Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège La jeune création théâtrale en Belgique francophone La création théâtrale en Belgique francophone n'a pas de spécificité, comme en Flandre, ou à l'étranger. Vouloir la présenter est donc forcément un exercice périlleux, tant le travail théâtral est diversifié. Comme partout, le théâtre exprime ce que ressentent les artistes, les réflexions que notre société leur inspire, mais le mode d'expression diffère énormément. Prenons ici l'exemple de deux jeunes créateurs, Claude Schmitz et Armel Roussel, tous deux proches du Groupov de Jacques Delcuvellerie, qui ont présenté chacun une création lors du Festival Émulation Europe 2009 à Liège. Durant la première quinzaine du mois d'octobre 2009, la ville de Liège a accueilli un événement désormais bien connu des amateurs de théâtre de la Cité Ardente : le Festival Émulation qui s'est tenu du 30 septembre au 17 octobre derniers dans divers lieux de la ville. Pour rappel, le Festival Émulation a été créé par Serge Rangoni lors de son entrée en fonction comme directeur du Théâtre de la Place, en 2005. Le projet s'inspire d'une rencontre théâtrale organisée à Strasbourg depuis plus de vingt ans. Comme son homologue français, le Festival Émulation a pour but d'offrir aux jeunes compagnies un espace et un moment de rencontre privilégiés. Un tel événement est une aubaine pour ces jeunes artistes qui ont ainsi l'opportunité de confronter leurs premiers projets à de nouvelles scènes, à un public plus large et à des programmateurs potentiels. À l'origine, le Festival Émulation a été conçu comme une rencontre biennale, à l'issue de laquelle certains projets sont récompensés par un prix. En outre, les spectacles sont présentés dans divers lieux de la ville, des endroits parfois insolites ou méconnus. L'amateur de théâtre liégeois est alors invité à une double découverte, celle d'un artiste, d'un spectacle et celle d'une partie du patrimoine urbain. Cette saison, Serge Rangoni a souhaité pousser plus loin le soutien du Théâtre de la Place aux jeunes artistes. Dans cette perspective, il a créé une variante à la formule originale : le Festival Émulation Europe. Comme le nom le laisse deviner, la programmation est ici centrée sur une région particulière d'Europe. À cela s'ajoutent deux autres particularités. D'une part, le Festival Émulation Europe ne décerne aucun prix. D'autre part, les lieux de représentation sont réduits en nombre et bien connus du public liégeois (Théâtre de la Place, Manège de la Caserne Fonck). Le théâtre en Belgique francophone Pour sa première édition, le Festival Émulation Europe a décidé de se consacrer aux jeunes compagnies de Belgique francophone. Ce choix résulte d'un besoin de circonscrire et de renforcer les spécificités de la pratique théâtrale dans la partie francophone du pays. Celle-ci souffre en effet d'un manque de reconnaissance de la part des milieux professionnels et des publics belge et étranger, peut-être en raison d'un déficit de caractéristiques propres, par rapport à la France ou à la Flandre, par exemple. Mais une des raisons de la faiblesse identitaire de la création théâtrale belge de langue française est aussi le peu de discours critique commentant le travail des artistes et analysant l'évolution de ce théâtre. De tels textes sont indispensables à la création afin de lui permettre de réfléchir sur elle-même et de penser sa place au sein de la création théâtrale contemporaine. De tels textes manquent au théâtre belge francophone, ce qui favorise © Université de Liège - http://culture.ulg.ac.be/ - 25/05/2017 -1- Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège une perception disparate, éclatée, voire même insaisissable de ce théâtre et entraîne sa méconnaissance, voire sa mésestime. Pour pallier cette carence, le Festival Émulation Europe ne s'est pas contenté de proposer des moments d'échanges entre les artistes et le public, en dehors des représentations. Le Théâtre de la Place a en effet 1 publié un ouvrage intitulé Jouer le jeu . Celui-ci est consacré à la jeune création en Belgique francophone à travers quelques-uns de ses représentants dont certains étaient présents au Festival. Les artistes évoqués dans cet ouvrage et présentés lors de la quinzaine sont des metteurs en scène déjà confirmés - ou du moins en passe de l'être - ayant quelques spectacles à leur actif. Parmi ceux-ci, arrêtons-nous un instant sur Claude Schmitz et Armel Roussel. Claude Schmitz Né en 1970, Claude Schmitz se forme à la mise en scène à l'INSAS dont il est diplômé en 2004. Ses spectacles sont des créations dont il est à la fois l'auteur et le metteur en scène. Artiste associé aux Halles de Schaerbeek, Claude Schmitz y monte en 2006 sa quatrième création, Amerika. Lors du Festival Émulation Europe, c'était la première fois que Claude Schmitz présentait ce spectacle au public liégeois. Cette série de représentations était également l'occasion de la réapparition de Jacques Delcuvellerie sur scène. Notons enfin que ce dernier associe le jeune metteur en scène sur le vaste projet du Groupov, Fare Thee Well Tovaritch Homo Sapiens. Claude Schmitz est en effet chargé de monter l'un des volets de la tétralogie, Mary Mother Frankenstein. Celuici sera présenté cette saison au Théâtre National de Bruxelles et la saison prochaine au Théâtre de la Place. Amerika Sur le plateau de la salle du Manège, le décor est inspiré du cinéma américain. Une maquette géante d'un village de l'Amérique profonde, surplombé par un immense mat dépourvu de drapeau. Une table de salle à manger accompagnée d'un vaisselier. Une niche surdimensionnée sur laquelle est écrite SHERIF. Un mur de fond blanc immaculé percé de deux portes aux couleurs vives, l'une rouge et l'autre bleue. Les intervenants de ce spectacle ne sont pas à proprement parler des personnages. Il s'agit plutôt de figures. Il y a d'abord le Père qui organise la maisonnée et fige ses membres à une place et un rôle bien précis. Ainsi, il présente au public le Fils, la Mère et la Fille qu'il cantonne dans une répartition des rôles passéiste et stéréotypée. Le Fils joue avec des voitures miniatures tandis que les femmes font le ménage. Le Père s'autoproclame centre de la configuration qu'il tente obsessionnellement de fixer, à force de répétitions. Outre les membres de la famille, un homme de petite taille est présent en permanence sur scène. Il erre sur le plateau tout en observant les agissements des autres personnages. Le Père somme constamment ce petit homme dérangeant de rester à la périphérie de l'univers qu'il tente de circonscrire. Enfin, il y a le Shérif, dissimulé pendant une partie du spectacle dans sa niche/cabanon. © Université de Liège - http://culture.ulg.ac.be/ - 25/05/2017 -2- Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège Les événements historiques qui ont ici inspiré le travail de Claude Schmitz sont les attentats du 11 septembre 2001 dont on retrouve plusieurs allusions dans le spectacle. Par exemple, une enclume tombe soudainement du plafond et percute une pile d'assiettes. C'est l'élément modificateur qui va perturber l'ordre établi par le Père et va engendrer la terreur dans le chef des habitants de la maison. C'est également une référence aux avions détruisant les tours du World Trade Center. De même, le morceau de bois avec lequel le Shérif dit avoir été frappé constitue une allusion à la manière dont les États-Unis ont riposté à la fameuse attaque terroriste. Shérif, en effet, garantit de rendre une multitude de fois le coup reçu. Cependant, le metteur en scène l'affirme lui-même : sa pièce n'est pas un commentaire critique des attaques du 11 septembre. Ce n'est pas un spectacle sur ces attentats. Ceux-ci sont davantage une trame qui sous-tend l'évolution du spectacle. Au début, les personnages éprouvent une angoisse latente, une terreur inexpliquée dont le Père ne veut rien savoir. Cette angoisse ira croissante au fur et à mesure qu'apparaissent sur le plateau des phénomènes étranges. En définitive, ce contexte historique n'apparaît que de manière symbolique dans le spectacle de Claude Schmitz, qui se veut plus largement une réflexion sur le monde contemporain. Dans