Social Compass 46(3), 1999, 283–300
Stefano ALLIEVI
Pour une sociologie des conversions: lorsque
des Européens deviennent musulmans
L’auteur essaye de définir la conversion religieuse, en reprenant les approches
classiques dont il souligne les limites, jusqu’aux plus récents développements
théoriques. En particulier, il essaye d’interpréter les phénomènes de
conversion à partir des concepts de demande et d’offre religieuses. La
demande est ce sur quoi a surtout insisté la réflexion sociologique en la
matière, essayant de trouver une explication causale des conversions. Cette
approche s’est révélée insatisfaisante, et les théories ‘‘causales’’ ont souvent été
démenties par l’observation empirique. L’auteur a donc tenté de construire un
modèle interprétatif tenant aussi compte de l’offre, de sa spécificité comme
facteur de conversion. Dans cette perspective, il a souligné quelques éléments
de l’offre de l’islam, un cas empirique qu’il a longuement observé au cours de
ses recherches, et le rôle que cette offre joue pour déterminer les
conversions.
In this article, the author attempts to define religious conversion, beginning
with the classical approaches and underlining their limitations, up until the
most recent theoretical developments. In particular, he attempts to interpret
conversion phenomena on the basis of concepts of religious demand and
supply. Sociological thinking in this area has concentrated on demand,
searching for a causal explanation of conversions. This approach has proved
unsatisfactory, and ‘‘causal’’ theories have often been contradicted by
empirical observation. The author therefore tries to construct an interpretative
model taking into account ‘‘offer’’ and its specificity as a factor in conversion.
From this perspective, he outlines some elements of what Islam has to offer,
using evidence from a longitudinal research project, and assesses the role
played by these benefits in achieving conversions.
Introduction: l’Europe face à ses convertis
La présence musulmane en Europe a été étudiée de plusieurs points de vue.
L’un des moins connus, curieusement, est celui des Européens devenus
musulmans. ‘‘Etrange silence!’’, pourrions-nous dire, à la suite d’un constat
identique dressé par les Bennassar (1989) étudiant les ‘‘chrétiens d’Allah’’
du passé.
Ce constat est encore plus étrange face au rôle significatif joué par les
convertis dans les dynamiques de l’islam européen. Il se fait encore plus
étonnant dans la mesure où leur présence, leur simple existence, posent des
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problèmes théoriques intéressants et intensément débattus, bien au-delà
des questions concernant strictement l’islam. Il s’agit, entre autres choses,
de la définition de l’identité individuelle et collective, de la persistance du
religieux, du pluralisme et de ses dynamiques, de la construction d’une
communauté (en liaison avec le débat sur le communautarisme et sur le néo-
communautarisme), du multiculturalisme et de ses frontières, du concept
même de culture et du rapport entre in-group et out-group. Ces questions
touchent certes l’immigration, mais pas seulement: qui est le ‘‘nous’’ et qui
est l’étranger lorsque l’on ne relève pas du même groupe d’origine, lorsque
le rapport se joue entre autochtones et immigrés, mais que l’on partage
pourtant la même religion, les mêmes lieux de prière et les mêmes réseaux
associatifs? Qu’en est-il de ces identités lorsque, tout en restant évidemment
autochtones et citoyens d’un Etat européen, on choisit d’appartenir à une
religion perçue par la majorité de ses concitoyens non seulement comme
minoritaire, mais comme étrangère voire ennemie?
Ce silence relatif est à nos yeux d’autant plus surprenant que l’idée
d’approfondir une étude des convertis s’est posée dès notre première
approche de l’islam en Europe (Allievi et Dassetto, 1993), notamment en
relation avec le fait que les convertis ont été parmi les premières rencontres
que nous avons faites dans le monde associatif islamique, dans les mos-
quées, et nous offrent des itinéraires parmi les plus surprenants et riches
d’interrogations.
Par ailleurs, lors de notre étude de terrain sur les conversions à l’islam
(Allievi, 1998), nous avons découvert, non sans une certaine surprise, le
manque quasi total d’études sur ce thème, alors que les recherches sur les
conversions à d’autres groupes religieux, souvent beaucoup moins impor-
tants tant du point de vue quantitatif que symbolique, et moins riches
d’implications théoriques, sociales et politiques, étaient nombreux.
L’étude des convertis à l’islam nous semble d’autant plus intéressante
qu’elle s’insère dans un paysage et un ‘‘moment religieux’’ de l’occident,
selon l’expression de Simmel (1989: 181), caractérisé par d’importantes
modifications ‘‘structurelles’’ concernant le rôle de la religion dans les
sociétés dites développées. Les plus importantes de ces modifications sont
liées aux processus concomitants de sécularisation, de privatisation et de
pluralisation du religieux.
