afrique, détruisit l’une des plus
grandes Caspiennes qui ait existé sur notre globe, nous conduit dans la Méditerranée »
(p. 171). Cette idée est aussi reprise dans la présentation générale de l’Afrique. Bien
que dans «le voisinage de l’Europe», l’Afrique en est séparée par la Méditerranée: «au
nord, la mer Méditerranée l’isole de l’Europe » (L. 81 [80], p. 75), « au nord-ouest, le
détroit de Gibraltar la détache de l’Europe» (p. 76). L’auteur s’inscrit ici dans une tra-
dition encyclopédique plus que millénaire. Au
VI
esiècle de notre ère, Isidore de Séville
(560-636) écrivait : «La Grande Mer est celle qui naît de l’océan à l’ouest, est tournée
vers le sud et atteint le nord. On l’appelle Grande Mer car, en comparaison avec elle,
les autres mers sont plus petites. C’est la Méditerranée, parce qu’elle baigne les terres
environnantes jusqu’à l’est, séparant l’Europe, l’Afrique et l’Asie» (cité par Matveje-
vitch, 1995, p. 174). Isidore accompagne son texte d’une carte « T dans l’O» célèbre
pour avoir été imprimée dès 1472. Reprenant la représentation du monde habité des
Grecs, mais adaptée à la vision chrétienne, la Méditerranée est la limite entre les conti-
nents de Sem, Japhet et Cham.
Près de onze siècles plus tard, les dictionnaires et encyclopédies de langue fran-
çaise construisent toujours leur définition sur un paradigme identique. En 1708, le
Dictionnaire universel, géographique et historique de T. Corneille présente la Méditer-
ranée comme la « mer qui commence au détroit de Gibraltar et qui parcourt plus de
mille lieues jusqu’au royaume de Syrie […] On lui a donné le nom de Méditerranée, à
cause qu’étant au milieu de toutes les terres de l’Ancien Monde, elle les divise en trois
parties, qui sont l’Europe, l’Asie, l’Afrique» (cité dans Bourguet et al., 1998, p. 10).
L’Encyclopédie de Diderot (1751-1780), comme bien plus tard le Littré (1872) reprennent
aussi la fonction de séparation des trois continents (Fabre, 2000). La tradition
scientifique est pérenne, et sans doute convient-il de la mettre en relation avec les
représentations négatives de la mer étudiées par A. Corbin (1990, p. 22) : chez les
auteurs classiques tels Horace, Ovide et Sénèque, la mer est détestée et qualifiée de
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