I- le théatrum mundi : l`intrication du théâtre et de la réalité

Jeux dangereux est la traduction française du titre, qui a la vertu de souligner le mélange
(allant jusqu'à la confusion) du théâtre et de la vie pour tous les personnages du film. Si le
thème du théatrum mundi (de la vie vue comme une scène de théâtre ou chacun joue un rôle)
est une vielle idée, en son temps traitée par Shakespeare, la vision qu'en donne Lubitch
penche du côté de la parodie en se concentrant sur les cabotins ; et (apparente contradiction –
mais n'est-ce pas la définition du génie ?) en donne une version plus dramatique.
I- le théatrum mundi : l'intrication du théâtre et de la réalité
I.I) Sous influence shakespearienne
a) Ce qui est, ce qui n'est pas
- Le film commence par une pièce de théâtre... dont on ne sait pas que c'est une pièce de théâtre :
l'ouverture inscrit le film dans ce thème traditionnel de la confusion entre théâtre et réalité - et se
termine par la même pièce de théâtre emblématique : Hamlet
- L'idée du parallèle théâtre/vie est suivie à tous les niveaux:
les acteurs (We don't have to worry about the Nazi play (= Gestapo) / They show a bigger
one (20:22) ;
l'espion Siletski (37:37) : « … the right plot / but in real life, to choose the right size »
le récitant : « the curtain had fallen on the polish drama ».
- Le balancement (la confusion) est symbolisée par la tirade du Rialto récitée 3 fois : la première
fois purement dans un contexte théâtral puis les autres fois dans un contexte réaliste : seul dans la
neige // devant les Nazis
b) un jeu plus dangereux
- la question de l'intrication n'est pas : est-ce que les deux son semblables mais: l'illusion peut-elle
se sustituer à la réalité ? C'est la question du départ : Bronski pour Dobosch n'est pas assez
ressemblant – mais en même temps la peinture de Bronski lui semble ressemblante (jusqu'à ce qu'il
se corrige par mauvaise foi). 6:00.
- Plus le film avance, plus la question devient vitale :You're playing for our lives (50:48) : le jeu
avec les clichés de l'entrelacement théâtre/vie culmine en 59:12 : le jeune 1er contre le fourbe qui
s'écroule de manière très théatralisée. La réaction des visages en 59:17 se comprend à la fois comme
l'effroi devant la vraie mort et la stupeur du public de théâtre. Les deux sont étroitement imbriqués.
- Quelle est l'illusion, quelle est la réalité ? Le thème est traités à différents niveaux. Tout semble
décor. D'abord c'est un film de studio puis les objets sont « minés » : les fleurs, les chaussures, le
livre Ana Karénine ont tous une signification seconde. Idem le décor du théâtre.
c) des scènes de répétition
- Les 1eres scènes sur le théâtre loin d'être anonymes sont reprises dans la vraie vie. Tura devant sa
femme reprend avant sa grande scène en Siletski les mêmes termes que pour le monologue
d'Hamlett : il n'est pas bon quand il est contrarié (64:00)
- Puis bien sûr Bronski s'est entraîné à être Hitler, les autres acteurs à être des gestapistes, le décor
de la pièce sera repris dans le faux bureau.
I.II) tous en scène
a) l'espion est un acteur de la vie :
- Siletski présenté par un numéro chantant
- Quand il veut recruter Maria, il s'appuie sur ses compétences d'actrice. Et la tente par ce qui
semble bien l'avoir converti, lui : le goût du raffinement. (Point sur lequel on reviendra)
- Lui et les acteurs (en particulier Tura) sont filmés de manière similaire
b) le langage des acteurs
- Point commun principal : le mesonge. Le mensonge est l'absolu du langage : écrits ou oraux.
(Siletski parle à la radio). Ils réunissent les deux mondes : espionnage et théâtre ; et les deux
intrigues : intime et politique. À l'opposée, quand Maria dit la vérité à son mari sur la présence de
Sobinski dans le lit de Tura (scène à 3 en 43:00) : « Is that clear ? / No »
- mais ce sont deux mensonges concurrents : 58:00 poursuite lumière qui finit sur scène sur Siletski
(espion mis en lumière). Un homme du mensonge pour lequel le théâtre va être le lieu d'une vérité.