Il nous semble en particulier intéressant de souligner que ces transforma-
tions objectives, de et dans la réalité sociale—sécularisation, privatisation et
pluralisation religieuse—induisent ou, du moins, sont accompagnées, de
transformations subjectives dans la façon de croire. Aux côtés de l’apparte-
nance dite traditionnelle, on voit ainsi de plus en plus intervenir trois autres
modèles ou modalités de croire:1le modèle luckmannien du pick and
choose, du ‘‘supermarché’’ des biens religieux (Luckmann, 1963), celui de
l’inclusion ou de la contamination cognitive2(parmi d’autres, Campiche,
1993) et, de plus en plus fréquemment, celui de la conversion, de la rupture
biographique, du changement de religion. Les conversions ne sont qu’un
élément de ce processus en cours, à la fois conséquence et facteur de
multiplication.
Cette situation place l’islam européen, mélange complexe d’immigrés,
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d’autochtones devenus musulmans, de mariages mixtes, sujet aux change-
ments souvent spectaculaires liés au passage de la première à la deuxième
génération de facto ‘‘autochtonisée’’, dans une configuration à plusieurs
égards inédite pour l’islam: comparable, à la limite, à la situation mécquoise
avant l’Hégire. L’islam se retrouve tout d’abord en position minoritaire
dans un contexte pluraliste et, du moins en principe, relativement indif-
férent au religieux ou officiellement laïcisé. A cela s’ajoute la conscience, à
l’exception des velléités militantes de groupuscules, que cette position de
minorité ne changera pas: qu’on n’islamisera pas la société (et, au fond, que
la majorité des musulmans en Europe ne le veut pas vraiment, ou du moins
que ce problème n’est même pas à l’ordre du jour dans la conscience
collective musulmane).
De ce point de vue, le cas des convertis peut être considéré comme
paradigmatique des évolutions de l’islam européen dans sa globalité, en
particulier à partir des deuxième et troisième générations, là où l’islam
devient de moins en moins un héritage culturel importé de l’étranger (dont
on oublie progressivement la langue et les coutumes), et de plus en plus un
choix, une véritable construction identitaire—non moins significative à
cause de cette naissance ‘‘artificielle’’, de cette ‘‘fécondation éthérologue’’,
et probablement encore plus durable et enracinée précisément suite à ce
processus (Allievi, 1999).
On y retrouve en effet de façon implicite une certaine récupération de la
subjectivité de l’acteur social, récupération souvent problématique sur le
plan théorique: ‘‘la sociologie contemporaine semble souvent, sous certains
aspects, une ‘sociologie sans sujet’: l’homo sociologicus y est décrit tant
comme programmé par les ‘structures sociales’ que comme déterminé par
ses origines et sa position sociale’’ (Boudon, 1977). Le problème se retrouve
dans les théories sur la conversion religieuse, sur lesquelles nous revenons à
partir de l’expérience de notre recherche empirique sur les conversions à
l’islam, et de l’insuffisance des théories courantes à expliquer la réalité
sociale de cet objet.
Préalables: définir la conversion
Le premier problème auquel n’importe quelle étude sur les conversions (à
l’islam ou à toute autre religion) doit faire face, est la définition même de
l’objet d’étude: de quoi parle-t-on? Qu’est-ce que la conversion? S’agissant
d’un processus, celui-ci n’étant pas, en soi, observable et définissable,3quels
sont ou quels peuvent en être les attributs, les indices, les étapes, les
conséquences?
(a) Limites des approches classiques
Un premier problème concerne la spécificité sociologique de la conversion
au regard d’autres approches du thème, tout aussi légitimes et stimulantes,
mais dont les objectifs (et la méthode) divergent. De la psychologie des
conversions4à la reconstruction historique de leur développement,5ou à
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leur définition théologique,6telles semblent être les pistes de recherche les
plus pratiquées et les plus communes autour du thème des conversions.
Toutes ne sont pas d’utilité heuristique immédiate à des fins sociolo-
giques.
Le problème s’aggrave car, pendant longtemps, la sociologie des religions
n’a pas disposé d’outils théoriques pour s’approcher d’un thème—les
conversions—en soi contradictoire avec les définitions de la religion, fonc-
tionnalistes ou autres, normalement implicitement utilisées, surtout de la
part des classiques. Les définitions de la religion en termes de fonction, ou
faisant référence uniquement au niveau du système, peinent à comprendre
un processus de changement de religion au niveau individuel, impliquant
des subsystèmes, tels que la conversion. Elles pourraient à la limite décrire,
avec leurs outils, les conversions collectives de peuples entiers, mais non pas
la conversion comme nous la définissons aujourd’hui.
