462 / Sébastien Peyrouse
partir du XVIIe siècle. Une grande majorité de la population des steppes observe
des règles religieuses souvent éloignées de l’islam formel (Bacon, 1966) et reste
attachée à des croyances chamanistes sur lesquelles sont progressivement venus
se superposer les préceptes islamiques.
En Asie centrale, les relations colonisateur/colonisé vont se décliner selon
des modalités spécifiques qui excluent, au moins en partie, la composante
religieuse. L’enjeu de la colonisation est avant tout politique, géostratégique2,
voire économique, et la religion est appréhendée comme subalterne aux intérêts
du pouvoir tsariste. Ce dernier a en effet tiré certaines leçons de son histoire,
acquises en particulier en pays tatar, où la politique qui consistait à imposer
l’orthodoxie à des populations musulmanes avait suscité de sérieux revers. Les
autorités vont ainsi user de multiples précautions afin d’éviter les réactions
hostiles de la population autochtone face à ce qui pourrait être perçu comme
une colonisation religieuse. La méthode choisie sera moins de procéder à une
russification des populations locales via une orthodoxisation forcée que de faire
venir un grand nombre de sujets russes et européens qui devront imposer par
leur présence les desseins exigés par Saint-Pétersbourg. Pour le régime tsariste, le
Turkestan reste aux marges de l’Empire et la politique d’orthodoxisation insufflée
par le procureur général du Saint-Synode de l’époque, K. Pobedonoscev, s’arrête
en grande partie aux portes de l’Asie centrale.
Les autorités tsaristes s’opposent ainsi longuement à tout prosélytisme orga-
nisé par des prêtres orthodoxes parmi les musulmans, y compris dans les steppes
kazakhes. Plus d’un demi-siècle de négociations sont nécessaires avant que le
pouvoir colonial ne donne son feu vert, en 1881, à l’ouverture d’une « mission
kirghize antimusulmane »3, qui n’apportera par ailleurs que des résultats déri-
soires. Le pouvoir se montre plus réticent encore à l’idée d’une mission dans le
Turkestan, qui ne sera concrétisée qu’en 1912. La loi de tolérance religieuse de
1905 inflige un sérieux revers au prosélytisme orthodoxe puisque des milliers
de convertis s’en retournent à l’islam : dans les steppes, sur les quelque 800 con-
vertis depuis la création de la mission en 1881, au moins 200 apostasient. Des
moyens matériels et humains très restreints, la Première Guerre mondiale, puis
la Révolution bolchevique mettront un terme définitif aux ambitions orthodoxes
de convertir l’Asie centrale au christianisme.
Les autorités politiques s’efforcent de toute façon de se distancier de toute
image religieuse. Les premières églises sont nomades et suivent l’avancée des
troupes russes dans la région. Outre les réticences du pouvoir et les obstacles que
2. La poussée russe vers le Sud de l’Asie centrale dans la seconde moitié du
e
siècle ainsi que la
progression des possessions anglaises vers le bassin de l’Indus et l’Afghanistan avaient fini par susciter
de très vives tensions. Deux traités, signés en 1873 et 1895, entre la Russie et la Grande-Bretagne
permettront de partager leur zone d’influence respective, la domination de l’Empire britannique
étant circonscrite à l’Afghanistan.
3. En russe « Kirgizskaâ protivomusul’manskaâ missiâ ». Cette mission devait agir auprès des
populations kazakhes, l’administration tsariste nommant les Kazakhs “Kirghizes” et les Kirghizes
“Kara-Kirghizes” jusqu’à la Révolution (Peyrouse, 2004).