Existe-t-il un ancrage spatial des minorités chrétiennes en Asie

REMMM 107-110, 459-479
Sébastien Peyrouse*
Existe-t-il un ancrage spatial
des minorités chrétiennes en Asie centrale ?
Le poids du passé russo-soviétique
Abstract. Have the Christian Minorities of Central Asia Settled in a Specific Space? The Impact
of the Russo-Soviet Past.
The five Central Asia Moslem Republics, born from the former USSR in 1991, are interesting
examples for the problematics studied here : they invite to raise again the religious minority
question in Islamic countries but in a different way from the usual diagram on the question.
These Republics show that some Moslem countries dont have any specific legislation towards
religious minorities ; communities are then more divided according to nationalities lines than
to strictly religious criteria. The space retains the memory of the brutal urban transformations
required by the Soviet power, which has denied all expressions of faith. Indeed, both religion and
urbanism in Central Asia cannot be understood without referring to the Russo-Soviet bequest:
populations of the five republics live today in an essentially Europeanised urban environment,
marked by the presence of the non-Moslem populations. Space is then little perceived as a
community differentiation factor.
Résumé. Les cinq républiques musulmanes d’Asie centrale, nées de l’implosion de l’URSS en
1991, constituent des exemples intéressants pour la problématique étudiée ici : elles invitent
à reposer la question des minorités religieuses en terre d’islam en ne répondant pas au schéma
classique et attendu sur la question. Elles prouvent qu’il existe des pays musulmans sans légis-
lation particulière envers les minorités religieuses, où la division entre communautés se fait
plus selon des critères nationaux que strictement religieux, et où le marquage de l’espace garde
avant tout le souvenir des brutales transformations urbaines exigées par un pouvoir soviétique
qui niait toute expression de la foi. On ne peut en effet saisir le cas centrasiatique sans revenir
* Sociologie religieuse, Institut français d’études sur l’Asie centrale, Tachkent (Ouzbékistan).
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sur le poids du legs russo-soviétique, aussi bien en matière de religion que d’urbanisme : les
populations des cinq républiques vivent aujourd’hui dans un environnement urbain essentiel-
lement européanisé, très marqué par la présence des non musulmans et où l’espace n’est que
très peu un facteur de différenciation communautaire.
La fin de l’URSS en 1991 et l’indépendance des républiques d’Asie centrale,
majoritairement musulmanes, ont suscité de multiples interrogations sur le
futur statut des minorités nationales et religieuses qui y vivent. La presse et
le grand public occidentaux ont parfois eu l’impression que ces pays étaient
soudainement réintégrés dans leur zone historique turco-persane et pourraient
à ce titre emprunter un schéma législatif islamique, selon lequel la minorité
chrétienne serait subordonnée à la majorité musulmane (notion de dhimmi).
Ces interrogations sur une région musulmane nouvellement indépendante
mais colonisée par une puissance chrétienne depuis les XVIIIe-XIXe siècles sont
légitimes. Cette question est d’autant plus prégnante que la colonisation russe
avait instauré des pratiques de discrimination entre communautés et qu’on
pourrait imaginer une forme de “revanche” de la part des conquis.
Comment s’est alors matérialisée dans l’espace la répartition de pouvoir entre
puissance dominante et peuples colonisés ? Quelle a été la part d’interférences
entre l’élément religieux et d’autres constituants de l’identité collective comme
l’appartenance nationale ? L’Asie centrale dispose-t-elle, en ce qui concerne
l’espace urbain, d’un paradigme spécifique qui relèverait d’une dialectique
majorité/minorité commune aux pays islamiques ou répond-elle davantage aux
problématiques des autres républiques de l’ancienne URSS ? Pour mieux cerner
la spécificité centrasiatique relative à la question des non musulmans, à leurs
droits et à leur ancrage spatial, en particulier en milieu urbain, il convient tout
d’abord de rappeler que la présence chrétienne dans cette région est née du fait
colonial : elle est, sous sa forme actuelle, un phénomène récent marqué par des
luttes plus politiques et nationales que religieuses.
Les questions de répartition de l’espace urbain entre communautés ne plon-
gent donc pas dans une histoire pluriséculaire, à la différence d’une majorité
des autres pays musulmans. L’absence de statut juridique spécifique pour le
christianisme et l’islam et ce, depuis la colonisation russe au siècle précédent,
accentue l’originalité du cas centrasiatique. Ainsi, les cinq républiques musul-
manes constituent des exemples intéressants en ce qu’elles invitent à reposer la
question des non musulmans en terre d’islam en ne répondant pas au schéma
classique et attendu sur la question : il existe des pays musulmans sans législation
particulière envers les minorités religieuses, où la division entre communautés se
fait plus selon des critères nationaux que strictement religieux, et où le marquage
de l’espace garde avant tout le souvenir des brutales transformations urbaines
exigées par un pouvoir soviétique qui niait toute expression de la foi.