Amerika, le spectateur assiste donc à la lente progression de l'angoisse observée à travers le prisme familial. Au fil du spectacle, les deux figures censées incarner l'ordre et l'autorité vont se relayer pour tenter d'endiguer le chaos qui perturbe profondément la maisonnée. Au final, les deux personnages se révèleront totalement impuissants. Pour accroître cette situation de crise dans laquelle sont enfermés les personnages, Claude Schmitz emprunte à la littérature et au cinéma d'épouvante américains le motif de la maison hantée. En effet, les éléments perturbateurs de l'ordre vainement instauré par le Père surviennent à l'intérieur même du logis. Celui-ci cesse alors de jouer son rôle protecteur et achèvera d'avaler littéralement ses occupants à l'issue du spectacle. D'ailleurs, la niche du Shérif et la portion miniaturisée d'un village américain sont placés à l'endroit même où © Université de Liège - http://culture.ulg.ac.be/ - 25/05/2017 -3- Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège devraient se trouver les autres murs délimitant la maison. Cette installation trahit dés lors la porosité des murs de l'édifice. À l'inverse, le Père est convaincu de sa solidité car il en est l'édificateur. D'emblée, la scénographie confrontée au discours directif du Père témoigne de la fragilité de ce que l'on veut et croit solide, rassurant et indestructible. Là encore, le 11 septembre 2001 est présent de manière sous-jacente pour interroger un état de la société contemporaine. Amerika est un spectacle très riche, multipliant les symboles, les allusions et les systèmes de référence. De ce fait, les niveaux de lecture sont nombreux et la part belle est faite à l'imagination du spectateur. En effet, ce dernier est laissé libre de recomposer les éléments assez bruts du travail de Claude Schmitz, jouant un rôle actif dans la construction du sens du spectacle. De cette façon, nous pouvons dire que le spectateur prend une part active au processus de création. 1 Jouer le jeu. De l'autre côté du théâtre belge, dir. Benoit Vreux, Bruxelles, Ed. Luc Pire, Coll. « Les cahiers du XX août », 2009. Armel Roussel Né à Paris, en 1971, Armel Roussel se destinait au départ à une carrière dans le cinéma. C'est lors de l'épreuve d'admission à l'INSAS qu'il lui a été conseillé de s'orienter vers la mise en scène de théâtre, un domaine qu'Armel Roussel connaissait très peu. Bien qu'il ait été renvoyé de l'INSAS, il a décidé de poursuivre sur la voie du théâtre en travaillant pendant cinq ans comme assistant à la mise en scène de Michel Dezoteux. En 1996, il monte son premier spectacle, Roberto Zucco de Bernard-Marie Koltés. En 2004, il présente sa première œuvre de création intitulée Pop ? Ces deux spectacles rencontreront un certain succès et tourneront pendant quelques années. Aujourd'hui, parallèlement à son travail artistique, Armel Roussel donne des cours à l'INSAS et au Conservatoire de Liège. Invité régulièrement au KunstenFestivaldesArts, il présentait l'un de ses spectacles à Liège pour la première fois. Si demain vous déplait... a été créé et présenté la saison passée au Théâtre Varia à Bruxelles. C'est le onzième spectacle du metteur en scène et sa deuxième création personnelle. Si demain vous déplaît ... Le spectacle d'Armel Roussel s'ouvre sur la figure centrale de l'Adolescent qui pose un questionnement essentiel : « Qu'est-ce que nous faisons là ? ». Cette question a un double référent, l'un vaste et l'autre réduit. D'une part, cette question renvoie à la place de l'homme dans le monde. D'autre part, elle fait référence à la situation de représentation : qu'est-ce que public et comédiens font dans cette salle ? Qu'est-ce que les uns font dans les gradins tandis que les autres se trouvent sur scène ? Pourquoi les uns observent les autres et pourquoi ceux-ci feignent d'ignorer la présence de ceux-là ? D'emblée, cette question oratoire tisse un réseau de liens non seulement entre la salle de théâtre et le monde mais également entre la salle et la scène, entre © Université de Liège - http://culture.ulg.ac.be/ - 25/05/2017 -4- Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège les spectateurs et les comédiens. D'ailleurs, durant toute la seconde moitié du spectacle, ces derniers joueront en position frontale par rapport au public. De cette façon, une relation d'échange, de partage mais aussi de confrontation s'établit entre comédiens et spectateurs. Sur le plateau, les acteurs sont enfermés dans une boîte constituée de trois murs de briques blanches. Le quatrième mur de la boîte est le quatrième mur de théâtre, c'est-à-dire la frontière séparant virtuellement l'espace scénique des gradins de manière à maintenir l'illusion de ce qui se déroule sur la scène. En plus de l'adolescent, une dizaine de comédiens sont constamment en scène, d'un bout à l'autre du spectacle. Ils forment une sorte de chœur, tantôt réunis autour de l'un d'entre eux à la manière d'un chœur de tragédie antique, tantôt en dispersion - seul ou en couple - sur la surface du plateau. Chaque comédien représente un aspect de la recherche humaine. Ensemble, ils forment ainsi sur scène une sorte de société. En plein questionnement quant à son rapport au monde, l'adolescent interpelle ponctuellement ses parents afin de e les interroger sur les grandes utopies du XX siècle. Il semble avoir hérité de ces appellations vidées de leur signification. Dès lors, il tente d'en découvrir la signification. Pour ce faire, il s'en remet à ses parents qui, ennuyés par ses questions, lui fournissent des réponses approximatives et empreintes de fantasmagories. Cette première partie du spectacle culmine avec la réaction énergique, virulente de l'adolescent qui n'a pas obtenu de véritables réponses. Il en conclut alors être né « ou trop tôt ou trop tard », soit après l'épuisement des e e grands courants de pensée du XX siècle et avant que ne lui soient révélés les grands combats du XXI siècle. S'ouvre alors la seconde partie du spectacle. Celle-ci s'amorce par l'éclatement de tous les murs de la boîte dans laquelle était cloîtré le groupe de comédiens. Il s'agit des trois murs de briques aussi bien que du conventionnel quatrième mur puisque, comme nous l'avons dit plus haut, les acteurs vont désormais jouer face au public, en interaction (relative) avec celui-ci. Cette seconde partie est composée de différents tableaux (danse, jeux, rapprochements physiques, affections, scansion de slogans variés). L'ensemble de ces tableaux est traversé par la recherche frénétique d'une certaine exaltation, de l'extase (à défaut d'autre chose ?, pourrions-nous nous demander). © Université de Liège - http://culture.ulg.ac.be/ - 25/05/2017 -5- Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège Dans son spectacle, Armel Roussel met en scène l'interrogation et la recherche de réponses, de repères, du bonheur même, à travers le corps de ses comédiens poussés parfois jusqu'à l'exténuation. Avec Si demain vous déplaît..., le metteur en scène pratique un théâtre vivant, hyper-dynamique qui émoustille le spectateur et lui donner envie de quitter son siège pour prendre part à la fête. Néanmoins, au terme de la représentation, aucune question n'a été résolue. Aucune réponse n'a été apportée aux nombreuses interrogations soulevées par le spectacle, renvoyant ainsi le spectateur à lui-même et à son propre rapport au monde bien après l'extinction de la musique. Claude Schmitz et Armel Roussel, une génération à l'image de son théâtre Malgré des gestes artistiques très différents, certaines similitudes se dégagent du travail de ces deux jeunes metteurs en scène. Comme la place importante accordée au spectateur dans la construction du sens du spectacle. Nous observons également que chez les deux metteurs en scène, la recherche artistique se double d'une recherche identitaire. En effet, leur travail témoigne d'un souci d'établir des repères, de circonscrire une génération, de définir une époque dans laquelle ils pourraient se reconnaître. Virginie Mols Janvier 2009 Virginie Mols est étudiante en 2e master Langues & littératures romanes, orientation générale, finalité didactique. © Université de Liège - http://culture.ulg.ac.be/ - 25/05/2017 -6-