PHILOSOPHIE MORALE ET PROBLÈMES ÉTHIQUES

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PHILOSOPHIE MORALE ET PROBLÈMES ÉTHIQUEs
JEAN-LOUIS CHEVREAU – CONFÉRENCES DE L’INSTITUT MUNICIPAL - 2010
Texte de présentation
La morale est fondamentalement conflictuelle, en cela qu’elle
prétends établir des normes, lesquelles rentrent nécessairement en
conflit dans leur application à des situations concrètes, avec la
conscience morale. Nous en commencerons donc avec la tragédie
grecque « Antigone » de Sophocle, qui est selon Hegel, « l’expression la
plus parfaite du conflit tragique intérieur à la moralité ».
Nous verrons ensuite comment sortir philosophiquement de cette
conscience tragique et tenter une résolution entre la nécessité de la
norme que représente l’obligation, que nous appellerons morale, et une
sagesse pratique, ouverte à la discussion et à la singularité des
situations, que nous appellerons éthique. Cette distinction nous
permettra d’une part, de souligner l’importance et les limites de la raison
pratique chez Kant, à partir de son exigence morale d’universalité et
d’autonomie, et d’autre part, de confronter l’éthique aristotélicienne à des
thèses et des problèmes contemporains
Mercredi 10 novembre 2010
PREMIÈRE PARTIE
INTRODUCTION
Notre époque vit une crise morale sans précédent. Les repères
traditionnels ont disparu. Notre monde « désenchanté » a vu d’abord la
dissolution des croyances religieuses, qui jusqu’alors avaient arrimé la
morale à la volonté divine. Puis s’est effacé l’ascendant des grandes
figures morales des sociétés traditionnelles, la figure hiératique du père,
le respect dû aux aînés, et les règles incontestables de la famille. Enfin,
le développement des sciences et des techniques a également ébranlé
le socle des certitudes morales au profit d’approches plus pragmatiques
que l’on nomme les éthiques. Pour ne prendre que le cas des
biotechnologies, nous nous heurtons à des problèmes que nos
convictions traditionnelles ne peuvent répondre. Des cas nouveaux nous
jettent dans un abîme d’incertitude : procréation artificielle ou assistée,
interruption volontaire de grossesse, dons d’organe, eugénisme,
euthanasie… C’est la raison pour laquelle ces questions suscitent des
réflexions rationnelles, (comités d’éthique) cherchant à savoir ce qu’il
faut faire ou ne pas faire, au cas par cas. Nous verrons aussi pourquoi,
l’éthique prudente d’Aristote peut encore être convoquée pour nous
éclairer.
Cela ne signifie pas que l’action morale des uns et des autres ne
puissent pas être vertueuse. Si comme nous le verrons, nous avons
besoin de fonder rationnellement nos actions, de fait, l’homme vertueux
ne fonde pas son action sur quelque théorie que ce soit, mais il agit « au
moyen de la bonté et de la justice, et on ne peut pas dire qu’il met en
oeuvre la bonté et la justice », comme le dit fort justement cette maxime
confucéenne. Les hommes n’ont d’ailleurs pas attendu la philosophie
pour agir moralement. Cet homme vertueux incarne tout simplement des
valeurs morales sans qu’une règle ne lui soit imposée. C’est aussi le
point de vue de Kant, pour qui la morale n’est pas affaire de savoir mais
de bonne volonté.
Nous verrons que cette conscience morale n’est peut-être pas si pure
que nous pourrions le penser, car si celle-ci ne se réfère à aucun
fondement explicite, cette conscience morale n’est pas sans origine,
même inconsciente (il nous faudra distinguer, le fondement, de l’origine).
Nietzsche sur ce point nous ouvrira des perspectives critiques
intéressantes.
Cependant le problème des fondements est essentiel et c’est
même le problème philosophique par excellence : pouvons-nous justifier
ce que nous faisons ou ce que nous disons ? La philosophie ne se
contente pas de décrire les comportements moraux, elle veut les justifier.
La philosophie morale cherche à répondre, sous la seule autorité de la
raison, à la question des fins et de la destination de l’homme, pour
éclairer ses choix pratiques. En cela elle se distingue radicalement de la
religion, car elle ne dit pas ce qui doit être fait, mais comment ce qui est,
doit être connu, et donc, ce qui peut être changé. C’est pour cette raison,
que la philosophie morale peut-être appelée philosophie pratique.
A cette question des fondements ou des fins, la philosophie a
depuis Platon répondu en définissant préalablement le Bien. Car l’on ne
peut pas connaître les fins que doit se proposer l’action humaine, si l’on
ne détermine pas la fin ultime de toute action : le Bien. De la
connaissance du Bien, découlera le fondement d’une recherche de la vie
bonne et heureuse. Pour le moins il faut tâcher de rendre l’homme,
meilleur. Voilà la destination pratique de la philosophie, si explicite dans
la « République », et qui conduit non seulement à une destination morale
de l’homme, mais aussi à sa destination politique. La connaissance du
Bien, d’où découle la connaissance de la justice, est évidemment l’affaire
de la Cité. Le problème moral est aussi un problème politique.
Dans la « République », le passage le plus parlant de cette
interaction morale et politique, c’est celui du Livre 7, appelé « allégorie
de la caverne ». Nous comprenons que cette ascension hors de la
caverne, au fond de laquelle, il n’y a que des prisonniers attachés par le
cou, qui ne voient que des ombres et des échos, c’est-à-dire que des
simulacres, des chimères, des illusions, représente la sortie hors de ce
monde aveuglé par nos pulsions sensibles et irrationnelles. Cependant
cet homme qui a enfin converti son esprit (conversion intellectuelle) par
la contemplation de l’intelligible, c’est-à-dire par la connaissance des
essences, et donc apte à la science, au savoir, ne doit pas rester à ce
niveau élevé de la spéculation. Il doit opérer une descente vers ce
monde sensible, pour y instruire et diriger ses semblables, s’y comporter
moralement, en donnant l’exemple d’un homme juste, sachant ce qu’est
le Bien et la Justice. C’est pourquoi, selon Platon la philosophie doit non
seulement instruire, mais aussi gouverner la cité. Pour avoir une cité
juste et des lois justes, il faut des magistrats justes.
Si, comme nous l’avons dit, il faut établir des institutions justes, par
une visée éthique appropriée, qui en quelque sorte réponds à une
sagesse pratique, celle ci ne saurait se perdre dans la relativité des
cultures et des mœurs. Il faut pouvoir juger universellement et mettre de
côté toutes nos traditions et particularités. Comme le dit Marcel Conche,
si la morale n’est qu’affaire particulière, comment juger les assassins de
Buchenwald, de Dachau ou d’Auschwitz ? Ces assassins auraient alors
commis la seule faute, d’avoir été vaincus. Il faut bien fonder la morale
sur autre chose que la religion, ou sur une idéologie et même sur une
philosophie particulière.
Revenons à cette morale universelle : S’il faut fonder la morale
non sur le particulier mais sur l’universel, comment penser cet universel
avec des hommes particuliers ? Nous nous interrogerons sur cette vertu
du dialogue et de la discussion et nous verrons en quoi les questions
d’ordre pratique sont susceptibles de vérité, et que le choix que nous
prenons peut échapper à l’arbitraire et aux circonstances, moyennant
leur mise en discussion par des êtres rationnels, comme le dit
Habermas. Nous verrons en quoi une morale déontologique (qui désigne
le domaine des règles et des obligations morales) peut s’articuler aussi
avec une éthique de la discussion.
Si nous voulons fonder un universel vivant, n’est-il pas nécessaire
de fonder cet universel sur l’égalité des hommes, en tant que personne ?
Comme le dit Marcel Conche, « Fonder la morale, c’est alors donner
valeur universelle aux exigences de la conscience commune moderne.
C’est aussi fonder les vrais droits de l’homme ». Nous verrons que la
Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen est loin d’être une
simple fiction formelle destinée à recouvrir les réalités de l’exploitation du
travail dans la « société bourgeoise », comme le pensait Marx. Au
contraire nous verrons en quoi ces droits « s’avèrent constitutifs de
l’espace social démocratique » . Nous interrogerons l’impact de ces
Droits sur une politique morale, et nous nous demanderons si ces Droits
ne sont pas, sur le plan d’une politique extérieure, une légitimation de
l’ordre occidental établi ? Pouvons-nous justifier le droit d’ingérence à
partir des ces Droits universels ? L’actualité politique et militaire nous
proposent suffisamment d’exemples pour notre discussion.
Enfin et logiquement, faisant suite au problème précédent, nous ne
manquerons pas de confronter la morale et l’histoire. Là aussi nous
rencontrerons de sérieux problèmes. Car si un fondement universaliste
de la morale semble une nécessité, comment concilier morale et
histoire ? Nous aborderons la question morale selon Sartre et Simone
de Beauvoir. Puis je proposerai pour éclairer le problème, la célèbre
opposition Sartre et Camus, particulièrement sur leur position face à la
lutte anti-colonialiste en Algérie. Nous illustrerons leur débat avec pour
l’un, « les justes », et pour l’autre, « les mains sales », et « le diable et le
bon dieu ».
Je vous rappelle, comme à chaque présentation du sujet que nous
allons étudier, que nos cours sont méthodiquement organisés entre, des
références incontournables que sont les grands textes de la philosophie,
disons nos références dogmatiques, et nos propres questionnements,
nos problématisations, et nos exemples, qui guideront notre démarche
didactique.
PLAN
1- La moralité : conflit tragique.« Antigone » de Sophocle.
2- L’exigence morale selon Kant.
3- Critique du formalisme kantien. La morale des Droits de
l’Homme.
4- La prudence aristotélicienne.
5- Pour une morale en situation.
6- Éthique de l’environnement.
La moralité : conflit tragique
« Antigone »
Sophocle
Avant de commencer l’analyse de cette grandiose tragédie
grecque de Sophocle, je voudrais préciser l’importance philosophique de
la tragédie.
La morale est fondamentalement conflictuelle, en cela qu’elle
prétends établir des normes, lesquelles rentrent nécessairement en
conflit dans leur application à des situations concrètes, avec la
conscience morale. Nous en commencerons donc avec la tragédie
grecque « Antigone » de Sophocle, qui est selon Hegel : « l’expression
la plus parfaite du conflit tragique interne à la moralité ». Et c’est avec
Aristote, dans sa « Poétique », que nous allons comprendre la portée
philosophique de la tragédie.
Premièrement, pour Aristote, l’art (rapproché des techniques)
participe à un savoir théorique et assume la fonction de connaissance.
Contrairement à Platon, la poésie tragique n’est pas un art de tromperie.
Bien plus elle a un pouvoir transfigurateur parce qu’elle rend agréable ce
qui serait insupportable dans la réalité, et elle rend connaissable, par la
connaissance des causes, ce qui pourrait, dans l’action des hommes,
apparaître absurde ou méprisable.
En fait, c’est par un effort de raisonnement qui va, par la
connaissance des causes, découvrir le modèle sous sa forme
universelle. C’est ce que l’on pourrait définir comme une « ruse » de l’art.
Les actions des hommes sont singulières, particulières et apparaissent
dans la réalité, comme absurdes. L’art poétique va interpréter le réel et
rendre connaissable ce qui ne l’était pas. La tragédie sera le révélateur
du réel, en le rendant intelligible, sans pour autant le rendre mécanique.
C’est la raison pour laquelle Aristote pense que le grand art
tragique est une transposition de la philosophie. La tragédie est
philosophique en cela qu’elle vise l’universel. Elle actualise l’argument
abstrait et l’éclat visible du spectacle, d’où sa fonction didactique. Le
héros tragique est certes un être exemplaire, mais il est semblable à
nous, à la différence, qu’il y a dans notre vie du hasard, alors que la vie
du héros tragique reste intelligible, puisque sa situation et ses choix
restent dans l’ordre du nécessaire et du vraisemblable. Disons un mot
sur le sens et l’intérêt de ce vraisemblable. Le vraisemblable c’est
beaucoup plus que le réel, qui reste inintelligible. Le vraisemblable a
l’aspect du réel, avec en plus une rationalité. « La tragédie tourne le dos
au réalisme » comme le dit Jaqueline de Romilly. La tragédie grecque ça
n’a rien à voir avec la télé-réalité ! Le paradoxe de la télé-réalité c’est
qu’elle ne dit rien sur la réalité, sinon sur la réalité de la télé. Ce qui est
montré n’est qu’une mystification qui a pour fonction de détruire, d’avilir
et d’occulter toute réalité sociale véritable, toute psychologie individuelle
profonde.
Ainsi la tragédie forme un tout ordonné, ce qui est proprement
l’universel. Aristote dira : « L’universel, c’est-à-dire que telle ou telle
sorte d’homme dira ou fera telles ou telles choses vraisemblablement ou
nécessairement ; c’est à cette représentation que vise la poésie, bien
qu’elle attribue des noms aux personnages ; le particulier, c’est ce qu’à
fait Alcibiade ou ce qui lui est arrivé ». Est universel le rapport qualitatif
entre un personnage et ses dits et faits.
L’universel pour Aristote c’est un savoir qui pour s’actualiser, devra
se particulariser. Aristote dit dans l’ « Éthique de Nicomaque » : « Il ne
suffit pas d’énoncer seulement l’universel, mais il faut encore l’adapter
aux instances particulières ». En fait la tragédie met en rapport
l’universel et le particulier. En cela la tragédie est comme la médecine,
car le médecin n’examine pas ce qui est salutaire pour Socrate ou Platon
mais pour tel homme particulier. Autrement dit, l’universel en acte, ce
n’est pas la science médicale, ni la maladie de l’individu : c’est la mise
en rapport de l’une avec l’autre : leur adaptation. La tragédie pour
Aristote est plus instructive que l’histoire, en ce sens que
l’historiographie concrète risque de tomber dans la contingence de
l’homme.
Qu’est-ce que la tragédie ? C’est l’entreprise de ce qu’aucune
science n’est capable de réussir : donner une connaissance du hasard,
et cela, par les instruments même de la science : la recherche de
l’universel. C’est donc un hasard finalisé, qui a pris une portée
universelle.
C’est ce que nous allons comprendre avec la tragédie de
Sophocle : « Antigone ».
Résumé de l’action :
1- Les deux frères Etéocle et Polynice, fils d’Œdipe s’entretuent
pour la succession du trône de Thèbes.
2- Créon, l’oncle, chef de famille devient roi.
3- Selon la loi de la succession, le cadet Polynice est un rebelle.
Créon ordonne qu’il pourrisse sans sépulture.
4- Antigone, sœur de Polynice se sent obligée par la loi divine à
ensevelir son frère. Prise sur le fait elle est condamnée par la loi
de la Cité, à être enterrée vivante.
5- Hémon, fils de Créon, fiancé à Antigone, se suicide, et son
suicide entraîne celui de sa mère. Ainsi Créon s’est-il détruit luimême .
Notons premièrement, que ce qui fait le tragique, ce n’est pas la
destruction de tous les personnages, mais le tragique résulte du
caractère intime du conflit qui oppose les protagonistes. De plus, ce n’est
pas le conflit de ceux qui se haïssent (ce qui serait le propre du conflit
épique), mais le conflit de ceux qui s’aiment. La tragédie grecque montre
le déchirement de la communauté la plus étroite et la plus naturelle :
c’est-à-dire la famille.
Deuxièmement, le conflit de l « Antigone » n’est pas celui des
luttes intestines d’une famille repliée sur elle-même, ce qui serait
proprement un drame bourgeois (Madame Bovary). Mais c’est celui qui
oppose la famille et l’Etat, la loi divine ou religieuse et la loi de la Cité.
La tragédie grecque montre le conflit de la religion familiale et du
droit de la Cité.
Le droit religieux d’Antigone s’oppose au droit humain de Créon.
Antigone : « Oui, ce n’est pas par Zeus qui l’avait proclamée ! ce n’est
pas la justice, assise aux côtés des dieux infernaux ; non, ce ne sont pas
les lois qu’ils ont jamais fixées aux hommes, et je ne pensais que tes
défenses à toi fussent assez puissantes pour permettre à un mortel de
passer outre à d’autres lois, aux lois non écrites, inébranlables, des
dieux ! Elles ne datent pas, celles-là, ni d’aujourd’hui ni d’hier, et nul ne
sait le jour où elle sont paru ».
La loi divine est la vraie révélation au cœur de l’homme, de la
vérité morale éternelle. Mais c’est une éternité de mort. C’est la loi des
dieux d’en bas.
« Car il faut plaire aux morts plus longtemps qu’aux vivants : je serai
pour toujours au prés d’eux étendue ».
« Mon âme depuis longtemps est morte pour servir aux morts ».
Celui qu’elle aime est mort (Polynice). Ainsi Créon renvoie cet amour à
son sinistre objet :
Antigone : je ne suis pas née pour partager la haine mais l’amour.
Créon : Puisqu’il te faut aimer, va aimer chez les morts.
La réponse de Créon paraît sauvage, mais elle est la vérité d’Antigone et
lui oppose le droit de Créon comme celui de la moralité réelle et de la vie
au sein de la cité.
La sainteté d’Antigone est immorale, car elle efface la différence morale
entre Etéocle et Polynice.
Créon : « L’un ravageait le pays, l’autre s’est dressé pour le défendre ;
Antigone : « Pourtant l’enfer vient des lois égales pour tous ».
Pour Antigone, la mort égalise tout, mais c’est une égalité morte. La
piété d’Antigone abolit l’opposition du bien et du mal.
Créon : « Le bon et le méchant ne doivent pas trouver un sort égal.
Antigone : « Qui sait si en bas cela n’est pas impie ?
C’est aussi un droit que Créon oppose à Antigone. Il serait simpliste de
penser que le droit n’est que du côté d’Antigone. Si Créon n’était
qu’injuste, il n’y aurait pas de tragédie. Comme le dit Aristote : « Il n’y a
rien de tragique dans le malheur des méchants ».
Le conflit tragique oppose des points de vue justifiés mais limités.
En effet, le droit d’Antigone n’est que celui de la religion familiale, cette
universalité n’a pour contenu, que le droit tribal. Dans sa rigidité
archaïque ce droit familial ne peut céder la place à un droit plus large
celui de la Cité.
Le droit de Créon se révèle sacrilège parce qu’il ne sait pas reconnaître
ses limites dans les droits de l’individu et dans les exigences légitimes
de la conscience morale.
Ce sont deux légitimités aveugles.
Le caractère tragique s’en tient à son principe moral limité, et c’est
ce qui constitue son « éthos » (en grec, à la fois son caractère et sa
moralité).
C’est pourquoi les héros tragiques ne sont ni vraiment coupables,
ni vraiment innocents. La faute ne peut-être imputée qu’à celui qui aurait
pu éviter le mal qu’il commet. Tandis que les héros tragiques ne
choisissent pas. Mais si l’action des héros tragiques est « légitime », elle
est coupable du fait des conflits qu’il provoque.
En effet, le héros tragique devrait reconnaître la légitimité du
principe moral opposé au sien. Par exemple, le principe moral
d’Antigone est celui de la moralité familiale. Or Créon est le chef de
famille : Antigone devrait lui obéir, comme le rappelle Ismène (sœur
d’Antigone) : « Il faut penser que nous sommes nées femmes, et non
point pour combattre les hommes ». Point de vue qui corrobore ce que
pense Créon : « Moi vivant, une femme ne commandera pas ». C’est un
droit barbare et primitif tout autant que celui du sang et de la mort
d’Antigone.
Le droit d’Antigone devrait comporter la soumission au droit de
Créon, celui de Créon renvoie lui-même à celui d’Antigone. Le Droit de la
Cité repose sur le roi Créon qui doit satisfaire les règles de la succession
familiale. En fait Créon s’attaque à son propre droit en s’attaquant au
droit familial. Nous pouvons aussi ajouter que Créon, comme Œdipe,
dans « Œdipe Roi », manque totalement de prudence (notion de
prudence sur laquelle nous reviendrons une autre fois). Absence de
prudence caractéristique de l’aveuglement dans lequel il fait le malheur
de sa famille. Créon voit trop tard ce qu’il fallait ne pas faire, et le Chœur
le lui dit dans l’Exodus de cette tragédie. Mais il est dans leur caractère
(à Créon comme à Œdipe) de ne point suivre cette haute vertu de
prudence qui caractérise les grands hommes d’État.
Le héros tragique court à sa perte, par ce que sa propre moralité
comporte le principe qu’il combat dans son adversaire. Le tragique
résulte d’un conflit nécessaire de la moralité qui ne blesse pas
seulement une sensibilité de surface, mais la raison et le sens moral.
Alors la destruction est la solution.
Par-delà la mort, la conscience morale entrevoit l’apaisement d’une
sérénité supérieure. Cependant la tragédie ne peut pas affirmer la vérité
morale dans sa réalité positive et constructive.
Dans la « Phénoménologie de l’Esprit » Hegel dit la chose
suivante : « La nécessité éternelle d’un destin terrifiant engloutit dans
l’abîme de sa simplicité, la loi divine aussi bien que la loi humaine, ainsi
que les deux consciences de soi, sous la forme desquelles ce deux
pouvoirs se rendent présents ».
La terreur aveugle du destin apparaît donc comme l’unique
sanction de l’activité morale. Mais ce destin n’est autre que la liberté. La
terreur tragique ce n’est pas la fatalité supérieure (comme un
tremblement de terre) mais les conséquences redoutables de la liberté
morale de l’homme. Ainsi la terreur tragique s’adresse à la dignité de
l’homme. La terreur est purifiée dans la tragédie. Elle n’abaisse pas la
dignité humaine, mais la reconnaît. Le héros tragique n’a pas d’autre
destin que son caractère, mais son caractère est paradoxalement la
liberté, quand elle prends la rigidité d’un destin. La rigidité de Créon et
d’Antigone sont aussi inflexibles l’une que l’autre.
La perte de Créon témoigne qu’aucune Cité, aucun Etat, ne peut
se fonder sur la négation des droits de la conscience morale. Mais
également, la conscience morale d’Antigone se refuse à examiner cette
loi morale, par le seul fait qu’elle est sacrée. Nous savons que ce que
nous prétendons sacré, c’est ce que nous prétendons être au-delà de
toute justification. Le sacré, en quelque sorte, interdit toute justification,
ou pour le moins le sacré n’a d’autre justification que le fait d’être. Mais
nous savons que son être n’est qu’un être de fait.
Par exemple, si je dis « la propriété est sacrée », je veux dire qu’il
n’est pas utile d’en discuter pour tenter d’ébranler son apparence de loi
immuable. C’est sacré ! n’en parlons plus ! Cependant, si nous pouvons
considérer que l’on ne puisse voler le bien d’autrui, nous savons bien
qu’il suffit de se poser la question de l’origine de cette propriété, pour
ébranler le sacré de cette loi. Nous pouvons dire comme Rousseau, que
l’origine de la propriété c’est le vol, puisqu’elle fut à l’origine une simple
prise de possession.
Enfin l’issue tragique ne peut pas être satisfaisante, au point de
vue de la recherche de la vérité morale. La vérité morale ne peut pas se
satisfaire de ce destin terrifiant de mort et de désastre. La loi divine,
comme la loi humaine apparaissent, dans cette tragédie, comme
totalement négatives et nulles, aussi bien l’une que l’autre.
Il est vrai qu’aucune société n’a résolue les conflits ouverts dans
l’Antigone de Sophocle. Les conflits de l’État et de l’individu, de l’homme
et de la femme, de la famille et de la société, de la conscience morale et
du droit établi.
Prenons des exemples dans ces trois domaines cités :
- Les conflits de l’Etat et de l’individu. Exemple de la légitimité et
de l’obligation de l’engagement de tous dans la mobilisation, en
état de guerre. Cette légitimité réponds bien à une exigence
morale de chaque citoyen, homme libre et responsable de toute
la nation. Cependant cette légitimité ne rencontre-t-elle pas celle
de l’objecteur de conscience, qui au nom du respect universel
de l’homme, ou au nom de l’impératif sacré du « tu ne tueras
pas », refuse son engagement militaire ? Ou bien encore le
recule de l’âge légal de la retraite, que fait voter les
représentants de l’Etat, qui rentre en conflit avec les intérêts
individuels.
- Les conflits de l’homme et de la femme. Les exemples ne
manque pas : l’autorité statutaire traditionnelle des hommes
dans certaines cultures, et l’autorité méritocratique des femmes
qui ont poursuivi des études.
- Les conflits de la famille et de la société ne manquent pas non
plus. Le principe de redistribution des richesses semble juste et
équitable pour la société, mais ce principe s’oppose au désir de
conservation du patrimoine des familles.
Pour conclure sur ces exemples, je dirai que d’une manière
générale, l’individu, par ce qu’il obéit à ses désirs et à ses passions,
rentre nécessairement en conflit avec les autres, avec la société, avec
l’Etat.
Il est donc légitime de prendre du problème moral une conscience
tragique. Mais la philosophie ne peut pas se contenter de constater
l’issue tragique du problème moral, mais doit rechercher une solution
théorique par l’analyse de la réalité morale. Nous avons vu avec
l’ « Antigone », que le droit d’Antigone ne vaut pas plus que le droit de
Créon, puisqu’ils sont tous les deux limités historiquement. En effet, le
droit d’Antigone n’est jamais que ce droit familial archaïque, élevé par sa
propre conscience religieuse, en droit sacré ; le droit de Créon est lui
aussi déterminé historiquement, donc passager et particulier.
A ce propos, constatant l’impossible dépassement du conflit
tragique représenté par la tragédie grecque et plus particulièrement par
l’ « Antigone » de Sophocle, je voudrais faire quelques remarques sur un
point essentiel que la philosophie socratique a su développer et qui
ouvre une « solution morale » à ce conflit entre deux personnes, à savoir
une éthique du dialogue, ou pour reprendre le titre d’un ouvrage
important du philosophe allemand contemporain Habermas, une éthique
de la discussion.
Notons en tout premier lieu que dans la tragédie « Antigone », il y
a des échanges verbaux, des répliques si l’on veut entre Créon et
Antigone, mais il n’y a pas à proprement parler de dialogue. En effet, les
deux protagonistes de cette tragédie sont enfermés dans des
perspectives totalement opposées l’une à l’autre. D’un côté le droit sacré
d’Antigone, qui comme sacré, nous l’avons vu, interdit toute discussion,
et de l’autre côté le droit de Créon, droit institutionnel qui s’impose
comme loi pour tous les citoyens. Ce ne sont en fait que deux opinions
solidifiées par la tradition pour l’une, et par l’Institution pour l’autre. Face
aux enfermements de la doxa, de l’opinion, la philosophie va naître sur
l’agora, la place du marché de la cité athénienne. Elle commence non
par la méditation solitaire d’un penseur, mais dans des « dialogues »
ouvert à tous, que Platon rapporte de son maître Socrate.
Ce qui fait le propre de la philosophie, c’est de s’engager dans des
confrontations avec l’autre. Mais il y a des conditions : en premier lieu il
faut renoncer à la violence. Socrate a toujours préféré être victime de la
violence que de l’exercer, et l’on sait ce qui lui en coûta. En deuxième
lieu, il y a des exigences normatives du dialogue. Aucune proposition ne
peut suivre à la précédente, sans l’accord préalable de l’interlocuteur.
Enfin, s’il faut rechercher la vérité, cela ne peut se faire qu’à condition
que chacun recherche la raison, et non à avoir raison. Le « logos » grec
est avant tout un langage rationnel, dont le but est en premier lieu la
rupture avec la « doxa », et la recherche de l’universel. Ce faisant les
dialogues de Platon représentent un modèle d’échange des idées, en
acceptant de s’exposer à la critique. Dialoguer, c’est aussi, en prévoyant
les objections, éprouver la solidité de ses arguments. La dialectique est
avant tout cet art du dialogue ou de la discussion. Les objections de
Socrate obligent l’interlocuteur à se mettre en quête d’une vérité qu’il
croyait déjà posséder. Cependant il ne suffit pas d’être plusieurs pour
faire un dialogue. On peut monologuer à plusieurs dans le consensus,
dans la langue de bois, dans l’absence d’écoute. Je dis souvent que le
dialogue commence par l’écoute, c’est-à-dire dans la capacité à ouvrir sa
pensée vers ce qui me libère de moi-même. Sur ce point, concernant le
recherche d’un authentique et vrai dialogue, reconnaissons que dans les
dialogues de Platon, il y a des interlocuteurs de Socrate, qui restent
enfermés dans leurs préjugés, et qui préfèrent claquer la porte que de
suivre et accepter les objections de Socrate. Nous allons voir qu’il y a
des exigences formelles, des normes à respecter et des procédures de
validité, si nous voulons faire du dialogue le point d’encrage d’une
véritable éthique, capable de faire vivre ensemble la grande diversité
particulière des hommes. Mais surtout il y a la volonté de s’entendre, de
faire vivre un monde commun. Pour prendre un exemple dans la vie
politique internationale, il me semble que le dialogue entre Israéliens et
Palestiniens laisse en plan des sous entendus non exprimés, et pour le
moins un manque de désir de vivre ensemble.
