Égypte/Monde arabe
7 | 1991
Perceptions de la centralité de l’Égypte 1
L’Égypte, centre du monde
Nicolas Grimal
Édition électronique
URL : http://ema.revues.org/1147
DOI : 10.4000/ema.1147
ISSN : 2090-7273
Éditeur
CEDEJ - Centre d’études et de
documentation économiques juridiques et
sociales
Édition imprimée
Date de publication : 30 septembre 1991
Pagination : 11-25
ISSN : 1110-5097
Référence électronique
Nicolas Grimal, « L’Égypte, centre du monde », Égypte/Monde arabe [En ligne], Première série,
Perceptions de la centralité de l’Égypte 1, mis en ligne le 08 juillet 2008, consulté le 26 avril 2017.
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L’Égypte, centre du monde
Nicolas Grimal
1 Le thème retenu pour le séminaire commun au CEDEJ et à l'IFAO est celui de la centralité.
L'importance de la notion dans l'analyse politique du monde arabo-islamique
contemporain est évidente. L'implication réciproque des deux termes est une donnée
essentielle du jeu actuel des forces en présence. L'Égypte a toujours joué un rôle de
premier plan à l'intérieur de cette problématique. C'est plus que jamais le cas
aujourd'hui, en matière de politique intérieure comme extérieure.
2 L'idée de donner à cette enquête un point de départ historique aussi lointain que la
civilisation pharaonique revient, par un mouvement qui paraît naturel, à tenter de
rechercher la problématique dans le passé profond de l'Égypte : avant que se soient
installés les clivages qu'y ont provoqué la disparition de la civilisation indigène.
L'intention de cette marche ne saurait être la quête d'une source improbable, mais
plutôt le sir de fournir un point d'information avant que la flexion ne se construise
sur des bases plus modernes. On peut aussi avoir l'arrière-pensée de rechercher une
éventuelle modélisation, qui soit susceptible d'apporter au bat un élément de
comparaison, même lointain et imbriqué dans un référent très différent.
3 L'éclairage choisi dans ce bref exposé, essentiellement informatif, est d'essayer une
approche de la centralité aux deux niveaux auxquels les anciens Égyptiens auraient pu
l'envisager eux-mêmes : à l'échelle du pays et à celle de l'univers. Le postulat de base
étant la nature théocratique du pouvoir dans l'Égypte pharaonique, il convient de
retracer brièvement les fondements théologiques du politique, avant d'en suivre le
roulement historique.
4 Les Égyptiens ont développé de bonne heure plusieurs systèmes cosmologiques. Tous ont
explicitement recours à un même point de départ, la création à partir des eaux, sur le
modèle naturel que fournissait la crue annuelle du Nil. Une butte de terre émerge hors de
l'élément liquide, le chaos primordial, qui recèle les germes encore inorganisés de la vie.
C'est à partir de ce centre que se développe la création.
5 La première cosmogonie, celle en tout cas à laquelle les Égyptiens reconnaissaient
l'antériorité sur les autres, est née à Héliopolis. C'est là que le soleil est censé être apparu
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au premier matin. Le schéma en est simple à l'extrême. Du chaos liquide, le Noun, émerge
une butte de sable vierge. Cette émergence, représentée par la suite dans le culte par le
benben, sorte de pyramide tronquée supportant un obélisque, permet au Soleil de se
matérialiser sur terre, sous trois hypostases : Rê, le soleil proprement dit, Khepri, sa
forme croissante, symbolisée par le scarabée, et Atoum, son apparence déclinante. Le
miurge, une fois en place, crée le premier couple, Chou, le Sec, et Tefnout, l'Humide. De
la conjonction de ces deux éléments naît un deuxième couple, Nout, le Ciel, et Geb,
l'époux de Nout, la Terre. Ils mettent au monde à leur tour Isis et Osiris, Seth et Nephtys.
Ces deux derniers couples marquent le passage de la création à la famille divine. Osiris
sera le premier roi d'Égypte, c'est-à-dire du monde créé. Son frère, qui forme avec
Nephtys un couple stérile, l'assassinera pour s'emparer de son trône. Mais Isis saura faire
appel aux forces divines qui permettront à Osiris de renaître à la vie et de lui donner un
fils, Horus, qui sera son successeur légitime.
6 Autre capitale religieuse, Hermopolis (al-Achmunayn) développe un système
cosmologique en quelque sorte inversé. Le point de départ est le même : le chaos liquide,
dans lequel évoluent, cette fois-ci, quatre couples de grenouilles et de serpents. Ce sont
Noun et sa parèdre Naunet, l'océan primordial, Heh et Hehet, l'eau qui cherche sa voie,
Kekou et Keket, l'obscurité, et, enfin, Amon et Amaunet, la divini cace. De cette
ogdoade naît un oeuf, d'où sortira le Soleil. La suite donnée à la création reprend le
schéma héliopolitain. La différence essentielle entre les deux systèmes consiste à
introduire un moteur divin avant la création proprement dite, dans le but évident de
donner au couple Amon-Amaunet un rôle démiurgique correspondant à sa comtence
historique.
