Malte-Brun entre héritages encyclopédiques
et découvertes naturalistes
Le plan suivi par Malte-Brun est toujours analytique. L’auteur décrit d’abord la région
par ses limites physiques, puis analyse en détail ses principaux éléments naturels: mers,
bassins hydrographiques, montagnes. Viennent ensuite les descriptions du climat, de la
végétation et de la faune. Enfin, il s’intéresse au peuplement humain, à l’histoire et à la
politique. Malte-Brun n’identifie pas la Méditerranée comme une région géographique:
c’est seulement une mer européenne, traitée dans le premier livre consacré à la géogra-
phie physique de l’Europe (L. 132 [114]). En tant qu’étendue maritime, elle est caracté-
risée par plusieurs bassins, golfes, détroits et îles. Sont décrits la salinité, la profondeur,
les courants marins, les apports en eaux fluviales et océaniques. Sa place n’est pas pré-
éminente par rapport aux autres mers européennes: «Ces mers sont d’une haute impor-
tance pour les Européens ; au nord, elles nous séparent des terres glaciales du pôle
arctique ; au midi, elles nous garantissent des chaleurs de l’Afrique : partout elles
ouvrent un accès au commerce, à la navigation» (p. 173). Certes, l’auteur prend soin de
constater que la Méditerranée est une «grande série de mers intérieures, que leur situa-
tion, leur caractère physique et leur célébrité historique rendent également inté-
ressantes» (p. 171), mais cet aparté n’est suivi d’aucun développement particulier.
En la décrivant, Malte-Brun affirme à plusieurs reprises sa fonction de séparation:
«Le détroit de Gibraltar, moins large de la moitié que celui de Calais, mais conservant
les caractères d’une rupture qui, séparant l’Europe de l’Afrique, détruisit l’une des plus
grandes Caspiennes qui ait existé sur notre globe, nous conduit dans la Méditerranée »
(p. 171). Cette idée est aussi reprise dans la présentation générale de l’Afrique. Bien
que dans «le voisinage de l’Europe», l’Afrique en est séparée par la Méditerranée: «au
nord, la mer Méditerranée l’isole de l’Europe » (L. 81 [80], p. 75), « au nord-ouest, le
détroit de Gibraltar la détache de l’Europe» (p. 76). L’auteur s’inscrit ici dans une tra-
dition encyclopédique plus que millénaire. Au
VI
esiècle de notre ère, Isidore de Séville
(560-636) écrivait : «La Grande Mer est celle qui naît de l’océan à l’ouest, est tournée
vers le sud et atteint le nord. On l’appelle Grande Mer car, en comparaison avec elle,
les autres mers sont plus petites. C’est la Méditerranée, parce qu’elle baigne les terres
environnantes jusqu’à l’est, séparant l’Europe, l’Afrique et l’Asie» (cité par Matveje-
vitch, 1995, p. 174). Isidore accompagne son texte d’une carte « T dans l’O» célèbre
pour avoir été imprimée dès 1472. Reprenant la représentation du monde habité des
Grecs, mais adaptée à la vision chrétienne, la Méditerranée est la limite entre les conti-
nents de Sem, Japhet et Cham.
Près de onze siècles plus tard, les dictionnaires et encyclopédies de langue fran-
çaise construisent toujours leur définition sur un paradigme identique. En 1708, le
Dictionnaire universel, géographique et historique de T. Corneille présente la Méditer-
ranée comme la « mer qui commence au détroit de Gibraltar et qui parcourt plus de
mille lieues jusqu’au royaume de Syrie […] On lui a donné le nom de Méditerranée, à
cause qu’étant au milieu de toutes les terres de l’Ancien Monde, elle les divise en trois
parties, qui sont l’Europe, l’Asie, l’Afrique» (cité dans Bourguet et al., 1998, p. 10).
L’Encyclopédie de Diderot (1751-1780), comme bien plus tard le Littré (1872) reprennent
aussi la fonction de séparation des trois continents (Fabre, 2000). La tradition
scientifique est pérenne, et sans doute convient-il de la mettre en relation avec les
représentations négatives de la mer étudiées par A. Corbin (1990, p. 22) : chez les
auteurs classiques tels Horace, Ovide et Sénèque, la mer est détestée et qualifiée de
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