Léon Chestov
(Шестов Лев Исаакович)
1866 – 1938
LA NUIT DE GETHSÉMANI
ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE PASCAL
(Гефсиманская ночь)
1923
Traduction de J. Exempliarsky, Paris, Grasset, 1923.
LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
LITTÉRATURE RUSSE
2
TABLE
I...............................................................................................4
II...........................................................................................10
III..........................................................................................17
IV..........................................................................................24
V ...........................................................................................31
VI..........................................................................................42
VII ........................................................................................49
VIII.......................................................................................57
IX..........................................................................................62
X ...........................................................................................70
3
Jésus sera en agonie jusqu’à la
fin du monde : il ne faut pas
dormir pendant ce temps-là.
P
ASCAL
.
Le mystère de Jésus.
4
I
Trois cents années se sont écoulées depuis la naissance
de Pascal, et guère moins depuis sa mort : Pascal a peu
vécu, seulement trente-neuf années.
Pendant ces trois cents années, les hommes ont chemi-
: que pouvons-nous donc apprendre d’un homme du
XVIIe siècle ? Ce n’est pas lui, c’est nous qui
l’instruirions, s’il revenait à la vie. D’autant que parmi
ses contemporains même, Pascal était un « arriéré » : il
n’était pas entraîné, avec tous les autres, en avant, vers
un avenir « meilleur », mais en arrière, dans les profon-
deurs du passé. Comme Julien l’Apostat, il voulait faire
revenir en arrière « la roue du temps ». En effet, il était un
apostat ; il avait abandonné, renié tout ce que l’humanité
avait acquis par un effort commun, pendant les deux siè-
cles brillants, ces siècles que la postérité reconnaissante a
nommés : « Renaissance ». Tout se renouvelait, et tous
voyaient dans ce renouvellement leur destinée historique.
Mais Pascal avait peur de la nouveauté. Tous les efforts
de sa pensée, si inquiète en même temps que profonde et
concentrée, il les appliquait à résister aux courants de
l’histoire, à ne pas se laisser entraîner par eux.
Peut-on lutter, est-il sensé de lutter contre l’histoire ? de
quel intérêt peut être pour nous un homme qui essaie de
forcer le temps à revenir en arrière ? N’est-il pas
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condamné d’avance (et avec lui toute son œuvre) à
l’insuccès, à la non réussite, à la
stérilité ?
Il ne peut y avoir deux réponses à cette question.
L’histoire est implacable pour les apostats. Pascal n’a pas
évité le sort commun. Il est vrai que ses œuvres conti-
nuent à être imprimées, qu’aujourd’hui encore on le lit,
qu’il est même loué, célébré ; que des cierges brûlent
continuellement devant son image, et brûleront long-
temps, très longtemps. Mais personne ne l’écoute :
d’autres sont écoutés, ceux-là contre qui il luttait, ceux-là
qu’il haïssait. C’est chez d’autres que lui qu’on va cher-
cher la vérité à laquelle il sacrifia sa vie. Ce n’est pas Pas-
cal, c’est Descartes qui est considéré comme le père de la
philosophie nouvelle ; et ce n’est pas de Pascal, c’est de
Descartes que nous acceptons la vérité ; car où cherchera-
t-on la vérité sinon dans la philosophie ? Tel est le juge-
ment de l’histoire : on admire Pascal, et on passe son
chemin. C’est un jugement sans appel.
Si Pascal pouvait être rappelé à la vie, que répondrait-il
à ce jugement de l’histoire ? Question oiseuse, dira-t-on ;
l’histoire compte avec les vivants, et non avec les morts.
Je le sais ; mais j’estime que pour une fois, et puisqu’il
s’agit de Pascal, il est légitime d’obliger l’histoire à comp-
ter avec les morts. Il est vrai que l’entreprise est fort diffi-
cile et fort embarrassante ; il est vrai que l’histoire devra
inventer pour se justifier une philosophie nouvelle, car
celle de Hegel (tous l’adoptent, ceux même dont Hegel
n’est pas le maître ; et, dès longtemps avant Hegel, nom-
breux étaient ceux qui la professaient) celle de Hegel
se montrera inapplicable.
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