PHILOSOPHIE MORALE ET PROBLÈMES ÉTHIQUEs JEAN-LOUIS CHEVREAU – CONFÉRENCES DE L’INSTITUT MUNICIPAL - 2010 Texte de présentation La morale est fondamentalement conflictuelle, en cela qu’elle prétends établir des normes, lesquelles rentrent nécessairement en conflit dans leur application à des situations concrètes, avec la conscience morale. Nous en commencerons donc avec la tragédie grecque « Antigone » de Sophocle, qui est selon Hegel, « l’expression la plus parfaite du conflit tragique intérieur à la moralité ». Nous verrons ensuite comment sortir philosophiquement de cette conscience tragique et tenter une résolution entre la nécessité de la norme que représente l’obligation, que nous appellerons morale, et une sagesse pratique, ouverte à la discussion et à la singularité des situations, que nous appellerons éthique. Cette distinction nous permettra d’une part, de souligner l’importance et les limites de la raison pratique chez Kant, à partir de son exigence morale d’universalité et d’autonomie, et d’autre part, de confronter l’éthique aristotélicienne à des thèses et des problèmes contemporains Mercredi 10 novembre 2010 PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION Notre époque vit une crise morale sans précédent. Les repères traditionnels ont disparu. Notre monde « désenchanté » a vu d’abord la dissolution des croyances religieuses, qui jusqu’alors avaient arrimé la morale à la volonté divine. Puis s’est effacé l’ascendant des grandes figures morales des sociétés traditionnelles, la figure hiératique du père, le respect dû aux aînés, et les règles incontestables de la famille. Enfin, le développement des sciences et des techniques a également ébranlé le socle des certitudes morales au profit d’approches plus pragmatiques que l’on nomme les éthiques. Pour ne prendre que le cas des biotechnologies, nous nous heurtons à des problèmes que nos convictions traditionnelles ne peuvent répondre. Des cas nouveaux nous jettent dans un abîme d’incertitude : procréation artificielle ou assistée, interruption volontaire de grossesse, dons d’organe, eugénisme, euthanasie… C’est la raison pour laquelle ces questions suscitent des réflexions rationnelles, (comités d’éthique) cherchant à savoir ce qu’il faut faire ou ne pas faire, au cas par cas. Nous verrons aussi pourquoi, l’éthique prudente d’Aristote peut encore être convoquée pour nous éclairer. Cela ne signifie pas que l’action morale des uns et des autres ne puissent pas être vertueuse. Si comme nous le verrons, nous avons besoin de fonder rationnellement nos actions, de fait, l’homme vertueux ne fonde pas son action sur quelque théorie que ce soit, mais il agit « au moyen de la bonté et de la justice, et on ne peut pas dire qu’il met en oeuvre la bonté et la justice », comme le dit fort justement cette maxime confucéenne. Les hommes n’ont d’ailleurs pas attendu la philosophie pour agir moralement. Cet homme vertueux incarne tout simplement des valeurs morales sans qu’une règle ne lui soit imposée. C’est aussi le point de vue de Kant, pour qui la morale n’est pas affaire de savoir mais de bonne volonté. Nous verrons que cette conscience morale n’est peut-être pas si pure que nous pourrions le penser, car si celle-ci ne se réfère à aucun fondement explicite, cette conscience morale n’est pas sans origine, même inconsciente (il nous faudra distinguer, le fondement, de l’origine). Nietzsche sur ce point nous ouvrira des perspectives critiques intéressantes. Cependant le problème des fondements est essentiel et c’est même le problème philosophique par excellence : pouvons-nous justifier ce que nous faisons ou ce que nous disons ? La philosophie ne se contente pas de décrire les comportements moraux, elle veut les justifier. La philosophie morale cherche à répondre, sous la seule autorité de la raison, à la question des fins et de la destination de l’homme, pour éclairer ses choix pratiques. En cela elle se distingue radicalement de la religion, car elle ne dit pas ce qui doit être fait, mais comment ce qui est, doit être connu, et donc, ce qui peut être changé. C’est pour cette raison, que la philosophie morale peut-être appelée philosophie pratique. A cette question des fondements ou des fins, la philosophie a depuis Platon répondu en définissant préalablement le Bien. Car l’on ne peut pas connaître les fins que doit se proposer l’action humaine, si l’on ne détermine pas la fin ultime de toute action : le Bien. De la connaissance du Bien, découlera le fondement d’une recherche de la vie bonne et heureuse. Pour le moins il faut tâcher de rendre l’homme, meilleur. Voilà la destination pratique de la philosophie, si explicite dans la « République », et qui conduit non seulement à une destination morale de l’homme, mais aussi à sa destination politique. La connaissance du Bien, d’où découle la connaissance de la justice, est évidemment l’affaire de la Cité. Le problème moral est aussi un problème politique. Dans la « République », le passage le plus parlant de cette interaction morale et politique, c’est celui du Livre 7, appelé « allégorie de la caverne ». Nous comprenons que cette ascension hors de la caverne, au fond de laquelle, il n’y a que des prisonniers attachés par le cou, qui ne voient que des ombres et des échos, c’est-à-dire que des simulacres, des chimères, des illusions, représente la sortie hors de ce monde aveuglé par nos pulsions sensibles et irrationnelles. Cependant cet homme qui a enfin converti son esprit (conversion intellectuelle) par la contemplation de l’intelligible, c’est-à-dire par la connaissance des essences, et donc apte à la science, au savoir, ne doit pas rester à ce niveau élevé de la spéculation. Il doit opérer une descente vers ce monde sensible, pour y instruire et diriger ses semblables, s’y comporter moralement, en donnant l’exemple d’un homme juste, sachant ce qu’est le Bien et la Justice. C’est pourquoi, selon Platon la philosophie doit non seulement instruire, mais aussi gouverner la cité. Pour avoir une cité juste et des lois justes, il faut des magistrats justes. Si, comme nous l’avons dit, il faut établir des institutions justes, par une visée éthique appropriée, qui en quelque sorte réponds à une sagesse pratique, celle ci ne saurait se perdre dans la relativité des cultures et des mœurs. Il faut pouvoir juger universellement et mettre de côté toutes nos traditions et particularités. Comme le dit Marcel Conche, si la morale n’est qu’affaire particulière, comment juger les assassins de Buchenwald, de Dachau ou d’Auschwitz ? Ces assassins auraient alors commis la seule faute, d’avoir été vaincus. Il faut bien fonder la morale sur autre chose que la religion, ou sur une idéologie et même sur une philosophie particulière. Revenons à cette morale universelle : S’il faut fonder la morale non sur le particulier mais sur l’universel, comment penser cet universel avec des hommes particuliers ? Nous nous interrogerons sur cette vertu du dialogue et de la discussion et nous verrons en quoi les questions d’ordre pratique sont susceptibles de vérité, et que le choix que nous prenons peut échapper à l’arbitraire et aux circonstances, moyennant leur mise en discussion par des êtres rationnels, comme le dit Habermas. Nous verrons en quoi une morale déontologique (qui désigne le domaine des règles et des obligations morales) peut s’articuler aussi