Nous allons voir maintenant, en quoi l’on peut parler d’une éthique
de la discussion. Mais avant, je souhaite que nous nous arrêtions à ce
texte de Merleau-Ponty, qui nous propose une perspective éthique
remarquable du dialogue.
Les vertus du dialogue
« Il y a un objet culturel qui va jouer un rôle essentiel dans la perception
d’autrui:c’est le langage. Dans l’expérience du dialogue, il se constitue
entre autrui et moi un terrain commun, ma pensée et la sienne ne font
qu’un seul tissu, mes propos et ceux de l’interlocuteur sont appelés par
l’état de la discussion, ils s’insèrent dans une opération commune dont
aucun de nous n’est le créateur. (...) Nous sommes l’un pour l’autre
collaborateurs dans une réciprocité parfaite, nos perspectives glissent
l’une dans l’autre, nous coexistons à travers un même monde. Dans le
dialogue présent, je suis libéré de moi-même, les pensées d’autrui sont
bien des pensées siennes, ce n’est pas moi qui les forme, bien que je les
saisisse aussitôt nées ou que je les devance, et même, l’objection que
me fait l’interlocuteur m’arrache des pensées que je ne savais pas
posséder, de sorte que si je lui prête des pensées, il me fait penser en
retour. »
Merleau-Ponty
« Phénoménologie de la Perception »
La première remarque que je voudrais faire sur ce texte, consiste
d’abord dans cette articulation des notions : langage et autrui. Le
langage est avant d’être un « logos », discours et raison, le lien
fondamental dans la perception d’autrui. En fait pour penser, et pour
penser dans l’horizon de l’universel (au delà des opinions évidemment
particulières), il nous faut penser avec autrui, présent ou absent, comme
en témoigne l’écriture, particulièrement la littérature. Autrui, ce n’est pas
un être abstrait, il s’adresse à moi. « Penserions nous bien, si nous ne
pensions pour ainsi dire en commun avec d’autres » écrit Kant dans «
Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ». Autrui élargit ma vision et ma
conception du monde. En cela, l’on retrouve les analyses de Hegel, de
Sartre ou de Merleau-Ponty sur cette notion d’intersubjectivité. En fait le
dialogue, c’est l’intersubjectivité en action, car il réalise ce monde
commun, ce « terrain commun », ce tissu de pensée que moi et autrui
nous tissons l’un par l’autre. La discussion suppose un détour (discours)
par autrui. « Nous sommes l’un pour l’autre collaborateurs » d’un monde
commun. Ce qui fait dés l’origine une communauté, c’est une langue
commune. Et Merleau-Ponty d’ajouter, que « dans le dialogue présent je
suis libéré de moi-même », c’est-à-dire autrui me libère de cette clôture
si particulière, que constituent mes préjugés et mes opinions. « Il
m’arrache des pensées que je ne savais pas posséder » dit le texte,
c’est-à-dire qu’autrui devient le révélateur de ma pensée qui ne devient
mienne que par autrui. Ce n’est que par le jeu critique que m’impose le
dialogue qui seul peut constituer une vérité ou un terrain d’entente pour
l’action. Nous voyons bien dans ces analyses, que c’est dans le dialogue
que s’enracine une éthique fondamentale.
Je vais sur cette question du dialogue, définir en premier lieu cette
idée d’une éthique du dialogue ou éthique de la discussion (pourquoi
peut-on parler d’ une éthique du dialogue ?), puis nous élargirons notre
réflexion en prenant appui sur quelques éléments les plus simples
possible de la pensée d’Habermas.
Examinons en premier lieu les présupposés d’une telle éthique :
D’une part, il faut faire remarquer que notre vie commune, politique
au sens grec, suppose que nous renoncions à la violence. Alors l’espace
politique ne peut être que celui de la discussion. Mais il ne faut pas se
contenter d’une vague tolérance à l’égard de l’opinion, car tout ne se
vaut pas (il y a des opinions intolérables pour le « vivre ensemble »), et il
faut nécessairement se confronter à autrui. Il faut donc se confronter à
autrui par la discussion, en sachant que les différents entre les hommes
sont souvent très complexes et que cette discussion est souvent
difficile. En cela cette approche du vivre ensemble par le dialogue, ou
par la discussion, cherche à déterminer le comportement (en terme
pragmatique) de la subjectivité vivante des individus. Cette approche
intersubjective du dialogue, en tant qu’elle détermine des
comportements, des « habitudes » comme dirait Aristote, définit bien ce
que l’on appelle une éthique (par opposition à la morale qui peut
prétendre à une exigence d’universalité et qui se veut transcendante ; ce
que nous préciserons la prochaine fois). D’autre part, il faut préciser les
conditions nécessaires et les normes à suivre, les procédures formelles
qui vont permettre de réaliser un accord entre les hommes. C’est ce que
propose Habermas, en essayant (dans une œuvre complexe), de définir
une éthique de la discussion.
« J’appelle communicationnelles, les interactions dans lesquelles les
participants sont d’accord pour coordonner en bonne intelligence leurs
plans d’action ; l’entente ainsi obtenue se trouve alors déterminée à la
mesure de la reconnaissance intersubjective des exigences de validité.
Lorsqu’il s’agit de processus d’intercompréhension explicitement
linguistiques, les acteurs en se mettant d’ accord sur quelque chose,
émettent des exigences de validité ou plus précisément des exigences
de vérité, de justesse ou de sincérité (…) ».
Habermas
« « Morale et communication »
Quelques remarques sur ce texte :
1- Il faut bien être d’accord pour se rencontrer et avoir le désir d’un
monde commun.
2- Il faut des normes à respecter pour que le débat puisse avoir
lieu.
3- Mais l’entente ne peut avoir lieu seulement s’il y a convergence
de point de vue sur les normes à choisir et à respecter.
4- Accord qui doit se faire aussi préalablement sur les exigences
de vérité, de justesse et de sincérité.
5- Pour que cette intercompréhension soit juste il faut qu’elle se
réalise lors d’un débat public, de manière critique, sans
contrainte et dans le respect des personnes.
Nous voyons cependant que ce type d’accord représente une
discussion idéale. Pouvons-nous toujours être certain de la sincérité des
interlocuteurs ? N’y a-t-il pas quelques intentions déguisées dans le
choix des questions posées, comme on peut le voir dans les discussions
au tribunal, comme par exemple, entre l’avocat et les témoins (questions
orientées en quelque sorte) ? Sommes-nous toujours certain que nos
arguments ne sont pas entachés par certains sentiments, voire certains
préjugés ? Pouvons-nous aisément censurer nos sentiments ? Enfin,
pouvons-nous aisément sortie de notre rôle social ou professionnel, ou
tout simplement de l’image que nous donnons de nous-mêmes ?
Pouvons-nous toujours appréhender le patrimoine culturel de
l’interlocuteur, parfois très éloigné du nôtre ? Ajoutons à cela, que tous
les hommes n’ont pas, non seulement la même capacité à rationaliser
leur pensée, mais aussi la même capacité à s’informer, ou plus
simplement non pas les mêmes moyens techniques d’information.
Le dialogue reste néanmoins une exigence fondamentale pour,
premièrement parvenir à désamorcer la violence, et deuxièmement, à
élaborer une entente commune pour des choix qui engagent la vie en
commun de notre humanité.
Notre prochain cours se donnera pour tâche de rendre compte d’une
morale déontologique, (qui repose sur le devoir) et dont l’exigence se
veut universelle. Nous parlerons de la morale que Kant établit
principalement dans un ouvrage d’importance : « Métaphysiques des
Mœurs »
DEUXIÈME PARTIE
Mercredi 17 novembre 2010
L’exigence morale
Dans l’ « Idée d’une histoire universelle », Kant défini l’homme
comme « un être fini et raisonnable ». En tant qu’être fini, c’est-à-dire
comme être de la nature, l’homme a des désirs et des passions. Par son
désir, « l’homme est la mesure de toute chose ». Une chose est bonne
pour lui, non pas parce qu’elle serait bonne en soi, mais par ce qu’il l’a
désir. C’est grâce à ses désirs et à ses passions qu’il a développé ses
qualités techniques et pragmatiques (le libéralisme économique est en
cela le fait de la nature). Comme il le dit : « La nature a voulu que
l’homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l’agencement
mécanique de son existence animale et qu’il ne participe à aucun autre
bonheur ou à aucune autre perfection que ceux qu’il s’est créés luimême, libre de l’instinct, par sa raison propre ».
L’homme est un être autonome, c’est-à-dire capable de se donner
sa propre loi. Ce point de départ est essentiel pour comprendre le sens
de cette exigence morale. L’animal qui suit mécaniquement ce que lui a
donné la nature (son instinct), ne peut prétendre à aucune action morale.
Le lion n’épargne pas la gazelle par sentiment moral, ni même par pitié,
mais seulement parce qu’il n’a plus faim.
Premièrement toute activité humaine se définit par la fin qu’elle se
propose, c’est-à-dire par le résultat qu’elle cherche à atteindre.
Deuxièmement les moyens ne nous sont pas donnés par avance
dans les circonstances où nous devons agir. Ainsi nous nous posons la
question suivante : Que dois-je faire ?
Cette question est commandée par le désir d’une certaine fin.
Qu’est-ce que je dois faire pour…
Qu’est-ce que je dois faire si…
Envisageons la réponse : si je me pose la question qu’est-ce que
je dois faire pour réparer ma voiture ? C’est dans les lois de la
mécanique que je trouve la réponse. Qu‘elle est la sanction ? Ce qui
sanctionne un acte ce sont ces conséquences.
Si je suis la règle, c’est la réussite. Si je ne suis pas la règle, c’est
l’échec. L’échec n’est pas une faute. C’est parce que l’on n’a pas utilisé
les bons moyens. Notez qu’il est quelquefois difficile de suivre les règles.
Que dois-je faire pour être heureux en amour ? Que dois- faire pour être
heureux ? Il n’y a pas ou guère de recettes pour le bonheur et pour
l’amour.
Arrêtons-nous là et revenons à cette idée où l’on disait que la
question « que devons-nous faire ? » était commandée par le désir d’une
certaine fin. Quelle est la nature de la valeur visée ? C’est l’utile. Pour
Platon comme pour Aristote, est dit utile quelque chose faite non pour
elle-même mais en vue d’une autre. Par exemple : me promener pour
me promener. Ou me promener pour me garder en bonne santé.
Donc les choses faites non pour elles-mêmes mais pour quelque
chose d’autres sont dites utiles et parce qu’elles sont jugées bonnes.
« Tout art et toute recherche méthodique, de même que toute action et
tout choix, paraissent généralement poursuivre quelque bien » dit
Aristote (E.N. L.1 Ch.1).
Qu’est-ce qui fait qu’on juge une chose bonne ? C’est qu’on la
désire. Donc la question qu’est-ce que je dois faire présuppose le désir.
C’est parce que je le désire que cet objet est posé comme bon ou utile.
Toutefois il y a des cas, où dans la recherche du plaisir, c’est l’utile
qui est contesté. Où la recherche de l’utile est neutralisée.
Supposons, que vous soyez très pauvre, dans la misère, c’est-àdire dans l’incapacité de conserver votre existence, et que la Police vous
offre une très grosse somme d’argent pour que vous dénonciez
quelqu’un à la justice que vous savez cependant être innocent.
Vous vous posez la question : Que dois-je faire ?
Vous hésitez. Il y a une hésitation. Elle suffit.
On peut tenter des explications : Cette hésitation est peut-être le
reflet de notre éducation. Mais cette même éducation (chrétienne par
exemple) on peut la rencontrer dans des cas où, devant une autorité
légale, il faut désobéir ou obéir. Exemple du soldat : Le soldat doit obéir
aux ordres d’un chef. Mais à un ordre de torturer il peut hésiter.
Nous hésitons, mais nous ne savons pas très bien les raisons de
cette hésitation. Dira-t-on, cette hésitation traduit tout simplement un
calcul : il est de mon intérêt de ne pas porter un faux témoignage car
cela me nuira dans l’avenir. Réponse qui ne vaut pas si je pense que
c’est ma vie qui maintenant est en jeu. Ou bien, on me menace et il
s’agit de sauver ma vie. Mais où est la force ? Est-ce céder à la
menace, en me disant que je suis trop faible et que je dois accepter ? Ou
bien est-ce refuser la menace ?
Ces hésitations manifestent une exigence insoupçonnée.
Cela qu’on me propose, est-ce que je peux le vouloir ? Non pas le
vouloir pour… mais est-ce que je dois le vouloir tout court ?
Cette question ne porte ni sur la fin ni sur les moyens mais sur
cette exigence : Puis-je être d’accord avec moi-même ?
Notez que dans cette question, je suis délaissé par les poteaux
indicateurs que sont les préceptes sociaux et mon désir. Il faut obéir aux
institutions ! Certes mais les mêmes valeurs qui m’enjoignent d’obéir aux
institutions de mon pays, m’interdisent de faire un faux témoignage.
Il faut bien que quelque chose soit voulu pour soi-même. Les
techniques répondent bien à la question que dois-je faire pour, mais à la
question que dois-je faire tout court. Ce n’est pas l’expérience de ce qui
est mais de ce qui doit être. Quoi ? Nous ne le savons pas encore. Nous
ne le savons pas encore, mais nous ressentons, une exigence de
l’intérieur. Ce n’est pas une hésitation due à une quelconque règle
morale, car aucune ne me donne satisfaction. Les valeurs morales
inculquées par l’éducation me laissent souvent en plan, comme dans le
cas du conflit d’obéissance.
Ce que feraient les autres ? Mais cela ne règle pas mon problème.
Il s’agit de moi, de moi seul, tout seul. Si je suis aveuglément les valeurs
morales ambiantes, ma conduite n’a aucune valeur, car elle est
purement automatique. J’adhère par routine. C’est là, nous le verrons,
que porte la critique de Nietzsche. L’homme de bien, bon père, bon
employé, bon citoyen…sa conduite a-t-elle une valeur morale ? Non, car
c’est seulement un bon fonctionnement, il est conforme. C’est un
conformiste. C’est une morale d’esclave dira Nietzsche.
Qu’est-ce qu’il faut donc, pour que l’on juge ce qui a valeur
morale ?
Il faut être libre !
Il faut être libre pour juger les valeurs ; Puis-je vouloir cela ? Cette
exigence n’est ni par intérêt, ni par éducation. C’est l’exigence non
d’obéir mais d’être moi.
Nature de cette exigence : Lorsque je me pose la question
« qu’est-ce que je dois faire ? » cette exigence ne m’apporte aucune
indication, aucune fin concrète.
L’exigence morale est-ce faire le bien ? Qu’est-ce que faire le
bien ??? Le bien n’est pas quelque chose de concret ni de réservé à un
domaine propre. L’exigence morale s’étend sur toute la vie. Qu’est-ce
qu’elle demande ? Non le bien ! Elle demande : est-ce que tu peux le
vouloir ?
Cette exigence a déplacé les objets du désir du vouloir sur le
vouloir lui-même. En effet, la valeur morale ne réside pas à son
conformé, à telle ou telle valeur, mais c‘est l’esprit dans lequel on l’a
accomplit.
Cela s’appelle l’intention.
Kant précise : « Lorsqu’il s’agit de la valeur morale, l’essentiel
n’est pas dans les actions que l’on voit mais dans les principes internes
que l’on ne voit pas » (Fondements de la métaphysique des moeurs)
C’est dans ce que je fais que je dois avoir une certaine intention
qui va conférer une valeur morale à mon acte et non la conformité à la loi
morale. L’intention ne naît pas du désir, mais veut exclusivement le
vouloir. Le vouloir est une instance qui juge le désir. Quant je veux, cela
veut dire que je donne mon adhésion à ce que je fais.
Par conséquent, tout homme de bonne volonté, dira Kant, dont la
volonté n’est déterminée que par le devoir, en voulant ce qu’il fait,
confère à ce qu’il fait une valeur universelle. Ce que je fais est
l’expression d’une loi (ce qui lui donne une valeur universelle).
Qu’est-ce qu’une loi ? la loi c’est ce qui est valable pour tous les
cas, donc elle universelle et nécessaire. Distinguons cependant la loi
physique et la loi morale.
La loi physique porte sur ce qui est.
La loi morale porte sur ce qui doit être.
Vouloir ce que je fais, de telle façon que tout homme de bonne
volonté dirait cela doit être fait de toute nécessité, c’est-à-dire élevé à la
hauteur d’une loi que j’introduis moi-même dans mon action.
C’est donc en ce sens qu’il faut comprendre les impératifs
catégoriques de Kant.
Précisons en premier lieu ce que signifie l’impératif. L’impératif est
un commandement de la raison à la volonté. Tu dois !
C’est donc une nécessité. Ce qui doit être ainsi et pas autrement.
En second lieu, distinguons l’impératif catégorique et l’impératif
hypothétique. Ce dernier commande sous condition. Si tu veux obtenir
telle chose, tu dois satisfaire telle chose. Au contraire, l’impératif
catégorique commande sans condition. Les impératifs hypothétiques
n’ont aucune valeur morale ; seuls les impératifs catégoriques ont une
valeur morale.
Ainsi donc, lorsque nous sommes délaissés par les valeurs
habituelles (repères moraux, éducatifs ou religieux), nous sommes mis
en présence de notre vouloir propre. Ainsi quand je veux vraiment, je
veux ce que ferait tout homme de bonne volonté. C’est le sens du
premier impératif catégorique :
Première maxime de Kant : « Agis uniquement d’après la maxime
qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi
universelle ». (F.M.M.)
Il ne s’agit pas de s’aligner sur la conduite habituelle des hommes,
il s’agit non de s’aligner au fait mais de commander au fait. C’est un
vouloir libre qui commande au désir, c’est un vouloir raisonnable. La
liberté et la raison sont les deux principales exigences de la raison, tant
dans la connaissance que dans la conduite. « L’exigence morale est un
fait de la raison » dit Kant. Ce qui fonde la morale, c’est la présence en
nous d’une exigence de na pas s’aligner sur les faits, mais de
commander les faits et de juger les désirs. Par les désirs, nous sommes
empiriques, dit Kant, mais la présence en nous de l’exigence morale
témoigne qu’il y a en nous une autre instance par laquelle nous
échappons aux données empiriques, mais par laquelle nous
commandons aux données empiriques.
L’homme est un être fini et raisonnable. Fini, car c’est un être
sensible comme tous les êtres sensibles (animaux), mais c’est aussi un
être capable de raison, c’est-à-dire capable d’agir pour d’autres raisons
que pour ses seuls désirs, et contre les données empiriques, que sont
les valeurs ambiantes, ou les opinions générales.
A ce propos précisons que cette exigence morale que nous
découvrons au cœur de notre vouloir ne s’explique ni par notre
appartenance à une nature sensible (comme le sont les animaux) ni à
une dépendance métaphysique (découverte en dieu). C’est un
commandement qui n’implique aucune dépendance à l’égard d’une
réalité étrangère. Parce qu’il est tout entier raisonnable, par définition,
dieu ne connaît pas cette exigence morale. Parce qu’il est tout entier
naturel, l’animal n’a aucun souci de moralité. Il faut être libre pour
éprouver cette exigence. Cette loi à laquelle il faut obéir, ce n’est ni la loi
de la nature, ni celle de dieu, car ce n’est pas notre vouloir.
« Une volonté libre et une volonté soumise à des lois morales sont une
seule et même chose ».
Ainsi nous sommes, dit Kant, des êtres autonomes. J’accède à la
loi morale lorsque je suis autonome : abandonnant les sentiments
moraux : l’indignation, la mauvaise conscience, toutes les valeurs qui
viennent du dehors, les tabous, la peur de mal faire, la pitié, la
culpabilité… Nous pouvons dire que l’exigence morale chez Kant est une
exigence interne à la volonté, sans référence aux valeurs morales.
Paradoxalement, c’est une morale sans valeur morale.
Pour juger de la valeur de cette exigence morale dans une
situation concrète, prenons le cas du racisme.
Certains sociologues prétendent que nous deviendrions, au-delà
d’un certain seuil de tolérance, racistes. L’idée de seuil est simple, elle
présuppose qu’au-delà d’un certain pourcentage d’étrangers
(d’immigrés) dans une commune, une cité, une école, interviennent des
mécanismes de rejet de la part de la population autochtone, des
difficultés de cohabitation, du racisme. En admettant même que cela soit
vrai (scientifiquement prouvé). C’est réduire l’homme a se qu’il a
d’empirique et d’oublier cette autre intense qui dans l’homme échappe à
ces données empiriques et qui leur commande. Le commandement
moral, quelque soit la situation sociale, exige qu’il ne faut pas être
raciste, en pensée et en acte. Nous ne pouvons pas nier la réalité
complexe de la vie en communauté, dans toute sa diversité, et les
conflits qu’elle génère, mais je peux toujours dépasser la particularité de
mes désirs, de mes sentiments, pour mesurer mes actions, pour me
demander si elles ont une valeur universelle. Le « vivre ensemble » dont
on parle tant aujourd’hui est à ce prix.
Bien que singulier, mon acte devient universel. Par le respect
véritable que j’impose à ma conduite, à l’égard de toute personne,
quelque soit son origine, son age ou son sexe, bien que singulier, mon
acte devient universel.
« Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en
même temps qu’elle devienne une loi universelle ».
Cette action puis-je la vouloir ? C’est-à-dire la vouloir à la face du
monde, sans restriction cela que l’on a choisi ? Ai-je à me demander ce
que serait l’attitude générale des hommes ? En admettant même que
les hommes sont en général racistes, c’est une généralité de fait, elle
s’impose du dehors, ce n’est donc pas une loi pour ma volonté libre.
Par exemple : Les utilitaristes pensent que chaque homme quel
qu’il soit, défends dans tous ce qu’il fait son intérêt personnel. Ainsi vontils accepter cette loi pour en tirer une harmonie possible. Que peut-on
leur répondre ? L’universalité, on ne peut pas la trouver dans les faits.
Prenons l’exemple de la chute des corps. Peut-on fonder une loi
sur quelques faits ? A supposer que l’on puisse faire une infinité
d’expériences, aurait-on une loi ? Non, car il faut la comprendre. C’est
par un raisonnement purement mathématique et donc abstrait, que
Galilée établira la loi de la chute des corps (ou le mouvement de la
terre). Même si par ailleurs il fera quelques expériences. Les faits
particuliers ne nous donnent pas l’universalité. L’universalité ne dépend
pas de l’expérience, mais de la raison, qui elle seule est capable de
conceptualiser. Même si l’on observe quelques régularités dans les
actions humaines, on ne peut pas tirer une universalité. Donc l’exigence
d’universalité de notre vouloir c’est l’exigence d’agir selon la loi de la
raison que nous imposons à notre nature.
Supposons que tous les hommes recherchent leur intérêt
particulier (comme le pensent les utilitaristes), il n’en faut pas moins
rechercher ce que me dicte ma raison.
C’est une exigence qui commande impérativement, sans s’occuper
des conséquences nuisibles ou hostiles. Il ne faut pas se laisser
intimider par l’expérience. Comme dans le cas du racisme, je n’ai pas à
être intimidé par les faits.
Nous découvrons en nous le surgissement d’un principe de
détermination qui juge le monde. C’est un principe de liberté.
Mais c’est aussi un principe fraternel, car ce principe de
détermination, vient de l’exigence qui surgit en chacun de nous. Je ne le
veux pas pour mon compte seulement, je le veux avec tous les autres.
En accédant à la raison, j’accède à une communication avec les autres.
Deuxième maxime de Kant : « Agis de telle sorte que tu traites
l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de
tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais
simplement comme un moyen ». (F.M.M.)
Remarques :
Cette formulation concerne l’humanité mais aussi envers nousmêmes. Nous avons des devoirs envers nous-mêmes. Je ne peux pas
faire de moi uniquement une machine à gagner de l’argent. Il s’agit de
traiter les autres comme une fin et jamais simplement comme un
moyen. Ce qui ne veut pas dire que nous ne pouvons pas nous utiliser
(nous le faisons par exemple, dans la répartition sociale du travail),
cela veut dire pas seulement comme un moyen. Les autres sont notre
but suprême, il faut les traiter comme des fins.
Signification de fin : Toute création suppose des fins et ces fins sont
assignées par nos désirs. Ce en vue de quoi je fais ce que je fais. Je
poursuis une chose que je juge bonne car je la désire. Nous avons
déjà vu que c’est le désir qui fait la valeur. Ainsi les fins sont en
relation à notre désir. Ce sont des fins dont la valeur est subjective et
elles sont subordonnées à d’autres fins. Mais quelle serait une fin en
soi qui vaudrait pour tous, non objet d’acquisition, mais objet de
respect. Que l’on puisse respecter, c’est-à-dire la laisser dans son
intégrité. Qui marquerait un arrêt dans l’avidité des désirs. Cette chose
qui existe comme une fin en soi, c’est l’homme.
L’homme est ce qu’on ne peut pas vouloir soumettre à nos désirs
(ou exploiter comme le dirait Marx). C’est ce que veut dire traiter
l’humanité comme une fin. Autrui, c’est une borne à ne pas dépasser.
Autrui constitue une condition restrictive. Traiter les autres comme des
fins, ce n’est pas les traiter comme de purs moyens pour nos actions,
c’est les respecter.
Problème : Où Kant a-t-il été chercher que l’humanité était une fin
en soi ? Pourquoi l’humanité serait-elle respectable ? Pourquoi l’homme
aurait-il des droits ?
Ce qui fait le privilège de l’homme et le rends digne de respect,
c’est qu’il peut vouloir selon un principe qui n’est pas celui du désir mais
selon une exigence morale. L’exigence morale est en nous et parce qu’il
y a cette exigence morale nous sommes dignes de respect. Le respect
est le seul sentiment qui ait un fondement à priori, et il s’étend au-delà
de la loi morale, à la personne, en tant qu’elle peut, elle aussi, par
l’autonomie de son vouloir, viser l’universel. Nous pouvons également,
pour cette même raison, étendre ce respect de la personne à l’humanité
entière. Et en tant que digne de respect, l’humanité dépasse toute
appréciation ; elle n’a pas de prix, car un prix suppose une estimation et
un échange possible. Le respect dû à l’humanité est universel, sans
équivalent, et ayant une valeur universelle intrinsèque. On peut donc
parler ainsi de dignité humaine.
Ouvrons une parenthèse à propos de cette dignité humaine : Nous
aurons à nous interroger sur certains comportements volontaires et
consentants, comme certains cas de prostitution, ou des pratiques
sexuelles sado-masochistes, ou la pratique de grossesse pour autrui.
Nous chercherons à savoir si l’on peut aisément les dénoncer, voir les
interdire au nom de cette dignité humaine. Nous verrons (lors d’un autre
cours) que cette notion de dignité humaine ne semble pas toujours
pouvoir s’imposer, et quelle peut cacher un certain désir de police
morale. On a longtemps dénoncé l’homosexualité comme une indignité,
comme ce qui était contraire à la dignité humaine.
L’homme est digne de respect disons-nous. Cependant doit-on
respecter l’homme qui n’est pas digne de respect ? Doit-on respecter le
grand criminel ? Oui, nous devons le respecter, car il ne faut s’en tenir
aux faits, ni à l’expérience, mais le traiter comme être raisonnable. Ainsi,
il faut juger équitablement ce grand criminel. Nous lui devons justice.
(Nous verrons par la suite le problème de la punition).
Lui faire justice veut dire non pas se venger, bien entendu. Cela
signifierait être à nouveau soumis à notre seul désir, mais il s’agit de
faire reconnaître au coupable sa culpabilité et la reconnaissance de la loi
morale. Cependant cette loi morale qui dépend seule de notre volonté,
ne peut pas être imposée du dehors. Supposons un vrai cynique, qui
connaît la loi morale, mais qui la refuse. Que peut-on lui dire ? Celui qui
dit non à la loi morale (non par faiblesse ou par ignorance), on ne peut
rien lui répondre. Il faut que la raison reconnaisse que la raison peut la
refuser. Là encore on peut se demander s’il est raisonnable d’agir contre
la raison ? Fausse raison, mauvaise raison, comme l’est souvent la
raison d’État.