La situation reste de plus extrêmement diversifiée dans chacune des
républiques. Les populations de trois d’entre elles (le Kazakhstan, le Kirghizstan
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et le Turkménistan) ayant eu un mode de vie principalement nomade, les traces
de culture urbaine y sont particulièrement rares. Les populations chrétiennes qui
s’y installent fondent elles-mêmes des villes, qui répondent donc aux schémas
européens. La sédentarisation menée au XXe siècle amène bien évidemment les
populations éponymes dans les villes, mais ces dernières sont construites sur
un modèle originellement russe. En Ouzbékistan, de très vieux centres existent
depuis longtemps et les Russes doivent alors faire coexister les différentes réalités
urbaines. Nous concentrerons donc nos exemples d’urbanisme sur l’Ouzbékistan :
il est le seul à avoir un réel passé urbain, même s’il est bien éloigné du cas
musulman dit classique, tandis que les villes des autres républiques ont été en
grande majorité édifiées à l’époque russo-soviétique.
Les spécificités de la région qui permettent de dessiner la répartition spatiale
des musulmans et non musulmans sont particulièrement ténues par rapport
aux autres pays d’islam. Nous nous intéresserons également ici aux questions
juridiques concernant les minorités. On ne peut en effet saisir le cas centrasia-
tique sans revenir sur le poids du legs russo-soviétique, aussi bien en matière de
religion que d’urbanisme, puisque les populations des cinq républiques vivent
aujourd’hui dans un environnement urbain essentiellement européanisé, en tout
cas très marqué par la présence des non musulmans.
La période tsariste :
une colonisation politique et non religieuse
La présence chrétienne en Asie centrale et sa cohabitation avec l’islam en tant
que religion majoritaire s’inscrit dans le cadre des colonisations du XIXe siècle.
Contrairement à nombre d’autres régions où les deux religions ont évolué paral-
lèlement au cours des siècles, un premier christianisme a été éradiqué d’Asie cen-
trale au XVe siècle, sous Tamerlan et ses successeurs1. La seule présence chrétienne
mentionnée entre cette période et la conquête russe est celle d’esclaves capturés
et expédiés dans les différents khanats. Le christianisme n’y recouvrait aucune
légitimité, tout au plus les esclaves pouvaient-ils célébrer la messe une fois par
an, à l’occasion de Noël ou de Pâques. La véritable cohabitation entre les deux
religions débute avec la conquête par les armées tsaristes des steppes kazakhes à
partir du XVIIIe siècle, puis de la zone du Turkestan tout au long de la seconde
moitié du XIXe siècle. On distingue traditionnellement deux ensembles religieux
relativement distincts, aujourd’hui encore, en Asie centrale. Le sud, islamisé dès
le VIIIe siècle, compte quantités de mosquées et d’écoles coraniques, tandis que le
nord est resté beaucoup plus imperméable à un islam qui ne s’y est propagé qu’à
1. Les chrétiens firent leurs premiers pas en Asie centrale dans la région de Merv avant le 
e
siècle.
Melkites, Arméniens, jacobites et surtout nestoriens s’installèrent en Transoxiane probablement vers
le 
e
siècle et poursuivirent leur développement sous la domination des Mongols. Ces derniers
témoignèrent d’une tolérance certaine à l’égard des religions du Livre.
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partir du XVIIe siècle. Une grande majorité de la population des steppes observe
des règles religieuses souvent éloignées de l’islam formel (Bacon, 1966) et reste
attachée à des croyances chamanistes sur lesquelles sont progressivement venus
se superposer les préceptes islamiques.
En Asie centrale, les relations colonisateur/colonisé vont se décliner selon
des modalités spécifiques qui excluent, au moins en partie, la composante
religieuse. L’enjeu de la colonisation est avant tout politique, géostratégique2,
voire économique, et la religion est appréhendée comme subalterne aux intérêts
du pouvoir tsariste. Ce dernier a en effet tiré certaines leçons de son histoire,
acquises en particulier en pays tatar, où la politique qui consistait à imposer
l’orthodoxie à des populations musulmanes avait suscité de sérieux revers. Les
autorités vont ainsi user de multiples précautions afin d’éviter les réactions
hostiles de la population autochtone face à ce qui pourrait être perçu comme
une colonisation religieuse. La méthode choisie sera moins de procéder à une
russification des populations locales via une orthodoxisation forcée que de faire
venir un grand nombre de sujets russes et européens qui devront imposer par
leur présence les desseins exigés par Saint-Pétersbourg. Pour le régime tsariste, le
Turkestan reste aux marges de l’Empire et la politique d’orthodoxisation insufflée
par le procureur général du Saint-Synode de l’époque, K. Pobedonoscev, s’arrête
en grande partie aux portes de l’Asie centrale.
