Date : NOV 15
Pays : France
Périodicité : Mensuel
OJD : 395054
Page de l'article : p.144-147
Journaliste : Eve Beauvallet
Page 1/4
TRAJECTOIRE 9472545400507
Tous droits réservés à l'éditeur
STORYBEAUTE
L œil noir
Les apôtres du nude ont eu beau l'attaquer pour son côté show
off, rien n'y a fait. Pratique ancestrale et transculturelle, emblème rock
et sulfureux, le maquillage outre-noir s'est encore distingué
dans les collections Chanel, Dior, Saint Laurent ou APC. Et impose
comme jamais sa séduction vénéneuse. Par Evc Bcauvallet
I
es marques de cosmétiques adorent
vous rappeler les faits : jadis, dans
l'Egypte antique, l'utilisation du fard
(
noir était esthétique (on comptait
. « rendre les yeux parlants ») mais aussi
thérapeutique. Si, comme Jared Leto ou Johnny
Depp, l'ensemble de la société égyptienne (enfants
et hommes compris) se cerclait les yeux de noir,
c'était avant tout pour se protéger des infections
oculaires causées par les vents sablonneux du désert
- le khôl, contenant alors du plomb à petites doses,
jouait le rôle de collyre. En toute logique, il fut
adopté plus tard par les peuples berbères, les Toua-
regs notamment, qui, voilés, n'avaient en outre
que le regard comme support de séduction.
« Le noir est la couleur qui a le plus de nuances,
raconte Ludovic Engrand, make-up artist de Shu
Uemura et Urban Decay. Elle met tout en valeur,
et c'est la première à avoir été utilisée en maquil-
lage. »s lors, en vous appliquant du khôl à l'in-
térieur de l'œil (et même si vous n'y pensez pas
chaque jour, entre 7 h 30 et 7 h45), vous ne répon-
dez pas seulement aux sirènes de l'industrie cosmé-
tique et aux lois de la séduction. Vous participez
en fait d'un rituel ancestral, inventé sur les bords
du Nil et réactivé au début du xxc siècle. On est
d'accord, le storytelling est efficace. « Ce sont des
références fortes, qui ont façonné la popularité au-
jourd'hui énorme de l'œil noir depuis son appari-
tion, dans les années 20 », rappelle Karim Rahman,
expert maquillage pour L'Oréal Paris.
Années 20... Cinéma muet. Découverte de la
tombe de Toutankhamon. Bohème enivrée de
fantasmes orientaux, de looks Mata Han, d'images
de femmes vénéneuses post-romantiques. A l'épo-
que, le maquillage des yeux est encore marginal :
«Jusqu'à la Révolution, lorsqu'on vivait dans une
société d'ordre, les yeux étaient considérés comme
une création divine et comme le miroir de l'âme,
explique l'historienne Catherine Lanoë"'. Les
maquiller, les travestir revenait à nier Dieu et à
usurper un rôle social. Et au début du xxl siècle,
le maquillage des yeux n'est encore réserve qu'aux
courtisanes. » Celle qui va rebattre les cartes s'ap-
pelle Helena Rubinstein, une Américaine passion-
e de théâtre et d'opéra, qui s'inspire alors du
maquillage en trompe-l'œil des danseuses des
ballets russes, pour développer une cosmétique
expressionniste adaptée à la vie quotidienne. C'est
elle qui, en 1917, invente une version moderne
du khôl antique pour l'actrice et sexe-symbole
Theda Bata, interprète du premier film sur Cleo-
pâtre, signé par J. Gordon Edwards.
« Rappelons le rôle du cinéma muet, en noir et
blanc contraste, dans l'avènement de cette mode,
ajoute la morphopsychologue Martine Tardy'21.
Date : NOV 15
Pays : France
Périodicité : Mensuel
OJD : 395054
Page de l'article : p.144-147
Journaliste : Eve Beauvallet
Page 2/4
TRAJECTOIRE 9472545400507
Tous droits réservés à l'éditeur
I. La célèbre banane
d'Amy Winehouse,
réinterprétation du trait
d'eye-liner des
chanteuses soûl des
60's. 2. Au défilé Saint
Laurent, le fard noir
couvre l'intégralité de la
paupière et file, puis se
profile sur les tempes.
i
o
5
3. Source d'inspiration,
les yeux de Horus, divinité
égyptienne, symboles
de la lune et du soleil, et
donc de renaissance.
4. Le prisme du regard:
sourcil ailé, cils râteau
et eye-liner costaud.
Date : NOV 15
Pays : France
Périodicité : Mensuel
OJD : 395054
Page de l'article : p.144-147
Journaliste : Eve Beauvallet
Page 3/4
TRAJECTOIRE 9472545400507
Tous droits réservés à l'éditeur
5 Sur Louise Brooks et sa
coupe garçonne, le smoky
dégrade a un accent
sulfureux. 6. En technicolor,
dans «Cléopatra» de
Mankiewicz, Elizabeth Taylor
«hollywoodise» l'œil de Horus.