Revenons à ce concept de fin en soi. C’est précisément cette
aptitude à constituer une exigence universelle qui distingue l’homme
comme fin en soi. Quand j’introduis dans mon vouloir la dimension de
l’universalité, je me contredirai si je ne considérai pas d’avance tous les
autres hommes comme capables eux aussi de vouloir d’une façon
raisonnable.
J’entre dans une communauté des vouloirs ; non seulement mon vouloir
libre, mais qui veut ce que tout autre voudrait. Je me pose comme
membre d’une communauté des volontés libres.
Nous arrivons à cette idée : Le sens commun dit souvent : « Ma
liberté commence ou finit celle de l’autre ». Comme les barrières ou les
clôtures qui limitent ma propriété à celle d’autrui. Cette conception est
absurde car on ne limite pas une liberté (ce n’est pas une quantité).
Lorsque ma liberté se joint au respect de la liberté des autres, ce n’est
pas une restriction de ma liberté. Le droit et le respecter, c’est au
contraire une exaltation de ma liberté. En cela, comme le dit Sartre : « on
ne peut pas être libre tout seul ».
Le tyran qui a fasciné les Grecs, envié et craint à la fois, était celui
qui faisait tout ce qu’il désirait. Mais c’est justement parce qu’il faisait tout
ce qu’il désirait, qu’il n’était pas libre, car il faisait ce que ses désirs
voulaient, et non son vouloir libre.
Troisième maxime de Kant : « Tout homme raisonnable doit agir
comme s’il était toujours par ses maximes un membre législateur
dans le règne universel des fins ».
Que signifie pour Kant le règne des fins ? « La liaison
systématique des êtres raisonnables par des lois communes » dit Kant.
Ce n’est pas la société civile ! C’est la société des hommes qui
sont appelés a être raisonnables. Non parce que l’on est soumis, mais
parce qu’on y accède par la moralité, du fait qu’on est soi-même
législateur. Ce qui sépare les hommes c’est qu’ils désirent des choses
différentes. Ce qui les réunis commence où ils veulent de la même
manière.
Ce règne des fins n’existe pas, il doit exister ! je le constitue en le
constituant. L’universalité dont il est question, ce n’est pas l’universalité
d’un comportement commun donné (comme un instinct), ni même une
généralité acquise en assemblant des voix (l’unanimité), mais c’est
l’universalité de ce qui doit être.
Autre point important, concernant la loi morale chez Kant : la
question du bonheur. En tant qu’être fini soumis aux désirs, l’homme ne
peut pas, ne pas rechercher le bonheur. Le bonheur pourrait-il être une
fin réelle ? Rechercher le bonheur ne peut être qu’un souhait, une
réalisation hypothétique. La loi morale exige absolument, sans tenir
compte de cette fin recherchée. Il est cependant possible que la
soumission à la loi morale s’accompagne d’un bonheur, par le fait, au
moins, de s’être rendu digne du bonheur par notre action, conforme à la
loi morale. Cependant la loi morale est une exigence qui dépasse la
recherche du bonheur et qui peut même produire mon malheur. Dans
l’exemple du faux témoignage, mon obéissance à la loi morale peut me
conduire à la mort.
Ne sommes-nous pas contraint de remarquer une réelle antinomie,
entre la recherche du bonheur et la moralité ? Le bonheur est-il toujours
la récompense de la moralité ? Ne sommes-nous pas scandalisés
devant le malheur des justes et devant la jouissance et la réussite de
certains scélérats ? On peut choisir le bonheur, mais nous savons bien
que cette recherche n’est pas toujours respectable moralement. « La
majesté du devoir n’a rien à voir avec la jouissance de la vie », dit Kant.
C’est ce scandale qui chez ce philosophe rigoriste, fonde l’espérance
religieuse.
Ainsi la morale de Kant tente de dépasser cette antinomie entre
morale et bonheur, en posant comme postulat l’existence de Dieu, qui
garantit un rapport possible entre le bonheur et l’intention morale. Dieu
étant en lui-même, la synthèse du règne des fins et du règne de la
nature. Cette une foi rationnelle qui réponds à la troisième question
fondamentale : « que puis-je espérer ? » (Les deux autres : « Qui suisje ? » ; « Que puis-je savoir ? »). Cette une foi rationnelle, dans la
mesure où la loi morale est exigée par la raison elle-même, mais ce n’est
pas une connaissance. C’est seulement une espérance. En cela nous
restons libres. Car si Dieu pouvait être le fait d’une connaissance, nous
ne serions pas libre. Kant écrit à ce propos dans la CRP : « La sagesse
impénétrable par laquelle nous existons, n’est pas moins digne de
vénération pour ce quelle nous a refusé, que pour ce qu’elle nous
adonné en partage ».
Je dirais personnellement que nous pouvons peut-être, délaisser
ce postulat d’un dieu créateur, en ne retenant que la possibilité d’une
nature finalisée (« qui ne fait rien en vain », comme le dit Aristote). Cette
idée de nature nous fait comprendre notre finalité dans l’Histoire, qui
jouant avec notre être sensible, avec nos désirs et nos passions, nous
conduit, sans même en avoir conscience, mais en nous y préparant, vers
le plein développement de nos qualités, dont celle la plus élevée, la
qualité morale. En cela nous ne faisons pas notre devoir en vain,
puisqu’il contribue au progrès de notre humanité, même si, seules les
générations à venir en profiteront, comme nous en avons profité par le
sacrifice des premières générations humaines.
L’affirmation du sens de l’histoire comme progrès de l’espèce
humaine, voulu par la nature, a pour fondement la certitude que la raison
est pratique, c’est-à-dire que la morale est la clef de voûte de la
philosophie de l’histoire. Sans cette finalité morale que la raison exige,
« la terre serait déserte » dit Kant.
Précisons quelques points en prenant appui sur des extraits des
« Fondements de la Métaphysique des Mœurs » de Kant.
« Dans le règne des fins, tout a un PRIX ou une DIGNITÉ. Ce qui a un
prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre, à titre
d’équivalent ; au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par
suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité.Ce qui rapporte
aux inclinations et aux besoins généraux de l’homme, cela a un prix
marchand ; ce qui, même sans supposer de besoin, correspond à un
certain goût, c’est-à-dire à la satisfaction que nous procure un simple jeu
sans but de nos facultés mentales, cela a un prix de sentiment ; mais ce
qui constitue la condition qui seule peut faire que quelque chose est une
fin en soi, cela n’a pas seulement une valeur relative, c’est-à-dire un prix,
mais une valeur intrinsèque, c’est-à-dire une dignité.
Or la moralité est la condition qui seule peut faire qu’un être
raisonnable est une fin en soi ; Car il n’est possible que par elle d’être un
membre législateur dans le règne des fins. La moralité, ainsi que
l’humanité, en tant qu’elle est capable de moralité, c’est donc là ce qui
seul a de la dignité. L’habileté et l’application dans le travail ont un prix
marchand ; l’esprit, la vivacité d’imagination, l’humour, ont un prix de
sentiment ; par contre, la fidélité à ses promesses, la bienveillance par
principe (non la bienveillance d’instinct) ont une valeur intrinsèque ».
( F.M.M. deuxième section)
L’homme a trois aptitudes : une aptitude technique, qui lui permet
de créer par artifice ; une aptitude pragmatique, qui lui permet d’utiliser
les hommes à ses fins ; ces deux aptitudes supposent l’habileté ; et une
troisième, une aptitude morale qui lui permet d’agir à l’égard de soi et
des autres selon le principe d’autonomie, conformément à des lois.
Seule la troisième aptitude a une valeur morale, c’est-à-dire non relative,
et qui fait de l’homme un être digne de respect. Les autres aptitudes sont
remarquables et utiles, mais elles restent relatives. L’intelligence, le goût
en art, l’habileté, l’humour, l’imagination… sont des valeurs que nous
aimons et qui nous plaisent, mais ce sont des valeurs culturelles,
historiques, particulières et donc relatives.
C’est cette aptitude morale qui est la plus élevée et qui cependant
est la plus lente à se développer dans ce difficile progrès de notre
humanité. Les autres qualités humaines sont mues par le jeu naturel des
passions, lesquelles sont en quelque sorte le moteur de l’histoire. Et ce
n’est que par l’édification progressive du droit, (« pathologiquement
extorqué » comme le dit Kant) et nous le verrons, du droit international et
des droits universels de l’homme, que ce progrès moral est pensable. De
fait, l’édification d’un droit universel, semble être bien plus un principe
directeur qu’une réalité de fait, mais c’est ce principe qui doit guider nos
actions, même si l’on voit aujourd’hui toutes les difficultés que cette
édification rencontre.
Pour ce qui est de la bienveillance (bienfaisance), voyons un autre
extrait :
« Etre bienfaisant, quand on le peut, est un devoir, et de plus il y a de
certaines âmes si portées à la sympathie, que même sans un autre motif
de vanité ou d’intérêt, elles éprouvent une satisfaction intime à répandre
la joie autour d’elles et qu’elles peuvent jouir du contentement d’autrui en
tant qu’il est leur oeuvre. Mais je prétends que dans ce cas une telle
action, si conforme au devoir, si aimable qu‘elle soit, n’a pas cependant
de valeur morale véritable, qu‘elle va de pair avec d’autres inclinations,
avec l’ambition par exemple qui, lorsqu’elle tombe heureusement sur ce
qui est réellement en accord avec l’intérêt public et le devoir, sur ce qui
par conséquent est honorable, mérite louange et encouragement, mais
non respect ; car il manque à la maxime la valeur morale, c’est-à-dire
que ces actions soient faites, non par inclination, mais par devoir.
Supposez donc que l‘âme de ce philanthrope soit assombrie par un de
ces chagrins personnels qui étouffent toute sympathie pour le sort
d’autrui, qu’il ait toujours encore le pouvoir de faire du bien à d’autres
malheureux, mais qu’il ne soit pas touché par l’infortune des autres,
étant trop absorbé par la sienne propre, et que, dans ces conditions,
tandis qu’aucune inclination ne l’y pousse plus, il s’arrache néanmoins à
cette insensibilité mortelle et qu’il agisse, sans que ce soit sous
l’influence d’une inclination, uniquement par devoir, alors seulement son
action a une véritable valeur morale. »
Kant, Métaphysique des mœurs, 1e S.
Kant pose dans ce passage un certain nombre de problèmes qui
méritent notre attention :En quoi le devoir de bienfaisance
« objectivement moral » peut-il être dépendant d’un égoïsme. N’est-ce
pas paradoxal ? En quoi, cette conduite est à encourager, mais ne
mérite pas notre respect ?
Nous comprenons bien sa thèse dans ce passage : Une seule
chose dans le monde, peut être dite absolument bonne, sans restriction
aucune : la bonne volonté. La valeur morale d’un acte ne dépend que de
l’intention qu’elle réalise. Agir moralement, c’est agir par devoir. (Action
faite conformément au devoir / Action faite par devoir).
Cependant, si faire le bien semble selon Kant fort louable mais non
respectable indépendamment de l’intention droite, toute passion
vertueuse
n’est-elle pas ce qui pousse dans la réalité, les hommes (voir
objectivement) aux actions généreuses ? Peut-on être généreux sans
passion ? Une vie morale est-elle possible si le mérite n’est fondé que
sur l’impossibilité d’être moral, si l’homme qui agît moralement par ce
que cela correspond à sa nature, à son sentiment, à son goût, est sans
dignité ? En ouvrant le problème et en l’actualisant, doit-on penser que
les actions humanitaires mues par la pitié (succès des dons pour Haïti),
que des particuliers, des associations caritatives ou des Etats, dirigent
pour le bien de l’humanité, soient dépourvues de valeur morale ?
Lors de notre prochaine rencontre, nous ouvrirons plus largement
l’analyse critique de la morale kantienne, et particulièrement les limites
de son formalisme.
Cependant nous orienterons notre réflexion sur un point essentiel, à
partir de la perspective universaliste kantienne, à savoir : la modernité
politique et morale des Droits Universels de l’Homme.
Mercredi 24 novembre 2010
Troisième partie
CRITIQUE DU FORMALISME KANTIEN
LA MORALE DES DROITS DE L’HOMME
L’exigence éthique me commande d’agir sans tenir compte de mon
inclination ou de mes intérêts. Elle me commande de me décider sans
tenir compte des conséquences. C’est donc une exigence qui me
commande d’agir d’après la forme de la loi, c’est-à-dire formelle. (La
forme s’opposant au contenu).
De la même manière, l’impératif est formel, il ne propose pas des
fins. Les fins viennent de mes désirs et j’en ai fait abstraction. Tout au
plus me dit-elle de traiter l’autre comme une fin et pas seulement comme
un moyen. Mais elle ne me dit pas comment faire pour traiter les autres
comme une fin. L’impératif ne me dit pas ce que je dois porter à
l’universel.
Soit par exemple un faux témoignage à faire : dois-je porter ma
maxime à l’universel ? Non, dit Kant, il serait contradictoire qu’il y ait des
témoignages faux. Il serait absurde de porter à l’universel quelque chose
de faux. On ne pourrait plus parler si on portait comme maxime que l’on
doit toujours mentir.
Cependant, que nous dit l’exemple suivant ?
Supposons qu’une personne, connaissant clairement la
maxime : « tu ne dois pas mentir » qui, dans les circonstances de
l’occupation de son pays par des ennemis, cache des résistants. Doit-il
dire la vérité à un ennemi pourchassant ces résistants ? Bien sûr que
non ! Il mentira et dérogera à la loi et au droit imposés par l’occupant.
L’on voit bien qu’il est contradictoire de vouloir élever à l’universel
cette maxime : « tu ne mentiras pas », sans se soucier des conditions
particulières dans lesquelles nous sommes tous en réalité. Cependant
Kant a raison, dans la mesure où on ne peut élever le mensonge à
l’universel, car les hommes n’auraient plus aucune confiance les uns
dans les autres. L’abandon du principe est parfois nécessaire, comme
nous l’avons vu dans l’exemple précédent, mais il ne faut pas
s’abandonner systématiquement à cette facilité. Il y a bien des gens à
qui l’on dit bonjour, et que pourtant on enverrais bien au diable. Il en est
ainsi de toute forme de politesse, qui a un rôle social positif.
Prenons un autre exemple : Supposons que j’hérite d’une mine de
charbon en Inde, et j’apprends également, que dans ces mines, des
enfants y sont exploités misérablement. Si j’applique la deuxième
maxime : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta
personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps
comme une fin , et jamais seulement comme un moyen », je ne peux
que refuser cet héritage, car sinon ce serait traiter les autres comme de
pur moyen, en somme comme des esclaves.
Cependant si je refuse cet héritage, il va nécessairement être
repris par un autre, qui continuera peut-être cette exploitation sans
scrupule. Ce choix serait alors très injuste. Ma bonne conscience serait
sauve, et pour le reste, je m’en laverai les mains. Nous comprenons bien
que l’action concrète et réelle ne saurait se satisfaire de ce pur accord
formel avec la loi morale. Peut-être que dans ce cas, il me faudrait
prendre en charge la mine, renvoyer les enfants à l’école et combattre
avec leurs parents pour améliorer leur revenu. Cela n’est pas simple, car
nous rencontrons toutes les vicissitudes de l’histoire et de la vie sociale
réelle des hommes. Il faut parfois préférer les mains sales aux mains
pures du formalisme moral. Tout le monde connaît la formule de
Valéry : « Kant a les mains pures, mais il n’a pas de mains ».
Il y a toujours possibilité de contradiction entre la loi morale et la
justice. Un autre exemple, cité cette fois ci par Kant nous donnera un
bon exemple de cette contradiction :
« Que quelqu’un ait par exemple entre les mains un dépôt qui lui a été
confié, dont la propriétaire est mort, et dont l’héritier ne sait rien ni ne
peut rien apprendre. Qu’on propose ce cas même à un enfant de huit
ou neuf ans ; que de plus le détenteur de ce dépôt soit, précisément à
cette époque (et sans qu’il y aille de sa faute), tombé dans les plus
complets revers de fortune, qu’il voit autour de lui sa famille, femme et
enfants, dans la tristesse et l’abattement causé par la misère, et qu’il
puisse échapper en un clin d’œil à cette nécessité en s’appropriant ce
gage ; qu’il soit de plus philanthrope et bienfaisant, que l’héritier soit
riche, insensible, et par suite dépensier et débauché au dernier degré,
en sorte qu’on pourrait tout aussi bien jeter à la mer ce supplément à
ses moyens. Et maintenant qu’on demande si, en de telles
circonstances, on peut se croire autorisé à utiliser ce dépôt pour ses
propres besoins ? Sans qu’aucun doute, celui à qui on posera la
question répondra : Non ! et pour toute raison il pourra seulement
dire : cela est injuste, c’est-à-dire : cela est contraire au devoir. Rien
n’est plus clair que cela ».
Kant, « Sur le dicton : cela peut être vrai en théorie, mais cela ne vaut
rien en pratique », &1.
Comme semble le reconnaître dans ce texte, Kant lui même, le
sens du devoir peut conduire à tenir pour sacrés les états de fait les
plus injustes. Nous retrouvons en quelque sorte ce même conflit que
nous avons vu dans la tragédie grecque « Antigone ». Conflit entre la
loi morale et les faits. La morale échoue à supprimer les conflits entre
des éléments liés. Kant reconnaît l’inévitable conflit puisqu’il le dit dans
son texte : « cela est injuste, c’est-à-dire : cela est contraire au devoir.
Rien n’est plus clair que cela ». Une conduite absolument conforme au
devoir, produit un résultat absolument injuste.
On peut bien sûr évoquer, là aussi, le caractère sacré de la
propriété, même si le propriétaire est mort. Mais nous pouvons aussi,
comme le fait Rousseau dans son « Discours sur l’origine et les
fondements des inégalités », se poser la question de l’origine de la
propriété, et dire comme lui qu’elle résulte d’une « adroite
usurpation ». Cette propriété devient par la suite une appropriation de
fait, un état de fait. Devant cet état de fait, je ne vois pas à quelle
obligation morale nous devrions nous soumettre ?
Peut-on suivre Kant dans l’énoncé d’une morale aussi rigoriste ?
Deux questions se posent :
La première : Si la moralité se fonde dans un commandement
inconditionnel et absolu de la raison, indépendamment de tout désir, de
toute inclination ou intérêts sensibles, la question se pose de savoir si la
terre n’a jamais porté un seul être moral ? Kant reconnais que la terre
n’a jamais porté un tel être moral. Comment penser un être coupé de
toute sensibilité ? L’homme, comme ne cesse de le dire Kant, est « un
être fini et raisonnable », et la raison est sans force si elle ne rencontre
quelque impulsion sensible. Sans aucun désir comment agir
exclusivement par devoir ?
La seconde question : La volonté autonome qui commande le
devoir, a-t-elle assez de force pour agir ? Est-elle totalement
omnisciente et omnipotente pour pouvoir déterminer des choix
rationnels, et indépendants de toute autre motivation ou intention, que de
faire son devoir ? C’est le problème soulevé par Habermas dans ce texte
que je vous propose :
« Le devoir catégorique des commandements moraux vise enfin, dans
un sens emphatique, la volonté libre d’une personne qui agit selon des
lois qu’elle s’est données elle-même : cette volonté seule est
autonome, dans le sens où elle se laisse déterminer complètement par
l’action morale. Dans le domaine de la validité de la loi morale, ni les
dispositions contingentes, ni l’histoire de vie où l’identité personnelle
ne tracent des limites à le détermination de la volonté par la raison
pratique. Seule peut s’appeler autonome la volonté guidée par
l’intellection morale et dans cette mesure entièrement rationnelle. Tous
les traits hétéronomes de l’ « arbitre » ou de la résolution à une vie
unique, aussi authentique soit-elle, sont éliminés de son sein. Kant a
cependant confondu une volonté autonome avec la volonté
omnipotente, pour pouvoir la penser comme dominatrice absolue, il
dut la situer dans le règne de l’intelligible. Dans le monde tel que nous
le connaissons, la volonté autonome n’acquiert cependant de
l’efficacité que dans la mesure ou la force motivationnelle des bonnes
raisons peut s’imposer contre la force d’autres motifs. C’est ainsi que
dans la langue réaliste de tous les jours, nous nommons « bonne »
volonté, la volonté bien informée, mais faible. » Habermas « De
l’Éthique de la discussion » (3ième partie : Raison pratique).
La morale kantienne semble exiger d’un être, de renoncer à ce qui
fait son humanité réelle, et au monde tel qu’il est. Sa morale suppose
une fracture entre nature et raison.
Faut-il opposer nature et raison ? Kant cependant, ne nie pas
l’articulation de l’une sur l’autre. En effet, comme nous l’avons déjà
souligné, dans sa conception de l’Histoire, Kant relève cette dialectique
raison/nature. C’est le jeu naturel des désirs et des passions qui fait
s’accroître et se perfectionner nos qualités rationnelles, de créations,
d’inventions, de productions… et, au niveau des États, de se gouverner
rationnellement et conformément au droit. Sans ce jeu naturel des
désirs, l’humanité que nous connaissons aujourd’hui n’aurait jamais vu le
jour. C’est donc par un mécanisme naturel, qui agit aussi bien pour les
individus que pour les Etats, que la raison se développe. Seulement ce
processus et le résultat qui en résulte, n’ont aucune valeur morale. Le
droit est mû également par le jeu des intérêts, économiques et
politiques, mais il préserve la paix sociale. En effet il pacifie les conduites
et les moeurs, et en cela, il nous prépare à la moralité nous dit Kant.
Donc de fait, la réalisation de cette aptitude humaine qu’est l’exigence
morale, a plus de chance de se réaliser par un mécanisme naturel, que
par l’accomplissement idéal du royaume des fins. Que la loi morale
puisse indiquer la direction à suivre pour nos actions, afin qu’elles aient
une valeur universelle, c’est bien, et c’est en cela, un idéal régulateur.
Mais le lent processus historique par lequel s’élaborent ces « accords
pathologiquement extorqués » que sont les accords de droits
internationaux, sont ceux qui ont seuls une réalité constructive. Ce
serait nier la réalité de la vie humaine, que de penser un dualisme
radical de la nature et de la raison. La critique de ce dualisme
nature/raison est en effet à l’œuvre dans la critique de Nietzsche.
Sans approfondir le cas de Nietzsche, voyons, en quelques points
sa critique de la morale, et particulièrement de la morale de Kant.
Nietzsche, qui nie tout fondement à la morale, lui préférant la
recherche de son origine (L’idée de fondement a trait à une position
métaphysique ; l’origine a affaire avec la psychologie), a d’une part, bien
perçu, derrière cet idéal ascétique, derrière ce désintéressement du
devoir, un sentiment de culpabilité, ou même une ruse du faible, pour
contraindre les plus forts. La morale exprimerait une peur de la vie. La
morale qui suppose d’abandonner toute aspiration à la réalisation de nos
désirs, relève d’une négation de la réalité du monde et de la vie
humaine. D’autre part, Nietzsche, dont on connaît l’art de mettre en
perspective les valeurs, soupçonne derrière ce rigorisme kantien « un
relent de cruauté ». En effet, si l’on prend l’exemple du créancier et du
débiteur, Nietzsche montre que cette soit disante morale désintéressée,
ne l’est pas ! Car elle cache un intérêt économique fort, qui consiste à
lier le débiteur et le créancier. Le dû, au sens économique, a le même
sens que le devoir. Il s’agit d’aliéner l’autre par un devoir moral absolu.
Loin de traiter l’autre comme une fin, je le tiens comme un pur moyen, à
ma merci.
Il y a dans cette morale un goût suspect et malsain de la pureté.
Pureté de l’intention qui peut cacher une intention toute jésuitique, du
genre de celle qui par conviction morale et religieuse fait son devoir,
sans se soucier des résultats de l’action, ou de l’absence d’action, et qui
s’en remet à Dieu pour les conséquences. Dans l’exemple déjà cité, mon
est intention est pure en refusant l’héritage d’une mine de charbon où y
travaillent des enfants, mais je m’en remet à Dieu pour protéger les
pauvres enfants. Ou cette autre intention également très jésuitique : Ma
foi religieuse et ma morale combattent le pécher de fornication. Je refuse
de plaider en faveur du préservatif, car il encouragerait cette fornication
pécheresse. Pour ce qui est des conséquences d’une telle exigence,
comme le sida par exemple, il suffit de s’en remettre à Dieu.
Pour revenir à cette distinction que Nietzsche introduit entre le
fondement de la morale et son origine (distinction qu’il faudrait faire aussi
avec le fondement historique), l’important c’est la question de la valeur,
« la valeur de ces valeurs » comme il le dit dans « Par-delà le bien et le
mal ». Que ces valeurs soient à l’origine, liées à une situation sociale,
telles les rapports maître/esclave, qui ont déterminés les valeurs
aristocratiques de force, de domination, ou selon les esclaves, les
valeurs d’égalité, nul ne le conteste, mais en quoi la connaissance des
conditions sociales de ces valeurs leur enlèvent-elles leur valeur
fondamentale ?
Kant ne nie pas les déterminations sociales des valeurs et en cela,
il distingue bien ce qui relève de la valeur, au sens de « valeur
ambiante », simple poteau indicateur d’une société donnée, mais il les
distingue des principes régulateurs fondamentaux, comme le sont les
maximes morales. C’est un fondement positif, inconditionnel, qui
détermine l’assentiment légitime de l’esprit. Nous pouvons admettre la
relativité et même la contingence des valeurs ambiantes, de telles ou
telles sociétés, simples préjugés de la conscience collective. Mais la
notion d’homme, et de respect des personnes, ce sont des notions
fondamentales et qui ont une exigence d’universalité. Le principe
d’égalité, donne une valeur universelle aux Droits de l’Homme, lesquels
sont en train de devenir la morale effective de l’humanité. Les droits de
l’homme, comme fondement à la conscience morale contemporaine, se
sont substitués à la morale religieuse (du moins en occident). Point sur
lequel nous allons revenir.
La critique nietzschéenne de la morale mériterait tout un
développement, que je n’ai pas choisi de faire, mais j’ai choisi ce
passage de l’Antéchrist pour clore ce chapitre :
« Ce qui n’est pas une condition vitale nuit à notre existence : une
vertu est nuisible quand elle ne tient qu’à un sentiment de respect pour
l’idée de « vertu » comme le voulait Kant. La « vertu » le « devoir » le
« bien en soi », le caractère d’impersonnalité et d’universalité, autant
de chimères où s’expriment la décadence, l’extinction finale de la vie,
toute la chinoiserie à la marque de Königsberg ».
« Les profondes lois de la conservation et de la croissance exigent le
contraire : que chacun s’invente sa vertu, son impératif catégorique.
Un peuple va à sa perte quand il confond son devoir propre avec l’idée
générale du devoir. Rien ne cause de ruine plus profonde, plus
intérieure, que toute forme de devoir « impersonnel », de sacrifice au
Moloch de l’abstraction. Et dire que l’on n’a pas senti ce danger mortel
qu’est l’impératif catégorique de Kant ».
Nietzsche,« L’antéchrist »
Remarques sur ce texte : Nietzsche a raison de rappeler la nature
sensible de l’homme ; qu’il est par conséquent sujet à la haine, autant
qu’à l’amour, à l’antipathie autant qu’à la sympathie. Selon le point de
vue de la société, du peuple, les sentiments lient les hommes entre eux.
Ainsi je peux avoir de la sympathie ou éprouver de la pitié pour mes
compatriotes. Mais la question se pose de savoir si le sentiment n’est
pas en même temps une œillère qui me fait préférer mes proches au
reste de l’humanité (Le nationalisme en est un bon exemple). Sur ce
point Nietzsche a raison de dire que l’altruiste est un égoïste,
apparemment désintéressé, car en fait, il vise son intérêt, le plaisir qu’il a
de faire le bien, marquant ainsi un amour de soi excessif, ou à l’inverse
une profonde haine de soi. Ne faut-il pas au contraire, pour sortir de
l’ambiguïté du sentiment altruiste, faire valoir comme le fait Kant, une
idée universelle de devoir et de droit, qui seule me permet de m’ouvrir à
la réalité humaine, et de m’en sentir solidaire.
Enfin, la critique nietzschéenne des notions abstraites et
métaphysiques, de vertu, de devoir, de bien en soi ou celle de liberté, ne
sont rejetées qu’au profit d’autres notions abstraites et tout aussi
métaphysiques, comme les notions de « bon » ou de « mauvais » et
comme dans ce texte, la notion de « vie ». Car la notion de vie est
également métaphysique, abstraite, voir poétique si l’on veut, mais n’a
aucune valeur scientifique. Les biologistes parleront de la notion de
« vivant ». Le vivant ce n’est pas la vie, c’est un ensemble de
phénomènes définis, répondant à des lois biologiques particulières.
Cependant Nietzsche a raison de voir dans la philosophie morale
de Kant, une simple critique du jugement qui, en délaissant la vie en sa
totalité et sa complexité, ne voit qu’une suite discontinue de délibérations
et de choix au sein d’une exigence intime de pureté morale. Toutefois, à
la défense de Kant, il faut préciser ce point capital : Kant n’a pas voulu
établir en soi une morale normative, mais seulement les conditions de
possibilité d’une telle morale, en sachant qu’une pure exigence morale
est impossible à l’homme, de par sa nature propre.
Un dernier point critique concernant le rapport entre l’exigence
morale et les sentiments. Vous souvenez-vous de l’exemple de Kant
déjà cité, qui souligne que, seul l’acte fait indépendamment de tout
sentiment, a une valeur morale. Cependant nous savons bien que sans
cette veine philanthropique, bien de bonnes actions en faveur du
malheur des hommes ne verraient pas le jour. Si cet affreux tremblement
de terre à Haïti n’avait pas été médiatisé comme il le fut pour nous
émouvoir, aurions-nous éprouvé assez de pure volonté morale, pour
participer aux dons recommandés par les associations caritatives ?
Comme le dit Rousseau, la pitié a fait plus pour le genre humain
que toute la philosophie de Platon sur le Bien. Cependant, il faut
reconnaître que les sentiments ne sont pas suffisants. Il ne suffit pas
d’éprouver de la compassion pour le malheur d’autrui, il faut aussi
s’engager, et faire son devoir. Nous savons aussi, qu’il y a de la
souffrance, moins spectaculaire que celle, résultant d’une catastrophe
naturelle, qui n’éveille pas notre pitié, et qui pourtant attend aussi
l’obligation morale de nous engager.
De quelle manière, la philosophie kantienne permet de donner un
fondement à la proclamation des Droits de l’Homme ? En quoi les Droits
de l’Homme peuvent-ils prétendre devenir la morale universelle de notre
temps ? Deux questions auxquelles nous allons tenter de répondre.
Au bout du compte, ce qui fait l’importance de la morale kantienne
réside dans cette recherche des fondements. En effet, les « droits de
l’homme » peuvent être considérés comme un ensemble de droits
exprimant les principes fondamentaux propre à l’être humain.
Comme le pense cette grande théoricienne du droit, Mireille
Delmas-Marty, l’enjeu de la réflexion sur les fondements des droits de
l’homme réside, à la limite, dans la recherche d’une fondation rationnelle
de ces droits, donc universelle, et qui puisse également justifier ou
légitimer les propres principes généraux du droit.
L’on doit donc à Kant d’avoir posé le problème du fondement
critique des droits de l’homme. Dans ses textes, tels : « l’Idée d’une
histoire universelle », dans le « Projet de paix perpétuelle » ou dans sa
« Doctrine du droit », Kant soutient que, seul le développement du droit,
corresponds à cette finalité naturelle et à son principe téléologique.
C’est-à-dire au principe qui veut que toutes les qualités d’un être doivent,
avec le temps, aboutir à leur plein développement ; ceci concernant
aussi bien les individus que les peuples entre eux. Ce droit, Kant le
définira comme cosmopolitique, et sera la source du plus grand espoir
possible : la paix perpétuelle.
Je cite ce texte prophétique de Kant :
« Les peuples de la terre participent à des degrés divers d’une
communauté universelle qui s’est développée à tel point que la
violation du droit, commis en un endroit du monde, se répercute sur
tous les autres. L’idée d’un droit cosmopolite n’est donc pas
fantastique ou exagéré ; il s’agit d’un complément nécessaire au code
non écrit du Droit politique et international , en le transformant en un
droit universel de l’humanité. Ce n’est que sous ces conditions que
nous pourrons nous féliciter d’avancer continuellement en direction
d’une paix perpétuelle. »
Texte écrit en 1740, qui annonce la naissance de la constitution des
Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, mais aussi la constitution de
la Société des Nations (SDN) en 1919.
Tout le génie de Kant, à propos de la réalisation historique d’une
communauté pacifique possible, réside dans un fondement juridique,
et non pas par un quelconque sentiment philanthropique. Nous
soulignerons que le mérite lui revient également, d’avoir fonder ces
droits sur le principe fondamental de la dignité humaine.
Expliquons ces deux points concernant la fondation des Droits de
l’homme.
Nous avons déjà dit que Kant considère l’homme comme « fini et
raisonnable », c’est-à-dire, comme un être de désirs et de passions.
Le jeu naturel des passions produit ce que la raison ne réussit
guère à produire. A savoir : Non seulement un développement des
qualités humaines techniques dû à l’ambition, mais aussi, par ce même
mécanisme naturel, à cause de la « terreur » que les hommes
produisent eux-mêmes, par leur passion de conquête. Cette terreur a en
retour un effet positif : la nécessité d’ « accords pathologiquement
extorqués ». Nous pouvons prendre l’exemple actuel des accords de
dénucléarisation des USA et de la Russie. La terreur que produirait un
usage de ces armes et le coût faramineux de leur entretien, oblige ces
Etats à produire des accords, que la raison seule n’aurait jamais
ordonné. Il en va de même de tous les échanges commerciaux. Aucun
commerçant ne veut rompre ses engagements et ses contrats, s’il ne
veut pas perdre sa bonne réputation. Ces accords de droits ne relèvent
en soi d’aucun mérite, mais ils pacifient et humanisent les relations entre
les peuples. En fait le développement du droit, en lieu et place de la
violence guerrière entre les États, nous prépare à l’étape supérieure, qui
elle, ne relève que de la raison : L’établissement des droits universels.
Cependant, ce type de droit va permettre une union possible entre tous
les peuples en vue de certaines lois du commerce. Il en est ainsi de la
formation de l’Europe, ou celle d’autres États, par le seul intérêt
économique, et la mondialisation est le résultat de ce processus.
Toutefois, cette idée propre au libéralisme naissant du 18ième siècle
n’aura pas que des effets positifs. La mondialisation a fait croître la
corruption politique, les trafics financiers, l’exploitation du travail de
l’enfant, le crime organisé…. Bref, toutes ces distorsions portent atteinte
à la dignité de l’être humain, et ne pourra être renversé que par un droit
également mondialisé, qui affirme et garantisse les valeurs constitutives
de la dignité humaine. Les droits de l’homme procèdent d’un travail
juridique à un niveau international, par lequel des valeurs communes
sont reconnues, et peuvent ainsi former une dimension du droit
susceptible de figurer un universel. C’est la raison pour laquelle, les
droits de l’homme ne sont pas le fruit d’un mécanisme économique
comme on l’a souvent prétendu, mais bien le fruit de la raison morale de
l’homme, et ils peuvent ainsi prétendre à l’universel. Le fondement des
droits de l’homme a un fondement moral qui renvoi aux exigences
indispensables de la dignité humaine. Et pour ce qui est du comment de
la démarche morale, Kant le définit par son célèbre impératif
catégorique : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu
puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ».
L’idée que la personne a une dignité, et qu’elle doit être considérée
comme une « fin en soi », ouvre une voie nouvelle pour la philosophie du
droit. Par sa doctrine de l’autonomie morale de l’homme, Kant substitue
au problème de la moralité posée en termes factuels et objectifs, le
problème de la moralité subjective. La personne morale, c’est-à-dire non
pas l’homme empirique, élément du monde sensible, mais l’humanité
présente en l’homme, qui est une « fin en soi ». Cette idée que tout
homme constitue une « fin en soi » est d’une grande importance pour ce
qui concerne la communauté humaine. Elle répond à des besoins
anthropologiques essentiels et ouvre la voie à la coopération de cultures
différentes, sans être affectée par ces différences culturelles. En effet,
les principes qui sont à la base des droits de l’homme sont à leur tour dit
« catégoriques », car ils sont sans condition particulière, comme le sont
la nationalité, la richesse, la religion, la race, le genre, le groupe social
ou l’affiliation politique…
La sauvegarde et le maintien de la dignité humaine, constitue le
noyau de base des droits de l’homme. C’est donc une conception morale
qui est la base des droits de l’homme. Et l’on peut dire avec Habermas
que la pensée kantienne représente « une institution directrice » dans le
projet d’établir les fondements des droits de l’homme pour notre époque
contemporaine.
J’en terminerai aujourd’hui par la lecture et le commentaire de
petits extraits du texte de Kant du son « Projet de paix perpétuel ».
Premier texte :« Le droit cosmopolitique doit se borner aux conditions
d’une hospitalité universelle ».
« Ici, comme dans les articles précédents, il ne s’agit pas de
philanthropie, mais de droit, et en ce sens hospitalité signifie le droit
qu’à tout étranger de ne pas être traité en ennemi dans le pays où il
arrive. On peut refuser de le recevoir, si l’on ne comprend point par là
son existence ; mais on ne peut agir hostilement contre lui, tant qu’il
demeure pacifiquement à sa place. Il ne s’agit point d’un droit d’être
admis au foyer domestique, auquel il pourrait prétendre (car il faudrait
pour cela des conventions particulières, grâce auxquelles il serait
généreusement admis à devenir pour un temps l’hôte de ce foyer),
mais seulement du droit de visite ou du droit de s’offrir à faire partie de
la société, lequel appartient à tous les hommes, en vertu de celui de la
possession commune de la surface de la terre. Car, à cause de la
forme sphérique de cette surface, ils ne peuvent s’y disperser à l’infini,
et ils sont forcés à la fin de se souffrir les uns à côté des autres ; mais
originairement personne n’a plus de droit qu’un autre à un bien de la
terre. (…) Si maintenant on examine la condition inhospitalière des
Etats de l’Europe, particulièrement des Etats commerciaux, on est
épouvanté de l’injustice qu’ils montrent dans leur visite aux pays et
aux peuples étrangers (visite qui est pour eux synonyme de
conquête). »
Je pense aux analyses que fait Derrida (« de l’hospitalité ») sur
l’hospitalité inconditionnelle et d’autre part sur les droits et les devoirs
qui conditionnent l’hospitalité. L’hospitalité inconditionnelle (véritable
impératif catégorique) fait référence à la tradition biblique. Dans la
« Genèse », c’est le moment où Loth et ses filles hébergent des
étrangers, que les hommes de Sodome menacent. Kant grand lecteur
de la Bible, a certainement médité cette parabole : Doit-on livrer ses
hôtes aux malfaiteurs ou mentir pour sauver ceux qu’on héberge ? On
sait que Loth répondant à l’exigence catégorique de ce devoir
d’hospitalité (« l’hospitalité sacrée »), et à celui de ne point mentir,
préférera donner ses filles que de livrer ses hôtes.
Kant en disant que l’hospitalité ne nous engage pas à admettre
l’étranger dans notre foyer domestique, fait de ce devoir un simple
impératif hypothétique, et rend compte ainsi de la complexité morale
du devoir d’hospitalité.
Deuxième texte :
« Sur l’opposition de la morale et de la politique, au sujet de la paix
perpétuelle »
La morale est déjà par elle-même une science pratique, dans le
sens objectif de ce mot, en tant qu’elle est l’ensemble des lois absolues
d’après lesquelles nous devons agir ; et c’est une évidente absurdité que
d’accorder à cette idée du devoir l’autorité qui lui est due pour prétendre
ensuite qu’on ne peut pas ce que l’on doit ; car, s’il en était ainsi, il
faudrait l’effacer de la morale . Il ne peut donc y avoir d’opposition entre
la politique, en tant qu’elle est la pratique du droit, et la morale, en tant
qu’elle est la théorie (entre la pratique et la théorie). A moins, que l’on
entende par morale, l’ensemble des règles de la prudence, c’est-à-dire la
théorie des maximes indiquant les moyens les plus propres à assurer
l’avantage personnel ; ce qui reviendrait à nier en général l’existence de
toute morale ».
Evidemment, à la lecture de ce texte, l’on comprends de suite que Kant
n’est pas du côté d’Aristote, ni de ce grand penseur que fut Machiavel
(16ièmeS.).
Il y a un conflit entre morale et politique (nous reviendrons sur ce
problème). La morale commande de faire confiance aux individus, mais
un homme politique qui se risquerait à leur faire confiance, condamnerait
ses entreprises à l’échec. A moins d’être très naïf, on ne fonde pas une
politique sur la morale, car, nous l’avons vu, la morale suppose la bonne
volonté des individus, et Machiavel fait comprendre que, pour la bonne
tenue d’un État, et dans l’intérêt de ses citoyens, le chef de l’État, doit
traiter les hommes non pas tels qu’ils devraient être, mais tels qu’ils sont,
c’est-à-dire tels que leurs intérêts leur suggèrent d’agir : Ce qui est
rarement en conformité avec la morale. En politique, un État n’a pas
d’amis, il n’a que des intérêts ! Et c’est pourquoi tous les moyens sont
bons s’ils peuvent assurer la prospérité, et la paix sociale. Les actions
les plus immorales peuvent être dites bonnes si elles favorisent le
succès. Raimond Aron sur ce point, souligne que Machiavel est le
premier penseur politique, dans la mesure où Machiavel donne à la
politique son indépendance à l’égard de la morale.
Maintenant, on peut espérer avec Kant, que le développement des
« Droits de l’Homme », du droit international en général et
conjointement, l’imbrication des intérêts économiques mondialisés, peut
favoriser une entente pacifique, une plus grande unité des peuples, et
que la guerre deviendrait ainsi inutile.
Au sujet de cette prudence en politique, à laquelle Kant dénie toute
valeur morale, nous y reviendrons la prochaine fois, en réfléchissant sur
la portée d’une éthique, d’une sagesse pratique que nous opposerons à
l’idée de morale. Nous verrons que loin de s’imposer comme une
obligation, l’éthique d’Aristote a pour visée une vie prudente et
accomplie sous le signe des actions estimées bonnes. Si la morale
kantienne offre des perspectives normatives et universelles, seules
capables de nous donner des principes directeurs, dont nous voyons
l’importance à propos des droits de l’homme, nous savons aussi que
l’application de ces normes universelles, à des situations concrètes, sont
souvent conflictuelles (nous reviendrons sur cet usage illégitime, dans
certains cas, de la notion de dignité humaine).
C’est la raison pour laquelle, nous verrons la prochaine fois une
autre théorie morale qui n’envisage nullement un devoir moral universel,
mais qui s’applique à une recherche éthique personnelle, selon les
caractères et les situations de chacun, dans le but de rechercher une vie
bonne, avec les autres, et dans des institutions justes. Comme le dit
Pierre Aubenque à propos de l’éthique d’Aristote : « Aucune définition de
la moralité ne peut embrasser la diversité inanalysable et imprévisible
des cas particuliers (…) Aucun système moral ne peut remplacer le
conseil de l’homme prudent ». C’est pourquoi, à l’héritage kantien, d’une
morale déontologique remarquable, nous lui opposerons l’héritage
aristotélicien, son éthique des vertus, et nous en soulignerons
paradoxalement sa modernité. Modernité, au sens où sa relecture a
favorisé le renouvellement de la réflexion sur la justice sociale, par
exemple chez un grand penseur contemporain comme John Rawls ou
Paul Ricoeur.
Mercredi 1ier décembre 2010
QUATRIÈME PARTIE
LA MODERNITÉ D’ARISTOTE
Aristote (384-322 avant JC)
En choisissant de vous parler de l’Éthique d’Aristote, j’ai l’intention
de vous montrer comment cet antique penseur, dont les commentaires
continuent à nourrir la pensée contemporaine, peut paradoxalement
stimuler la pensée sur des points essentiels, concernant l’éducation à la
vertu, la prudence dans les domaines éthiques et politiques, et celui de
la justice. La pensée contemporaine regarde avec intérêt l’éthique des
vertus, je pense à celle d’André Comte-Sponville, à qui nous devons un
beau livre : « Petit traité des grandes vertus ». De même, concernant la
justice, comme je vous le disais la dernière fois, nous réfléchirons à cette
notion aristotélicienne de justice distributive, et nous verrons comment
elle a nourri de nouvelles approches de l’éthique, dont celles de Paul
Ricoeur ou de John Rawls.
Enfin, l’éthique d’Aristote tourne sur beaucoup de points le dos à la
morale de Kant. En premier lieu, je vous rappelle ce que je vous disais
en introduisant le thème : Nous définirons par convention, l’éthique
comme étant la visée d’une vie accomplie sous le signe des actions
estimées bonnes, alors que nous réservons à la notion de morale, le
sens de ce qui s’impose comme obligatoire, marqué par des normes,
des interdictions, des impératifs catégoriques, qui ont une exigence
d’universalité. Fort de cette distinction, nous verrons que l’éthique
d’Aristote, n’a rien à voir avec une morale de l’obligation, une morale
« déontologique » (déontologique signifiant précisément « devoir »).
L’éthique aristotélicienne serait plutôt de l’ordre du souhait, du conseil,
non pas le « tu dois », mais le « puisses-tu ». L’éthique d’Aristote nous
propose, en forme de conseils, des souhaits, et l’on pourrait dire, qu’il en
appelle au souci de soi ; souci de soi, non pas au sens égoïste, le soi
n’est pas le moi, car il implique l’autre que soi. Le souci de soi, ce n’est
pas non plus au sens d’une inquiétude, mais au sens du soin qu’il fait
apporter à soi-même et aux autres, et pour parler comme les socialistes
d’aujourd’hui, je dirai que l’éthique d’Aristote c’est l’éthique du « care »,
que l’on pourrait traduire par le « soin mutuel » : la société prend soin de
vous, mais vous devez aussi prendre soin des autres. Ce sont donc des
conseils pour vivre bien, en accord avec soi et les autres, dans des
institutions justes, dans un souci d’estime de soi et conformément à une
sollicitude (Sollicitude que l’on trouve parfaite dans l’amitié, par
exemple).
Toutefois nous soulignerons aussi les limites de l’éthique
aristotélicienne. En premier lieu, avec Aristote, nous sommes dans une
société antique, aristocratique et esclavagiste. En second lieu, nous
reviendrons sur cette notion de caractère ou de nature humaine, qui
peut-être critiquée. Mais nous critiquerons aussi cette notion de bonheur,
qui semble bien être « un idéal non de la raison, mais de l’imagination »,
comme le dit Kant. Encore une fois nous nous servirons des
philosophes, en dialectisant leur pensée, afin de tendre vers la vérité.
« L’École d’Athènes » de Raphaël (1512)
Nous ne commenterons pas cette œuvre si célèbre et connue de
tous. Nous retiendrons seulement le point organisateur du tableau à
savoir : Les personnages centraux du tableau : Platon et Aristote. Au
travers de ces deux philosophes, est représentée (selon la conception
de l’humanisme de la Renaissance) les deux orientations de la
philosophie, dans le domaine de la connaissance. Platon indique du
doigt vers le haut, le ciel des Idées (« Îdos ») : Les essences immuables
et éternelles. Aristote, au contraire, indique d’une main la direction de la
terre, cette réalité de la matière (« Physis »), où se tient le principe de la
connaissance, de l’autre main il tient un livre : l’Éthique.
Ce sont là des éléments intéressant à relever, dans la mesure où
ils ont effectivement du sens pour comprendre l’éthique d’Aristote. En
effet, le but de l’éthique n’est pas la connaissance théorique d’une
réalité. Aristote le souligne dès le début de « Éthique à Nicomaque » :
Cette discipline « n’a pas pour fin la connaissance, mais l’action » et
toujours dans le livre 1 : « ce n’est pas pour connaître l’essence de la
vertu que nous entreprenons notre recherche, mais pour devenir bons,
autrement notre étude serait inutile ». Il le rappelle aussi dans le livre
10 : « Concernant la vertu, ce n’est pas suffisant de la connaître, mais il
faut s’efforcer de la posséder et de la mettre en œuvre ».
Ce qui veut dire que l’éthique n’a pas pour fonction de dire ce
qu’on doit faire ou de fixer des règles d’action, mais d’abord d’analyser la
capacité d’agir de l’homme, telle qu’elle est inscrite dans sa nature. Nous
comprenons alors que pour Aristote, l’éthique comme la politique, à
laquelle elle est associée, a une destination pratique, propre à la finalité
humaine. Nous voyons bien que sa pensée s’oppose à celle de celui qui
fut son maître : Platon. En effet, dans le dialogue de Platon, « Ménon »,
Socrate recherche la définition de la vertu, c’est-à-dire son essence. Le
dialogue s’épuise jusqu’à une aporie, où l’on apprend que la vertu ne
peut pas s’enseigner.
Cependant, dit Pierre Aubenque, ce n’est pas par rapport à Platon
qu’il faut penser Aristote, mais il faut le situer tout simplement comme un
grec, plus grec peut être que son maître. Et son temps, c’est celui de la
tragédie grecque. Et cette tragédie lui apporte le véritable message : la
prudence révérencielle. Cette prudence, qui est une vertu morale et
politique fût inlassablement répétée par le chœur tragique, dans par
exemple l’ « Antigone » de Sophocle. Je lis la toute dernière parole du
coryphée dans l’ « Antigone » :
« La prudence est de beaucoup la première des conditions du bonheur.
Il ne faut jamais commettre d’impiété envers les dieux. Les orgueilleux
voient leurs grands mots payés par les grands coups du sort, et ce n’est
qu’avec les années qu’ils apprennent à être sages ».
Commençons par préciser les sens des principaux concepts à
l’œuvre dans l’éthique aristotélicienne.
Quelle est donc cette finalité humaine à laquelle tendrait notre
nature ? C’est un concept important pour bien comprendre le sens de la
prudence, ou du juste milieu dans l’éthique d’Aristote.
Finalité, ce dit du caractère de ce qui a une fin, c’est-à-dire un
but ; la finalité intentionnelle est le fait de tendre vers un but de façon
consciente (l’action humaine volontaire). Mais l’on peut parler aussi de
finalité naturelle, qui est le principe organisateur de l’adaptation, c’est-àdire de l’agencement des moyens en vue d’une fin, chez tous les êtres
vivants. Pour Aristote, la finalité naturelle est le principe explicatif de tous
les phénomènes naturels. La célèbre formule d’Aristote : « la nature ne
fait rien en vain », signifie que les productions naturelles sont toutes ce
qu ‘elles doivent être, que la nature ne comporte ni brouillons, ni ratés. Si
les arbres ont des feuilles, ce n’est pas par hasard dit Aristote ; nous
savons aujourd’hui que c’est pour produire de la chlorophylle.
Cependant, ce principe, que l’on appelle aussi finalisme, pourrait
être aisément détourné de son sens rationnel, en disant que toute la
création des êtres vivants par exemple, serait le fruit d’une intention
supérieure, c’est-à-dire de la volonté d’un Créateur. Nous savons bien
comment les « créationnistes » ont détourné ce principe finaliste.
Depuis Darwin, au contraire, nous savons que l’évolution des êtres
vivants se poursuit selon une direction donnée, sans intervention divine,
mais par la seule cause du principe d’adaptation. Cependant, si le
principe de finalité n’a pas de sens pour la science, concernant
l’évolution, il en a un, pour ce qui concerne les fonctions physiologiques
(comment ça marche ?). S’il s’agit de comprendre la logique d’un
agencement entre les différentes parties d’un organisme, cette idée de
principe téléologique n’est pas absurde comme le souligne le biologiste
François Jacob (lequel a relevé une orientation téléonomique du
métabolisme grâce aux actions des protéines, les enzymes, qui
permettent la création d’un ordre). De même Cuvier, paléontologue du
siècle passé, montre aussi que toutes les parties d’un animal, squelettes,
organes, forme générale, sont toutes coordonnées en fonction d’une fin,
c’est-à-dire propre à l’adaptation de l’animal dans son milieu. On ne
saurait pas concevoir un lion avec des pattes ou un estomac d’herbivore.
Toutes les parties de cet animal, répondent à cette finalité : c’est un
prédateur indispensable au sein de la chaîne alimentaire.
Je fais remarquer avant de passer à un autre concept, que cette
idée de finalité est aujourd’hui réactivée dans les analyses systémiques
en écologie. Pour l’écologie, « tout est lié à tous » (« La nature ne fait
rien en vain »). On peut aussi critiquer cette formule, mais elle contient
une part de vérité, si l’on s’en tient à la logique d’implication des
phénomènes et non pas à la survalorisation d’une influence causale
unique et absolue. On le voit bien à propos du réchauffement climatique.
Si la pollution est un facteur de risque, ce n’est pas la cause unique, car
il existe aussi des conditions cycliques climatiques indéniables.
En conclusion sur ce point : Pour Aristote la finalité est un concept
clef, qui est au coeur de la connaissance, de la science, et de la praxis
(de l’action pratique), puisqu’il nous permet de comprendre notre
destination d’êtres vivants, comme tous les autres êtres vivants.
Ainsi, nous verrons que l’idée de vertu, autre concept essentiel,
peut se comprendre comme ce qui réalise le but ou la fin pour laquelle
un être est conforme à lui-même. La vertu d’une chose, (en grec son
« arétè »), c’est la disposition qui lui permet d’accomplir au mieux sa
fonction, ce pour quoi il est fait. Si la vertu du cheval, c’est de courir, on
peut dire alors que la course, c’est ce qui répond à sa finalité. Vous
comprenez bien que le sens de « vertu » n’a pas ici la connotation
morale et religieuse que l’on accole en français au mot de vertu, quanton parle par exemple d’une femme de petite vertu.
le mot « éthique », qui vient du grec « éthos », désigne les
dispositions affectives et psychologiques habituelles, on dirait aujourd’hui
son caractère. On peut donc dire que la vertu éthique est une vertu, une
excellence du caractère, comme l’on parle de la force de caractère d’un
homme, car elle est en complète conformité avec tel ou tel individu
vertueux.
Mais nous allons voir que vertueux et prudent désigne la même
chose, et que ces notions sont aussi liées à celle de juste milieu. Dans
l’ « Éthique de Nicomaque », Aristote définit la vertu éthique comme
« une disposition qui nous permet de choisir, consistant en un juste
milieu relatif à nous, lequel est déterminé par une règle, c’est-à-dire
comme le déterminerait le prudent ».
Vous avez remarqué dans cette citation, cette notion de
disposition, qui ne signifie pas qu’elle est naturellement acquise. Une
disposition ne peut se développer que par un modelage, par une
pratique habituelle, laquelle sera enracinée grâce à une bonne
éducation. Le facteur essentiel de l’acquisition d’une vertu, c’est
l’habitude pour Aristote le mot éthos signifie : « coutume, habitude ».
Si aujourd’hui, nous ressentons une perte du sens moral, cette
perte n’est-elle pas le fait d’un affaiblissement des habitudes
éducatives ? Quelle modernité recèle cette pensée aristotélicienne ! Si
nous voulons des hommes vertueux dans des cités vertueuses, il faut,
dit Aristote, tenir pour essentiel le principe « architectonique » de
l’éducation publique, et dirigé par l’Etat (d’où le lien chez Aristote entre
morale et politique). La morale commence là, par une bonne et ferme
éducation dispensée par des institutions qui sont en accord avec le
principe d’excellence recherché en chaque individu. Cependant cette
contrainte éducative n’a pas d’autre but que la recherche du bonheur.
Venons en au concept de bonheur (« Éthique de Nicomaque »
Livre premier).
Pour Aristote, le sens du bonheur n’a rien à voir avec le sens d’un
bonheur comme absence de troubles. Le bonheur est une activité. En
effet, le bonheur n’est pas un « don », une chance due au hasard, mais il
est en notre pouvoir. Le bonheur est indissociable d’une vie vertueuse.
Et comme la « vertu » de l’homme est de penser, le bonheur, ou la vie
bonne, sera conforme à la raison. Si donc le bonheur est la fin à laquelle
doit tendre toute notre vie, quel est le but à atteindre que lui prescrit la
raison ? C’est le bien. « La fin de tous nos actes, c’est le bien et c’est en
vue du bien que nous faisons nécessairement tout le reste ». « Quel est
le plus élevé de tous les biens que l’action humaine peut se proposer
pour fin ? ». Voilà la grande question de l’Éthique. Peu importe le nom
qu’on lui donne, ce n’est qu’un mot : c’est en fait la finalité de toutes nos
actions : le devoir d’être heureux, c’est-à-dire le devoir d’accomplir ce
pourquoi on est fait.
Approfondissons le sens et la nature de ce bonheur. S’il est propre
à chacun c’est qu’il est accessible à tous. C’est un bien accessible à tous
les hommes : « Chacun juge bien ce qu’il sait ; là où il se montre bon
juge ». Et d’ajouter : « Mais pour ceux qui règlent leurs penchants et
leurs actions sur la raison, la connaissance de ces questions peut être
très profitable ». C’est donc l’éducation et les bonnes habitudes qui font
la valeur morale de nos actions. Toutefois, l’éducation ne fait que
perfectionner nos bonnes dispositions naturelles. Nous savons
effectivement que le courage par exemple, est une vertu qui suppose un
caractère bien trempé. Nous devons reconnaître que ce n’est pas
l’ignorance de ce qu’il faudrait faire pour être juste, qui nous fait parfois
reculer devant le danger, mais l’aveu de notre manque de courage. C’est
surprenant le courage de ceux qu’on appelle les justes, ou les résistants,
qui presque naturellement se sont engagés au péril de leur vie.
Cela explique dit Aristote, que ni les esclaves, car ils ne sont pas
libres, ni les paysans, les commerçants, les artisans, les enfants et les
femmes, parce qu’ils sont attachés aux nécessités de l’existence, ne
peuvent participer au bonheur. Le bonheur ne se pose que pour l’homme
libre, c’est-à-dire l’aristocrate. En fait pour Aristote, si la tâche de
l’homme c’est d’accomplir sa tâche d’homme, celle ci ne peut se réaliser
que pour des activités indépendantes des nécessités de l’existence,
comme gagner de l’argent par exemple. Ce qui explique que des
esclaves tenant le rôle d’intendant pouvaient être beaucoup plus riches
que leur maître. L’humanisme d’Aristote n’est pas un humanisme du
travail. Cela me fait penser aux analyses d’Hannah Arendt, dans « La
condition de l’homme moderne », lorsqu’elle relève le sens de la
« skolè » chez les grecs, que l’on traduit par « loisir », mais non pas au
sens de notre société des loisirs tout orientés qu’ils sont vers la
consommation, mais tout au contraire ce sont des activités dégagées de
toutes nécessité : comme par exemple, faire des mathématiques, de la
philosophie, cultiver les arts, la musique, le théâtre, participer aux jeux
athlétiques, ou à la vie de la Cité.
Pour Aristote, l’accomplissement de l’homme réside dans l’exercice
de sa pensée, plus exactement, non dans la possession de la pensée au
sens où l’on parlerait d’un homme cultivé, mais au sens d’un exercice
actuel de la pensée, de sa mise en oeuvre, dans la maturité d’une vie
achevée, ce qui est proprement accéder au bonheur. Ce qui n’est pas
l’affaire d’un jour. Réussir sa vie, ce n’est pas posséder une « Rolex ».
Réussir sa vie, ça ne réside pas non plus dans l’accession à une position
sociale de richesses ou de pouvoir. Pour Aristote, comme pour Platon,
ce n’est pas dans l’acquisition de richesses que l’on peut prétendre
réussir sa vie. L’on connaît cette légende que rapporte Aristote du roi
Midas qui avait reçu le don de transformer tout ce qu’il touchait en or. La
morale de l’histoire est simple : le roi Midas est mort de faim, car l’on ne
mange pas l’or. L’on peut perdre sa vie à vouloir la gagner sans mesure.
Cependant, fait remarquer Aristote, le bonheur n’est possible qu’avec
quelques biens extérieurs (comme ceux du corps), car il serait absurde
de croire que l’on puisse être heureux dans la misère, ou dans la
souffrance.
Ainsi la vertu finalisée par le bonheur, est une disposition
permanente acquise par l’être, qui le conduit à agir de manière
délibérée, d’agir intentionnellement. Cela veut dire agir en étant l’auteur
de ses actes, en étant donc autre chose qu’un instrument, ou étant
soumis à une simple force de la nature. C’est aussi un savoir de
l’opportun, une recherche de l’efficace, c’est une sagesse pratique. Cette
conception du bonheur sera reprise par John Rawls, qui pense lui aussi
que le bonheur réside dans l’accomplissement d’un plan de vie rationnel
réalisé dans des conditions favorables et en ayant le sentiment d’avoir
accompli ce plan. Voilà ce qu’Aristote aurait pu dire ! Le bonheur c’est
avant tout être à son poste, là où nous accomplissons raisonnablement
notre vie, tel que nous sommes comme caractère, comme aptitude. La
vision grecque d’une société harmonieuse réside dans le fait que chacun
doit être à son poste. Comme dans la « République » de Platon, le
malheur vient de l’imposture.
C’est une sagesse que propose Aristote, est une sagesse pratique,
rationnelle, qui fait qu’elle ne tombe ni dans un excès ni dans un autre.
Ce qui est proprement le juste milieu. Je cite Aristote : « La crainte,
l’audace, le désir, la colère, la pitié, et en général tout plaisir et toute
peine, sont susceptibles d’excès ou d’insuffisance, et, dans ces deux
cas, on n’est pas dans le bien. Au contraire ressentir ces passions quant
on le doit, de la manière dont on le doit, en vue de quoi on le doit, de la
manière dont on le doit, voilà le juste milieu en même temps que
l’excellence, qui précisément est le propre de la vertu ». Cette
opportunité, cette recherche de l’efficace, cette place du bon moment,
que les grecs appellent « kairos ». Et là tout dépend de l’homme
prudent par lui-même, de son « kairos », c’est-à-dire cette opportunité
qui consiste à choisir le bon moment d’agir. Voilà ce qui a manqué à
Œdipe, ou à Créon. Remarquons que ce n’est pas par manque de savoir
qu’ils se sont fourvoyés, mais paradoxalement, par l’aveuglement de
leur propre raison. Ils leur a manqué ce « kairos », ce bon moment dans
le temps de l’action. Créon et Œdipe agiront, mais trop tard, et c’est trop
tard qu’ils verront leur erreur. Ce qui fait la grandeur de Périclès, homme
d’État Athénien (5ième s. av JC), c’est son « kairos », et comme telle, sa
vertu d’Homme d’État n’a pu être enseignée à ses enfants. Il en va de
même des grands Hommes d’État de toute l’histoire, qui ont su, par
exemple, qu’il ne fallait pas attendre de perdre une guerre pour
comprendre qu’il ne fallait pas la faire, ou au contraire, qu’il fallait
combattre quand d’autres se résignaient.
L’éthique d’Aristote, fait remarquer Pierre Aubenque, ne se conçoit
pas dans la structure d’un monde de part en part nécessaire, mais tout
au contraire dans le monde de la contingence, là où il n’y a souvent que
de l’accidentel ou du hasard. C’est ce que dit Aristote dans sa
« Poétique », qui analysant la tragédie, souligne son intérêt, qui consiste
à renverser ce qui est dés l’abord contingent, la vie d’un homme, son
histoire, ses rencontres, etc, qui devient par l’oeuvre du poète, une
nécessité compréhensible par l’intelligence. L’œuvre d’art transfigurant le
réel singulier et contingent en une nécessité universelle. Ce qui signifie
pour Aristote, et pour parler comme Sartre, que l’existence c’est la
contingence.
L’éthique d’Aristote, à l’inverse de la tragédie, veut s’adapter au
réel, et doit reconnaître cette contingence, c’est-à-dire reconnaître ce
qu’il y a d’imprévisible dans l’avenir, et la précarité des choses et des
existences. Aucune action sur le hasard n’est pensable scientifiquement
(la science ne porte que sur le nécessaire).
Quelle est alors la solution ? Contrairement à la morale religieuse
qui, face à cette contingence, à cet imprévisible hasard, ne connaît que
la prière, Aristote a voulu penser une forme d’action éthique qui pouvait y
répondre : La prudence. C’est en cela qu’il est moderne. Bien sûr, il reste
le penseur d’un monde archaïque, et nul aujourd’hui ne justifierait la
nécessité de l’esclavage. Cela va de soi ! cependant il est le philosophe
qui a su penser une action morale empirique, à la hauteur de l’homme,
sans le diviniser, mais en lui donnant par l’action prudente, « la
possibilité de faire reculer le plus possible les limites de l’imprévisible et
de l’inhumain » comme le dit Pierre Aubenque.
Enfin, voyons le dernier point important qui marque l’éthique
aristotélicienne : son idée de justice. Je vous rappelle ce que je vous
disais en commençant notre réflexion sur l’éthique, que celle d’Aristote
reposait sur trois pieds :
- Une estime de soi dans une praxis réfléchie et
prudente.
- Laquelle estime de soi s’ouvre à l’autre dans une
sollicitude (soin apporter à soi-même et aux autres)
dont on voit la perfection dans l’amitié.
- Cette vie bonne à laquelle l’homme vertueux aspire,
n’est possible que dans une cité juste. Comme le dit
Aristote, il faut un homme juste dans une Cité juste, et
une Cité juste pour un homme juste.
C’est la raison pour laquelle l’éthique aristotélicienne ne se conçoit
que dans un rapport au politique. D’une part, les vertus morales doivent
faire l’expérience d’un apprentissage, comme pour les compétences
techniques, ce qui est aussi du ressort de la Cité.
D’autre part le « vivre-bien » ne se limite pas à l’action
personnelle de l’homme vertueux, mais s’étend à la vie des institutions. Il
est donc évident que la justice présente des traits éthiques, et l’on peut
donc parler de la vertu de justice.
La justice prend deux formes : La première forme c’est la justice
corrective est celle qui rétablit l’égalité rompue par un délit ou un crime .
Selon la même perspective d’échange, on peut citer la justice
commutative qui se réalise dans les échanges économiques.
La deuxième forme, c’est la justice distributive qui est celle qui se
réalise dans le partage des biens et des charges entre les différents
citoyens et se caractérise par l’égalité proportionnelle : « à chacun en
proportion de sa contribution, de son mérite » dit Aristote.
Par exemple : un concours ou un examen suppose d’abord une
parfaite égalité des chances, par des épreuves communes et par
l’anonymat des corrections. On peut parler ainsi de justice corrective, car
elle corrige les inégalités sociales, puisqu’il est établit en principe
l’égalité des chances de chacun, et enfin, une sélection introduisant
d’autres inégalités, mais qui ne tient compte que du seul mérite des
meilleurs candidats. On peut dire que cette justice distributive ne repose
pas sur l’égalité de tout à chacun, mais sur l’équité. Il est équitable que
les meilleurs reçoivent les meilleurs postes proposés au concours.
Par cette notion d’équité, il s’agit bien pour Aristote de former l’idée
d’une égalité proportionnelle qui maintienne les inévitables inégalités de
la société dans le cadre de l’éthique.
Aujourd’hui cette notion d’équité est employée dans le cadre d’une
théorie politique, qui désigne un type d’organisation sociale qui tienne
compte des disparités et inégalités entre les membres d’une même
société. Et l’on doit au philosophe américain contemporain John Rawls,
cette théorie de la justice comme équité, dans un ouvrage devenu
célèbre : « Théorie de la justice » (§18), dont voici un extrait :
« L’idée principale est la suivante : quand un certain nombre de
personnes s’engagent dans une entreprise de coopération mutuellement
avantageuse selon des règles et donc imposent à leur liberté des limites
nécessaires pour produire des avantages pour tous, ceux qui se sont
soumis à ces restrictions ont le droit d’espérer un engagement
semblable de la part de ceux qui ont tiré avantage de leur propre
obéissance. Nous n’avons pas à tirer profit de la coopération des autres
sans contrepartie équitable. Les deux principes de la justice définissent
ce qu’est une contrepartie équitable dans le cas des institutions de la
structure de base. Ainsi, le système est juste, chacun recevra une
contrepartie équitable à condition que chacun (y compris lui-même)
coopère ».
Ce qui veut dire que chaque personne peut accepter un écart par
rapport à l’égalité, si, certaines inégalités dans l’organisation sociale ont
pour effet d’améliorer le sort de tous. Pourquoi ces inégalités devraientelles être bannies, si en premier lieu, le principe de base de la société
garantit la liberté égale, et les opportunités égales ? Cependant, il faut
être certain que cette inégalité, par exemple l’inégalité des revenus, soit
à l’avantage des moins favorisés. Dans le cas d’une profession où
l’intérêt semble majeur pour toute la société, comme par exemple, dans
le domaine médical, où l’on peut admettre un écart de rémunération
substantiel qui attire à l’hôpital les meilleurs médecins, (ne sont-ils pas
plus attirés par les rémunérations proposées par les cliniques ?) dans la
mesure où nous pouvons tous profiter de leur compétence. Il en va de
même pour la sélection scolaire, recherchant ainsi l’excellence et former
les meilleurs cadres de la société (en admettant que cette méritocratie
se fonde sur une égalité des chances, ce qui reste à discuter, au vue de
la panne de l’ascenseur social !). En est-il de même avec des financiers
ou des « tradeurs » sur payés, dont les aptitudes semblent profiter à
quelques actionnaires ou banquiers, et nettement moins pour la stabilité
économique des États ?
Pour en finir avec cette notion d’équité qu’Aristote a formée, par sa
conception de justice distributive, nous dirons seulement qu’elle relève
d’un certain pragmatisme, ce que semble dire Aristote à propos de ce
que nous appelons aujourd’hui, la jurisprudence.
Pour Aristote, comme il le dit dans le Livre 5 de l’ « Éthique à
Nicomaque » :
« la loi est toujours quelque chose de général, et qu’il y a des cas
d’espèce pour lesquels il est impossible de poser un énoncé général qui
s’applique avec rectitude. Dans les matières, donc, où on doit
nécessairement se borner à des généralités et où il est impossible de le
faire correctement, la loi ne prend en considération que les cas les plus
fréquents, sans ignorer d’ailleurs les erreurs que cela peut entraîner. La
loi n’en est pas moins sans reproche, car la faute n’est pas à la loi, ni au
législateur, mais tient à la nature des choses, puisque par leur essence
même la matière des choses de l’ordre pratique revêt un caractère
d’irrégularité.
Quand par suite la loi pose une règle générale et que là-dessus survient
un cas en dehors de la règle générale, on est alors en droit, là où le
législateur a omis de prévoir le cas et a péché par excès de
simplification, de corriger l’omission et de se faire l’interprète de ce
qu’eût dit le législateur lui-même s’il avait été présent à ce moment, et de
ce qu’il aurait porté dans sa loi s’il avait connu le cas en question ».
La loi est juste dans la mesure où elle s’applique également à tous,
sans exception, mais il est équitable, pour l’appliquer, de prendre en
compte les cas individuels. C’est pour cela qu’il faut dire le droit avec
prudence, et c’est ce que signifie la jurisprudence. Prudence, qui comme
on l’a dit, est une vertu cardinale. Selon ses développements, la
prudence dans l’art de dire le droit nécessite à la fois la prise en compte
de la règle mais également d’une part de sagesse qui a pour objectif
d’adapter la règle au cas d’espèce dans un souci de justice et de vérité
relative.
Nous allons maintenant faire le bilan de notre analyse de l’éthique
d’Aristote, et voir par des exemples, les domaines d’application possible
des composantes de l’éthique :Concernant l’application des droits de
l’homme en dehors de la sphère occidentale, nous nous heurtons aux
particularismes culturels et historiques des communautés exotiques. Il
faut cependant considérer que notre prétention morale à l’universalisme,
correspond aussi à un particularisme culturel et historique propre aux
communautés européennes. C’est là que la composante pragmatique,
de l’éthique est intéressante. Il faut penser à un possible équilibre
réfléchi entre universalité et historicité, et ce n’est qu’à partir de longues
discussions qu’une règle pourra méritée d’être appelée universelle. Il
faut en tous points rechercher ce qui semble équitable entre toutes nos
cultures. Cela ne veut pas dire qu’il faille abandonner la recherche
d’universaux, mais il faut les établir selon un contexte particulier et après
discussions.
Cette sagesse pratique que l’on peut retenir de l’éthique
aristotélicienne, doit nous guider dans tous les débats que nous pouvons
tenir au niveau international. Je voudrais vous lire à ce propos cette
réflexion de Paul Ricoeur : « L’expérience historique montre en effet qu’il
n’y a pas de règles immuables pour classer dans un ordre
universellement convaincant des revendications aussi estimables que
celles de la sécurité, de la liberté, de la légalité, de la solidarité, etc. Seul
le débat public, dont l’issue reste aléatoire, peut donner naissance à un
certain ordre de priorité. Mais cet ordre ne vaudra que pour un peuple,
durant une certaine période de son histoire, sans jamais remporter une
conviction irréfutable valable pour tous les hommes et pour tous les
temps ».
Cette sagesse pratique n’est pas sans me faire penser aux propos
de la grande juriste, Mireille Delmas-Marty, sur les progrès du droit
international, dont le droit pénal, selon des principes universalistes, et
parle alors d’un ordre juridique mondial. Cela dit-elle ne peut se réaliser
que par des processus de coopération, d’harmonisation et d’unification,
supposant un réel dialogue. Des progrès lents mais réels et qui ont
permis la création, par exemple de la Cour Pénale Internationale, et l’on
peut citer la notion de crime contre l’humanité, comme exemple d’un
universel concret obtenu par le dialogue entre des nations différentes.
C’est-à-dire une diversité de nations, avec des droits positifs très
différents (droit positif : système juridique institué dans les diverses
sociétés). En somme c’est par le dialogue, selon les exigences ou la
nature de la raison, que le droit, dit naturel, rectifie les différents droits
positifs.
Prenons maintenant un autre exemple : les discussions des
comités d’éthique concernant aussi bien les questions d’IVG, ou
d’euthanasie. Nous voyons que seule une sagesse pratique, proche de
celle d’Aristote, permets d’établir une réflexion mesurée et cependant
pleine de sollicitude, entre les règles morales et juridiques
indispensables, et les cas de détresse particulière. Et c’est là que la
règle de prudence s’impose.
Il y a un autre point intéressant de cette morale de l’homme
concret que représente l’éthique d’Aristote : la question de l’éducation.
Nous avons déjà dit que pour Aristote l’éthique a pour but de montrer
comment devenir vertueux ou comment devenir des hommes de Bien.
Comme la technique, à laquelle peut s’apparenter l’éthique, elle
s’acquiert. La Cité a le devoir d’éduquer les jeunes citoyens, d’où, nous
l’avons dit, la dimension sociale et politique de son éthique. Cette
éducation procède par l’exemplarité, par l’imitation, jusqu’à la maîtrise
d’une habitude. En cela c’est comme l’art dans sa perfection, qui peut
faire oublier son caractère volontaire pour devenir naturel. Pour Aristote,
la vertu s’acquiert et se renforce par l’exercice, devient ainsi un élément
du caractère et apparaît de ce fait plus proche et plus humaine que
l’obéissance à un commandement catégorique aussi universel
qu’inaccessible. N’a t-on pas aujourd’hui, au nom d’un libéralisme en
matière de moralité, mais aussi par négligence, oublié cet aspect
constructeur et durable de l’apprentissage de règles de vie, de vertus
« fermes et inébranlables » comme le dit Aristote. Pourquoi ne pas
développer par l’éducation des vertus fondamentales, et pour citer celles
que Comte-Sponville développe dans son « Petit traité des grandes
vertus » : la politesse ; la fidélité ; la prudence ; la tempérance ; la
tolérance ; la sincérité… Vertus qui ont en ce sens une valeur
universelle ? Si l’éducation est réussie, alors la vertu peut devenir une
disposition quasi naturelle, devenant un « instinct éthique ». C’est par ce
processus éducatif que la vertu se cristallise dans le caractère de
l’homme et devient une disposition ferme et constante du caractère, qui
agit naturellement comme par automatisme.
Sans oublier cette grande vertu que développe Aristote dans le
livre 8 de l’Éthique : L’amitié. En effet, l’amitié pour Aristote est un
ciment social essentiel qui lie les citoyens à la Cité en stimulant leurs
qualités réciproques. On peut en retrouver le sens aujourd’hui dans ces
« amicales » (amicales des anciens élèves…) et elles servent de
supports intermédiaires entre les citoyens et les institutions.
Evidemment, ce point de vue s’oppose à celui de Kant, qui ne voit
aucune valeur morale à ces comportements acquis et qui, à ce titre,
peuvent même apparaître selon lui, comme suspects. Seule compte
pour Kant l’intention et non pas le résultat. C’est tout le contraire pour
Aristote qui dit en ce sens, que l’on ne juge pas les athlètes à leur
beauté et à leurs muscles mais aux succès qu’ils remportent dans le
stade.
Dernier point concernant la notion de bonheur pour l’éthique
d’Aristote.
Pour Aristote, il ne faut pas concevoir le bonheur indépendamment
de ce qui constitue l’homme, comme « animal politique ». La plénitude
de notre être ne se réalise que dans une Cité. Le bonheur est donc une
fin collective et non pas individuelle. C’est la vraie richesse d’un pays
que d’œuvrer au bonheur de son peuple (le Bouthan et son « Bonheur
National Brut »).
« Par cette suffisance à soi, nous ne voulons pas désigner seulement
celle de l’individu pris en lui-même, et vivant d’une existence isolée, mais
aussi celle de ses parents, de ses enfants, de sa femme et en général
de ses amis et de ses concitoyens, car l’homme est par nature un être
civil ».
Assurer le bonheur individuel et collectif par le développement de
la civilisation est la fin de toute moralité. Sur ce point, il me semble qu’un
Etat juste et soucieux de son peuple, doit fournir une bonne éducation à
tous, veiller à la bonne santé publique, harmoniser équitablement les
revenus, et administrer sans violence inutile les citoyens.
Cependant, qu’entendons-nous par bonheur ? Qu’il soit individuel
ou collectif aura-t-il la même définition pour chacun ?
Pour ce qui dépend de nous, si dans la misère et pour le moins
dans la pauvreté, il est difficile d’être heureux, le serions-nous dans la
richesse ? Et qu’appelle t-on richesse ? Je n’envie guère les riches
propriétaires de château, ils n’ont que des soucis, et nous avons pour
nous, le plaisir de les visiter et de les admirer. En termes de bonheur, on
peut certes donner quelques conseils, mais pas de règle. Il n’y a pas de
règle pour être heureux en amour (ça se saurait !).
D’un autre point de vue, Kant a raison de considérer le bonheur
comme relevant de la nature sensible, variant selon les sujets. Le désir
de bonheur est donc hétéronome, ne relevant pas de l’autonomie de la
volonté. Pour dire simplement, chacun a une définition particulière du
bonheur, et ces définitions sont aussi variées que ne le sont leurs désirs.
En cela dit Kant, il est impossible de donner un contenu véritable à la
notion de bonheur et par conséquent, le bonheur est « un idéal de
l’imagination ». De fait, le bonheur, comme la prudence ont une valeur
pragmatique (simples impératif hypothétique) et n’ont en ce sens aucune
valeur morale.
Toutefois, si pour Kant, nous l’avons vu, le principe de la moralité
est dans le désintéressement de l’action, c’est-à-dire, fait par devoir
uniquement, où est cet homme capable d’agir indépendamment de tout
désir, de toute sensibilité, et dont le pur devoir le conduirait cependant à
la misère ? Kant le reconnais en disant : « en fait il est absolument
impossible d’établir par expérience, avec une entière certitude, un seul
cas où la maxime d’une action d’ailleurs conforme au devoir ait
exclusivement reposé sur des principes moraux et sur la représentation
du devoir ». Et d’ajouter que « l’on peut douter que quelque véritable
vertu se rencontre réellement dans le monde ».
C’est donc en ce sens que l’éthique pragmatique me semble
nettement plus conforme à la nature humaine. Il n’y a par exemple,
aucune de nos actions généreuses qui ne soient reliées à quelques
désirs, quelques espérances, quelques reconnaissances, même
secrètes. Ne nous trompons pas dit Sartre, quant Philoctète, vivant sur
un tas de fumier et donnant tout ses biens, jusqu’à son arc, c’est pour
plaire à Dieu et espérer le paradis. Il faut considérer que de tâcher
d’assurer son bonheur est aussi un devoir. C’est pour cette raison que
l’éthique des vertus, étant propre à chacun, s’acquière et se renforce par
l’exercice, devient un élément du caractère, et apparaît de ce fait plus
proche et plus humaine que l’obéissance à un devoir inaccessible.
Enfin, un dernier point concernant les vertus.
Un philosophe récemment invité par la Société angevine de
philosophie, Ruwen Ogien, reprenant ses propos de son
livre : « L’éthique aujourd’hui », fait une critique non seulement des
morales déontologiques, mais également de l’éthique des vertus.
Concernant la morale déontologique, il semble remettre en cause
la validité d’un principe universel, comme celui de la dignité humaine (à
qui l’on doit respect). Cet auteur donne comme exemple, la prostitution,
ou les « mères porteuses », ou la vente d’organes, en disant que
certains comités d’éthique ont fortement critiqué ces pratiques par ce
qu’elles s’opposent à la dignité humaine, même si ces personnes sont
consentantes et majeures. Ruwen Ogien critique cette position en disant
que cet argument cache un harcèlement moral, en réaction contre le
mouvement de libération sexuel. Selon lui, cette réaction fut aussi celle
qui condamna jadis l’homosexualité, en disant que cette pratique était
contraire à la dignité humaine. Il critique la notion de dignité, qui selon lui
est essentialiste et donc trop abstraite. Qu’est- ce qui est propre à la
dignité humaine et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Vaste question ? Jusqu’où
va la dignité humaine dans l’organisation du travail des cadres de chez
Alcatel ou France Télécom, harcelés et poussés au suicide ? Comment
mesurer le respect, ou le non-respect, de cette dignité ? Cependant,
même si ce principe de dignité humaine peut sembler un concept de
pure raison, n’est-ce pas à partir de ce principe que dans nos actions,
nous luttons contre toute exploitation de l’homme par l’homme ?
De la même manière, ne peut-on pas douter du consentement, par
exemple à la prostitution, par ce qu’il existe des causes sociologiques
qui pourraient nous faire douter de sa légitimité ? C’est d’ailleurs sur
cette illégitimité du consentement à la prostitution que les « féministes »
combattent cette pratique, et disant que ce sont les origines familiales ou
des prédispositions psychologiques, ou des influences pernicieuses…
qui ont amenées ces personnes à ce consentement. Notre auteur,
favorable à une éthique minimaliste, plus ouverte à la préservation des
libertés, critique ce maximalisme en matière de morale (une véritable
« police morale »), et y voit une régression de nos libertés, en disant que
ces pratiques ne sont jugées par les moralistes, en fin de compte
immorales et contraires à la dignité humaine, que lorsqu’elles sont
payantes.
Pour ce qui est de la morale des vertus, Ruwen Ogien critique
d’une part cette idée de modèle exemplaire ou l’image d’un humain idéal
qui pourrait servir de modèle moral, et d’autre part les vertus en ellesmêmes.
En ce qui concerne l’exemplarité morale du modèle, la critique
porte sur le caractère étroitement historique et donc relatif du modèle
prétendument idéal. Il va de soi, que la référence à Périclès que fait
Aristote, ne peut pas être universalisable en tous lieux et pour toutes
situations. Cependant, selon moi, il n’est peut-être pas idiot pour
l’éducation de notre jeunesse, de mettre en avant des hommes
remarquables par leurs qualités morales voire politiques, qui par leur
sens de l’engagement, leur courage, leur intégrité ou leur humanisme,
peuvent être des modèles à méditer. Dans des domaines différents, des
hommes comme Gandhi, Mandela, voir un de Gaule, mais aussi des
hommes dont le sacrifice et le courage reste à jamais des exemples,
comme Jean Moulin et tous les résistants anonymes et tous les
« justes », qui au péril de leur vie ont sauvé des juifs, et sans lesquels
nous pourrions désespérer du genre humain.
Pour ce qui est des vertus, la crique porte sur leur limite, voire leur
contradiction. Il est vrai que le courage, sans prudence, sans
discernement, et sans justice, peut conduire à la plus stupide témérité,
ou pire encore à la glorification guerrière la plus terrible. Mais
contrairement à la critique de notre penseur contemporain, l’éthique des
vertus a bien pensé les vertus comme un tout, qui par l’éducation, les
exercices et donc l’expérience, peut produire la meilleure action.
Enfin concernant cette prudence aristotélicienne, j’y vois un
prolongement contemporain, chez un Hans Jonas par exemple avec son
concept de « principe de précaution ». En effet il y a un lien profond
entre la « prudentia » et la « providentia ». La précaution est l’acte de
prudence en train de s’effectuer dans un cas précis. La prudence est une
vertu générale dont la précaution serait la conséquence effective. La
précaution ne saurait exister sans une éthique de la prudence fondée
elle-même sur une intelligence critique du présent.
Prenons par exemple les OGN : il est extrêmement prudent de
comprendre la science et la technique comme de purs moyens dont les
fins reviennent à notre seule conception de la santé publique et autres
points de vue éthiques. Et ce principe vient du « Principe
responsabilité », que Hans Jonas a développé en 1979, et qui dans la
pratique, signifie que s’il y a plusieurs effets à une technologie, il faut
décider comme si le plus mauvais allait s’accomplir : c’est cela le
principe de précaution.
La prochaine fois, notre cours portera sur les rapports de la morale
et de l’histoire et nous en commencerons avec la morale de Sartre et de
Simone de Beauvoir.
Mercredi 8 décembre 2010
CINQUIÈME PARTIE
LA MORALE DE SARTRE ET DE SIMONE DE BEAUVOIR : UNE
MORALE DE LA LIBERTÉ
« Che Guevara fait partie des grands mythes de ce siècle ; sa vie est
l’histoire de l’homme le plus parfait de notre époque
A la fin de l’Etre et le Néant, publié en 1943, Sartre prévoyait une
suite qui devait poser la question de la morale, à savoir, comme il le dit :
« une éthique qui prendra ses responsabilités en face d’une réalité
humaine en situation ». Seulement Sartre n’a jamais publié cette morale
et ce n’est qu’au travers de conférences comme celle de Rome en 1964,
et plus particulièrement avec la publication posthume des « Cahiers pour
une morale », composé d’une suite de cahiers que, Arlette El KaïmSartre, la fille adoptive de Sartre, a fait paraître en 1983, que nous
pouvons établir la pensée de Sartre à propos de la morale.
Nous allons donc aujourd’hui rendre compte de cette morale que
nous définirons comme rapport à celle de Kant. Ces deux morales ont
quelques points communs, et différent aussi sur beaucoup d’autres. La
morale de Kant comme celle de Sartre, postule comme principe la liberté
de l’homme. Pour Kant, en effet, un homme qui obéirait, ou qui se
conformerait totalement aux valeurs ambiantes de son temps, bon père,
bon mari, bon citoyen, bon croyant...etc, parce qu’il est un conformiste,
c’est-à-dire un homme conditionné par la morale, les moeurs de son
temps, bref, parce qu’il n’est pas libre, ne peut conférer aucune valeur
morale à ses actions. En ce sens, on peut dire que Kant propose une
morale sans morale, sans valeurs morales prédéterminées. Cependant
Kant n’est pas naïf, il ne nous propose que l’examen de la possibilité
d’une morale normative, et reconnais qu’il n’y a pas d’homme capable
d’y répondre, compte tenu de notre nature sensible. Comme pour la
morale sartrienne que nous préciserons après, c’est même au cœur
d’une hésitation que se joue l’authenticité morale. C’est lorsque tous les
repères s’écroulent ? Lorsqu’à la question : que dois-je faire ? les
poteaux indicateurs sociaux, culturels, religieux ou moraux me laissent
en plan, seul avec moi-même, face à mon libre choix.
Cependant, les difficultés sont grandes, lorsque la réalité sociale et
historique créent des situations complexes.
Exemple : Supposons que j’hérite d’une mine d’argent en Afrique où
travaillent des enfants exploités et misérables. Si je me contente de
l’impératif catégorique qui veut que je ne puisse pas réduire une
personne a n’être qu’un pur moyen, que dois-je faire ? Si j’accepte, je
me rends complice de l’aliénation de ces enfants. Si je refuse, un autre
acceptera et sans scrupule probablement.
C’est sur ce point que la morale de Sartre diffère de celle de Kant.
Car, si la liberté, le choix que les hommes font reste le point d’appui de
cette morale, elle ne se situe pas dans la seule réalité subjective
impersonnelle, certes universelle, mais avant tout, elle doit rencontrer,
comme le dit Simone de Beauvoir dans « Pour une morale de
l’ambiguïté » : « la pluralité des hommes concrets singuliers, se
projetant vers leurs fins propres à partir de situations dont la particularité
est aussi radicale, aussi irréductible que la subjectivité elle-même ».
En fait, ce que Kant ignore concernant la morale, c’est que le
devoir rencontre ceux des autres, et ignore par le fait, l’Histoire. Plus
exactement, Kant n’ignore pas l’Histoire, en tant que telle, mais il exclut
l’Histoire de l’exigence morale. Au contraire pour Sartre, la morale doit
être historique, c’est-à-dire trouver l’universel dans l’histoire et le
ressaisir dans l’Histoire. Certes Kant a raison lorsqu’il comprend que le «
tu dois donc tu peux » est une obligation qui implique qu’elle ne soit pas
dans les maillons du déterminisme. Seule une liberté peut concevoir
l’exigence morale. Mais il faut encore que la situation la rende possible
et que je connaisse clairement ce que je dois faire. En effet suis-je
toujours capable de savoir ce qui est le plus universel ? Je ne dois pas
mentir, par exemple, mais dois-je dire la vérité aux nazis qui recherchent
un résistant caché chez moi ? En somme ce n’est pas la loi morale qui
inspire mon action, mais la situation qui exige une compréhension des
buts à atteindre. Et cette situation est toujours historique et existentielle.
Les situations ne me situent pas dans l’universalité abstraite des fins,
mais dans la réalité des moyens. « J’apprends mes fins dans le monde,
c’est-à-dire que j’apprends mes fins par les moyens » dira Sartre dans
les « Cahiers pour une morale ».
La critique principale que Sartre adresse à la morale de Kant, c’est
le formalisme abstrait de l’impératif catégorique pour décider de la mise
en œuvre d’une action singulière et complexe qui peut donner lieu à des
conflits de valeurs, comme par exemple dans le cas du mensonge, qui
chez Kant, ne souffre aucune exception. En somme le jugement moral
exige discernement, réflexion, prise en compte et articulation de
l’universel et du particulier, anticipations et conséquences de l’acte.
Dans mon exemple de cet héritage d’une mine où travaillent des gosses
exploités, ne faut-il pas mieux me coller aux problèmes que pose le
travail des enfants dans ces pays du tiers-monde, plutôt que de m’en
laver les mains par pureté morale ? Le problème est complexe, car la
scolarisation des enfants suppose un niveau de vie que les parents n’ont
pas, voir même le sentiment du devoir que les enfants éprouvent pour
aider leur famille...etc. Il faut assumer ses choix, et les cas de
conscience ne peuvent pas être tranchés par des règles a priori, ils
doivent être pleinement vécus et tranchés par un acte qui engage
pleinement le sujet. L’on ne décrète pas la liberté, car en ce cas, elle
n’est qu’une intention vide. Ce qui est à rechercher, pour Sartre, c’est
une morale concrète de l’être en situation. Ce qui ne veut pas dire une
morale utilitariste ou opportuniste, car si elle doit composer avec la
situation historique par exemple, elle ne doit pas sombrer dans les
facilités de la soumission aux faits. C’est donc une morale de
l’authenticité qui réside dans l’attitude d’un être libre qui se veut libre, qui
assume l’angoisse et revendique sa responsabilité jusqu’au bout. C’est
une morale du risque, une morale de la responsabilité, au sens ou elle
peut exiger le courage de la rupture et de l’infidélité, de la contestation,
de la mise en question perpétuelle, bref, paradoxalement, dans
l’impossibilité de s’installer dans la moralité.
C’est en cela que Sartre, dans « L’Existentialisme est un
Humanisme », fait un rapprochement entre la morale et l’art : « Ce qu’il
y a de commun entre la morale et l’art, c’est que, dans les deux cas,
nous avons création et invention ». Seulement, l’on pourrait faire
remarquer que, la destruction de toute valeur esthétique ne porte guère
à conséquence, en va-t-il de même pour l’action morale? S’il n’y a plus
aucune référence à des valeurs transcendantes ou porteuses
d’universalité, ne peut-on pas dire comme le fait dire Dostoïevski à l’un
de ses personnages : « si Dieu n’existe pas, tout est permis ». N’y a-t-il
pas des valeurs porteuses d’universalité, comme par exemple, le respect
de la personne, sur lequel repose l’idée même des Droits Universels de
l’Homme ? En fait Sartre répond à cette difficulté en soulignant que la
liberté, qui se distingue de la simple expression spontanée du désir,
implique d’une part, de refuser les justifications de mauvaise foi qui
servent notre asservissement, ou l’aliénation d’autrui. Cependant, peuton échapper à toute mauvaise foi, puisque ce qui caractérise la
mauvaise foi, c’est la foi en cette mauvaise foi (comme l’acteur qui
n’aurait plus aucune distance par rapport à son personnage). D’autre
part, cette liberté, rencontre en même temps celle des autres. « Je ne
puis prendre ma liberté pour but que si je prends également celle des
autres pour but » dit Sartre dans « L’Existentialisme est un
humanisme ». « Je ne puis être libre tout seul ». Ce n’est qu’à l’intérieur
d’une intersubjectivité que le problème moral se pose. Ce n’est donc pas
un « tu dois » qui commande l’action morale, mais un « nous devons ».
Et c‘est dans une entreprise collective de libération que la liberté doit
s’engager. C’est une fraternité dans l’action, que porte en soi mon
engagement. Mais ce n’est qu’à partir de mon choix, que j’assume, dans
la solitude, que mes actes peuvent prétendre à l’authenticité morale, et
qui seul, me permet d’échapper à la soumission aveugle pour une
idéologie, serait elle même, une idéologie de la libération.
C’est en cela que Sartre s’oppose aux marxistes. Dans « Pour une
Morale de l’Ambiguïté », Simone de Beauvoir traduit bien cette
opposition, en écrivant : « Les marxistes avaient pourtant toujours la
tendance à condamner une philosophie de la liberté au nom de l’action.
Ils déclarent avec autorité que l’existence de la liberté rendait impossible
tout entreprise concertée selon eux, si l’individu n’était pas contraint par
le monde extérieur à vouloir ceci plutôt que cela, rien ne le défendrait
contre ses caprices... Admettre la possibilité ontologique d’un choix, c’est
trahir la cause ». La cause, c ‘est celle du parti. L’on sait ce que Lénine
pensait de l’action morale :« J’appelle action morale, toute action utile au
parti ; et immorale toute action qui lui est nuisible » et, « comme le parti a
toujours raison », la morale est vidée de sa substance. En opposition à
la thèse marxiste, Simone de Beauvoir souligne : « Ni le mépris, ni
l’estime n’auraient de sens si l’on regardait les actes d’un homme
comme une pure résultante mécanique, pour s’indigner, pour admirer ; il
faut que les hommes aient conscience de la liberté des autres et de leur
propre liberté ».
Puis elle précise : « la liberté est la source d’où surgissent toutes
les significations et toutes les valeurs ; elle est la condition originelle de
toute justification de l’existence ; (...) la liberté s’exige universellement ».
Nous l’avons vu aussi avec Kant, tout mécanisme renvoi à la nature, (les
phénomènes physiques, ou les comportements des animaux) et
précisément, la morale est notre passage hors de la nature, par un acte
libre. Car la liberté n’est pas une donnée de la nature, une qualité
naturelle, mais elle est, comme l’existence elle même, en se faisant être.
C’est ainsi que pour l’auteur du « Deuxième sexe », les femmes ne
réalisent leur existence de femme, que dans le libre choix qu’elles font
de leur féminité. Mais il est vrai que cette liberté ne peut se vouloir que
comme mouvement indéfini, et elle doit refuser les contraintes qui
arrêtent son élan. La liberté apparaît toujours comme un mouvement de
libération sans fin.
En fait l’authenticité reste inaccessible, et ne peut jamais être un
état permanent. D’une part, la conscience est toujours menacée d’être
de mauvaise foi, du fait de la non-coïncidence avec soi, et d’autre part la
liberté est ambiguë puisqu’elle a à se libérer, et qu’aucune libération
n’est définitive. Oreste dans « Les mouches » doit lui aussi porter le
fardeau de son initiative, de sa liberté, jusqu’au bout et dans l’angoisse.
Nous allons maintenant réfléchir à un problème majeur, concernant
la violence et son rapport avec la morale. Ce problème est d’importance
puisqu’il pose la question de la légitimité de la violence révolutionnaire.
Toute violence est-elle immorale ? La violence contre l’oppression : du
maître sur son esclave, du féodal sur les masses populaires, du
colonialiste sur les colonisés ? Si Sartre ne s’est guère engagé pendant
la période de l’occupation, (après l’échec du réseau « Socialisme et
liberté »), il s’est par contre totalement engagé dés l’après guerre, pour
les luttes anticolonialistes. Et ces luttes, nous le savons, furent d’une
extrême violence. Voyez par exemple sa solidarité pour le Front de
Libération National algérien. Sartre écrira une préface à ce livre très rude
de Frantz Fanon : « Les damnés de la terre », Psychiatre martiniquais,
ayant rejoint les rangs du FLN. Frantz Fanon y analyse les ressorts
psychologiques de la violence du colonisé et y voit un moment essentiel
de sa prise de conscience : « La violence du colonisé unifie le peuple »
(...) « Au niveau des individus, la violence désintoxique. Elle débarrasse
le colonisé de son complexe d’infériorité, de ses attitudes contemplatives
ou désespérées ». Et Sartre d’écrire dans sa préface, à propos de cette
guerre d’Algérie : « Ils ont bonne mine les non-violents. Ni victime, ni
bourreau » et plus loin : « Mais si le régime tout entier, et jusqu’à nos
non-violentes pensées, sont conditionnés par une oppression millénaire,
votre passivité ne sert qu’à vous ranger du côté des oppresseurs. La
France autrefois, c’était un nom de pays ; prenons garde que ce ne soit,
en 1961, le nom d’une névrose ». Sartre n’est donc pas du côté de la
non-violence, mais il n’est pas non plus un apologiste de la violence. Ce
que nous allons voir.
Dans les « Cahiers pour une morale », Sartre analyse comment
la violence apparaît dans le monde, et comme type de rapport avec
l’autre. Il y a en premier lieu la violence la plus brutale, la violence pure,
qu’il avait déjà analysée dans ses « Réflexions sur la question juive ».
Comme la violence de l’antisémite, cette violence refuse de s’appuyer
sur le monde, de faire avec lui, et préfère la destruction du but. Il se
compare à une force de la nature, l’essence même de la haine,
imperméable à toute communication, et niant cette altérité qu’il juge
impure. L’antisémite se veut impitoyable. Puis Sartre distingue
différentes attitudes existentielles qui maintiennent la violence au
principe des relations interhumaines.
J’en prendrai un exemple intéressant dans un autre texte : Dans sa
Conférence de Rome, de 1964, Sartre prend l’exemple des mères
infanticides de Liège, en 1962, qui avaient décidé de tuer leur bébé
après la naissance au lieu de les élever comme handicapés à vie. De
graves malformations de ces enfants sont apparues, suite à l’absorption
de la Talidomide, médicament insuffisamment testé par l’industrie
pharmaceutique. Que dit Sartre: premièrement il note que le contrôle de
la natalité peu développé à cette époque, ainsi qu’une condamnation de
l’avortement par l’Eglise, ne pouvaient que produire une telle attitude.
L’attitude de ces mères se situe au cœur du conflit, entre la conviction
des uns, que la possibilité de vivre doit être inconditionnelle, et celle des
autres pensant qu’il est interdit de prolonger la vie d’un homme si on ne
lui donne pas les chances de vivre une vie vraiment humaine. Ainsi, pour
Sartre, cette violence résulte de ce conflit entre des normes morales en
opposition, et l’attitude courageuse de ces femmes, qui est avant tout «
manifestation de l’avenir », signe d’une révolte et d’un désespoir humain
tout à fait compréhensible, voire comme signe d’une « lutte entreprise
contre un état de choses au nom d’un sens à venir de l’homme».
L’acquittement de ces femmes par le tribunal de Liège, souligne le
caractère parfois progressiste, puisqu’il anticipe le débat contemporain
sur le droit de vivre et de mourir dignement, voir sur l’euthanasie, d’un
acte violent et contraire à la moralité ambiante. Nous savons aujourd’hui
le chemin parcouru dans ce domaine des mœurs depuis 1962.
Sartre pense que la situation historique produit d’elle-même des
transformations qui ne peuvent se développer que dans la violence. En
cela il reste proche de la conception hégélienne de l’histoire. La prise
des armes reste un moment essentiel dans le développement de
l’histoire. La prise de la Bastille est la manière dont le peuple français se
donne une identité, celle de citoyens libres. L’action révolutionnaire a
rendu irréversible ce passage de l’histoire. Même Kant qui n’approuve
pas la violence révolutionnaire reconnaît, à propos de la RF, qu’un soleil
s’est levé, éclairant l’horizon de l’histoire. Pour Sartre, la violence est
légitime, ou pour le moins nous pouvons en comprendre le sens, lorsque
l’oppression ne permet plus aucun autre partage, aucune autre
médiation que la contre-violence.
Pendant la colonisation de l’Algérie, quel sens pouvait avoir cette
assimilation, entre un dominant qui a pour lui la puissance policière,
militaire et économique, et un dominé, exploité et réduit au statut de
sous citoyen, parfois affamé. L’oppression crée la violence et nous
savons bien que si l’on veut la libération des peuples, on n’évitera pas
des prises d’armes. C’est ainsi que Sartre soutiendra, la révolution
cubaine, celle d’Algérie, celle du Vietnam, puis la cause des palestiniens,
même s’il reste très attaché à son amitié pour Israël. Il servira la cause
révolutionnaire par sa notoriété internationale. Cela ne veut pas dire qu’il
appelait à cette violence. Il constate que ses peuples ont pris les armes
et que dans cette condition, il pense que son nom peut servir à quelque
chose, peut être en abrégeant cette violence, en montrant que la France
poursuit une mauvaise route en Algérie. Mais cela ne veut pas dire que
Sartre pense la violence comme porteuse de sens ou de vérité en ellemême. La fin ne justifie aucunement les moyens. N’importe quel moyen
ne peut produire la fin recherchée. Dans les « Cahiers pour une
morale », Sartre prend l’exemple du viol. Si la fin est de séduire une
personne, quel que soit le mode de séduction, si la séduction ne se fait
pas sous la forme du consentement réciproque et mutuel, alors l’illusion
d’atteindre au but, produit en réalité la destruction de la fin. La violence
est une action par défaut, faute de penser les médiations. Ces
médiations passent par la lucidité, la conscience de soi et la capacité à
se relier à autrui dans la communication. La valeur suprême est
finalement la générosité, c’est-à-dire la capacité à se sacrifier soi-même,
pour que quelque chose puisse arriver. Il n’y a pas chez Sartre de
morale de la violence, même s’il saisit le conflit au cœur des rapports
avec autrui, et dans l’histoire. Il décrit le monde tel qu’il est. Ni angélisme
ni apologie de la violence, mais il soutient indéfectiblement les peuples
dans leur lutte pour la libération. « Contre l’oppression il y a toujours une
possibilité d’affirmer par la résistance et par la révolte, une praxis autre,
qui sera celle de l’homme libre prêt à mettre sa vie en jeu ». C’est sur ce
point que Sartre s’opposera à Camus, qui condamne la contre-violence
légitime des opprimés au même titre que la violence des oppresseurs.
Ce qui a conduit Camus à refuser aux Algériens le droit à l’insurrection
violente (armée) contre la puissance coloniale. Pour Sartre au contraire
« l’activité guerrière (du combattant algérien) est restitutive, puisqu’elle
vise à rétablir la structure brisée par le colonialisme ». Révolte qui est
autant celle du défi que celle du désespoir. En somme le colonisé est
doublement aliéné, d’une part, par la violence qui lui est faite et par celle
qui le condamne à se sacrifier. Il sera intéressant de comparer, à ce
sujet, « les justes » de Camus et « Les mains sales « de Sartre.
Pour éclairer ce problème si important de la violence, je voudrais
faire quelques remarques sur cette pièce de théâtre de Sartre : « Les
Mains sales ».
Cette pièce, parue en 1948 et qui met en scène des
révolutionnaires d’un parti communiste, prolétarien, est dirigée, dans sa
cellule combattante et clandestine, par Hoederer, un militant aguerri. Sa
politique semble toutefois contestée par les dirigeants du Comité
Central, et qu’il fut décidé de le liquider. Cette tâche va incomber à
Hugo, nouveau membre de ce parti, dont l’origine sociale tranche avec
les prolétaires qui l’entourent. Hugo est en effet un jeune bourgeois en
rupture avec sa classe d’origine, et apparaît en porte-à-faux par rapport
à ceux dont il prétend servir la cause. Les autres camarades du Parti
jugent son engagement comme celui d’un adolescent en crise contre sa
famille. Son engagement n’est pour eux qu’un geste. Lui-même éprouve
le sentiment de n’appartenir à aucune réalité sociale, en rupture avec sa
classe d’origine et sans être rattachée au prolétariat, pour lequel il est
prêt à tuer et à mourir. Et c’est lui qui est chargé de tuer Hoederer. Mais
ce qui sépare aussi Hugo de Hoederer, c’est aussi sa conception du
combat politique. Hoederer connaît toutes les ficelles de l’action politique
et sait utiliser tous les moyens pour parvenir à ses fins. Il faut combattre
sur le même terrain que ses adversaires et comme le mensonge, la
violence sont de mise dans cette société, il faut pour combattre, user de
ces moyens. C’est le souci de l’efficacité politique au service des
hommes : voilà ce que symbolise « les mains sales ». Hoederer
l’exprime brutalement à Hugo : « Comme tu tiens à ta pureté mon petit
gars ! Comme tu as peur de te salir les mains. Eh bien, reste pur ! A quoi
cela servira-t-il, et pourquoi viens tu parmi nous ? La pureté, c’est une
idée de fakir et de moine. Vous autres, les intellectuels, les anarchistes
bourgeois, vous en tirez prétexte pour ne rien faire. Ne rien faire, rester
immobile, serrer les coudes contre le corps, porter des gants. Moi j’ai les
mains sales, jusqu’aux coudes. Je les ai plongées dans la merde et le
sang. »
Hugo, face au réalisme de Roederer et à son expérience,
comprend qu’il a encore à conquérir son âge d’homme. Hugo fait aussi
penser à Oreste dans « Les Mouches », car lui aussi va rechercher cet
âge d’homme en s’attachant à un crime, en tuant Hoederer, comme
Oreste avait tué sa mère et le tyran. C’est d’autant plus accablant pour
Hugo, que Roederer le saisi pleinement : « Tu es un môme qui a de la
peine à passer à l’âge d’homme mais tu feras un homme très acceptable
si quelqu’un te facilite le passage ». Cependant cette confiance qui
semblait naître entre eux deux ne tiendra pas devant la jalousie qu’Hugo
éprouvera en voyant sa femme dans les bras de Roederer. Il tirera sur
Roederer. Cette femme est là comme un piège car elle aussi est
fascinée par Roederer. Tuer Roederer par jalousie, et non pour des
raisons politiques, c’est faire de son crime un acte absurde, d’autant plus
absurde que depuis le meurtre, Roederer va devenir, en fin de compte,
pour sa ligne politique reconnue par le Bureau central, le grand homme
du Parti. C’est un échec total, qui conduira Hugo au suicide, lequel
suicide fera aussi la preuve de son « irrécupérabilité » pour le Parti.
Il va de soi que Sartre a une préférence pour Roederer, mais il a
aussi une certaine compréhension pour Hugo, qui comme ses élèves,
dira-t-il, n’arrivent pas à rejoindre le Parti communiste à cause de la
culture libérale qu’ils ont reçu. Je pense aussi à ces jeunes gens, qui ont
préféré au travail de l’ombre pour la résistance organisée et officielle,
des actions d’éclat, sans lendemain et qu’ils payèrent de leur vie, eux et
parfois celle aussi des otages. Mais c’est aussi la situation de Sartre,
intellectuel d’origine bourgeoise, qui n’est pas non plus rentré au Parti.
Hugo est aussi un intellectuel, qui ne cesse de réfléchir, de contester ses
projets ou de nuancer sans fin ses sentiments. Il recherche dans l’action
une objectivité dure qui le justifierait ; se prendre au sérieux par un acte
héroïque, un acte d’une extrême violence. C’est ce que lui dit Roederer :
« Tous les intellectuels rêvent de faire de l’action » ; « Quelle rage avezvous tous, de jouer aux tueurs ? » ; « Un intellectuel, ça n’est pas un vrai
révolutionnaire ; c’est tout juste bon à faire un assassin ».
Je pense que la question du rôle de l’individu dans le choix qu’il fait
de sa situation est essentielle. Car, ce n’est pas la situation, si juste soitelle, sa juste cause, qui la définie, mais l’action que les hommes vont
choisir de faire. Leur choix n’est certes pas arbitraire, mais il n’est pas
non plus réductible à un mécanisme, ou à des nécessités purement
objectives. Mais peut-on vraiment faire d’un intellectuel un
révolutionnaire ? Enfin, on peut voir aussi dans cette pièce les deux
morales s’affronter : l’une qui se préoccupe de sa justification
personnelle, de sa valeur propre, de son salut, de ses mérites, de la
pureté de ses intentions, une morale bourgeoise ; et l’autre, une morale
de l’efficacité, une morale des résultats, où c’est la cause qui commande
et non le désir héroïque d’être mis à l’épreuve.
J’ajouterai cependant, une autre interprétation de cette pièce, qui
nous fera comprendre que Sartre n’a peut-être pas tranché entre le parti
d’Hugo ou celui de Roederer. En effet ne peut-on pas voir cette pièce
comme une dénonciation du stalinisme, de sa mécanique implacable qui
fait d’un traître, un héros, par le coup de baguette magique du Parti.
Même si dans ses années 50, Sartre ne s’est pas encore éloigné du
Parti Communiste, il nous présente ce militant, comme une brute
stalinienne, cynique, contre le romantique Hugo et ses états d’âme.
Sartre a-t-il vraiment choisi ?
On ne peut pas ne pas rendre compte de la pièce de Camus : « Les
Justes », et de la comparer avec celle de Sartre « Les Mains sales ».
Quel est le propos ? En 1905, un petit groupe de terroristes russes
ont décidé de tuer le Grand Duc Serge dont la calèche emprunte un
itinéraire soigneusement étudié. L’un d’eux, Kaliayev, le poète, se
désigne pour lancer la bombe. Encore un intellectuel, « qui se pose trop
de question, il discerne trop sensiblement la différence des êtres, et par
là rend malgré lui justice à une part de l’ennemi » pense Fédorov, le
chef. Mais au moment de lancer sa bombe, Le poète perçoit deux
occupants imprévus ; les enfants du Grand-Duc. Il ne lance pas la
bombe. Assassiner des enfants n’entre pas dans sa mission. Devant la
colère du chef, le poète dira : « j’ai accepté de tuer pour renverser le
despotisme. Mais derrière ce que tu dis, je vois s’avancer un despotisme
qui, s’il s’installe jamais, fera de moi un assassin alors que j’essaie d’être
un justicier ». L’attentat aura lieu quand même et Kaliayev le mènera
jusqu’au bout. Il ne cherchera pas à s’échapper et sera arrêté. Dans sa
prison, il recevra la visite de la veuve du Grand-Duc, et, pardonnant au
meurtrier de son mari, elle viendra demander la grâce de Kaliayev.
Quelle ambiguïté que cette révolte ! Jamais tout à fait innocente, jamais
tout à fait coupable. Le Poète refuse sa grâce et trouve son salut dans le
choix qu’il fait de sa propre mort. C’est un juste qui accepte de tuer pour
une cause qu’à la condition de mourir à son tour.
Camus pose bien le problème de la responsabilité du révolté dont
la cause est juste, mais les moyens ne peuvent être élevé comme valeur
humaine à venir. Camus dira à leur propos : « Leurs cœurs extrêmes
n’oubliaient rien... Une vie est payée par une autre vie et, de ces deux
holocaustes, surgit la promesse d’une valeur (...) Ils ne mettent donc
aucune idée au-dessus de la vie humaine, bien qu’ils tuent pour l’idée.
Exactement, ils vivent à la hauteur de l’idée. Ils la justifient, pour finir, en
l’incarnant jusque dans la mort... D’autres hommes viendront après
ceux-là qui, animés de la même foi dévorante jugeront pourtant ces
méthodes sentimentales et refuseront d’admettre que n’importe quelle
vie soit équivalente à n’importe quelle autre. Ils mettront alors au-dessus
de la vie humaine une idée abstraite, même s’ils l’appellent l’Histoire, à
laquelle soumis d’avance, ils décideront, en plein arbitraire, de soumettre
aussi les autres ».
Nous voyons bien tout ce qui sépare Sartre et Camus dans leur
conception de l’action morale et de la révolte. A partir de la publication
de « L’homme révolté » et en pleine guerre d’Algérie, le différend entre
Camus et Sartre va se creuser. Pour Camus, la révolte légitime des
Algériens ne rend pas légitime leur revendication, à savoir
l’indépendance nationale et l’exclusion des Français d’Algérie. On sait
pourtant ce qui se passa en Algérie. Même ceux, qui eurent à subir les
tortures de la Gestapo, la firent subir à leur tour. Les deux camps
oeuvrèrent dans la guerre, c’est-à-dire dans un vide moral absolu.
Pour finir je voudrais faire un petit commentaire de la dernière pièce de
Sartre : « Le Diable et le Bon Dieu », pièce écrite et jouée en 1951.
Cette pièce marque la troisième étape dans la pensée morale et
politique de Sartre. En effet, la première étape, Roquentin dans « la
nausée » est un personnage dont la conscience est enlisée dans
l’absurde et sans issue véritable. La deuxième étape « Les mouches »,
exprime la liberté dans l’action, que réalise Oreste. », puis « Les mains
sales », c’est celle de l’engagement ou (le faux engagement), qui échoue
cependant, tant par l’ironie de l’histoire que par la contingence de la
politique. Enfin, la troisième étape « Le diable et le Bon Dieu »,
représente cet effort tragique d’une liberté qui se débat avec ses
illusions, et qui s’émancipe dans une morale révolutionnaire.
Résumons la pièce : Elle se déroule dans l’Allemagne du 15ième
siècle, lors de la révolte des paysans contre l’église.
Goetz, bâtard d’une famille noble, a participé puis trahi la rébellion de la
ville de Worms et a tué son frère qui la dirigeait, soit disant pour sauver
ainsi les prêtres prisonniers par le peuple révolté. Désobéissant aux
ordres de l’Archevêque, il décide de raser la ville par simple envie de
faire le Mal et de défier dieu.
Pour sauver le clergé menacé par Nasty, un homme du peuple,
leader des pauvres, prophète et révolutionnaire, qui dirige l’armée des
pauvres, Heinrich, modeste curé, prêtre progressiste, aimé des pauvres,
livre la ville à Goetz. Ce dernier qui s’apprête à ordonner le massacre,
est convaincu par Heinrich que le Bien est plus difficile à faire en ce
monde que le Mal. Par défi, Goetz décide de se consacrer uniquement à
faire le Bien. Mais il fait le Bien par orgueil et de fait il corrompt les
pauvres. Il libère sa maîtresse-otage-putain, Catherine, la victime de
Goetz, mais qui aime son bourreau, son seul lien sur la terre. Femme
humiliée, aliénée qui mourra de chagrin ; il distribue ses terres aux
paysans, cela déclenchera une guerre ; il se fait le prophète de l’amour,
ses adeptes non-violents mourront en martyrs.
Ayant échoué à faire le Bien, Il se retire avec Hilda dans la forêt où il
mène une vie d’ermite. Hilda est un personnage plus humain, elle
représente la générosité et la révolte. Heinrich vient juger les actes de
Goetz, mais celui-ci le tue, affirmant la mort de Dieu, et que l’homme est
seul. Il finit par accepter de diriger l’armée de Nasty, devenant un chef
au service de la révolution.
Retenons les trois étapes de la conversion de Goetz :
1- La solitude du Mal.
2- La solitude du Bien.
3- La « mort de Dieu » » et l’engagement.
Passons maintenant à la signification et aux enjeux de cette pièce
de théâtre : - Un violent refus d’une morale fondée sur une croyance
religieuse, sur une transcendance. « Le ciel est vide ». L’homme est
pure contingence, et c’est, par ses seules forces qu’il institue des
principes moraux toujours contestés. « Si dieu existe, l’homme n’existe
pas ; si l’homme existe, Dieu n’est pas » dit Goetz.
- Un engagement dans l’Histoire par une découverte
progressive de Goetz : une véritable morale historique, hors de tout
absolu, Bien ou Mal. Il devient le chef au service de la révolte des
paysans : « Voilà le règne de l’homme qui commence »… « je ne
flancherai pas. Je leur ferai horreur puisque je n’ai pas d’autres manières
de les aimer…je resterai seul avec ce ciel vide au-dessus de ma tête,
puisque je n’ai pas d’autre manière d’être avec tous. Il y a cette guerre à
faire et je la ferai ». Goetz choisi un destin humain au milieu des
hommes ( Opposé à Oreste). Goetz échoue dans le mal, qui n’était
qu’une simple révolte métaphysique pour provoquer Dieu. Mais Dieu est
mort, il ne reste plus qu’à se tourner vers les hommes. Cependant Goetz
n’a pas su non plus se faire aimer des hommes en construisant une
« Cité du bonheur », qui n’était encore qu’un autre défi à Dieu. Il reste
les hommes : « Rien que la terre !...Adieu les monstres ! Adieu les
Saints ! Adieu l’orgueil, il n’y a que des hommes ». Goetz découvre la
solidarité concrète dans le combat pour la libération de l’esclavage.
À la charité idéaliste, il oppose l’engagement pour « les damnés de
la terre ». Goetz adopte une « philosophie de l’histoire » de type léniniste
(Castro, le Che). Voilà encore ce qui l’oppose à Camus : la différence
entre le révolté (« L’homme révolté ») et le révolutionnaire. « Le révolté,
dit Sartre, dans son essai sur Baudelaire, tient à maintenir intact les abus
dont il souffre pour pouvoir se révolter contre eux, alors que le
révolutionnaire veut changer le monde et le dépasse vers l’avenir, vers
un ordre de valeurs qu’il invente ».
Problèmes cependant :
Le révolutionnaire ne trouve-t-il pas dans la révolution, une autre
manière d’affirmer sa volonté de puissance ? Ne se réaliste-t-il pas dans
une violence « légitime », dans une certaine licence morale qui se cache
derrière la mythique lutte finale et l’espoir d’un monde meilleur ?
Paul Ricoeur dans un article d’ « Esprit » en 51, écrit : « La fin de
cette pièce est d’une probité exemplaire ; Sartre n’a point voulu hausser
l’espoir ; l’histoire est difficile et il n’est pas certain que la violence
progressive puisse échapper à son propre piège, ni résoudre ses
propres contradictions ; mais la chance ne peut être saisie sans les
périls »… « L’espoir est dans la jeunesse des révolutions, le maléfice est
dans leur maturité ; tout est encore possible avant le point d’inflexion ou
la révolution adulte se laisse corrompre par le pouvoir de ses nouveaux
maîtres. Cependant, ce mal n’était-il pas là, dés l’origine ? En effet, dés
le début, Nasty a dû mentir au peuple pour le dresser contre le pouvoir
clérical ».
En cela, la conversion de Goetz est celle d’une conscience
tragique, car si elle ne se débat pas face au destin, elle se bat contre ses
propres illusions. Ce que découvre Goetz, c’est son imposture et sa
mauvaise foi. Il lui faut reconnaître son imposture, reconnaissance qui se
fera dans la solitude d’un ciel vide. L’athéisme devient alors cette
tentation de récupération de l’humain par l’humain comme le dit Paul
Ricoeur. C’est une critique déjà connue : C’est une thèse de Feuerbach
qui se résume ainsi : une aliénation de l’homme dans une projection
monstrueuse de lui-même (Dieu). Toutefois peut-on être certain que la
fin de la foi pourrait être la fin de l’imposture ? Ne faut-il pas accepter
son inauthenticité originelle (Il n’y a pas de nature humaine qui nous
ferait être authentiquement par essence ; de Beauvoir : « la femme est
l’avenir de la femme »). De même, toute foi religieuse serait donc
mauvaise foi, et cette équivoque fait la force de cette pièce de théâtre.
Goetz est un faussaire. Il devient authentique dans son passage à
l’athéisme. C’est la fin de l’imposture, la découverte de la tricherie, sa
véritable responsabilité lucide. Selon Sartre toute morale qui n’implique
pas à son origine une profession d’athéisme est vouée à l’imposture,
puisqu’elle invite les hommes à trahir leur humanité, à renoncer à leur
existence même.
L’enjeu de cette pièce ne consiste pas dans un questionnement
religieux et encore moins sur une quelconque nostalgie de Dieu. C’est
une pièce qui, comme nous l’avons vu, porte sur ce difficile problème de
la morale et de l’histoire. En pleine guerre froide, après la révolution
cubaine, les luttes anti-coloniales en Indochine, en Algérie, à
Madagascar, Sartre se pose la question morale au cœur de cette
époque, et pour ce qui était pensé comme socialisme. En fait la pièce
tente de dévoiler les contradictions de l’époque et celles qui
accompagnent tout engagement dans l’Histoire.
C’est aussi le parcours personnel de Sartre, intellectuel en rupture
avec son milieu d’origine, très attaché à la liberté et à la conscience
subjective, qui découvre l’Histoire, le socialisme, les révolutions et les
luttes d’indépendance. Comme Goetz, il découvre ce que peut être une
morale engagée dans l’histoire, rompant avec les absolus moraux, Bien
et Mal, tournant le dos à l’idéalisme, mais aussi au matérialisme
dialectique du communisme (même s’il reconnaît l’importance du
marxisme). On sait quelles furent aussi les illusions de Sartre dans les
années 50, concernant l’URSS (« Ne pas désespérer Billancours »).
Puis dés les années 60, Sartre fut un des premiers à dénoncer le Goulag
et les échecs des révolutions. Je dirai personnellement qu’un intellectuel,
aussi grand soit-il ne fait que refléter les espoirs et aussi les désillusions
de son époque.
Cependant Sartre, dans la dernière période de sa vie ouvre sa
réflexion morale vers un point de vue nouveau, influencé qu’il fût par la
philosophie de Lévinas.
Pour expliquer ce rapprochement, j’en viens à ce dernier entretien
que Sartre a eu avec Benny Lévy (« L’espoir maintenant »).
Sartre reconnaît qu’il pensait une morale dans une conscience
exclusivement individuelle sans réciproque et sans autre, alors que
l’existence est liée à l’existence d’autrui (« L’Être et le Néant »). En fait
Sartre avait toujours pensé la présence de l’autre comme un pour autrui
en face d’un pour soi, alors qu’il faut penser la conscience de soi comme
une conscience de l’autre et comme « conscience pour l’autre », et c’est
cette « conscience pour l’autre », qu’il faut appeler conscience morale.
Cette positivité de l’autre comme constituant la seule morale
possible, Sartre ne l’avait pas pensée au début, pensant autrui en
termes hégeliens, c’est-à-dire autrui au sein de la lutte à mort des
consciences, au sein d’une co-existence difficile, dans un rapport
d’adversité, de menace (« L’enfer c’est les autres »). Ce tournant dans la
pensée de Sartre est due à sa découverte par Benny Lévy, d’Emmanuel
Lévinas. Cependant il ne semble pas souscrire à cette idée d’ « otage »
du Pour soi par Autrui, car s’il y a dépendance, celle-ci n’engage que
mon libre choix. La morale sartrienne, ne l’oublions pas, reste une
morale de la liberté et du choix.
Une dernière remarque sur cette morale sartrienne : à la fin de ses
entretiens (ne pouvant plus écrire par lui-même), Sartre retient deux
concepts, qui me semblent importants : Fraternité et radicalité.
Radicalité de quoi ? Sartre tente de rechercher des vraies fins
sociales pour la gauche (années 70-80) et de dire : Cette gauche est
malheureusement une gauche qui a tout lâché, qui est actuellement
écrasée et qui laisse triompher une droite misérable » (81 ?). Sartre
pense cette morale humaniste-révolutionnaire, comme une intention vers
l’homme (et non comme une donnée), une véritable obligation, un vrai
devoir d’humanité (en ce sens c’est assez kantien). C’est l’intention
d’être libre, de vouloir la libération de tous les hommes, libérés de leurs
aliénations, de toutes leurs aliénations. Cette intention doit être radicale,
et ne s’arrête pas à tel ou tel moment historique particulier : elle est
transhistorique et pour parler comme Kant c’est un devoir-être, un point
cardinal, pour l’action aujourd’hui et pour l’avenir. Voilà le sens de cet
espoir, qu’il exprime dans ces quelques mots à la fin de sa vie :
« Il faut essayer d’expliquer pourquoi le monde de maintenant, qui
est horrible, n’est qu’un moment dans le long développement historique,
que l’espoir a toujours été une des forces déterminantes des révolutions
et des insurrections et comment je ressens encore l’espoir comme ma
conception de l’avenir ».
De même la fraternité qu’a connue la France en 1789 jusqu’à la
Commune, Sartre la revoit surgir en 68, avec la résistance des étudiants
contestataires et les approches de démocratie directe qu’il oppose à la
bureaucratisation des partis, à l’électoralisme de la démocratie
bourgeoise, bref à une politique professionnalisée, médiatisée
(marketing politique) et donc sans aucune intention ni valeur morale.
La prochaine fois nous nous interrogerons sur une orientation très
contemporaine de l’éthique : L’éthique environnementale, qui loin d’être
une simple éthique appliquée, semble se vouloir une éthique propre, voir
une philosophie ( « une philosophie de l’environnement ») et qui se veut
résolument tournée vers l’avenir.
SIXIÈME PARTIE
Mercredi 15 décembre 2010
Éthique de l’environnement
J’en commencerai par rappeler certaines idées déjà développées
dans mon tout premier cours ici à l’Institut Municipal, il y a déjà 6 ans,
sur la mondialisation, à propos du sens du « Cosmos » (l’univers
considéré dans sa totalité) chez les Stoïciens et particulièrement chez
Marc Aurèle, l’Empereur philosophe.
Marc Aurèle dans ses « Pensées », pense à la fois une physique
qui révèle le cours de la nature universelle, savoir qui a pour but de
transformer le regard porté sur le monde, et en même temps, il conçoit
une éthique qui recommande d’accueillir avec piété et complaisance tout
ce qui dépend de la nature et commande de ne rien désirer, que ce qui
dépend de nous.
« Qui ne sait ce qu’est le monde, ne sait où il est lui-même, et celui qui
ne sait pas pourquoi le monde existe, ne sait pas ce qu’il est lui-même.
Celui qui manque une de ces questions ne peut dire pourquoi il existe
lui-même » Pensées (8,52)
La pensée du Tout, c’est la pensée de l’unité vivante du
« Cosmos ». Pour les philosophes de l’Antiquité, philosopher c’est voir
toutes choses d’un point de vue pris de nul part, c’est-à-dire dans la
perspective du Tout. Philosopher c’est voir d’une seule vue, et c’est ce
qui est le propre de la contemplation (« théoria ») chez Platon, ou chez
Aristote. Devenir le spectateur du monde et reconnaître que nous
sommes habitants du monde, créatures prisent avec d’autres dans « l’en
trelacement serré des fils de la destinée » voilà ce que pense Marc
Aurèle.
Poursuivant cette idée de « voir d’une seule vue », propre à la
pensée philosophique, je voudrais vous évoquer le choc que beaucoup
d’entre nous avons eu, en voyant les premières photographies prises de
la Terre depuis l’espace, en 1969. Nous avons pu embrasser d’un seul
regard notre terre notre séjour, qui a fait naître la vie : La planète bleue.
Enfin était réalisé ce regard du Tout, qui embrasse en un seul coup
d’œil le tour du monde et considère le Tout dans une perspective
cosmique. Enfin l’homme fut replacé dans une perspective cosmique, et
que découvre-t-il ? Il découvre l’extrême vulnérabilité de notre existence
au sein de cet écosystème unique, fragile, extrêmement précieux d’où
émerge toute vie. Ce regard éloigné rappel l’humanité à sa condition
terrestre et à sa finitude et bien évidemment à sa responsabilité au sein
de la biosphère. Cette distance nous aide à revenir au réel.
Paradoxalement, ces photographies prisent lors de l’expédition
lunaire donnent à voir en premier la terre elle-même. Je voudrais vous
lire un passage des entretiens de Michael Collins, le cosmonaute de
l’expédition lunaire « Apollo 11 » :
« Lorsque j’ai voyagé sur la lune, ce qui m’a laissé le souvenir le plus
inoubliable, ce n’est pas ma proximité avec cette planète couverte de
bosses, mais bien plutôt ce que j’ai vu lorsque j’ai tourné mes yeux en
direction de la planète fragile où j‘habite ; un fanal brillant de mille feux
qui attire à lui le voyageur, une merveille de couleur bleue et blanche, un
poste avancé minuscule, suspendu dans l’infinité noire. La Terre doit
être protégée et entretenue à la façon d’un trésor, à la façon de quelque
chose de précieux qui doit durer ».
Tout est dit dans ces propos du cosmonaute : le choc esthétique
que provoque cette vue de la Terre, mais aussi cet éveil d’une réponse
éthique, comme le confirme « ce quelque chose de précieux qui doit
durer ». Nous avons le devoir de protéger le trésor. C’est un impératif
éthique, qui commande en premier lieu de renoncer à nos prérogatives
de ce « maître et possesseur de la nature » théorisé par le rationalisme
cartésien. L’homme doit devenir le gardien bienveillant de la création.
Ces photographies opèrent une véritable révélation de type épiphanique
(comme une saisissante apparition). Nous découvrons notre
responsabilité morale. Ce qui nous oblige à nous intégrer
harmonieusement au sein du Tout, dont les hommes ne sont que des
parties, comme le pensaient les philosophes de l’Antiquité.
Cette admiration que nous éprouvons à ces photographies (hélas !
nous ne ferons l’expérience que de ces photos…), révèle que la Terre
est non seulement belle, mais aussi vulnérable. Ce qui caractérise notre
écosystème, c’est sa vulnérabilité.
Enfin les hommes peuvent voir le spectacle dont ils font partie
intégrante, et ce spectacle dans sa dimension épiphanique fut la source
et l’éveil de la conscience écologique.
Cependant la crise environnementale que nous connaissons
aujourd’hui produit deux visions distinctes : soit cette Terre vue d’en haut
nous saisie comme faisant partie d’un Tout et dont nous sommes
responsables. Soit l’homme se sent étranger sur terre et cherche à s’en
aller loin de la terre vers l’espace cosmique. De ce point de vue nous
pouvons comprendre l’analyse d’Hannah Arendt dans « Conditions de
l’homme moderne » où elle écrit que « l’émancipation, la laïcisation de
l’époque moderne qui commença par le refus, non pas de Dieu, mais
d’un Dieu Père dans les Cieux, doit-elle s’achever sur la répudiation plus
fatale encore d’une Terre, Mère de toute créature vivante ».
Le mot est fort, la « répudiation » de la Terre Mère, laissant place à
un désir colonialiste de l’espace, une sortie possible hors de notre
demeure. De mon point de vue, ce désir de répudiation exprime tout
notre malaise face au désastre imminent, que nous constatons tous les
jours, dans tous les domaines de la biodiversité. J’ajoute de surcroît que
cette ambition de conquête de l’espace est à la mesure de cette
conquête technologique, considérée comme une fin en elle-même, et
reposant aussi sur cette position philosophico-religieuse de l’homme
« comme maître et possesseur de la nature ».
La « crise écologique » aujourd’hui, massive et inquiétante,
n’appelle-t-elle pas de nouvelles considérations morales, et plus encore
une véritable philosophie et éthique de l’environnement ? Non pas une
éthique appliquée à l’environnement, mais une éthique en soi, propre à
l’environnement.
Pour commencer, nous allons relever quelques idées fortes de la
thèse du philosophe Hans Jonas (philosophe né en Allemagne, élève de
Heidegger et dont l’œuvre deviendra un des socles de réflexion de tous
les penseurs de l’écologie). La première idée concerne la
reconnaissance du vide éthique à propos de notre action sur la nature ;
La deuxième concerne cette vulnérabilité de la nature ; La troisième,
concerne le souci de l’avenir pour répondre aux générations futures ; La
quatrième porte sur la découverte de notre dépendance à l’égard de la
nature et établit les bases d’une éthique de la responsabilité (« le
principe responsabilité »).
Première idée de Hans Jonas : Jusqu’à aujourd’hui, la technique (à
l’exception de la médecine), était neutre du point de vue éthique « tant
du point de vue de l’objet que du sujet d’un tel agir », « la technique
étant considérée comme un progrès autojustificateur vers le but principal
de l’humanité ». En effet, Hans Jonas voit même dans ce progrès de la
technique, le triomphe de l’homo faber sur l’homo sapiens, la technique
étant sa propre fin. Par conséquent, l’éthique étant strictement
anthropocentrique, ne porte que sur le commerce de l’homme avec
l’homme. Je cite l’auteur : « La technique engendre la technique, dans
un mouvement de reproduction automatique qui échappe à ceux qui en
sont les auteurs, et en fait une véritable force naturelle, sans intelligence
et sans but ». Cette critique radicale de la technique mériterait des
nuances, mais laissons ce problème, et venons en à la thèse
essentielle : Il faut non pas nous développer aveuglément, mais contrôler
notre pouvoir, et savoir ce que la terre peut supporter. Hans Jonas
propose un nouvel impératif catégorique : « Agis de façon que les effets
de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie
authentiquement humaine sur terre ». C’est une obligation, non pas de
régression (« back to the tree ! » « Pourquoi j’ai mangé mon père » Roy
Lewis), mais de développement du savoir. Nous ne possédons pas le
savoir scientifique des effets futurs de nos actions actuelles.
La deuxième idée porte sur le constat de « la vulnérabilité de la
nature par l’intervention technique de l’homme ». Nous commençons à
nous préoccuper, du réchauffement climatique, de l’avenir de nos
déchets radioactifs, de la disparition à grande échelle des espèces
animales et végétales, de l’usage excessif des insecticides et autres
produits chimiques ayant des conséquences désastreuses sur notre
santé… Comme le dit Hans Jonas : « La nature en tant qu’objet de la
responsabilité humaine est certainement une nouveauté à laquelle la
théorie éthique doit réfléchir ».
Aujourd’hui, par la globalisation de la « crise écologique », nous
commençons à nous préoccuper de l’avenir, du futur des générations.
Ce souci du futur est cependant distinct de celui des « modernes » qui
voyait le futur comme un espoir de conquêtes et de progrès techniques
et économiques, sans se soucier des générations à venir. (voir le livre de
Bruno Latour : « Nous n’avons jamais été modernes »). Se soucier du
futur veut dire se soucier des conséquences de nos actes. C’est même
contre cette idée de progrès (autant chez les marxistes que chez les
libéraux) que Hans Jonas a pensé son éthique de la responsabilité.
L’éthique de l’avenir s’oppose à l’éthique du progrès, en faisant du futur
l’objet absolu de notre souci moral. Nous sommes en train de faire
l’expérience du futur, des générations futures, « nous devons préserver
la possibilité d’une vie future » comme le dit Hans Jonas. Il s’agit d’éviter
le sacrifice de l’avenir au profit du présent.
Cependant, il ne s’agit pas d’être contre la science, mais de
comprendre que la science n’est pas toujours neutre et qu’elle obéit à un
mouvement économique puissant que l’on appelle les techno-sciences. Il
ne s’agit pas d’opposer la science à l’éthique, mais de reconnaître que
dans l’état actuel du développement des techno-sciences il y a un vide
éthique (à l’exception de la médecine). Il reste à faire une critique sévère
de l’utopie technicienne, qui n’est qu’un fantasme selon Hans Jonas, une
utopie dangereuse comme beaucoup d’utopie. Il ne faut pas cependant
s’opposer à la science. Peut-être faut-il voir chez Hans Jonas un
catastrophisme et une « heuristique » de la peur, (heuristique : qui aurait
une utilité dans le processus de découverte de la science), ne laissant
qu’une portée négative à sa thèse. Hans Jonas pense que les hommes
n’avancent dans leur politique publique que par la peur. Comme pour le
contrat social selon Hobbes, qui ne fonctionne que par la peur, la
machine de l’Etat « le Léviathan », empêchant les hommes de
s’entredévorer comme des loups. N’est-ce pas aussi par la peur, par la
terreur que les hommes s’infligent eux-mêmes, par exemple, que des
traités de non-prolifération nucléaire ont pu être signés ? Même si nous
devons pas nous laisser prendre par le catastrophisme, il faut $en
urgence, redéfinir le rôle de la science dans l’optique de ce souci de
responsabilité. Il faut savoir comment sortir des impasses dans
lesquelles nous sommes et penser quelle politique moderne de
protection de la nature nous devons suivre.
Ce qu’il faut comprendre, c’est que nous sommes dépendant vis-àvis de la nature, qui n’est pas extérieure à nous. Il faut passer de
l’arrachement à l’attachement à cette nature et de voir que la fin de
toutes nos actions est en elle. Il faut donc considérer la nature comme
ayant une valeur intrinsèque. Comme le dit Hans Jonas : « Il n’est plus
dépourvu de sens de demander si l’état de la nature extrahumaine, la
biosphère dans sa totalité et dans ses parties, qui sont maintenant
soumises à notre pouvoir, n’est pas devenue par le fait même, un bien
confié à l’homme et qu’elle a quelque chose comme une prétention
morale à notre égard, non seulement pour notre propre bien, mais
également pour son propre bien et de son propre droit ».
Il nous faut donc maintenant définir ce que doit être une éthique de
l’environnement.
Commençons par poser les bases de notre réflexion, et
définissons ce que l’on peut entendre par éthique de l’environnement. Je
m’appuierai sur cet excellent ouvrage d’un philosophe spécialiste
d’écologie, Hicham-Stéphane AFEISSA, Éthique de l’environnement
(Vrin).
Voici la définition que cet auteur propose :
« L’éthique environnementale est une entreprise qui vise à déterminer
les conditions sous lesquelles il est légitime d’étendre la communauté
des êtres et des entités à l’endroit desquels, les hommes doivent se
reconnaître des devoirs, de la forme de la vie animale la plus fruste à
l’ensemble des écosystèmes qui composent notre environnement
naturel ».
Sur cette définition, nous pouvons faire quelques remarques : La
première, porte sur la nature même de cette éthique. Ce n’est pas une
éthique appliquée au domaine particulier de l’environnement, comme le
sont les éthiques de l’entreprise ou des affaires… éthique qui se
contente d’appliquer le modèle d’une morale normative ambiante
(d’inspiration le plus souvent utilitariste) aux problèmes suscités par le
développement technologique. C’est une définition qui fait de cette
éthique de l’environnement, une éthique ou une philosophie en soi de
l’environnement.
Deuxième remarque sur cette définition. Cette éthique a un nouvel
objet, le monde naturel. Le problème se pose de la valeur de cet objet
nouveau : peut-on l’envisager comme ayant une valeur intrinsèque ? Je
précise le sens de « valeur intrinsèque » : Si je dis la nature est utile, je
lui donne une valeur extrinsèque, c’est-à-dire relative à l’usage que les
hommes en font. Si je dis la nature doit être respectée, ce n’est pas par
un calcul d’utilité, un calcul économique par exemple. Ce respect que
nous lui devons doit avoir une valeur indépendante de nos égoïsmes, il
doit avoir une valeur intrinsèque, c’est-à-dire en elle-même, elle a sa
propre valeur, et en tant que telle, elle commande un certain nombre
d’obligations morales et juridiques. Il va de soit que cette notion de
valeur intrinsèque de la nature, (et celle des êtres et des entités qui la
composent) fera l’objet d’une critique approfondie, car de cette notion de
valeur intrinsèque découle la possibilité ou non d’une éthique de
l’environnement.
Troisième remarque : Cette éthique concerne non seulement le
présent, mai aussi le futur éloigné, inscrit dans la suite des générations à
venir, et qui doit par conséquent prendre en compte les effets à long
terme. Cela veut dire qu’il ne faut pas attendre que tel ou tel événement
nous tombe dessus pour y penser, mais « il peut être justifié, où il est
impératif de limiter, encadrer ou empêcher certaines actions
potentiellement dangereuses sans attendre que le danger soit
scientifiquement établi de façon certaine ». C’est ce que nomme Hans
Jonas, le « principe de précaution » ou « principe de prudence ».
Prudence, grande vertu que nous avons déjà mise en valeur en
réfléchissant à cette prudence aristotélicienne.
Quatrième remarque : Nous devons reconnaître aujourd’hui par
cette « crise écologique » sans précédent dans l’histoire humaine, que
les hommes produisent par leurs actions des modifications irréversibles
de l’ordre naturel. Nous devons à la philosophie de Hans Jonas, le
mérite d’avoir, dans son ouvrage fondateur de la philosophie de
l’écologie, « Le principe responsabilité », souligné cette vulnérabilité de
la nature et définit notre responsabilité morale à l’égard de cette nature.
Cinquième remarque : Dans cette définition que propose Stéphane
AFEISSA, une nouvelle méthode est requise. Cette méthode n’est pas
sans faire penser à la notion de « cosmos » grecque, car il s’agit d’une
approche « holiste », c’est-à-dire qui ne sépare pas les parties du Tout.
Par opposition, je pense à cette traditionnelle philosophie rationaliste
cartésienne entre autres, qui considère dans sa dualité ; « l’âme et le
corps », « l’homme et le monde ». Nietzsche a beaucoup ri à
l’évocation de « ce petit mot et » comme il le dit, entre l’homme et le
monde.
Pour prolonger la critique nietzschéenne, il faut peut-être en finir
avec toutes ces valeurs réglées sur des oppositions bipolaires comme
celles de : nature/culture, raison/nature, rationalité/animalité, fait/valeur,
homme/femme. En fait toutes ces bipolarités sont la cause de toutes les
formes de domination et du contrôle social, sur les femmes par exemple,
que ce soit sur la nature elle-même ou sur les animaux. Ce qui ne veut
pas dire, concernant le respect dû aux animaux, qu’il doive
nécessairement conduire à la barbarie, comme celle des nazis, qui on le
sait, avait même élevé les animaux sauvages à un rang supérieur à celui
de ceux qu’ils appelaient les « Untermenchens ». Sur cette question du
« droit » des animaux, nous allons en y revenir par la suite. Mais en
allant encore plus loin dans la critique de cette conception dualiste du
monde, certains auteurs, comme Nietzsche, rendent le christianisme
responsable de cet anthropocentrisme occidental et par voie de
conséquence, responsable de cette « crise écologique ».
Cette définition de l’Éthique Environnementale s’oppose
radicalement à des positions anthropocentriques, utilitaristes ou
pragmatiques.
Cependant cela ne veut pas dire que ces positions ne proposent
aucune avancée. En effet, nous pouvons considérer que les règles
nouvelles concernant l’usage des OGM, ouvre des perspectives
juridiques et politiques (comme ce fut le cas lors du Grenelle de
l’environnement). Mais il ne s’agit pas d’une promotion éthique de la
nature. Il s’agit de quantifier des risques sanitaires ou économiques, à
l’aide de l’expertise scientifique.
De la même manière, la loi Barnier propose une évaluation des
risques qui conduit à deux points importants : une élaboration des règles
du développement durable, et ce fameux respect du principe de
précaution. Cette position s’approche davantage de notre définition de
l’éthique environnementale, puisqu’elle élabore dans la pratique notre
responsabilité en matière écologique.
Ces positions, je le répète, présentent en soi des avancées pour
nos problèmes écologiques, mais restent en deçà de ce que représente
aujourd’hui la « crise écologique » qui défit nos possibilités de
reconstitution des stocks naturels et la restauration des équilibres. Il faut
repenser notre rapport à la nature tel qu’il est pensé par la tradition
philosophique, morale, scientifique et religieuse occidentale. Cette
tradition qui pense encore « l’homme comme maître et possesseur de la
nature », fait problème.
C’est ce que nous allons approfondir maintenant.
Venons en d’abord à cette notion de valeur intrinsèque. Comment
la justifier, par quels arguments ?
D’abord commençons par distinguer valeur inhérente et valeur
intrinsèque. La valeur intrinsèque d’une chose signifie que sa valeur est
non instrumentale, ayant donc sa propre fin. Pour Aristote par exemple,
une chose peut être dites un souverain bien, lorsque qu’elle est sa
propre fin. Cependant peut-on la définir comme une valeur absolue ?
Une valeur absolue est indépendante de toute valeur. Pour reprendre la
perspective kantienne, l’homme est valeur absolue, car elle est
indépendante de toutes valeurs. En ce sens cet absolu est plus un
principe qu’une valeur, car toute valeur est relative à une époque, à une
culture… Ce que l’on peut comprendre, en ce qui concerne l’homme,
peut-il être compris en ce qui regarde la nature ? La nature a t-elle une
valeur totalement indépendante de l’homme ? La loi morale est un
principe de la raison, qui commande indépendamment de toute valeur
particulière. L’homme doit être respecté par principe et non pas au nom
de telle ou telle valeur ambiante, mais par ce qu’il est capable de
moralité (il en a l’aptitude, et c’est pour cela que l’on peut le juger et le
punir). Par contre comment peut-on reconnaître la valeur intrinsèque de
la nature, sans une évaluation préalable ? La nature ne peut en aucun
cas, comme l’homme être doué de capacité morale. Cette capacité
supposant que l’on puisse se conduire indépendamment de nos désirs.
Ce qui reste impensable lorsqu’il s’agit d’instincts. Un lion n’est ni cruel,
ni immoral lorsqu’il dévore une gazelle, il ne fait que répondre à son
instinct et même, son action rencontre la nécessité de la chaîne
alimentaire. Par conséquent, l’affirmation de la valeur intrinsèque de la
nature peut-elle faire l’objet d’une obligation morale ? Cette position est
celle des penseurs anglo-saxons (américains) de « l’écologie profonde »,
qui iront soutenir que même les arbres ont des droits. Comment penser
cette idée de droit de la nature ?
On peut reconnaître que tous les êtres vivants sont membre de la
communauté de vie présente sur terre et par le fait, il a donc un certain
poids dans les délibérations des agents rationnels que nous sommes. Ils
sont ainsi dignes de considération, car ils poursuivent, comme les
humains, un bien qui leur est propre. En somme on retrouve dans cet
argument l’idée d’un principe téléologique, qui veut que tout organisme
poursuit une certaine fin (ce qui faisait dire à Aristote que « la nature ne
fait rien en vain »). Je disais que pour cette raison, tous les êtres vivants
sont dignes de considération, bien qu’il appartienne à l’homme de
favoriser le bien des uns au détriment des autres, en y incluant le bien
des hommes (l’intervention nécessaire sur des surpopulations de
ravageurs, par exemple).
Ainsi le principe de valeur intrinsèque énonce, que tous les
membres de la communauté de vie (les hommes, tous les êtres vivants,
toutes les entités de l’écosystème) par ce qu’ils réalisent un bien qui leur
est propre, soient tenus pour quelque chose qui vaut de façon inhérente,
c’est-à-dire comme fin en soi. En tant que tel, ces êtres vivants méritent
que nous nous en soucions, que leur bien qu’ils poursuivent, mérite une
considération éthique exigeante. Ainsi nos devoirs envers la nature,
sont-ils fondés sur sa valeur inhérente, nous rendant responsables des
actions qui auront pour effet d’y contribuer ou de l’entraver. C’est un
principe désintéressé et comme tel il justifie notre engagement moral.
Comme pour l’exigence morale, qui veut que je respecte toute personne
indépendamment de mes sentiments à son égard, et indépendant de
tout intérêt égoïste, je dois respecter la nature, ou tel être naturel, qu’il
me plaise ou non, que je le trouve beau ou non, qu’il me soit utile ou
non. Ce respect de la nature n’a rien avoir avec un romantique sentiment
d’amour pour la nature. Ce respect est un devoir, qui comme pour la
morale kantienne, exige que nos actions envers cette nature deviennent
une loi universelle pour tous les êtres rationnels que nous sommes et
indépendante de tout intérêt égoïste. Cette exigence déontologique ne
s’oppose cependant pas à l’utilité que nous pouvons espérer. Diminuer
la population des ravageurs, c’est préserver nos cultures, et préserver
aussi d’autres espèces menacées, à condition de bien les préserver et
non de les détruire toutes, par les bons soins de Mosanto ! C’est donc en
terme d’équilibre du Tout, de l’ensemble de l’écosystème que doit être
pensées nos évaluations (désirables/indésirables). Est juste et
moralement bon, ce qui tend à préserver l’intégrité, la stabilité, la beauté
de la communauté biologique. Il faut considérer les êtres humains
comme des membres de la communauté de vie sur terre en même titre
que tous les autres. Nous pouvons aussi faire remarquer que, dans la
perspective évolutionniste, nous sommes des « tards venus ». Si l’on
prend comme image de l’évolution des espèces vivantes, celle d’un
espace grand comme un stade de foot, la partie concernée par
l’apparition des humains représenterais que les 15 derniers centimètres.
Pour préciser et approfondir ce débat sur le devoir envers la nature
et sur la valeur inhérente des êtres vivants autres que l’homme, nous
allons aborder ce vieux débat et pourtant toujours actuel, sur le droit des
animaux, et nous poursuivrons notre réflexion, sur la possibilité d’un
« Contrat naturel », au même titre que le fût au 18ième siècle le « contrat
social ».
Dans un article du Philo Mag n°2, intitulé « l’hom me et l’animal »,
Elisabeth de Fontenay définit bien son propos en disant qu’il faut
« réhabiliter l’animalité sans tomber dans la bêtise ». Elle précise que les
hommes partagent avec les animaux une même communauté de destin
en citant Nietzsche : « Comme si l’homme avait été la grande pensée de
derrière la tête de l’évolution animale. Il n’est absolument pas le
couronnement de la création : chaque être se trouve à côté de lui au
même degré de perfection ».
En effet, notre proximité avec l’animal est patente si l’on en juge
par les contaminations que nous provoquons ou qu’il provoque, sans
compter les greffes d’organe qu’il nous procure. Il faut combattre cette
arrogance occidentale qui se manifeste contre l’animal, comme elle se
manifeste contre les « primitifs ». Cette vision qui s’est constituée
philosophiquement par Descartes opposant radicalement l’homme et
l’animal, comme il le dit dans les « Méditations » : « Je sais bien que les
bêtes font des choses mieux que nous, mais en cela elle agissent
comme des machines ». Aujourd’hui, les primatologues, les généticiens,
les éthologues vont opposer un sévère démenti à ce dualisme. On ne
peut plus faire taire l’exigence pressante d’un droit des animaux.
Cependant, peut-on étendre les droits de l’homme aux grands singes ?
Non, car prendre acte de la continuité, oblige en même temps à
reconnaître qu’il y a des sauts qualitatifs, que l’on nomme émergence. Il
faut insister sur le fait que la théorie de l’évolution ne signifie pas une
absence d’étapes dans une longue succession d’êtres indistincts.
Lorsque l’homme apparaît dans la lignée des hominiens (homo habilis),
ce n’est pas un singe qui s’améliore mais un être semblable à nous sur
le plan anatomique, auquel il restera à parcourir le long chemin de la
culture, comme le dit Leroi-Gourhan.
Cependant il n’y a pas d’origine de l’homme arrêtée et définissable
comme telle, et en cela il n’y a pas d’essence humaine définie à
l’avance, à partir du langage, de la conscience de la mort, ou de
l’expérience du monde. Car l’animal n’est pas cet être pauvre et limité
dans sa représentation du monde. Les animaux sont aussi capables de
conceptions symboliques, de capacités de catégorisations, de
transmettre des savoir-faire. Il faut en finir avec cet humanisme
métaphysique que l’on trouve chez un Descartes. En fait il faut mettre
dos-à-dos Descartes et Montaigne. L’un disant qu’il y a plus de
différence d’homme à homme que d’homme à bête, et l’autre que
l’animal agit comme une machine. Je cite Elisabeth de Fontenay : « Il
faut être une brute pour refuser aux bêtes la souffrance, le langage,
l’intériorité, la subjectivité, le regard. Mais ne risque-t-on pas de sombrer
dans la bêtise si l’on s’obstine à nier que les hommes ressentent,
communiquent, expriment, produisent autrement et mieux que les plus
humains des animaux ».
Contrairement à ce que pensent Descartes, les animaux ne sont
pas des automates (« Je sais bien que les bêtes font des choses mieux
que nous, mais en cela elles agissent comme des machines »). L’animal
n’est pas un automate, car il souffre, et il exprime sa douleur. Les signes
de sa douleur reflètent un degré de conscience élevé et sa proximité
avec nous. Ainsi Luc Ferry dans son texte intitulé « Le nouvel ordre
écologique » écrit : « C’est par cette capacité d’agir de façon non
mécanique, orienté par une fin, que l’animal, analogon ( rapprochement
par analogie) d’un être libre, nous apparaît, qu’on le veuille ou non, dans
une certaine relation avec nous. Sa souffrance en est la trace. Ainsi
pensée de façon non utilitariste, cette analogie nous fournit le concept
synthétique entre l’idée qu’il faudrait respecter les animaux pour ne point
avilir l’homme et celle selon laquelle ils posséderaient des droits
intrinsèques. Telle est la signification de l’analogie ».
C’est donc en commençant par une déconstruction de la
métaphysique humaniste, jusque dans un savoir érigé en science, qu’il
faut en commencer si l’on veut penser une éthique de l’environnement.
Déconstruction, à la manière de Derrida ou de Michel Foucault, lorsqu’il
s’agit de déconstruire la représentation moderne du sauvage, ce que
Lévi-Strauss a fait comprendre (avant lui Montaigne). Je pense aussi au
film « La Vénus noire » qui montre la manière scandaleusement raciste
pour un savant comme Cuvier, de penser « scientifiquement » cette
femme d’Afrique du sud comme proche des singes et réduite à une
infériorité raciale, ou bien du fou, dont Foucault a montré l’aliénation par
la psychiatrie en codifiant sa représentation de la folie, ou celle de la
femme, que des idéologues machistes représentent plus « intuitives que
rationnelles ». De la même manière, Il faut déconstruire cette vision
rationaliste qui justifie cette violence anti-animal sous couvert de
rationalité ou d’esthétisme (vivisection ou corrida). Si l’art consiste dans
la transformation de la matière aveugle à une volonté qui lui donne
forme, doit-on considérer les animaux comme une matière aveugle ?
Comme nous l’avons déjà dit, l’animal n’est pas de l’ordre du
mécanisme et il se rapproche par analogie de l’ordre de la liberté. « Tous
se passe comme si la nature, dans l’animal, tendait en certaines
circonstances à se faire humaine, comme si elle s’accordait d’elle-même
avec des idées auxquelles nous attachons un prix lorsqu’elles se
manifestent dans l’humanité » écrit Luc Ferry.
La nature possède donc bien cette fameuse valeur inhérente.
Certes c’est une valeur donnée par nos idées sur la nature, mais la
nature en a la dignité et mérite ainsi notre respect. La nature évoque des
idées que nous aimons et que nous devons protéger. Même si la nature
n’est pas sujet de droit (comme le pense l’écologie profonde
américaine), elle possède néanmoins une valeur inhérente qui justifie
l’établissement d’une éthique. Peut-on aller plus loin et établir un
« contrat naturel » comme nous avons établi entre les hommes un
« contrat social » ? C’est une question intéressante qui a déjà fait l’objet
de nombreuses interrogations, autours du livre de Michel Serres : « Le
contrat naturel ».
Quelle est la thèse de Michel Serre ?
Michel Serre reconnaît aux savants la capacité de connaître les
dangers que coure notre planète, et en cela la communauté des savants
a une dimension sociale importante, en établissant des processus de
contrôles et d’accords.(Voir le traité de Kyoto). La communauté
scientifique (Voir le GIEC, groupe intergouvernemental d’experts sur
l’évolution du climat) peut établir un contrat, soit des règles communes
qui incluent dans le rapport social entre leurs membres, des objets
naturels. En somme, les communautés scientifiques font « témoigner »
la nature sur la place publique (Voir le Grenelle de l’environnement).
L’argumentation est donc la suivante : D’une part, les savants établissent
un contrat entre les hommes (qui portent sur les modalités théoriques et
expérimentales) et d’autre part en incluant la nature comme objet de leur
étude, ils produisent de facto un contrat naturel. L’éthique de la
production de la vérité engage des rapports de contrats entre les
communautés scientifiques, mais c’est aussi une éthique de son objet :
la nature.
Comme les règles de l’expérimentation sont des règles de
production de l’objet, que l’on ne peut pas traiter de n’importe quelle
façon pour qu’il puisse être qualifié comme un être scientifique, il faut
pour cette raison lui reconnaître une valeur intrinsèque. Ainsi les savants
sont les porte-parole de la nature. L’éthique de l’objet nature est celle du
contrat, comme une éthique juridique et politique repose sur un contrat
au sein de la communauté sociale. Le contrat naturel peut ainsi être
fondé au même titre que le contrat social.
« Le contrat savant de vérité réussit, génialement, à nous placer du point
de vue de l’objet, en quelque manière, comme les autres contrats nous
plaçaient en quelque façon, par le lien de leur obligation, du point de vue
des autres partenaires de l’accord (voir la volonté générale ainsi définie
par ce contrat). Le contrat naturel nous amène donc à considérer le point
de vue du monde en sa totalité ».
La « crise » écologique ou environnementale que nous
connaissons aujourd’hui a permis de convoquer le débat, par les porteparole légitimes de la science, sur la place publique. Ainsi il est permis
de penser comme possible une évaluation, une appréciation et une
anticipation des risques.
Cependant le contrat naturel aurait quelque solidité si la
communauté des savants était unanime. Ors nous voyons bien, à propos
de l’effet de serre, comment la contre-verse s’est amplifiée, devenant
médiatisée et comment elle a alimenté le jeu concurrentiel des
politiques. Vous n’êtes pas sans avoir remarqué comment Claude Alègre
a su placer sa différence dans le débat scientifique sur l’effet de serre, et
comment un certain courant politique et le lobby industriel l’ont fortement
soutenu. Michel Serre n’est pas aveugle sur la longue durée nécessaire
avant l’établissement d’un contrat naturel. Ce n’est que lorsque les
disciplines scientifiques voudront bien s’unir et se fédérer, que le contrat
naturel pourra prétendre ordonner un nouveau regard sur la nature.
Cependant ne risquons-nous pas de voir se développer une technocratie
dont le pouvoir pourrait échapper à tout contrôle ? La science et la
technique ne sont pas neutres. Peut-être faut-il concevoir et mettre en
place des comités mixtes, de scientifiques, de philosophes ou d’autres
personnes engagés dans des associations de défense de la biodiversité,
« Green Peace » par exemple, comme cela se pratique dans les
comités de bioéthique, concernant l’espace de la recherche et des
pratiques médicales. A ce propos, il existe un groupe de réflexion (un
« think tank » comme on dit en français…) composé d’experts, un
groupe appelé « Terra Nova » et qui me semble s’orienter dans une
bonne direction, et peut être capable d’influencer des politiques (même
si ce groupe est supporté par un important mécénat industriel). Il est tout
à fait concevable d’établir une éthique normative et régulatrice en
matière d’environnement si, et seulement si, il y a une volonté politique
de l’établir. Mais Il faut d’abord en finir avec l’irresponsabilité, et au lieu
de vivre en parasite sur cette terre, il faudra nécessairement penser une
manière de vivre comme le dit Michel Serre, plus « symbiotique » entre
l’homme et la nature, sous peine de mort.
En conclusion sur cette question d’une éthique de l’environnement,
nous pouvons nous accorder aisément à cette perspective urgente qui
consiste en une réforme de notre mode de pensée de la nature et pour
reprendre cette vision grecque, une pensée plus cosmique de cette
nature, en nous incluant en celle-ci. Cependant nous ne partageons pas
le point de vue de l’écologie profonde américaine qui voudrait faire
disparaître l’homme pour en faire une entité naturelle comme une autre.
S’il faut comprendre la nature comme un tout, il fait aussi y reconnaître
des strates, des niveaux, qui comme dans l’évolution des espèces,
laisse apparaître des paliers, des émergences. Il faut donc dépasser les
dualismes de nos conceptions philosophiques et religieuses dans notre
rapport à la nature. Il faut en finir avec l’opposition nature/culture et
reconnaître que la dignité humaine n’est ni dans l’arrachement hors de la
nature, ni dans la dissolution des spécificités humaines. La nature n’est
pas plus un sanctuaire, que l’humanité n’est une exception contre
nature. Ni domination et destruction de la terre, ni dissolution de ce qu’il
y a d’unique dans l’espèce humaine. Une éthique environnementale
reste possible, et je pense que quelques pas vont dans le bon sens. Je
prendrai comme exemple l’éthique du développement durable qui
semble aujourd’hui s’imposer progressivement. Nous voyons qu’il y a
une tendance à comprendre l’importance de la conservation des
espaces naturels et que c’est ainsi le moyen de véritablement recentrer
les questions humaines fondamentales. Ainsi à la Conférence de Rio, le
développement durable vise, je cite « à satisfaire équitablement les
besoins relatifs au développement et à l’environnement des générations
présentes et futures ». Ne nous faisons pas d’illusion, ces projets qui
naissent aujourd’hui au niveau international sont de nature
instrumentale, utilitariste et fortement anthropocentrique. Cependant la
notion d’équité et de justice est établie, en reconnaissant que la question
proprement humaine est aussi très importante. Ce recentrement de
l’éthique environnementale n’est-elle pas nécessaire si l’on doit penser
que cette éthique ne peut pas être supportée de la même manière par
les différentes sociétés et les différents Etats de la planète. Les pays
pauvres vont supporter plus rudement les effets de la pollution
environnementale, produite cependant par les pays les plus riches.
Nous voyons bien que cette question d’une justice
environnementale est bien une question morale, et que la question est
suffisamment grave pour la laisser aux seuls économistes. Les
problèmes posés par le changement climatique global d’origine
climatique sont éthiques aussi bien qu’économiques ou scientifiques. Je
pense qu’une éthique écologique pourrait même devenir le fondement
d’une nouvelle politique. Sur ce point, je voudrais dire quelques mots au
sujet de la radicalité politique d’une certaine vision de l’écologie que
prône André Gorz.
Dans « Écologie et politique » André Gorz part de la question de la
libération du sujet. En bon sartrien, cette libération du sujet suppose
« une critique radicale de toutes les formes et de tous les moyens de
domination, c’est-à-dire tout ce qui empêche les hommes de se conduire
comme des sujets et de poursuivre le libre épanouissement de leur
individualité comme de leur fin commune ». Ainsi dira-t-il, nous sommes
dominés dans nos besoins, nos désirs, dans nos pensées et dans
l’image que nous avons de nous mêmes. Cette consommation infinie et
la croissance économique qui s’y trouve liée, est la cause de notre
aliénation. En partant d’une critique du capitalisme André Gorz en arrive
à l’écologie politique et vice et versa. En effet selon lui le seul impératif
écologique est insuffisant et peut produire, je le cite, « un pétainisme
vert, ou à un écofascisme ». « L’écologie n’a toute sa charge critique et
éthique que si les dévastations de la Terre, la destruction des bases
naturelles de la vie sont comprises comme les conséquences d’un mode
de production ; (…) « Je tiens donc, dit-il, que la critique des techniques
dans lesquelles la domination sur les hommes et sur la nature s’incarne,
est une des dimensions essentielles d’une éthique de la libération ».
Dans son ouvrage de 1977, « Écologie et liberté », sa critique porte sur
essentiellement sur cette consommation stimulée par le marketing et la
publicité, « qui crée de nouveaux besoins dans l’esprit des gens et fait
augmenter leur consommation au niveau que notre productivité et nos
ressources justifient ». Cela faisant, Gorz critique une certaine
technique, qu’il nomme technique verrou, celle qui soumet les hommes à
leur domination (le nucléaire entre autres) et valorise d’autres techniques
dites ouvertes, celles qui valorisent la communication, la coopération,
l’interaction, comme les réseaux et logiciels libres. C’est en ce sens qu’il
souhaite une appropriation par tous, des techniques de communications
électroniques, une « éthique Hacker », qui bouleverserait le pouvoir
totalitaire des Etats et des méga-industries qui confisquent l’espace
public (Sa position irait dans le sens de celle de Guy Debord et des
situationnistes. Je pense aussi au réseau d’informations « Wikileaks »).
De fait pour André Gorz, une décroissance (voir la revue « La
décroissance ») est nécessaire pour éviter la destruction des bases
naturelles de la vie, et pour lutter contre la pauvreté. Il me semble qu’il
n’y a que les fous et les économistes pour croire à une croissance
infinie ! Selon André Gorz, la pauvreté ne sera jamais obtenue par un
accroissement de la production dans les pays riches. Dans les pays
riches, la persistance de la pauvreté est le résultat d’un système social
qui produit des pénuries en même temps que des richesses croissantes.
La pauvreté n’est alors que la privation des jouissances accessibles à
d’autres : les riches. « Pas plus qu’il n’y a de pauvres quand il n’y a pas
de riches, pas plus il ne peut y avoir de riches quand il n’y a pas de
pauvres » écrit-il. L’éthique d’André Gorz serait favorable à une relative
« simplicité volontaire » (une baisse de la consommation). Je prendrai en
exemple le refus d’acheter une voiture, pour en louer une parfois si
nécessaire et pour le reste prendre les transports en commun. Toutefois
est-il réaliste de penser que seuls quelques réseaux de consommateurs
seraient capables d’actions militantes mobilisatrices suffisantes pour
contrer les formes insidieuses qui s’exercent sur nous, dans nos désirs,
dans nos manières de vivre au quotidien ? Consommer moins et mieux
c’est une bonne perspective possible, mais paradoxalement, elle est
offerte à une catégorie de gens, déjà assez favorisée. De la même
manière, qui aujourd’hui peut bénéficier des moyens intellectuels et
techniques pour s’approprier les informations du Net ? Mais il y a
cependant une voie nouvelle et peut-être révolutionnaire dans cette
mondialisation de l’information, en espérant qu’elle œuvre pour une plus
grande démocratie… (Voir les luttes en Chine, en Iran et ailleurs, grâce
aux réseaux Internet).
Pour finir sur ce problème d’une éthique de l’environnement, je
dirai en quelques mots, que l’éthique environnementale est sans aucun
doute la grande préoccupation du 21ième siècle. En effet, l’éthique de
l’environnement vise les fondements essentiels de nos sociétés :
l’économique et le social. Ce sont en effet les préoccupations éthiques
qui sont au cœur des questions : de gouvernance mondiale et locale,
des questions de justice et de Droit international, le grand problème de
l’éducation et de la culture. En ce qui concerne ces problèmes, je
retiendrai celui du Droit qui dans sa perspective internationale (Droits de
l’Homme) devra tenir compte aussi d’un droit de la nature, ou pour le
moins d’un respect qui exige que nos actions s’élèvent impérativement
en loi universelle, pour parler le langage kantien. Ce « contrat naturel »,
souhaité par Michel Serre, aura à l’avenir des conséquences
importantes, dont par exemple l’établissement de Principes reconnus et
respectés, comme le « Principe de précaution », le « Principe de
pollueur payeur ». Si l’on veut en finir avec ce « parasitisme » effrayant
qui fut trop longtemps justifié par des religions et des philosophies, il faut
par le savoir et l’éducation, réorienter l’action humaine.
Cette éthique environnementale, parce qu’elle porte sur tous les
domaines de notre vie sur terre, (et il en va de l’avenir de l’humanité !),
cette éthique devra devenir le nouveau socle de toute éducation scolaire
et universitaire. Il me semble, et c’est le plus important, que cette éthique
environnementale doit devenir centrale, dans le développement des
sciences économiques (une nouvelle conception du rapport
production/consommation). Elle doit nécessairement impulser le
développement du droit de l’environnement (au niveau local et mondial).
Cette éthique doit devenir centrale dans le développement des sciences
écologiques et sociales, mais aussi être au cœur des réflexions
philosophiques pour le monde d’aujourd’hui et de demain.
Bibliographie
« Antigone » Sophocle
« Éthique de Nicomaque » Aristote
« Fondements de la Métaphysique des Mœurs » Kant
« Pour une morale de l’ambiguïté » Simone de Beauvoir
« L’Existentialisme est un humanisme », « Cahiers pour une
morale », « Les mains sales », « Le diable et le bon dieu » Sartre
« Les Justes », « L’homme révolté » Albert Camus
« De l’éthique de la discussion » Habermas
« Généalogie de la morale », « Par-delà le bien et le mal »,
« l’antéchrist » Nietzsche
« Petit traité des grandes vertus » André Comte Sponville
« L’éthique aujourd’hui » Ruwen Ogien
« Le fondement de la morale » Marcel Conche
« Le principe responsabilité » Hans Jonas
« Éthique de l’environnement » H.S. Afeissa
« Le contrat naturel » Michel Serres
« Le nouvel ordre écologique » Luc Ferry
« Le silence des bêtes » Elisabeth de Fontenay
« Écologie et liberté », « Écologie et politique » André Gorz
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