avec une éthique de la discussion. Si nous voulons fonder un universel vivant, n’est-il pas nécessaire de fonder cet universel sur l’égalité des hommes, en tant que personne ? Comme le dit Marcel Conche, « Fonder la morale, c’est alors donner valeur universelle aux exigences de la conscience commune moderne. C’est aussi fonder les vrais droits de l’homme ». Nous verrons que la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen est loin d’être une simple fiction formelle destinée à recouvrir les réalités de l’exploitation du travail dans la « société bourgeoise », comme le pensait Marx. Au contraire nous verrons en quoi ces droits « s’avèrent constitutifs de l’espace social démocratique » . Nous interrogerons l’impact de ces Droits sur une politique morale, et nous nous demanderons si ces Droits ne sont pas, sur le plan d’une politique extérieure, une légitimation de l’ordre occidental établi ? Pouvons-nous justifier le droit d’ingérence à partir des ces Droits universels ? L’actualité politique et militaire nous proposent suffisamment d’exemples pour notre discussion. Enfin et logiquement, faisant suite au problème précédent, nous ne manquerons pas de confronter la morale et l’histoire. Là aussi nous rencontrerons de sérieux problèmes. Car si un fondement universaliste de la morale semble une nécessité, comment concilier morale et histoire ? Nous aborderons la question morale selon Sartre et Simone de Beauvoir. Puis je proposerai pour éclairer le problème, la célèbre opposition Sartre et Camus, particulièrement sur leur position face à la lutte anti-colonialiste en Algérie. Nous illustrerons leur débat avec pour l’un, « les justes », et pour l’autre, « les mains sales », et « le diable et le bon dieu ». Je vous rappelle, comme à chaque présentation du sujet que nous allons étudier, que nos cours sont méthodiquement organisés entre, des références incontournables que sont les grands textes de la philosophie, disons nos références dogmatiques, et nos propres questionnements, nos problématisations, et nos exemples, qui guideront notre démarche didactique. PLAN 1- La moralité : conflit tragique.« Antigone » de Sophocle. 2- L’exigence morale selon Kant. 3- Critique du formalisme kantien. La morale des Droits de l’Homme. 4- La prudence aristotélicienne. 5- Pour une morale en situation. 6- Éthique de l’environnement. La moralité : conflit tragique « Antigone » Sophocle Avant de commencer l’analyse de cette grandiose tragédie grecque de Sophocle, je voudrais préciser l’importance philosophique de la tragédie. La morale est fondamentalement conflictuelle, en cela qu’elle prétends établir des normes, lesquelles rentrent nécessairement en conflit dans leur application à des situations concrètes, avec la conscience morale. Nous en commencerons donc avec la tragédie grecque « Antigone » de Sophocle, qui est selon Hegel : « l’expression la plus parfaite du conflit tragique interne à la moralité ». Et c’est avec Aristote, dans sa « Poétique », que nous allons comprendre la portée philosophique de la tragédie. Premièrement, pour Aristote, l’art (rapproché des techniques) participe à un savoir théorique et assume la fonction de connaissance. Contrairement à Platon, la poésie tragique n’est pas un art de tromperie. Bien plus elle a un pouvoir transfigurateur parce qu’elle rend agréable ce qui serait insupportable dans la réalité, et elle rend connaissable, par la connaissance des causes, ce qui pourrait, dans l’action des hommes, apparaître absurde ou méprisable. En fait, c’est par un effort de raisonnement qui va, par la connaissance des causes, découvrir le modèle sous sa forme universelle. C’est ce que l’on pourrait définir comme une « ruse » de l’art. Les actions des hommes sont singulières, particulières et apparaissent dans la réalité, comme absurdes. L’art poétique va interpréter le réel et rendre connaissable ce qui ne l’était pas. La tragédie sera le révélateur du réel, en le rendant intelligible, sans pour autant le rendre mécanique. C’est la raison pour laquelle Aristote pense que le grand art tragique est une transposition de la philosophie. La tragédie est philosophique en cela qu’elle vise l’universel. Elle actualise l’argument abstrait et l’éclat visible du spectacle, d’où sa fonction didactique. Le héros tragique est certes un être exemplaire, mais il est semblable à nous, à la différence, qu’il y a dans notre vie du hasard, alors que la vie du héros tragique reste intelligible, puisque sa situation et ses choix restent dans l’ordre du nécessaire et du vraisemblable. Disons un mot sur le sens et l’intérêt de ce vraisemblable. Le vraisemblable c’est beaucoup plus que le réel, qui reste inintelligible. Le vraisemblable a l’aspect du réel, avec en plus une rationalité. « La tragédie tourne le dos au réalisme » comme le dit Jaqueline de Romilly. La tragédie grecque ça n’a rien à voir avec la télé-réalité ! Le paradoxe de la télé-réalité c’est qu’elle ne dit rien sur la réalité, sinon sur la réalité de la télé. Ce qui est montré n’est qu’une mystification qui a pour fonction de détruire, d’avilir et d’occulter toute réalité sociale véritable, toute psychologie individuelle profonde. Ainsi la tragédie forme un tout ordonné, ce qui est proprement l’universel. Aristote dira : « L’universel, c’est-à-dire que telle ou telle sorte d’homme dira ou fera telles ou telles choses vraisemblablement ou nécessairement ; c’est à cette représentation que vise la poésie, bien qu’elle attribue des noms aux personnages ; le particulier, c’est ce qu’à fait Alcibiade ou ce qui lui est arrivé ». Est universel le rapport qualitatif entre un personnage et ses dits et faits. L’universel pour Aristote c’est un savoir qui pour s’actualiser, devra se particulariser. Aristote dit dans l’ « Éthique de Nicomaque » : « Il ne suffit pas d’énoncer seulement l’universel, mais il faut encore l’adapter aux instances particulières ». En fait la tragédie met en rapport l’universel et le particulier. En cela la tragédie est comme la médecine, car le médecin n’examine pas ce qui est salutaire pour Socrate ou Platon mais pour tel homme particulier. Autrement dit, l’universel en acte, ce n’est pas la science médicale, ni la maladie de l’individu : c’est la mise en rapport de l’une avec l’autre : leur adaptation. La tragédie pour Aristote est plus instructive que l’histoire, en ce sens que l’historiographie concrète risque de tomber dans la contingence de l’homme. Qu’est-ce que la tragédie ? C’est l’entreprise de ce qu’aucune science n’est capable de réussir : donner une connaissance du hasard, et cela, par les instruments même de la science : la recherche de l’universel. C’est donc un hasard finalisé, qui a pris une portée universelle. C’est ce que nous allons comprendre avec la tragédie de Sophocle : « Antigone ». Résumé de l’action : 1- Les deux frères Etéocle et Polynice, fils d’Œdipe s’entretuent pour la succession du trône de Thèbes. 2- Créon, l’oncle, chef de famille devient roi. 3- Selon la loi de la succession, le cadet Polynice est un rebelle. Créon ordonne qu’il pourrisse sans sépulture. 4- Antigone, sœur de Polynice se sent obligée par la loi divine à ensevelir son frère. Prise sur le fait elle est condamnée par la loi de la Cité, à être enterrée vivante. 