Les autorités tsaristes s’opposent ainsi longuement à tout prosélytisme orga-
nisé par des prêtres orthodoxes parmi les musulmans, y compris dans les steppes
kazakhes. Plus d’un demi-siècle de négociations sont nécessaires avant que le
pouvoir colonial ne donne son feu vert, en 1881, à l’ouverture d’une « mission
kirghize antimusulmane »3, qui n’apportera par ailleurs que des résultats déri-
soires. Le pouvoir se montre plus réticent encore à l’idée d’une mission dans le
Turkestan, qui ne sera concrétisée qu’en 1912. La loi de tolérance religieuse de
1905 inflige un sérieux revers au prosélytisme orthodoxe puisque des milliers
de convertis s’en retournent à l’islam : dans les steppes, sur les quelque 800 con-
vertis depuis la création de la mission en 1881, au moins 200 apostasient. Des
moyens matériels et humains très restreints, la Première Guerre mondiale, puis
la Révolution bolchevique mettront un terme définitif aux ambitions orthodoxes
de convertir l’Asie centrale au christianisme.
Les autorités politiques s’efforcent de toute façon de se distancier de toute
image religieuse. Les premières églises sont nomades et suivent l’avancée des
troupes russes dans la région. Outre les réticences du pouvoir et les obstacles que
2. La poussée russe vers le Sud de l’Asie centrale dans la seconde moitié du 
e
siècle ainsi que la
progression des possessions anglaises vers le bassin de l’Indus et l’Afghanistan avaient fini par susciter
de très vives tensions. Deux traités, signés en 1873 et 1895, entre la Russie et la Grande-Bretagne
permettront de partager leur zone d’influence respective, la domination de l’Empire britannique
étant circonscrite à l’Afghanistan.
3. En russe « Kirgizskaâ protivomusul’manskaâ missiâ ». Cette mission devait agir auprès des
populations kazakhes, l’administration tsariste nommant les Kazakhs “Kirghizes” et les Kirghizes
“Kara-Kirghizes” jusqu’à la Révolution (Peyrouse, 2004).
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celui-ci impose aux missions orthodoxes, le gouverneur général du Turkestan,
K. P. von Kaufman, s’oppose fermement à l’installation de l’évêché orthodoxe
dans la ville de Tachkent : celui-ci ouvre en 1871 à Vernyj, l’actuelle Almaty
(Kazakhstan). Le gouverneur accepte la présence de l’Église en tant qu’élément
culturel, traditionnel et nécessaire à la population coloniale, mais se refuse à ce
que le centre orthodoxe soit situé dans la même ville que le pouvoir politique4.
Il montre ainsi sa volonté de ménager l’islam et de préserver un certain nombre
de lois coutumières locales, tant que celles-ci ne contreviennent pas au pouvoir
colonial. La gestion de la question religieuse consiste alors à limiter l’influence
grandissante de l’islam réformateur dit djadid au profit d’une version plus conser-
vatrice, celle des qadimistes : la première tendance est particulièrement suspectée
pour ses velléités à développer un panturquisme perçu comme une menace aux
projets d’expansion de la Russie en cette région (Khalid, 1998).
Cette décision d’intervenir le moins possible dans les systèmes juridiques locaux
et de ménager les susceptibilités des populations musulmanes n’élude pas pour
autant un certain marquage de l’espace. Celui-ci est la conséquence de la prise
de possession par la population coloniale – et donc chrétienne – de la capitale du
Turkestan et de quelques autres grandes villes de la région. Les Russes s’installent
souvent en périphérie des centres villes historiques, habités par les autochtones.
Les premières constructions d’édifices administratifs et d’églises dessinent progres-
sivement des quartiers européens, sans que ceux-ci ne soient élaborés dans une
perspective d’exclusion de l’islam : le clivage est davantage sous-tendu par une
distinction de statut entre colons et colonisés que par un refus de cohabitation
entre communautés religieuses. Les Russes sont même parfois obligés de s’installer
à l’extérieur de la ville, comme c’est par exemple le cas à Boukhara, où l’aura du
pouvoir politique local est encore particulièrement fort. L’émir ayant refusé le pas-
sage du chemin de fer transcaspien, les Russes fondent une nouvelle ville, Kagan,
accueillant le réseau ferré à quelques kilomètres de Boukhara même.
La coexistence chrétiens/musulmans est moins apparente en zone rurale,
puisque celle-ci a été moins investie par la population coloniale, à l’exception
du nord des steppes kazakhes et du pourtour du lac Issyk-Kul (dans l’actuel Kir-
ghizstan). Ces deux régions ont progressivement accueilli une importante popu-
lation paysanne slave et européenne en quête de nouvelles terres. Celle-ci fonde
ses propres villages, qui sont sans liens particuliers avec les réseaux autochtones
mais dépendent par contre des installations et forts cosaques qui les précèdent
dans la région. Dans les petites villes de province, le pouvoir colonial est bien
moins présent et modèle donc moins l’espace urbain traditionnel. À l’exception
de quelques villes ouzbèkes comme Samarcande, Boukhara, Khiva et Kokand,
l’immense majorité des villes d’Asie centrale est fondée par les Russes et était à
l’origine des forts cosaques (par exemple Almaty).
4. Les orthodoxes feront par la suite plusieurs tentatives pour transférer ce siège à Tachkent, ce qui
suscitera un certain nombre de débats au sein même de l’Église, Vernyj refusant de perdre son titre
d’évêché.
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