Rapport 1

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« La plus grande des injustices est de traiter également des choses qui sont inégales ».
1.
Ainsi s’exprimait Aristote, dans son Ethique à Nicomaque.
L’opposition entre égalité formelle et égalité réelle, c’est tout l’enjeu de la question qui
vous est ainsi posée ce soir : « l’article L. 351-4 du code de la sécurité sociale, qui réserve aux femmes le
bénéfice de la majoration de la durée d’assurance vieillesse qu’il institue, est-il conforme à l’article 14 de la
CEDH » ?
*
2.
Au plan des principes, il résulte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de
l’homme :
-
que, d’abord, l’article 14, combiné avec l’article 1er du protocole n°1, est applicable aux
droits sociaux, et en particulier aux prestations sociales qu’elles soient ou non
contributives1. La majoration litigieuse est ainsi concernée ;
-
qu’ensuite, une différence de traitement est discriminatoire si elle manque de justification
objective et raisonnable, autrement dit si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a
pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé ;
-
qu’enfin, si les Etats jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer dans
quelle mesure des différences entre des situations analogues justifient des distinctions de
traitement2, seules des « considérations très fortes » peuvent amener la Cour à estimer
compatible avec la convention une différence de traitement exclusivement fondée sur le
sexe3.
La question se renouvelle donc en réalité en ces termes : y’a-t-il une justification à la fois
objective et raisonnable qui permette de rendre admissible la discrimination établie par l’article
L.351-4 ?
« Oui », ont répondu d’une seule voix les juges du premier degré, invoquant, comme le
Conseil constitutionnel en 2003, la nécessité de compenser l’inégalité subie par les femmes qui
interrompent leur carrière pour élever leurs enfants et qui bénéficient donc de pensions de
retraite très nettement inférieures à celles des hommes.
Les études sur le sujet sont en effet édifiantes. Voyez plutôt : les femmes touchent une
pension d’un montant moyen inférieur de 42% à celui des hommes ; 39% d’entre elles seulement
soldent leur retraite au terme d’une carrière complète. Par ailleurs, ce sont les mères qui prennent
un congé parental dans 98% des cas, qui ne sont plus que 56% à travailler à temps complet avec
un enfant et seulement 39% avec plusieurs enfants4.
1
Stec et autres c./ Royaume-Uni, arrêt du 12 avril 2006
Van Raalte c./Pays-Bas, arrêt du 21 février 1997
3 Van Raalte, préc., § 39
4 COR, Retraites : droits individuels et droits familiaux, la recherche de l’égalité entre hommes et femmes, La Documentation
Française, oct. 2006
2
Ce sont donc essentiellement sur elles que pèse la charge, à la fois mentale, physique et
matérielle, des enfants.
Aussi ne ferons-nous pas mystère de ce que, par ressenti personnel, nous aurions aimé
pouvoir trouver dans cette nécessité de compenser la « double journée » des femmes la
« justification objective et raisonnable » exigée par le droit européen.
Seulement, à la lecture de ses arrêts, il nous semble que la juridiction de Strasbourg
retiendra ici la violation de l’article 14 combiné avec l’article 1er du protocole n°1, et ce pour les
trois raisons suivantes :
1°) d’abord, parce que l’article L.351-4 ne fait aucunement référence à la maternité, ni à la
grossesse, ni même à l’éloignement du service par suite d’un accouchement mais uniquement à
l’éduction des enfants. « Les femmes ayant élevé des enfants ». Le texte se place ainsi sur le seul terrain
de la parentalité et non de la maternité.
Ainsi comment justifier une différence de traitement entre hommes et femmes ayant élevé
des enfants dans les mêmes circonstances ? Comment ne pas être interpelé par le cas de ces pères
de familles qui ont élevé, seuls ou non, leurs enfants et dont les carrières professionnelles ont été
autant freinées par cette charge que celles des mères ?
A cet égard, dans une affaire relative au refus d’accorder des prestations de sécurité
sociale à un père de famille britannique qui s’était arrêté de travailler à la suite de la maladie puis
du décès de son épouse pour s’occuper de leurs enfants, la Cour EDH a estimé que ce refus,
fondé exclusivement sur le fait que le demandeur était un homme, violait l’article 14 de la
convention EDH5.
