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L'hypothèse des inégalités de capacités
Leniveau, l'étendue et l'évolution des inégalités au Maroc sont irréductibles à la grandeur monétaire que
condense le revenu (par tête, par ménage). Même élargie aux variables patrimoine et propriété, variables non
renseignées encore aujourd'hui dans le dispositif statistique, l'estimation des inégalités ne couvre pas la totalité
des dimensions. L'hypothèse qu'une dimension fondamentale – voire déterminante – de toutes les autres
réside dans l'accessibilité aux « biens premiers » et droits que constituent l'éducation, la formation, la santé, le
logement et l'emploi peut, dès lors, être suggérée. L'éducation fondamentale et la santé de base, notamment,
forment une dotation initiale qui détermine, de l'amont vers l'aval, les trajectoires individuelles, l'acquisition
et les dynamiques sociales (emploi, mobilité professionnelle, ascension sociale, etc.). A l'inverse, une privation
de capacités en termes d'éducation et de santé non seulement peut générer, de façon cumulative, d'autres
déficits, mais de surcroît contribue à reproduire les pénuries de capacités et à creuser les inégalités réelles.
Deux lignes théoriques méritent d'être explorées par les différentes contributions au colloque.
(i) Dans la théorie standard, le coût de la protection sociale produit un impact négatif sur la croissance, et son
efficacité demeure limitée en termes de réduction des inégalités. Cependant, plusieurs recherches théoriques
et empiriques récentes, traitant des canaux par lesquels la protection sociale exerce des effets à la fois sur la
croissance économique et la réduction des inégalités, conduisent à des résultats à tout le moins nuancés.
La thèse selon laquelle les inégalités sont favorables à la croissance repose sur trois arguments :
•l'hypothèse de Kaldor (1956) selon laquelle la propension marginale à épargner des catégories riches est
plus élevée que celle des pauvres et l'analyse de Kuznets (1955) mettant en évidence l'atténuation des
inégalités à long terme au fur et à mesuredu développement ;
•l'existence de coûts irrécupérables des investissements qui nécessitent une concentration de la richesse ;
•l'antinomie entre efficience et redistribution, car une taxation forte réduit l'incitation à accumuler le capital
et donc le taux de croissance.
Cependant, dès lors que l'hypothèse d'imperfection des marchés de capitaux est introduite, il est possible de
mettreen évidence, sur le plan théorique, trois canaux par lesquels l'inégalité peut exercer des effets négatifs
sur la croissance : la réduction des opportunités d'investissement, la diminution de l'incitation à emprunter et
l'accroissement de la volatilité macroéconomique.
Cherchant à établir l'impact des transferts sociaux sur le taux de croissance, des études empiriques ont montré
que, même sous l'hypothèse qu'elle diminue l'épargne, la protection sociale exerce des effets positifs en
déplaçant l'économie vers un équilibre plus efficient.
Par ailleurs, à l'inverse d'une mauvaise répartition des risques sociaux, une gestion optimale des inégalités est
favorable à la croissance (Ahmad, Drèze, Hills et Sen, 1991) dans la mesure où elle peut faciliter, par exemple,
la transition d'un secteur peu productif vers un secteur plus productif. La protection sociale, dans ses diverses
composantes (éducation, santé, retraites, allocations familiales, chômage, etc.) est, dès lors, envisagée comme
un « facteur de production » potentiel.
(ii) L'évaluation d'une situation sociale particulière n'est pas effectuée en termes d'utilité, catégorie subjective
et parallaxique,mais en termes de ressources ou d'opportunités. Dans cette optique, la justice sociale est
définie en termes de répartition optimale de « biens premiers» (revenu, richesse, droits fondamentaux, etc.)
fondée sur un principe de « discrimination positive»en faveur des individus les plus défavorisés.
Cette ligne philosophique (Rawls, 1971) a, cependant, deux limites :
•l'accent mis sur la responsabilité individuelle peut être source de dérives (les pauvres responsables de leur
état) ;
•la définition précise d'indicateurs de ressources ou d'opportunités s'avère difficile (quelle pondération pour
les biens premiers ?).
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Quand les inégalités deviennent-elles insoutenables?