7 Une troisième cosmogonie est élaborée à Memphis, peut-être à une époque où cette ville,
qui a très tôt joué un rôle de capitale politique, retrouve de son ancien pouvoir. Le
document par lequel elle est connue, la pierre « de Chabaka », aujourd'hui conservée au
British Museum, date, en effet, des VIIe-VIe siècles avant notre ère. Il est vraisemblable
que ce document n'est que la copie d'un original remontant au milieu du troisième
millénaire avant notre ère, c'est-à-dire lorsque la théologie héliopolitaine s'imposa. Il
rejoint celle-ci, mais sous une forme que l'on s'accorde généralement à qualifier de plus
« intellectuelle », ne serait-ce que par l'importance qu'il reconnaît au Verbe comme outil
de création.
8 Ces cosmologies servent de fondement à un système de gouvernement directement issu
de la création : le politique est la continuation de l'acte créateur. L'interdiaire de cette
continuation est le roi, lui-mêmeritier direct des descendants du démiurge.
9 Le passage du Mythe à l'Histoire se fait par la légende osirienne. Horus est le fils
posthume d'Osiris, détenteur légitime du pouvoir. Il ne peut donc recevoir ce dernier
qu'au terme d'une ascèse permettant la mise en place d'un canisme de transmission
qui transcende la mort. Le cheminement du mythe joue habilement de l'opposition entre
le rôle unificateur de la création et les forces centrifuges qui cherchent à provoquer sa
destruction. Seth ne se contente pas d'assassiner Osiris. Il le découpe en quarante
morceaux, qu'Isis rassemble après avoir été les chercher dans les quarante lieux où le Nil
les a portés. Le membrement du roi correspond à celui du pouvoir, dont autant de
fragments sont posés dans les capitales des quarante futures provinces d'Égypte. En
me temps que le corps de son mari, Isis réunifie la royauté en lui redonnant un centre.
Nous verrons plus loin comment l'historiographie transcrira le tme.
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10 En fait, Isis ne reconstitue pas tout le corps de son mari : il manque l'appareil nital
d'Osiris, ava par le poisson emblématique de la province d'Oxyrhynchos. C'est la
seconde articulation du mythe. La conception posthume d'Horus ne peut, dans ces
conditions, paraître que suspecte. Il faut donc un arrêt du tribunal divin, présidé par Geb,
ritier de Rê, reconnaissant la légitimité de l'héritier face à son oncle qui l'a spolié du
pouvoir. Cet arrêt est pris au terme d'un long affrontement entre les deux prétendants au
trône. Il reconnaît à Osiris la royauté sur le monde des morts et, à son fils, celle sur les
vivants.
11 L'argument de droit fonde la transmission de la royauté. Une fois le retour à l'immortalité
garanti par la passation de pouvoir entre le père, devenu prototype du roi des morts, et
son héritier, qui assure la transmission de la charge avant de prendre à nouveau place
aux côtés de son re, le lien qui rend l'individu solidaire de l'équilibre du cosmos est
devenu impossible à rompre. Horus transmettra à son tour le pouvoir à ceux que
l'historiographie désigne comme ses « successeurs », et qui constituent le dernier maillon
avant les dynasties humaines, de l'existence desquelles l'Histoire témoigne.
12 Sur le plan strictement juridique, ce principe de transmission est légitimé par
l'intermédiaire d'un autre mythe que l'Égypte partage avec d'autres civilisations : celui de
la destruction de l'humanité. Rê, démiurge vieillissant, connaît l'affrontement
prométhéen avec ses créatures. Effrayé autant que déçu par l'ingratitude que révèle cette
révolte, il entreprend de détruire ce qu'il a créé en lançant la messagère de son courroux
sur terre. Puis, il sursoit à sa vengeance et décide d'épargner ses ingrates créatures. Il les
punit toutefois en renonçant à les gouverner. Il se retire sur le dos de la Vache céleste,
loin du monde. Il transmet son pouvoir en le scindant en deux : à son fils Geb, il remet le
trône d'Égypte, au dieu Thot les titres juridiques garantissant la légitimité. La
reconnaissance par le sang doit se doubler de celle que confèrent les titres de propriété.
13 Le souverain est l'héritier du démiurge et son continuateur. Pour les Égyptiens, en effet,
la création n'est pas un acte unique, mais un recommencement quotidien. Liée à
l'apparition du soleil, elle en suit le cycle : l'émergence du matin assure son renouveau ; le
coucher du soir ne se justifie que par une circulation nocturne symétrique de celle du
jour. Le renouvellement de l'équilibre des forces de l'univers est donc nécessairement
quotidien. Il réclame un flux constant d'énergie. Ce n'est qu'à ce prix que l'équilibre, la
Maât, pourra être maintenu, et ce par un seul individu, hypostase actuelle du miurge.
Le roi est la clef de voûte d'un édifice dont toute la structure est solidaire. Il doit
maintenir l'équilibre des forces cosmiques en assurant la nourriture des dieux et la bonne
marche des affaires terrestres.
14 L'univers tout entier est ainsi régi par une norme unique, même si une faible marge est
laissée à la présence de forces gatives. Leur seule raison d'exister est de présenter un
danger suffisant pour contraindre les « démiurges » successifs à rester vigilants.
15 La norme se traduit spatialement par une organisation de l'univers autour d'un centre
reflétant le mouvement même de la création. Ce centre de conservation et de
veloppement des forces créatrices est le temple. Son plan reproduit l'économie du
cosmos : une butte de terre émergeant au-dessus du niveau du sol supporte le naos,
réceptacle de l'image divine, objet du culte. La maison divine construite autour de ce naos
reproduit l'univers : des colonnes, transcription pétrifiée du végétal, s'élèvent pour
supporter le ciel, tandis qu'une enceinte fixe la limite du monde organisé. À l'intérieur,
trône le démiurge, aussi inaccessible au commun des mortels qu'au premier jour, mais
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aussi puissant qu'au moment de la création. Chaque capitale provinciale possède son ou
ses temples, dans lesquels un dieu joue, à son échelle, le même le. De cette façon,
l'ensemble du pays est, si l'on peut dire, maintenu par une chaîne de temples. Ceux-ci
sont autant de conservatoires magiques des forces cosmiques, reproduisant en abîme un
me et unique acte quotidien.
16 À l'intérieur de ce système, le roi est l'intercesseur indispensable entre le divin et
l'humain, puisqu'il procède des deux. Dieu par la lignée et le destin, car, comme se
plaisent à le répéter les textes, « sa mère savait, quand il était encore dans l'œuf, qu'il
était destià être roi », il est aussi un homme qui connaîtra à son tour la passion qu'a
vécue avant lui son père charnel. Point de part et aboutissement du système, il est
l'administrateur de la création par excellence. Pontife unique du culte, il délègue ses
pouvoirs à des représentants locaux qui démultiplient son image. Régent de l'univers, il a
compétence en toute matière et centralise tous les pouvoirs.
17 En matière politique comme dans le domaine religieux, des instances locales reproduisent
le schéma universaliste du pouvoir. Chaque capitale possède son dieu originel. De me,
elle est dirigée par un représentant du roi, investi d'un certain nombre de pouvoirs. Mais
là s'arrête la comparaison. Le pharaon est le seul à posséder l'initiative réelle du pouvoir,
puisque son rôle consiste à maintenir l'équilibre en respectant les lois édictées à l'origine
(hepou travers une jurisprudence qu'il fixe par crets (oudjou). C'est un cadre législatif
dont on retrouvera un écho dans le système islamique du zâhir ; le temporel s'y modèle,
en effet, sur le spirituel.
18 L'organisation du pouvoir se fait par cercles successifs centrés sur la personne du
pharaon. Celui-ci est entouré, dès l'origine, de conseillers, les « amis uniques », qui
l'assistent dans ses décisions. Il délègue à chacun un secteur d'activités à l'échelle du
pays, puis, par un mouvement analogue, chacun de ses représentants locaux s'entoure de
spécialistes chargés de missions. Le système politique est constit d'un ensemble de
multiplications, constituant une sorte de pyramide. À la base se trouve le scribe,
véritable cheville ouvrière du système, omniprésent dans tout le pays.
19 Le décalque spatial de la création se fait à l'échelle du pays comme à celle du temple. L'un
comme l'autre sont une réduction de l'univers ; partant, ils en sont le centre. La création
est faite de façon que l'Égypte en soit l'origine. De même que le cosmos s'organise autour
de l'émergence primordiale hors du chaos liquide, la Vallée fournit un cadre cohérent et
suffisant pour rendre compte du développement du monde. La chaîne arabique à l'est, le
plateau libyque à l'ouest forment les limites naturelles de l'écoulement du fleuve
nourricier. Les contrées extérieures constituent les franges de la création. Au nord, la mer
offre une étendue suffisamment explicite. Le littoral septentrional de l'Égypte étant
impropre à la navigation, les contacts avec l'extérieur ne se font, du moins jusqu'assez
tard, que par l'est ou l'ouest : deux zones montagneuses formant une barrière séparant la
Vallée des zones périphériques, au-delà desquelles le chaos est censé avoir été repoussé. Il
en va de même du Sud qui semble être indéfiniment perpétué par le Nil, qui y trouve son
origine.
20 La cosmographie est donc simple : une étendue servant de cours au fleuve nourricier et
bordée de montagnes à l'est et à l'ouest, c'est-à-dire au lever et au coucher du soleil. La
course de celui-ci est supposée sytrique : il baigne de ses rayons un monde nocturne,
réplique exacte du diurne. Les morts, qui y séjournent, connaissent une vie
correspondant à celle des vivants. Horus et Osiris sont tous deux vivifiés par . Le cycle
quotidien de la création, répétition de celui de la vie et de la mort, maintient la cohésion
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