2°) ensuite, parce que le dispositif litigieux n’a pas été réellement amendé depuis la loi de
1971 qui l’a institué et qu’il n’est pas envisagé comme seulement transitoire. Or si la Cour
européenne a récemment refusé de condamner le Royaume-Uni pour avoir un temps institué un
âge légal de la retraite plus avantageux pour les femmes que pour les hommes à raison du temps
qu’elles consacrent à leurs enfants, c’est d’abord parce qu’elle a relevé que le pays avait depuis
entrepris des démarches concrètes dans le sens de l’égalisation6.
3°) enfin, il nous semble que la Cour serait sensible à l’actuelle distorsion qui existe entre
le régime de la fonction publique et le régime général. Sous l’impulsion de la Cour de justice de
Luxembourg, la loi du 23 août 2003 a en effet étendu aux hommes la bonification d’ancienneté
d’un an dont bénéficiaient jusqu’alors uniquement les femmes qui s’étaient consacrées à
l’éducation de leurs enfants.
Pour toutes ces raisons, nous pensons que la Cour de Strasbourg, saisie de la conformité
de l’article L.351-4 du code de la sécurité sociale à la convention, retiendrait la violation de
l’article 14, combiné à l’article 1er du protocole n°1.
Aussi, pour dire le droit tel qu’interprété par la Cour européenne sans le déformer et
éviter une censure certaine, nous conclurons à la non-conformité.
5
6
Willis c./ Royaume Uni, arrêt du 6 novembre 2002
Stec. Et autres c./ Royaume-Uni, arrêt du 12 avril 2006
Alors évidemment ceux qui ont défendu cette position, la Halde et le médiateur de la
République en tête, ceux qui estiment que l'inégalité de traitement que pose l'article L.351-4 est
anachronique et qu’elle conduit insidieusement à figer la femme dans un rôle qui devrait être
partagé par l’homme, ne pourront que se réjouir.
3.
Pour notre part, la non conformité que nous vous proposons de constater, nous ne
l’envisageons pas comme une invite à étendre purement et simplement le bénéfice de la
majoration aux hommes.
Nous la tenons uniquement pour un signal adressé au législateur afin de le contraindre à
sécuriser rapidement le dispositif litigieux au regard du droit européen.
A cet égard, il nous paraît important une nouvelle fois de rappeler que, qu’on le veuille ou
non, l’inégale répartition des taches entre les hommes et les femmes, l’amalgame entre maternité
et éducation, sont des faits constatés7.
Ainsi, parce que l’égalité réelle ne se proclame pas mais qu’elle se réalise lentement8, il
nous semble qu’une solution respectueuse des différents intérêts et impératifs juridiques en
présence pourrait notamment être trouvée « en maintenant les majorations au profit des femmes présumées,
aujourd’hui comme hier, ne pouvoir se constituer leur droit à la retraite comme les hommes et en rendant ces
majorations accessibles aux hommes qui démontrent s’être exposés aux mêmes difficultés pour avoir activement élevé
leurs enfants », comme l’ont suggéré le professeur Lyon-Caen et Maître Masse-Dessen9.
*
En définitive, nous répondrons donc par la négative à la question posée, approuvant le
projet d’arrêt qui va suivre :
« Mais attendu qu’il résulte de l’article 14 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des
libertés fondamentales du 4 novembre 1950, tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de
l’homme, que, d’une part, dès lors qu’un Etat contractant met en place une législation prévoyant le
versement automatique d’une législation sociale, cette législation engendre un intérêt patrimonial relevant
du champ d’application de l’article 1er du Protocole additionnel n°1, que, d’autre part, une différence de
traitement entre hommes et femmes ayant élevé des enfants dans les mêmes circonstances ne peut être
admise qu’en présence d’une justification objective et raisonnable ; qu’en l’absence d’une telle justification,
l’article L.351-4 du code de la sécurité sociale qui réserve aux femmes le bénéfice d’une majoration de
carrière pour avoir élevé un ou plusieurs enfants, est incompatible avec ces stipulations ».
7 Cf. Maryse Badel, note sous Civ. 2ème, 19 fév. 2009, n°07-20.668, RDSS 2009 p.338 et du même auteur : Avantages
familiaux de retraite : réalité et pertinence, RDSS. 2008, p.645
8 Cf. Edouard Herriot : « Il est plus facile de proclamer l’égalité que de la réaliser »
9 Cf. Antoine Lyon-Caen et Hélène Masse-Dessen, La retraite des femmes ou l’égalité mal comprise, Le Monde, édition du
11 septembre 2009
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