À la fin, le faux de la vie cède face au faux du théâtre – révèle une grande confiance dans les vertus
de l'Art. (cf III)
c) la différence
Il y a des parallèles entre les 2 mondes mais aussi une différence. Après l'ouverture de 28 mn
consacrée au théâtre (que des états d'âme) on entre dans le monde froid et calculateur de
l'espionnage. Que soulignera ironiquement Siletski : « that great, great actor... « Did you ever
played a corpse ? » (57:30)
I.III) les dangers de la confusion
a) le vieux fantôme d'Hamlet...
- les acteurs sont incapables de ne pas mêler la vie et le jeu. (C'est le problème d'Hamlet aussi : to
be or not to be). [Le véritable St Genest, Rotrou]. Lors de la scène Tura/Siletski, le naturel du mari
reprend le dessus : 55:55 il se dresse sur ses pieds – et se trahit. Sa maladresse (il parle de Maria
comme d'une ennemie), invraisemblable, s'explique par cette confusion vie/théâtre que vivent les
acteurs.
- si la vérité prend le dessus sur la représentation : ils sont morts. C'est valable pour Siletski comme
pour les acteurs comme pour le libraire résistant.
b) … sans le tourment
- Chaque personnage est pris entre plusieurs identités possibles (to be or not to be...) mais cela
n'entraîne aucun problème psychologique.
- le choix du texte représenté est ironique puisque les personnages sont très loins de l'introspection
et de la remise en question. Il y a même une réjouissante absence d'évolution chez les Tura, elle
frivole et lui vaniteux.
- Les acteurs vivent très bien cette confusion qui leur est naturelle : les rapports des Tura mêlent
intimité et enjeux de rivalité (1rs dialogues), le faux général s'excuse d'avoir sauvé la vie de Tura
parce qu'il lui a volé la vedette, et la fin témoigne que les acteurs ne vivent que pour le théâtre :leur
récompense : « He wants to play Shakespeare » (x2 par Maria)
c) le jeu de Maria
Maria joue le rôle d'actrice sotte, celle qui croit que la vie est semblable à du théâtre : elle a joué
une espionne... mais elle était fusillée (38:12) à la fin. Le luxe lui convient... mais que faire de sa
conscience ? Siletski est désarçonné parce qu'il ne détecte pas l'ironie.
II- La gloire du cabotin
II.I : un document sur les comédiens
a) Célébration
- Le médaillon des acteurs : célébration – stylisation. Les deux personnages principaux sont les
seuls à apparaître en générique... en représentation : elle rit manifestement sur commande, il lisse
une moustache postiche en se regardant dans le miroir. Le film est une déclaration d'amour aux
acteurs - et à une actrice.
- Amour pour les acteurs et leurs trucs : Tura retrouve une posture avant d'entrer en scène (52:39), il
gagne du temps avant une improvisation (« Il will cristalised »)
b) Répulsion :
après l'ouverture, le film développe une autre idée :Tura baillant à sa première apparition = les
acteurs sont êtres désinvoltes, nonchalants et capricieux : dès Bronski et son « Heil myself ».
- Point de vue du Général des services secrets anglais sur les Actrices (26:59). Les acteurs sont
fantasques et insupportables.
c) des êtres différents
- La raison de ce rapport est la suivante : les acteurs vivent à contretemps : « If I don't come back, I
forgive you (mais il sera mort à cause d'elle) ; but if I come back, It's a different matter » (64:00)
Toujours agir de manière outrée, en cabotinant dans la vie comme sur scène. Pour rechercher la
satisfaction de sa vanité.
- Be honest (64:00) : on croit que Tura va demander une honnêteté par rapport à sa situation
conjugale mais tout (sa vie, son couple, la Pologne) cède devant sa vanité d'acteur : est-ce qu'elle a
demandé à Sobinski de quitter la salle ?
II.II) des acteurs superlatifs : les cabotins
a) de mauvais acteurs :
- Il semble d'ailleurs n'y avoir d'acteur que mauvais : « what he did to Shakespeare, we're doing now
to Poland » (68:00). Vanité toujours abaisée.
- Improvisations catastrophiques qui risquent de casser l'effet dès « Heil myself)
- You're playing for our lives/I'm gonna surpassed myself/Don't Tura, take it easy/visage offusqué »
de Tura qui était en pleine concentration (50:48). La vanité des cabots est une des sources du
comique car elle traduit aussi leur inconséquence : volonté d'être « great, great » et de réclamer les
applaudissements.
b) des acteurs qui surjouent :
- le jeu de Benny est le contraire de l'understeatment. Jeu à effets. Tura joue 2 fois la même scène
dans l'un et l'autre rôle (Ehrardt ou Siletsky). Or il cabotine dans les 2 rôles : le rire ou « tirez ma
barbe »
- Cabotinage va de pair avec l'absence totale de sens des réalités : « may be he had an heart attack /
I hope so » (15:30) – qui se prolonge par la confusion de l'annonce de la guerre, avec un quiproquo
d'anthologie, soigneusement préparé par les entrées des second rôle (« a conspiracy » 18 : 54) – voir
cours 2 -
- Par contre, la seule fois où Maria surjoue = le baiser à Siletski (46:04) qui est volontairement
ironique.
c) un film de troupe
- Plans moyens d'ensemble : 52:37 (déjà vu cours 1)
- Célébration de la troupe de théâtre cacophonique (au moins deux fois : en 5:55 autour de la mise
en scène de Gestapo et en 1:20:14 après la fausse arrestation de Tura) dont on voit tous les rôles
jusqu'au souffleur et qu'on apprécie à tous ses moments : répétition, représentation, repos en loge,
bilan. puis rêglements de compte post-représentation (80:00)
- Bronski va réussir sa 2ème représentation en Hitler parce qu'il organise autour de lui une mise en
scène : il n'est plus seul. Sa troupe autour de lui organise l'espace d'illusion nécessaire (la « grotte »
de l'Illusion comique : voir à nouveau le plan américain qui montre la troupe au milieu des Nazis).
d) des acteurs qui s'améliorent
« Heil myself » / It's not in the script / What's on the script ? / Nothing / Than say nothing – et
justement Bronski tiendra compte des remarques de son metteur en scène en 84:00 puis encore plus
tard lors du dernier rebondissement
III- Théâtre vs Nazisme
III.I) le lieu de la Résistance
a) le bâtiment :
- le théâtre est le seul lieu de la place non détruit (20:32). Lieu de résistance, donc. (rappel cours 1).
- le triomphe des acteurs a lieu au sein du théâtre (même si ce n'est pas sur scène)
b)l'intérieur :
l'espace théâtral est beaucoup plus structuré que celui de la rue. On voit peu de scènes de rues alors
qu'on voit tous les lieux du théâtre (loge, praticable, cave, balcon et orchestre : 58:19).
c) des acteurs patriotes ?
Thème héroïque de la musique au générique (concentré sur le couple d'acteur). Mais qui est
patriotique ? Dobosch. Gestapo a plus qu'une « artistic value ».
Le patriotisme de Tura devient source de comique, servant la fabrication de l'histrion : il le met au
niveau de ses pantoufles (44:00) puis quand il sera faussement tué en 57:57. le hors champ permet
de montrer que la mort de Tura est forcément une représentation.
Greenberg ressurgit en 81:00 – vouté dans un coin – il reprend : « It will be a terrific laugh / No, It
wont ». « You always wanted to play in a bottom part » (le 1er rôle » - en fait les motivations de
vanité de l'acteur sont censées recouvrir les motivations sérieuses de même que le rire doit
l'emporter. C'est une élégance. Mais Greenberg est manifestement juif.
III.II) Des espaces concurrentiels :
a) trois espaces :
2 espaces concurrents du théâtre et de la rue. Quand Bronski cherche la validation par la rue, il
échoue. Des espaces concurrents dont la rivalité est marquée par l'outil des fondus enchaînés (qui
souligne l'absence de séparation nette, d'isolement du théâtre qui ne peut pas être un lieu hors du
monde).
Les scènes de rues sont sombres, peu éclairées, avec des barbelés.
Au milieu il y a l'espace intermédiaire de l'hôtel qui est un lieu ambigü : où Siletsky et les Nazis
sont maîtres mais que les acteurs vont utiliser.
b) installer son décor :
Au départ, la rue défait ce que le théâtre a fait (de plusieurs manières différentes : lors de la 2ème
répétition (15:25) les acteurs sont regroupés autour de la radio, puis le bombardement) – puis le
théâtre défait ce que la rue a fait.