7. A la Iggy Pop, le regard
perçant de Jared Leto cerné
de khôl. 8. Total contour
de l'œil pour Anna Karina.
Les yeux devaient être stylisés pour renforcer les
émotions. » Les retombées médiatiques concernant
ce regard ostentatoire sont énormes, mais il faudra
attendre quèlques décennies, cependant, pour que
l'œil charbonneux pénètre chez les « ménagères de
moins de 50 ans ». «Les seules à l'avoir adopté à
l'époque, comme Joséphine Baker, étaient des re-
belles qui prenaient le risque d'être tenues pour
des femmes de mauvaise vie, rappelle Karim Rah-
man. Il faut attendre les années 60 et 70 pour que
le smoky eye (tel qu'on l'entend aujourd'hui :-
grade, crayon très travaillé) se popularise avec Hel-
mut Newton, Sarah Moon ou la mannequin Twig-
gy, qui utilisait du noir au creux des paupières. »
C'est le moment de faire la distinction entre deux
écoles de pensée : rien à voir entre l'usage du liner
graphique, signature des Brigitte Bardot, Audrey
Hepburn et Sophia Loren, et le recours au sulfu-
reux smoky (utilisé dans les photos erotiques d'ar-
tistes comme Irina Ionesco) à partir de la fin des
années 60. « La façon de sculpter le regard jus-
qu'alors, en travaillant le sourcil, en jouant du liner
et du mascara, était différente. Avec le smoky, il
s'agit moins de sublimer la femme, d'embellir un
regard, que d'inventer un nouveau code de beauté,
un manifeste powerfull en accord avec la prise de
pouvoir de la fêmme sur sa sexualité, avance Karim
Rahman. N'oublions pas que ce sont les années
Saint Laurent, celles des révolutions de mœurs et
de l'avènement du smoking. »
Catherine Lanoë confirme : « Les modes ne sont
jamais gratuites. Le maquillage est toujours la
manifestation d'une évolution sociale, et le smo-
ky, selon moi, a sûrement accompagné des valeurs
nouvelles. » Affirmation de la sexualité, rupture
avec les diktats traditionnels assignés aux femmes,
ouverture multiculturelle... Puis allégeance aux
dieux de la contre-culture qui, de Keith Richards
à Kurt Gobain, s'appliquaient du khôl pour célé-
brer, eux aussi, Horus (dieu égyptien de la ferti-
lité et de la connaissance représenté par un faucon
animal totem du smoky eye).
Peu à peu, les façons d'interpréter l'œil dark se sont
multipliées, superposées, selon un processus de
démocratisation qui atteint aujourd'hui sans doute
son paroxysme. « II y a des modes, maîs l'œil noir
est resté une valeur sûre, assure Karim Rahman. La
seule période où il a été mis de côté dans la mode,
ce fut la décennie 1990, avec l'avènement de l'es-
thétique "no make-up", visible alors chez Marc
Date : NOV 15
Pays : France
Périodicité : Mensuel
OJD : 395054
Page de l'article : p.144-147
Journaliste : Eve Beauvallet
Page 4/4
TRAJECTOIRE 9472545400507
Tous droits réservés à l'éditeur
9. Les
maquillages
du défilé Fendi, comme
un dessin au fusain
qui prolonge la pose
du mascara
10. Paye Dunaway,
cils et paupières
compris, la bouche nude
11. Pour Bjôrk, le large
trait de fard noir s'arrondit
sous la paupière.
Jacobs, qui valorisait l'absence d'artifice, la beauté
brute. Aujourd'hui c'est terminé, et le smoky est
utilisé dans routes les classes sociales. »
Sur les podiums, l'académisme des débuts a laissé
pkce à un usage plus spontané du fameux « fumé ».
L'outre-noir s'est déplacé du cinéma vers la rue, du
ghetto gothique au casual chic, des secrets d'alcôve
aux plateformes web (le tuto « Seductive smokey
eyes » de la beautista Michelle Phan atteint plus de
5 millions de vues sur YouTube). « En 2015, le noir
est surtout européen ou moyen-oriental, décrypte
Jean-Charles Perrier, make-up artist Giorgio Ar-
mani. Aux Etats-Unis, il paraît trop sulfureux. En
Asie, les femmes ont peu de cils et de paupières,
donc peu de place pour lui. » Ailleurs, l'œil noir
conquiert aujourd'hui les visages poupons comme
les profils fatals, trimballant, contre les menaces
d'aseptisation, les promesses d'aventures téné-
breuses et de shoots de « mauvaise vie ».
1. Auteure de « La poudre et le fard. Une histoire des cosmé-
tiques de la Renaissance aux Lumieres », éd. Champ Vallon.
2. Auteure de « Histoire du maquillage, des Egyptiens à nos
jours », éd D angles.
1 / 4 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !