visage, mais nous ne connaissons pas son cœur». Et quand il a dit « cœur », il me semble qu’il
pensait quasiment « âme ». De retour au laboratoire, j’ai demandé à mon collègue ce qu’il avait
voulu dire exactement. Où pensait-il chercher le cœur en question ? Nous avions la séquence du
virus sous les yeux et reconnaissons que c’est un superbe outil de recherche. Mais cela ne nous
donnait pas une lumière totale sur la maladie, nous n’avions pas le livre du sida.
Schématiquement, le virus est formé de quelques molécules : 12 protéines différentes, plus son
génome. La séquence du génome nous donnait accès à la composition des protéines. Mais rien de
plus. Un virus est un animal extrêmement simple, minuscule, presque ridicule, et s’il y avait un
livre de vie dans les séquences d’ADN, le virus était un objet idéal pour commencer à en
déchiffrer la grammaire. Pourtant, il n’y avait pas d’autre grammaire à appliquer que celle du
code génétique, c’est-à-dire la correspondance entre la structure de l’ADN et la structure des
protéines, que l’on connaît depuis longtemps. La simplicité du virus ne nous révélait pas le
langage des gènes. Nous restions cantonnés à la composition des protéines. Ce qui, bien sûr, pour
un chercheur est très utile. Mais cela ne nous ouvre pas des horizons nouveaux, ne jette pas une
lumière franche sur l’action du virus. On ne sait toujours pas exactement, vingt ans plus tard,
comment le virus du sida tue. Paradoxalement, la publication de la séquence de ce virus - qui était
considérée en 1985 comme un grand succès scientifique -, n’apportait pas la réponse aux
questions que nous nous posions. Le sida reste un drame. Si les solutions ne sont pas là où l’on
pensait, il faut aller les chercher ailleurs. Cette démarche impose de revoir avec un œil le plus
neuf et le plus ouvert possible, les fondements théoriques de la biologie moderne, et de traquer
sans pitié la moindre anomalie. Curieusement, cela conduit à se demander ce qu’est un individu.
Un problème de découpage
La biologie moderne repose sur deux théories bien anciennes : la génétique, issue des travaux de
Gregor Mendel (1822-1884) publiés en 1865, et la théorie de l’évolution par sélection naturelle,
publiée par Charles Darwin (1809-1882) en 1859. La question de l’individu est enfouie au cœur
de ces deux théories. D’un côté, la génétique cherche à expliquer la nature du lien héréditaire
entre deux individus. D’un autre côté, le darwinisme s’appuie sur des différences d’efficacité de
reproduction des mêmes individus : selon le principe de la sélection naturelle, l’entité qui se
reproduit le plus vite se maintient. Encore faut-il s’entendre sur cette entité. En biologie, tout se
reproduit : les gènes, les molécules, les cellules, les organismes, même pour certains les espèces.
Les reproductions de ces différents éléments s’enchevêtrent à des vitesses différentes. Il est donc
indispensable de définir celui qui doit être pris en compte par la sélection naturelle. Mais les
spécialistes n’arrivent pas à se mettre d’accord sur ce point. Au bout du compte, ce sont les
théories qui se multiplient. Selon le niveau choisi on parle de : gène égoïste, darwinisme
moléculaire, darwinisme cellulaire, darwinisme classique, sélection de groupe ou d’espèce ...
Pour illustrer cette difficulté, prenons l’exemple d’une forêt. Même si la taille de la forêt dépend
de la reproduction des plantes et des animaux qui la constituent, on ne dit pas que la forêt elle-
même se reproduit. On dira plutôt qu’elle s’étend, qu’il s’agit de croissance. Pour parler de
reproduction, il faut se référer à un élément précis, une entité dont le nombre est croissant et les
caractéristiques conservées. Il est possible de définir une telle entité dans la forêt : par exemple
une surface, disons un carré de forêt de 100m2. Ces carrés se ressemblent comme des frères. Le
phénomène qui était au départ défini comme une croissance de la forêt, peut maintenant être
considéré comme une reproduction des carrés. Le carré est arbitrairement défini. On aurait pu
tout aussi bien choisir des carrés de 243cm2 ou de 6,55957 m2. C’est donc un découpage tout à
fait arbitraire qui permet d’abandonner le terme de croissance et de considérer exactement le