Le théâtre peu à peu va grignoter sur la rue. Convoquer un acteur de la rue (un espion) et le tuer sur
la scène, déplacer une pièce entière (meurtre à l'opéra) du théâtre dans la rue (où en tout cas pas
directement sur le praticable) pour transformer la rue en théâtre
Les acteurs parviennent à transformer des lieux non destinés à la représentation en espaces de
représentation : un bureau de gestapo, une chambre d'hôtel, un couloir de théâtre – en les réajustant
avec des coulisses, un côté cour et un côté jardin. C'est le théâtre qui gagne. D'ailleurs, dès le début,
le théâtre semblait vouloir investir la rue (the street) et s'imposer contre elle – il finit par y arriver
(« You played the real hero of this amazing play » 1:32:00)
III. III) l'intrigue vue sous l'angle de la rivalité entre acteurs.
a) des représentations concurrentes
Il y a 2 représentations rivales : Hitler au Reichtag en est une. L'immersion de la voix de la radio sur
le praticable lors des répétitions nous rappelle que le régime nazi est aussi affaire de mise en scène –
un spectacle permanent (films de Leni Riefensthal).Puis Siletsky en espion poursuit la
représentation.
Ainsi, 2 types de cartons se succèdent : ceux de la représentation théâtrale et ceux des exécutions.
Jeu de mots sur « The nazi play ». Et un spectacle veut censurer l'autre. « There is no censure to
stop them »
b) une compétition féroce
- entre les comédiens eux-mêmes :
Tura triomphe après sa scène de la barbe (78:00) mais d'autres acteurs viennent lui « voler sa
scène » : « Are you creazy ? » s'adresse en fait à l'acteur et pas au général. Effroi de son visage en
voyant arriver plus cabot que lui (79:00) : expressivité du muet.
la revanche des seconds rôles ? En apparence oui : Greenberg et Bronski. Dans cette revanche du
cabotin et des seconds rôles, l'acteur (carry a...) devra toujours laisser sa place aux vedettes. Sorte
de morale du théâtre aussi. Bronski dans la voiture le dit : personne ne saura quel rôle j'ai joué
(86:00) + sa jalousie envers Greenberg
- entre Siletski et les comédiens
Des plans semblables : Siletski au milieu des aviateurs polonais // la troupe au milieu des Nazis.
La prestation de Siletski est gâchée par celle des autres acteurs, surtout Tura, qui joue le même rôle
que lui dès lors qu'il emprunte son identité
Une double mort théâtralisée : Tura et Siletski même différemment meurent (ou croient mourir pour
Tura) de manière non-naturelle
c) victoire des vrais comédiens
Le V
Le triomphe de l'acteur, c'est lorsqu'il parvient à embrouiller tellement bien la vie et le faux que
même le mort paraît faux. Parodie de murder party avec Ehrardt en spectateur idéal qui opère les
déductions que le metteur en scène lui suggère : c'est lui qui ôte la barbe de Siletski. « I can't believe
it » s'exclame Tura (78:00)
La fin est sur le théâtre, avec à peu près le même plan pour le monologue pour la fin. Eternel
recommencement de la vie d'acteur.
Les acteurs finalement sont incorrigibles : Tura abandonne vite son costume de héros pour
redevenir cabotin (dès la botte de paille) et Maria n'est pas convertie à la fidélité. La guerre, en fait,
ne les transforme pas. Le théâtre est plus fort que la vie. Fin à l'image des acteurs : gaieté et
insouciance (inconséquence ? Le film ayant été mal reçu en 1942)
Conclusion en forme d'annexe :
On se souvient que Goebbels traitait le cinéma de Lubitch de « théâtre filmé ». Il est vrai que la
réalisation est fort éloignée du Pharaon : de ses tournages en extérieur et de ses armées de figurants.
To be or not to be est un film de studio mais évite la platitude du théâtre filmé, qu'on pourrait
résumer grossièrement par une succession de plans moyens, de longues séquences dialoguées et la
soumission à la linéarité. Même dans les affrontements dialogués (Tura et Siletski), le filmage est
beaucoup moins prévisible.
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