STORYBEAUTE
L œil noir
Les apôtres du nude ont eu beau l'attaquer pour son côté show
off, rien n'y a fait. Pratique ancestrale et transculturelle, emblème rock
et sulfureux, le maquillage outre-noir s'est encore distingué
dans les collections Chanel, Dior, Saint Laurent ou APC. Et impose
comme jamais sa séduction vénéneuse. Par Evc Bcauvallet
I
es marques de cosmétiques adorent
vous rappeler les faits : jadis, dans
l'Egypte antique, l'utilisation du fard
(
noir était esthétique (on comptait
. « rendre les yeux parlants ») mais aussi
thérapeutique. Si, comme Jared Leto ou Johnny
Depp, l'ensemble de la société égyptienne (enfants
et hommes compris) se cerclait les yeux de noir,
c'était avant tout pour se protéger des infections
oculaires causées par les vents sablonneux du désert
- le khôl, contenant alors du plomb à petites doses,
jouait le rôle de collyre. En toute logique, il fut
adopté plus tard par les peuples berbères, les Toua-
regs notamment, qui, voilés, n'avaient en outre
que le regard comme support de séduction.
« Le noir est la couleur qui a le plus de nuances,
raconte Ludovic Engrand, make-up artist de Shu
Uemura et Urban Decay. Elle met tout en valeur,
et c'est la première à avoir été utilisée en maquil-
lage. » Dès lors, en vous appliquant du khôl à l'in-
térieur de l'œil (et même si vous n'y pensez pas
chaque jour, entre 7 h 30 et 7 h45), vous ne répon-
dez pas seulement aux sirènes de l'industrie cosmé-
tique et aux lois de la séduction. Vous participez
en fait d'un rituel ancestral, inventé sur les bords
du Nil et réactivé au début du xxc siècle. On est
d'accord, le storytelling est efficace. « Ce sont des
références fortes, qui ont façonné la popularité au-
jourd'hui énorme de l'œil noir depuis son appari-
tion, dans les années 20 », rappelle Karim Rahman,
expert maquillage pour L'Oréal Paris.
Années 20... Cinéma muet. Découverte de la
tombe de Toutankhamon. Bohème enivrée de
fantasmes orientaux, de looks Mata Han, d'images
de femmes vénéneuses post-romantiques. A l'épo-
que, le maquillage des yeux est encore marginal :
«Jusqu'à la Révolution, lorsqu'on vivait dans une
société d'ordre, les yeux étaient considérés comme
une création divine et comme le miroir de l'âme,
explique l'historienne Catherine Lanoë"'. Les
maquiller, les travestir revenait à nier Dieu et à
usurper un rôle social. Et au début du xxl siècle,
le maquillage des yeux n'est encore réserve qu'aux
courtisanes. » Celle qui va rebattre les cartes s'ap-
pelle Helena Rubinstein, une Américaine passion-
née de théâtre et d'opéra, qui s'inspire alors du
maquillage en trompe-l'œil des danseuses des
ballets russes, pour développer une cosmétique
expressionniste adaptée à la vie quotidienne. C'est
elle qui, en 1917, invente une version moderne
du khôl antique pour l'actrice et sexe-symbole
Theda Bata, interprète du premier film sur Cleo-
pâtre, signé par J. Gordon Edwards.
« Rappelons le rôle du cinéma muet, en noir et
blanc contraste, dans l'avènement de cette mode,
ajoute la morphopsychologue Martine Tardy'21.