En effet, la majeure partie d’entre elles considèrent la religion comme un
élément de stabilité, de continuité, et soulignent sa fonction intégrative, ou
éventuellement sa mutation en pur résidu. Berger (1967: 60 en note)
souligne par exemple que ‘‘l’une des faiblesses de la théorie sociologique de
la religion de Durkheim est la difficulté d’interpréter, dans ce cadre, des
phénomènes religieux qui ne sont pas à la taille de la société...la difficulté de
traiter à la manière de Durkheim les structures de crédibilité dans une sous-
société’’. Même chez Weber—qui rend possible l’interprétation du
changement, par exemple avec son analyse des types ‘‘église’’ et ‘‘secte’’,
mais toujours en référence et à l’intérieur du même ‘‘modèle’’ ou du moins
de la même référence—on ne trouve pas quelque chose ressemblant à une
théorie du choix religieux.
Aucune conception classique de la religion ne semble capable d’expliquer
réellement le changement de religion, même si certaines décrivent les
conditions qui le rendent possible.
Comme l’a fait remarquer Beckford (1989: 64), ‘‘malgré toute leur
emphase à propos du changement et de l’adaptation, les sociologues clas-
siques et leurs successeurs immédiats préféraient travailler avec des
conceptions statiques de la religion.’’ Parce que justement ces définitions
concernent la religion en tant que fait objectif ou en quelque sorte objecti-
vable, et non pas ce processus typiquement subjectif qu’est la conversion.
(b) Développements théoriques récents
Il semble que, plus récemment, l’investigation sur les sectes et les new
religious movements (NRM) constituent une référence d’une utilité cer-
taine, après les études sur les conversions au christianisme, en matière de
définition du concept de conversion religieuse: une sorte de turning point
théorique. Cette investigation semble en effet le centre d’intérêt principal
de la communauté scientifique, de tradition surtout anglo-saxonne (Rob-
bins, 1988 pour un panorama), qui se pencha régulièrement
(particulièrement dans les années 1970 et 1980) sur cette problématique à
travers grand nombre d’études empiriques, y compris strictement con-
sacrées aux conversions.7
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Cet apport, curieusement, ne semble pas être allé beaucoup plus loin que
la définition, d’ailleurs souvent citée, de Nock (1933: 7), qui définit la
conversion comme ‘‘a reorientation of the soul . . . a turning which implies a
consciousness that a great change is involved.’’8La tentative d’énumération
proposée par Snow et Machalek leur a permis de placer ces multiples
définitions et leurs nuances diverses dans un continuum de changements
personnels sur l’échelle desquels il est toutefois difficile de déterminer,
selon leurs mots, où commence et où finit la conversion (1984: 170). L’une
des tentatives récentes les plus complètes d’analyse en la matière semble du
reste renoncer à toute tentation de définition ‘‘objective’’, se contentant de
dire que ‘‘conversion is what a group or person says it is’’ (Rambo, 1993:
7).
Du côté de la demande: les ‘‘causes’’ des conversions
Un des problèmes que le sociologue doit se poser, en abordant les phéno-
mènes de conversion, consiste en ses raisons: pourquoi les conversions?
Une partie considérable de la littérature scientifique a consacré sa
recherche à ce pourquoi, l’identifiant aux causes des conversions.
L’approche sociologique qui a eu le plus de succès a été inauguré par le
modèle de conversion proposé par Lofland et Stark (1965), point de départ
d’une longue série d’études empiriques, jusqu’à ces dernières années.
Cette théorie se base sur une série de sept facteurs qui, s’accumulant et
réduisant petit à petit le nombre de personnes potentiellement recrutées,
devraient expliquer les conversions elles-mêmes. Leur vision du problème
part d’une critique explicite de l’excès de relief donné par beaucoup de
recherches aux predisposing conditions, qui n’expliquent qu’une potentia-
lité de conversion, qui doit s’accorder à des situational contingencies
significatives afin de devenir effective. Toutefois, leur modèle n’apparaît pas
moins coactif.9
Globalement, le sujet semble être plutôt passif quant au processus en
cours, problème dont s’apercevra aussi Lofland qui, dans une ‘‘révision’’ de
ces théories (1978), passera de manière évidente à une perspective plus
‘‘activiste’’: ‘‘the person is active rather than merely passive.’’
Snow et Machalek (1984), dans leur overview des théories sur la question,
ont regroupé en six catégories principales les causes de conversions pro-
posées dans la littérature scientifique sur ce thème comme explications du
phénomène.10
Nous ne pouvons nous pencher ici davantage sur ces études. Nous nous
limitons à noter que, une fois encore, on met surtout l’accent sur ce qui
advient avant la conversion, et qui serait à son origine (les fondements
socio-culturels ou les antécédents comportementaux); sous-évaluant donc
l’expérience de la conversion (laissée, semble-t-il, aux psychologues), et
négligeant, entre autres, ses implications concrètes.
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