5- Hémon, fils de Créon, fiancé à Antigone, se suicide, et son suicide entraîne celui de sa mère. Ainsi Créon s’est-il détruit luimême . Notons premièrement, que ce qui fait le tragique, ce n’est pas la destruction de tous les personnages, mais le tragique résulte du caractère intime du conflit qui oppose les protagonistes. De plus, ce n’est pas le conflit de ceux qui se haïssent (ce qui serait le propre du conflit épique), mais le conflit de ceux qui s’aiment. La tragédie grecque montre le déchirement de la communauté la plus étroite et la plus naturelle : c’est-à-dire la famille. Deuxièmement, le conflit de l « Antigone » n’est pas celui des luttes intestines d’une famille repliée sur elle-même, ce qui serait proprement un drame bourgeois (Madame Bovary). Mais c’est celui qui oppose la famille et l’Etat, la loi divine ou religieuse et la loi de la Cité. La tragédie grecque montre le conflit de la religion familiale et du droit de la Cité. Le droit religieux d’Antigone s’oppose au droit humain de Créon. Antigone : « Oui, ce n’est pas par Zeus qui l’avait proclamée ! ce n’est pas la justice, assise aux côtés des dieux infernaux ; non, ce ne sont pas les lois qu’ils ont jamais fixées aux hommes, et je ne pensais que tes défenses à toi fussent assez puissantes pour permettre à un mortel de passer outre à d’autres lois, aux lois non écrites, inébranlables, des dieux ! Elles ne datent pas, celles-là, ni d’aujourd’hui ni d’hier, et nul ne sait le jour où elle sont paru ». La loi divine est la vraie révélation au cœur de l’homme, de la vérité morale éternelle. Mais c’est une éternité de mort. C’est la loi des dieux d’en bas. « Car il faut plaire aux morts plus longtemps qu’aux vivants : je serai pour toujours au prés d’eux étendue ». « Mon âme depuis longtemps est morte pour servir aux morts ». Celui qu’elle aime est mort (Polynice). Ainsi Créon renvoie cet amour à son sinistre objet : Antigone : je ne suis pas née pour partager la haine mais l’amour. Créon : Puisqu’il te faut aimer, va aimer chez les morts. La réponse de Créon paraît sauvage, mais elle est la vérité d’Antigone et lui oppose le droit de Créon comme celui de la moralité réelle et de la vie au sein de la cité. La sainteté d’Antigone est immorale, car elle efface la différence morale entre Etéocle et Polynice. Créon : « L’un ravageait le pays, l’autre s’est dressé pour le défendre ; Antigone : « Pourtant l’enfer vient des lois égales pour tous ». Pour Antigone, la mort égalise tout, mais c’est une égalité morte. La piété d’Antigone abolit l’opposition du bien et du mal. Créon : « Le bon et le méchant ne doivent pas trouver un sort égal. Antigone : « Qui sait si en bas cela n’est pas impie ? C’est aussi un droit que Créon oppose à Antigone. Il serait simpliste de penser que le droit n’est que du côté d’Antigone. Si Créon n’était qu’injuste, il n’y aurait pas de tragédie. Comme le dit Aristote : « Il n’y a rien de tragique dans le malheur des méchants ». Le conflit tragique oppose des points de vue justifiés mais limités. En effet, le droit d’Antigone n’est que celui de la religion familiale, cette universalité n’a pour contenu, que le droit tribal. Dans sa rigidité archaïque ce droit familial ne peut céder la place à un droit plus large celui de la Cité. Le droit de Créon se révèle sacrilège parce qu’il ne sait pas reconnaître ses limites dans les droits de l’individu et dans les exigences légitimes de la conscience morale. Ce sont deux légitimités aveugles. Le caractère tragique s’en tient à son principe moral limité, et c’est ce qui constitue son « éthos » (en grec, à la fois son caractère et sa moralité). C’est pourquoi les héros tragiques ne sont ni vraiment coupables, ni vraiment innocents. La faute ne peut-être imputée qu’à celui qui aurait pu éviter le mal qu’il commet. Tandis que les héros tragiques ne choisissent pas. Mais si l’action des héros tragiques est « légitime », elle est coupable du fait des conflits qu’il provoque. En effet, le héros tragique devrait reconnaître la légitimité du principe moral opposé au sien. Par exemple, le principe moral d’Antigone est celui de la moralité familiale. Or Créon est le chef de famille : Antigone devrait lui obéir, comme le rappelle Ismène (sœur d’Antigone) : « Il faut penser que nous sommes nées femmes, et non point pour combattre les hommes ». Point de vue qui corrobore ce que pense Créon : « Moi vivant, une femme ne commandera pas ». C’est un droit barbare et primitif tout autant que celui du sang et de la mort d’Antigone. Le droit d’Antigone devrait comporter la soumission au droit de Créon, celui de Créon renvoie lui-même à celui d’Antigone. Le Droit de la Cité repose sur le roi Créon qui doit satisfaire les règles de la succession familiale. En fait Créon s’attaque à son propre droit en s’attaquant au droit familial. Nous pouvons aussi ajouter que Créon, comme Œdipe, dans « Œdipe Roi », manque totalement de prudence (notion de prudence sur laquelle nous reviendrons une autre fois). Absence de prudence caractéristique de l’aveuglement dans lequel il fait le malheur de sa famille. Créon voit trop tard ce qu’il fallait ne pas faire, et le Chœur le lui dit dans l’Exodus de cette tragédie. Mais il est dans leur caractère (à Créon comme à Œdipe) de ne point suivre cette haute vertu de prudence qui caractérise les grands hommes d’État. Le héros tragique court à sa perte, par ce que sa propre moralité comporte le principe qu’il combat dans son adversaire. Le tragique résulte d’un conflit nécessaire de la moralité qui ne blesse pas seulement une sensibilité de surface, mais la raison et le sens moral. Alors la destruction est la solution. Par-delà la mort, la conscience morale entrevoit l’apaisement d’une sérénité supérieure. Cependant la tragédie ne peut pas affirmer la vérité morale dans sa réalité positive et constructive. Dans la « Phénoménologie de l’Esprit » Hegel dit la chose suivante : « La nécessité éternelle d’un destin terrifiant engloutit dans l’abîme de sa simplicité, la loi divine aussi bien que la loi humaine, ainsi que les deux consciences de soi, sous la forme desquelles ce deux pouvoirs se rendent présents ». La terreur aveugle du destin apparaît donc comme l’unique sanction de l’activité morale. Mais ce destin n’est autre que la liberté. La terreur tragique ce n’est pas la fatalité supérieure (comme un tremblement de terre) mais les conséquences redoutables de la liberté morale de l’homme. Ainsi la terreur tragique s’adresse à la dignité de l’homme. La terreur est purifiée dans la tragédie. Elle n’abaisse pas la dignité humaine, mais la reconnaît. Le héros tragique n’a pas d’autre destin que son caractère, mais son caractère est paradoxalement la liberté, quand elle prends la rigidité d’un destin. La rigidité de Créon et d’Antigone sont aussi inflexibles l’une que l’autre. La perte de Créon témoigne qu’aucune Cité, aucun Etat, ne peut se fonder sur la négation des droits de la conscience morale. Mais également, la conscience morale d’Antigone se refuse à examiner cette loi morale, par le seul fait qu’elle est sacrée. Nous savons que ce que nous prétendons sacré, c’est ce que nous prétendons être au-delà de toute justification. Le sacré, en quelque sorte, interdit toute justification, ou pour le moins le sacré n’a d’autre justification que le fait d’être. Mais nous savons que son être n’est qu’un être de fait. Par exemple, si je dis « la propriété est sacrée », je veux dire qu’il n’est pas utile d’en discuter pour tenter d’ébranler son apparence de loi immuable. C’est sacré ! n’en parlons plus ! Cependant, si nous pouvons considérer que l’on ne puisse voler le bien d’autrui, nous savons bien qu’il suffit de se poser la question de l’origine de cette propriété, pour ébranler le sacré de cette loi. Nous pouvons dire comme Rousseau, que l’origine de la propriété c’est le vol, puisqu’elle fut à l’origine une simple prise de possession. Enfin l’issue tragique ne peut pas être satisfaisante, au point de vue de la recherche de la vérité morale. La vérité morale ne peut pas se satisfaire de ce destin terrifiant de mort et de désastre. La loi divine, comme la loi humaine apparaissent, dans cette tragédie, comme totalement négatives et nulles, aussi bien l’une que l’autre. Il est vrai qu’aucune société n’a résolue les conflits ouverts dans l’Antigone de Sophocle. Les conflits de l’État et de l’individu, de l’homme et de la femme, de la famille et de la société, de la conscience morale et du droit établi. Prenons des exemples dans ces trois domaines cités : - Les conflits de l’Etat et de l’individu. Exemple de la légitimité et de l’obligation de l’engagement de tous dans la mobilisation, en état de guerre. Cette légitimité réponds bien à une exigence morale de chaque citoyen, homme libre et responsable de toute la nation. Cependant cette légitimité ne rencontre-t-elle pas celle de l’objecteur de conscience, qui au nom du respect universel de l’homme, ou au nom de l’impératif sacré du « tu ne tueras pas », refuse son engagement militaire ? Ou bien encore le recule de l’âge légal de la retraite, que fait voter les représentants de l’Etat, qui rentre en conflit avec les intérêts individuels. - Les conflits de l’homme et de la femme. Les exemples ne manque pas : l’autorité statutaire traditionnelle des hommes dans certaines cultures, et l’autorité méritocratique des femmes qui ont poursuivi des études. - Les conflits de la famille et de la société ne manquent pas non plus. Le principe de redistribution des richesses semble juste et équitable pour la société, mais ce principe s’oppose au désir de conservation du patrimoine des familles. Pour conclure sur ces exemples, je dirai que d’une manière générale, l’individu, par ce qu’il obéit à ses désirs et à ses passions, rentre nécessairement en conflit avec les autres, avec la société, avec l’Etat. Il est donc légitime de prendre du problème moral une conscience tragique. Mais la philosophie ne peut pas se contenter de constater l’issue tragique du problème moral, mais doit rechercher une solution théorique par l’analyse de la réalité morale. Nous avons vu avec l’ « Antigone », que le droit d’Antigone ne vaut pas plus que le droit de Créon, puisqu’ils sont tous les deux limités historiquement. En effet, le droit d’Antigone n’est jamais que ce droit familial archaïque, élevé par sa propre conscience religieuse, en droit sacré ; le droit de Créon est lui aussi déterminé historiquement, donc passager et particulier. A ce propos, constatant l’impossible dépassement du conflit tragique représenté par la tragédie grecque et plus particulièrement par l’ « Antigone » de Sophocle, je voudrais faire quelques remarques sur un point essentiel que la philosophie socratique a su développer et qui ouvre une « solution morale » à ce conflit entre deux personnes, à savoir une éthique du dialogue, ou pour reprendre le titre d’un ouvrage important du philosophe allemand contemporain Habermas, une éthique de la discussion. Notons en tout premier lieu que dans la tragédie « Antigone », il y a des échanges verbaux, des répliques si l’on veut entre Créon et Antigone, mais il n’y a pas à proprement parler de dialogue. En effet, les deux protagonistes de cette tragédie sont enfermés dans des perspectives totalement opposées l’une à l’autre. D’un côté le droit sacré d’Antigone, qui comme sacré, nous l’avons vu, interdit toute discussion, et de l’autre côté le droit de Créon, droit institutionnel qui s’impose comme loi pour tous les citoyens. Ce ne sont en fait que deux opinions solidifiées par la tradition pour l’une, et par l’Institution pour l’autre. Face aux enfermements de la doxa, de l’opinion, la philosophie va naître sur l’agora, la place du marché de la cité athénienne. Elle commence non par la méditation solitaire d’un penseur, mais dans des « dialogues » ouvert à tous, que Platon rapporte de son maître Socrate. Ce qui fait le propre de la philosophie, c’est de s’engager dans des confrontations avec l’autre. Mais il y a des conditions : en premier lieu il faut renoncer à la violence. Socrate a toujours préféré être victime de la violence que de l’exercer, et l’on sait ce qui lui en coûta. En deuxième lieu, il y a des exigences normatives du dialogue. Aucune proposition ne peut suivre à la précédente, sans l’accord préalable de l’interlocuteur. Enfin, s’il faut rechercher la vérité, cela ne peut se faire qu’à condition que chacun recherche la raison, et non à avoir raison. Le « logos » grec est avant tout un langage rationnel, dont le but est en premier lieu la rupture avec la « doxa », et la recherche de l’universel. Ce faisant les dialogues de Platon représentent un modèle d’échange des idées, en acceptant de s’exposer à la critique. Dialoguer, c’est aussi, en prévoyant les objections, éprouver la solidité de ses arguments. La dialectique est avant tout cet art du dialogue ou de la discussion. Les objections de Socrate obligent l’interlocuteur à se mettre en quête d’une vérité qu’il croyait déjà posséder. Cependant il ne suffit pas d’être plusieurs pour faire un dialogue. On peut monologuer à plusieurs dans le consensus, dans la langue de bois, dans l’absence d’écoute. Je dis souvent que le dialogue commence par l’écoute, c’est-à-dire dans la capacité à ouvrir sa pensée vers ce qui me libère de moi-même. Sur ce point, concernant le recherche d’un authentique et vrai dialogue, reconnaissons que dans les dialogues de Platon, il y a des interlocuteurs de Socrate, qui restent enfermés dans leurs préjugés, et qui préfèrent claquer la porte que de suivre et accepter les objections de Socrate. Nous allons voir qu’il y a des exigences formelles, des normes à respecter et des procédures de validité, si nous voulons faire du dialogue le point d’encrage d’une véritable éthique, capable de faire vivre ensemble la grande diversité particulière des hommes. Mais surtout il y a la volonté de s’entendre, de faire vivre un monde commun. Pour prendre un exemple dans la vie politique internationale, il me semble que le dialogue entre Israéliens et Palestiniens laisse en plan des sous entendus non exprimés, et pour le moins un manque de désir de vivre ensemble. Nous allons voir maintenant, en quoi l’on peut parler d’une éthique de la discussion. Mais avant, je souhaite que nous nous arrêtions à ce texte de Merleau-Ponty, qui nous propose une perspective éthique remarquable du dialogue. Les vertus du dialogue « Il y a un objet culturel qui va jouer un rôle essentiel dans la perception d’autrui:c’est le langage. Dans l’expérience du dialogue, il se constitue entre autrui et moi un terrain commun, ma pensée et la sienne ne font qu’un seul tissu, mes propos et ceux de l’interlocuteur sont appelés par l’état de la discussion, ils s’insèrent dans une opération commune dont aucun de nous n’est le créateur. (...) Nous sommes l’un pour l’autre collaborateurs dans une réciprocité parfaite, nos perspectives glissent l’une dans l’autre, nous coexistons à travers un même monde. Dans le dialogue présent, je suis libéré de moi-même, les pensées d’autrui sont bien des pensées siennes, ce n’est pas moi qui les forme, bien que je les saisisse aussitôt nées ou que je les devance, et même, l’objection que me fait l’interlocuteur m’arrache des pensées que je ne savais pas posséder, de sorte que si je lui prête des pensées, il me fait penser en retour. » Merleau-Ponty « Phénoménologie de la Perception » La première remarque que je voudrais faire sur ce texte, consiste d’abord dans cette articulation des notions : langage et autrui. Le langage est avant d’être un « logos », discours et raison, le lien fondamental dans la perception d’autrui. En fait pour penser, et pour penser dans l’horizon de l’universel (au delà des opinions évidemment particulières), il nous faut penser avec autrui, présent ou absent, comme en témoigne l’écriture, particulièrement la littérature. Autrui, ce n’est pas un être abstrait, il s’adresse à moi. « Penserions nous bien, si nous ne pensions pour ainsi dire en commun avec d’autres » écrit Kant dans « Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ». Autrui élargit ma vision et ma conception du monde. En cela, l’on retrouve les analyses de Hegel, de Sartre ou de Merleau-Ponty sur cette notion d’intersubjectivité. En fait le dialogue, c’est l’intersubjectivité en action, car il réalise ce monde commun, ce « terrain commun », ce tissu de pensée que moi et autrui nous tissons l’un par l’autre. La discussion suppose un détour (discours) par autrui. « Nous sommes l’un pour l’autre collaborateurs » d’un monde commun. Ce qui fait dés l’origine une communauté, c’est une langue commune. Et Merleau-Ponty d’ajouter, que « dans le dialogue présent je suis libéré de moi-même », c’est-à-dire autrui me libère de cette clôture si particulière, que constituent mes préjugés et mes opinions. « Il m’arrache des pensées que je ne savais pas posséder » dit le texte, c’est-à-dire qu’autrui devient le révélateur de ma pensée qui ne devient mienne que par autrui. Ce n’est que par le jeu critique que m’impose le dialogue qui seul peut constituer une vérité ou un terrain d’entente pour l’action. Nous voyons bien dans ces analyses, que c’est dans le dialogue que s’enracine une éthique fondamentale. Je vais sur cette question du dialogue, définir en premier lieu cette idée d’une éthique du dialogue ou éthique de la discussion (pourquoi peut-on parler d’ une éthique du dialogue ?), puis nous élargirons notre réflexion en prenant appui sur quelques éléments les plus simples possible de la pensée d’Habermas. Examinons en premier lieu les présupposés d’une telle éthique : D’une part, il faut faire remarquer que notre vie commune, politique au sens grec, suppose que nous renoncions à la violence. Alors l’espace politique ne peut être que celui de la discussion. Mais il ne faut pas se contenter d’une vague tolérance à l’égard de l’opinion, car tout ne se vaut pas (il y a des opinions intolérables pour le « vivre ensemble »), et il faut nécessairement se confronter à autrui. Il faut donc se confronter à autrui par la discussion, en sachant que les différents entre les hommes sont souvent très complexes et que cette discussion est souvent difficile. En cela cette approche du vivre ensemble par le dialogue, ou par la discussion, cherche à déterminer le comportement (en terme pragmatique) de la subjectivité vivante des individus. Cette approche intersubjective du dialogue, en tant qu’elle détermine des comportements, des « habitudes » comme dirait Aristote, définit bien ce que l’on appelle une éthique (par opposition à la morale qui peut prétendre à une exigence d’universalité et qui se veut transcendante ; ce que nous préciserons la prochaine fois). D’autre part, il faut préciser les conditions nécessaires et les normes à suivre, les procédures formelles qui vont permettre de réaliser un accord entre les hommes. C’est ce que propose Habermas, en essayant (dans une œuvre complexe), de définir une éthique de la discussion. « J’appelle communicationnelles, les interactions dans lesquelles les participants sont d’accord pour coordonner en bonne intelligence leurs plans d’action ; l’entente ainsi obtenue se trouve alors déterminée à la mesure de la reconnaissance intersubjective des exigences de validité. Lorsqu’il s’agit de processus d’intercompréhension explicitement linguistiques, les acteurs en se mettant d’ accord sur quelque chose, émettent des exigences de validité ou plus précisément des exigences de vérité, de justesse ou de sincérité (…) ». Habermas « « Morale et communication » Quelques remarques sur ce texte : 1- Il faut bien être d’accord pour se rencontrer et avoir le désir d’un monde commun. 2- Il faut des normes à respecter pour que le débat puisse avoir lieu. 3- Mais l’entente ne peut avoir lieu seulement s’il y a convergence de point de vue sur les normes à choisir et à respecter. 4- Accord qui doit se faire aussi préalablement sur les exigences de vérité, de justesse et de sincérité. 5- Pour que cette intercompréhension soit juste il faut qu’elle se réalise lors d’un débat public, de manière critique, sans contrainte et dans le respect des personnes. Nous voyons cependant que ce type d’accord représente une discussion idéale. Pouvons-nous toujours être certain de la sincérité des interlocuteurs ? N’y a-t-il pas quelques intentions déguisées dans le choix des questions posées, comme on peut le voir dans les discussions au tribunal, comme par exemple, entre l’avocat et les témoins (questions orientées en quelque sorte) ? Sommes-nous toujours certain que nos arguments ne sont pas entachés par certains sentiments, voire certains préjugés ? Pouvons-nous aisément censurer nos sentiments ? Enfin, pouvons-nous aisément sortie de notre rôle social ou professionnel, ou tout simplement de l’image que nous donnons de nous-mêmes ? Pouvons-nous toujours appréhender le patrimoine culturel de l’interlocuteur, parfois très éloigné du nôtre ? Ajoutons à cela, que tous les hommes n’ont pas, non seulement la même capacité à rationaliser leur pensée, mais aussi la même capacité à s’informer, ou plus simplement non pas les mêmes moyens techniques d’information. Le dialogue reste néanmoins une exigence fondamentale pour, premièrement parvenir à désamorcer la violence, et deuxièmement, à élaborer une entente commune pour des choix qui engagent la vie en commun de notre humanité. Notre prochain cours se donnera pour tâche de rendre compte d’une morale déontologique, (qui repose sur le devoir) et dont l’exigence se veut universelle. Nous parlerons de la morale que Kant établit principalement dans un ouvrage d’importance : « Métaphysiques des Mœurs » DEUXIÈME PARTIE Mercredi 17 novembre 2010 L’exigence morale Dans l’ « Idée d’une histoire universelle », Kant défini l’homme comme « un être fini et raisonnable ». En tant qu’être fini, c’est-à-dire comme être de la nature, l’homme a des désirs et des passions. Par son désir, « l’homme est la mesure de toute chose ». Une chose est bonne pour lui, non pas parce qu’elle serait bonne en soi, mais par ce qu’il l’a désir. C’est grâce à ses désirs et à ses passions qu’il a développé ses qualités techniques et pragmatiques (le libéralisme économique est en cela le fait de la nature). Comme il le dit : « La nature a voulu que l’homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l’agencement mécanique de son existence animale et qu’il ne participe à aucun autre bonheur ou à aucune autre perfection que ceux qu’il s’est créés luimême, libre de l’instinct, par sa raison propre ». L’homme est un être autonome, c’est-à-dire capable de se donner sa propre loi. Ce point de départ est essentiel pour comprendre le sens de cette exigence morale. L’animal qui suit mécaniquement ce que lui a donné la nature (son instinct), ne peut prétendre à aucune action morale. Le lion n’épargne pas la gazelle par sentiment moral, ni même par pitié, mais seulement parce qu’il n’a plus faim. Premièrement toute activité humaine se définit par la fin qu’elle se propose, c’est-à-dire par le résultat qu’elle cherche à atteindre. Deuxièmement les moyens ne nous sont pas donnés par avance dans les circonstances où nous devons agir. Ainsi nous nous posons la question suivante : Que dois-je faire ? Cette question est commandée par le désir d’une certaine fin. Qu’est-ce que je dois faire pour… Qu’est-ce que je dois faire si… Envisageons la réponse : si je me pose la question qu’est-ce que je dois faire pour réparer ma voiture ? C’est dans les lois de la mécanique que je trouve la réponse. Qu‘elle est la sanction ? Ce qui sanctionne un acte ce sont ces conséquences. Si je suis la règle, c’est la réussite. Si je ne suis pas la règle, c’est l’échec. L’échec n’est pas une faute. C’est parce que l’on n’a pas utilisé les bons moyens. Notez qu’il est quelquefois difficile de suivre les règles. Que dois-je faire pour être heureux en amour ? Que dois- faire pour être heureux ? Il n’y a pas ou guère de recettes pour le bonheur et pour l’amour. Arrêtons-nous là et revenons à cette idée où l’on disait que la question « que devons-nous faire ? » était commandée par le désir d’une certaine fin. Quelle est la nature de la valeur visée ? C’est l’utile. Pour Platon comme pour Aristote, est dit utile quelque chose faite non pour elle-même mais en vue d’une autre. Par exemple : me promener pour me promener. Ou me promener pour me garder en bonne santé. Donc les choses faites non pour elles-mêmes mais pour quelque chose d’autres sont dites utiles et parce qu’elles sont jugées bonnes. « Tout art et toute recherche méthodique, de même que toute action et tout choix, paraissent généralement poursuivre quelque bien » dit Aristote (E.N. L.1 Ch.1). Qu’est-ce qui fait qu’on juge une chose bonne ? C’est qu’on la désire. Donc la question qu’est-ce que je dois faire présuppose le désir. C’est parce que je le désire que cet objet est posé comme bon ou utile. Toutefois il y a des cas, où dans la recherche du plaisir, c’est l’utile qui est contesté. Où la recherche de l’utile est neutralisée. Supposons, que vous soyez très pauvre, dans la misère, c’est-àdire dans l’incapacité de conserver votre existence, et que la Police vous offre une très grosse somme d’argent pour que vous dénonciez quelqu’un à la justice que vous savez cependant être innocent. Vous vous posez la question : Que dois-je faire ? Vous hésitez. Il y a une hésitation. Elle suffit. On peut tenter des explications : Cette hésitation est peut-être le reflet de notre éducation. Mais cette même éducation (chrétienne par exemple) on peut la rencontrer dans des cas où, devant une autorité légale, il faut désobéir ou obéir. Exemple du soldat : Le soldat doit obéir aux ordres d’un chef. Mais à un ordre de torturer il peut hésiter. Nous hésitons, mais nous ne savons pas très bien les raisons de cette hésitation. Dira-t-on, cette hésitation traduit tout simplement un calcul : il est de mon intérêt de ne pas porter un faux témoignage car cela me nuira dans l’avenir. Réponse qui ne vaut pas si je pense que c’est ma vie qui maintenant est en jeu. Ou bien, on me menace et il s’agit de sauver ma vie. Mais où est la force ? Est-ce céder à la menace, en me disant que je suis trop faible et que je dois accepter ? Ou bien est-ce refuser la menace ? Ces hésitations manifestent une exigence insoupçonnée. Cela qu’on me propose, est-ce que je peux le vouloir ? Non pas le vouloir pour… mais est-ce que je dois le vouloir tout court ? Cette question ne porte ni sur la fin ni sur les moyens mais sur cette exigence : Puis-je être d’accord avec moi-même ? Notez que dans cette question, je suis délaissé par les poteaux indicateurs que sont les préceptes sociaux et mon désir. Il faut obéir aux institutions ! Certes mais les mêmes valeurs qui m’enjoignent d’obéir aux institutions de mon pays, m’interdisent de faire un faux témoignage. Il faut bien que quelque chose soit voulu pour soi-même. Les techniques répondent bien à la question que dois-je faire pour, mais à la question que dois-je faire tout court. Ce n’est pas l’expérience de ce qui est mais de ce qui doit être. Quoi ? Nous ne le savons pas encore. Nous ne le savons pas encore, mais nous ressentons, une exigence de l’intérieur. Ce n’est pas une hésitation due à une quelconque règle morale, car aucune ne me donne satisfaction. Les valeurs morales inculquées par l’éducation me laissent souvent en plan, comme dans le cas du conflit d’obéissance. Ce que feraient les autres ? Mais cela ne règle pas mon problème. Il s’agit de moi, de moi seul, tout seul. Si je suis aveuglément les valeurs morales ambiantes, ma conduite n’a aucune valeur, car elle est purement automatique. J’adhère par routine. C’est là, nous le verrons, que porte la critique de Nietzsche. L’homme de bien, bon père, bon employé, bon citoyen…sa conduite a-t-elle une valeur morale ? Non, car c’est seulement un bon fonctionnement, il est conforme. C’est un conformiste. C’est une morale d’esclave dira Nietzsche. Qu’est-ce qu’il faut donc, pour que l’on juge ce qui a valeur morale ? Il faut être libre ! Il faut être libre pour juger les valeurs ; Puis-je vouloir cela ? Cette exigence n’est ni par intérêt, ni par éducation. C’est l’exigence non d’obéir mais d’être moi. Nature de cette exigence : Lorsque je me pose la question « qu’est-ce que je dois faire ? » cette exigence ne m’apporte aucune indication, aucune fin concrète. L’exigence morale est-ce faire le bien ? Qu’est-ce que faire le bien ??? Le bien n’est pas quelque chose de concret ni de réservé à un domaine propre. L’exigence morale s’étend sur toute la vie. Qu’est-ce qu’elle demande ? Non le bien ! Elle demande : est-ce que tu peux le vouloir ? Cette exigence a déplacé les objets du désir du vouloir sur le vouloir lui-même. En effet, la valeur morale ne réside pas à son conformé, à telle ou telle valeur, mais c‘est l’esprit dans lequel on l’a accomplit. Cela s’appelle l’intention. Kant précise : « Lorsqu’il s’agit de la valeur morale, l’essentiel n’est pas dans les actions que l’on voit mais dans les principes internes que l’on ne voit pas » (Fondements de la métaphysique des moeurs) C’est dans ce que je fais que je dois avoir une certaine intention qui va conférer une valeur morale à mon acte et non la conformité à la loi morale. L’intention ne naît pas du désir, mais veut exclusivement le vouloir. Le vouloir est une instance qui juge le désir. Quant je veux, cela veut dire que je donne mon adhésion à ce que je fais. Par conséquent, tout homme de bonne volonté, dira Kant, dont la volonté n’est déterminée que par le devoir, en voulant ce qu’il fait, confère à ce qu’il fait une valeur universelle. Ce que je fais est l’expression d’une loi (ce qui lui donne une valeur universelle). Qu’est-ce qu’une loi ? la loi c’est ce qui est valable pour tous les cas, donc elle universelle et nécessaire. Distinguons cependant la loi physique et la loi morale. La loi physique porte sur ce qui est. La loi morale porte sur ce qui doit être. Vouloir ce que je fais, de telle façon que tout homme de bonne volonté dirait cela doit être fait de toute nécessité, c’est-à-dire élevé à la hauteur d’une loi que j’introduis moi-même dans mon action. C’est donc en ce sens qu’il faut comprendre les impératifs catégoriques de Kant. Précisons en premier lieu ce que signifie l’impératif. L’impératif est un commandement de la raison à la volonté. Tu dois ! C’est donc une nécessité. Ce qui doit être ainsi et pas autrement. En second lieu, distinguons l’impératif catégorique et l’impératif hypothétique. Ce dernier commande sous condition. Si tu veux obtenir telle chose, tu dois satisfaire telle chose. Au contraire, l’impératif catégorique commande sans condition. Les impératifs hypothétiques n’ont aucune valeur morale ; seuls les impératifs catégoriques ont une valeur morale. Ainsi donc, lorsque nous sommes délaissés par les valeurs habituelles (repères moraux, éducatifs ou religieux), nous sommes mis en présence de notre vouloir propre. Ainsi quand je veux vraiment, je veux ce que ferait tout homme de bonne volonté. C’est le sens du premier impératif catégorique : Première maxime de Kant : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ». (F.M.M.) Il ne s’agit pas de s’aligner sur la conduite habituelle des hommes, il s’agit non de s’aligner au fait mais de commander au fait. C’est un vouloir libre qui commande au désir, c’est un vouloir raisonnable. La liberté et la raison sont les deux principales exigences de la raison, tant dans la connaissance que dans la conduite. « L’exigence morale est un fait de la raison » dit Kant. Ce qui fonde la morale, c’est la présence en nous d’une exigence de na pas s’aligner sur les faits, mais de commander les faits et de juger les désirs. Par les désirs, nous sommes empiriques, dit Kant, mais la présence en nous de l’exigence morale témoigne qu’il y a en nous une autre instance par laquelle nous échappons aux données empiriques, mais par laquelle nous commandons aux données empiriques. L’homme est un être fini et raisonnable. Fini, car c’est un être sensible comme tous les êtres sensibles (animaux), mais c’est aussi un être capable de raison, c’est-à-dire capable d’agir pour d’autres raisons que pour ses seuls désirs, et contre les données empiriques, que sont les valeurs ambiantes, ou les opinions générales. A ce propos précisons que cette exigence morale que nous découvrons au cœur de notre vouloir ne s’explique ni par notre appartenance à une nature sensible (comme le sont les animaux) ni à une dépendance métaphysique (découverte en dieu). C’est un commandement qui n’implique aucune dépendance à l’égard d’une réalité étrangère. Parce qu’il est tout entier raisonnable, par définition, dieu ne connaît pas cette exigence morale. Parce qu’il est tout entier naturel, l’animal n’a aucun souci de moralité. Il faut être libre pour éprouver cette exigence. Cette loi à laquelle il faut obéir, ce n’est ni la loi de la nature, ni celle de dieu, car ce n’est pas notre vouloir. « Une volonté libre et une volonté soumise à des lois morales sont une seule et même chose ». Ainsi nous sommes, dit Kant, des êtres autonomes. J’accède à la loi morale lorsque je suis autonome : abandonnant les sentiments moraux : l’indignation, la mauvaise conscience, toutes les valeurs qui viennent du dehors, les tabous, la peur de mal faire, la pitié, la culpabilité… Nous pouvons dire que l’exigence morale chez Kant est une exigence interne à la volonté, sans référence aux valeurs morales. Paradoxalement, c’est une morale sans valeur morale. Pour juger de la valeur de cette exigence morale dans une situation concrète, prenons le cas du racisme. Certains sociologues prétendent que nous deviendrions, au-delà d’un certain seuil de tolérance, racistes. L’idée de seuil est simple, elle présuppose qu’au-delà d’un certain pourcentage d’étrangers (d’immigrés) dans une commune, une cité, une école, interviennent des mécanismes de rejet de la part de la population autochtone, des difficultés de cohabitation, du racisme. En admettant même que cela soit vrai (scientifiquement prouvé). C’est réduire l’homme a se qu’il a d’empirique et d’oublier cette autre intense qui dans l’homme échappe à ces données empiriques et qui leur commande. Le commandement moral, quelque soit la situation sociale, exige qu’il ne faut pas être raciste, en pensée et en acte. Nous ne pouvons pas nier la réalité complexe de la vie en communauté, dans toute sa diversité, et les conflits qu’elle génère, mais je peux toujours dépasser la particularité de mes désirs, de mes sentiments, pour mesurer mes actions, pour me demander si elles ont une valeur universelle. Le « vivre ensemble » dont on parle tant aujourd’hui est à ce prix. Bien que singulier, mon acte devient universel. Par le respect véritable que j’impose à ma conduite, à l’égard de toute personne, quelque soit son origine, son age ou son sexe, bien que singulier, mon acte devient universel. « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ». Cette action puis-je la vouloir ? C’est-à-dire la vouloir à la face du monde, sans restriction cela que l’on a choisi ? Ai-je à me demander ce que serait l’attitude générale des hommes ? En admettant même que les hommes sont en général racistes, c’est une généralité de fait, elle s’impose du dehors, ce n’est donc pas une loi pour ma volonté libre. Par exemple : Les utilitaristes pensent que chaque homme quel qu’il soit, défends dans tous ce qu’il fait son intérêt personnel. Ainsi vontils accepter cette loi pour en tirer une harmonie possible. Que peut-on leur répondre ? L’universalité, on ne peut pas la trouver dans les faits. Prenons l’exemple de la chute des corps. Peut-on fonder une loi sur quelques faits ? A supposer que l’on puisse faire une infinité d’expériences, aurait-on une loi ? Non, car il faut la comprendre. C’est par un raisonnement purement mathématique et donc abstrait, que Galilée établira la loi de la chute des corps (ou le mouvement de la terre). Même si par ailleurs il fera quelques expériences. Les faits particuliers ne nous donnent pas l’universalité. L’universalité ne dépend pas de l’expérience, mais de la raison, qui elle seule est capable de conceptualiser. Même si l’on observe quelques régularités dans les actions humaines, on ne peut pas tirer une universalité. Donc l’exigence d’universalité de notre vouloir c’est l’exigence d’agir selon la loi de la raison que nous imposons à notre nature. Supposons que tous les hommes recherchent leur intérêt particulier (comme le pensent les utilitaristes), il n’en faut pas moins rechercher ce que me dicte ma raison. C’est une exigence qui commande impérativement, sans s’occuper des conséquences nuisibles ou hostiles. Il ne faut pas se laisser intimider par l’expérience. Comme dans le cas du racisme, je n’ai pas à être intimidé par les faits. Nous découvrons en nous le surgissement d’un principe de détermination qui juge le monde. C’est un principe de liberté. Mais c’est aussi un principe fraternel, car ce principe de détermination, vient de l’exigence qui surgit en chacun de nous. Je ne le veux pas pour mon compte seulement, je le veux avec tous les autres. En accédant à la raison, j’accède à une communication avec les autres. Deuxième maxime de Kant : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen ». (F.M.M.) Remarques : Cette formulation concerne l’humanité mais aussi envers nousmêmes. Nous avons des devoirs envers nous-mêmes. Je ne peux pas faire de moi uniquement une machine à gagner de l’argent. Il s’agit de traiter les autres comme une fin et jamais simplement comme un moyen. Ce qui ne veut pas dire que nous ne pouvons pas nous utiliser (nous le faisons par exemple, dans la répartition sociale du travail), cela veut dire pas seulement comme un moyen. Les autres sont notre but suprême, il faut les traiter comme des fins. Signification de fin : Toute création suppose des fins et ces fins sont assignées par nos désirs. Ce en vue de quoi je fais ce que je fais. Je poursuis une chose que je juge bonne car je la désire. Nous avons déjà vu que c’est le désir qui fait la valeur. Ainsi les fins sont en relation à notre désir. Ce sont des fins dont la valeur est subjective et elles sont subordonnées à d’autres fins. Mais quelle serait une fin en soi qui vaudrait pour tous, non objet d’acquisition, mais objet de respect. Que l’on puisse respecter, c’est-à-dire la laisser dans son intégrité. Qui marquerait un arrêt dans l’avidité des désirs. Cette chose qui existe comme une fin en soi, c’est l’homme. L’homme est ce qu’on ne peut pas vouloir soumettre à nos désirs (ou exploiter comme le dirait Marx). C’est ce que veut dire traiter l’humanité comme une fin. Autrui, c’est une borne à ne pas dépasser. Autrui constitue une condition restrictive. Traiter les autres comme des fins, ce n’est pas les traiter comme de purs moyens pour nos actions, c’est les respecter. Problème : Où Kant a-t-il été chercher que l’humanité était une fin en soi ? Pourquoi l’humanité serait-elle respectable ? Pourquoi l’homme aurait-il des droits ? Ce qui fait le privilège de l’homme et le rends digne de respect, c’est qu’il peut vouloir selon un principe qui n’est pas celui du désir mais selon une exigence morale. L’exigence morale est en nous et parce qu’il y a cette exigence morale nous sommes dignes de respect. Le respect est le seul sentiment qui ait un fondement à priori, et il s’étend au-delà de la loi morale, à la personne, en tant qu’elle peut, elle aussi, par l’autonomie de son vouloir, viser l’universel. Nous pouvons également, pour cette même raison, étendre ce respect de la personne à l’humanité entière. Et en tant que digne de respect, l’humanité dépasse toute appréciation ; elle n’a pas de prix, car un prix suppose une estimation et un échange possible. Le respect dû à l’humanité est universel, sans équivalent, et ayant une valeur universelle intrinsèque. On peut donc parler ainsi de dignité humaine. Ouvrons une parenthèse à propos de cette dignité humaine : Nous aurons à nous interroger sur certains comportements volontaires et consentants, comme certains cas de prostitution, ou des pratiques sexuelles sado-masochistes, ou la pratique de grossesse pour autrui. Nous chercherons à savoir si l’on peut aisément les dénoncer, voir les interdire au nom de cette dignité humaine. Nous verrons (lors d’un autre cours) que cette notion de dignité humaine ne semble pas toujours pouvoir s’imposer, et quelle peut cacher un certain désir de police morale. On a longtemps dénoncé l’homosexualité comme une indignité, comme ce qui était contraire à la dignité humaine. L’homme est digne de respect disons-nous. Cependant doit-on respecter l’homme qui n’est pas digne de respect ? Doit-on respecter le grand criminel ? Oui, nous devons le respecter, car il ne faut s’en tenir aux faits, ni à l’expérience, mais le traiter comme être raisonnable. Ainsi, il faut juger équitablement ce grand criminel. Nous lui devons justice. (Nous verrons par la suite le problème de la punition). Lui faire justice veut dire non pas se venger, bien entendu. Cela signifierait être à nouveau soumis à notre seul désir, mais il s’agit de faire reconnaître au coupable sa culpabilité et la reconnaissance de la loi morale. Cependant cette loi morale qui dépend seule de notre volonté, ne peut pas être imposée du dehors. Supposons un vrai cynique, qui connaît la loi morale, mais qui la refuse. Que peut-on lui dire ? Celui qui dit non à la loi morale (non par faiblesse ou par ignorance), on ne peut rien lui répondre. Il faut que la raison reconnaisse que la raison peut la refuser. Là encore on peut se demander s’il est raisonnable d’agir contre la raison ? Fausse raison, mauvaise raison, comme l’est souvent la raison d’État. Revenons à ce concept de fin en soi. C’est précisément cette aptitude à constituer une exigence universelle qui distingue l’homme comme fin en soi. Quand j’introduis dans mon vouloir la dimension de l’universalité, je me contredirai si je ne considérai pas d’avance tous les autres hommes comme capables eux aussi de vouloir d’une façon raisonnable. J’entre dans une communauté des vouloirs ; non seulement mon vouloir libre, mais qui veut ce que tout autre voudrait. Je me pose comme membre d’une communauté des volontés libres. Nous arrivons à cette idée : Le sens commun dit souvent : « Ma liberté commence ou finit celle de l’autre ». Comme les barrières ou les clôtures qui limitent ma propriété à celle d’autrui. Cette conception est absurde car on ne limite pas une liberté (ce n’est pas une quantité). Lorsque ma liberté se joint au respect de la liberté des autres, ce n’est pas une restriction de ma liberté. Le droit et le respecter, c’est au contraire une exaltation de ma liberté. En cela, comme le dit Sartre : « on ne peut pas être libre tout seul ». Le tyran qui a fasciné les Grecs, envié et craint à la fois, était celui qui faisait tout ce qu’il désirait. Mais c’est justement parce qu’il faisait tout ce qu’il désirait, qu’il n’était pas libre, car il faisait ce que ses désirs voulaient, et non son vouloir libre. Troisième maxime de Kant : « Tout homme raisonnable doit agir comme s’il était toujours par ses maximes un membre législateur dans le règne universel des fins ». Que signifie pour Kant le règne des fins ? « La liaison systématique des êtres raisonnables par des lois communes » dit Kant. Ce n’est pas la société civile ! C’est la société des hommes qui sont appelés a être raisonnables. Non parce que l’on est soumis, mais parce qu’on y accède par la moralité, du fait qu’on est soi-même législateur. Ce qui sépare les hommes c’est qu’ils désirent des choses différentes. Ce qui les réunis commence où ils veulent de la même manière. Ce règne des fins n’existe pas, il doit exister ! je le constitue en le constituant. L’universalité dont il est question, ce n’est pas l’universalité d’un comportement commun donné (comme un instinct), ni même une généralité acquise en assemblant des voix (l’unanimité), mais c’est l’universalité de ce qui doit être. Autre point important, concernant la loi morale chez Kant : la question du bonheur. En tant qu’être fini soumis aux désirs, l’homme ne peut pas, ne pas rechercher le bonheur. Le bonheur pourrait-il être une fin réelle ? Rechercher le bonheur ne peut être qu’un souhait, une réalisation hypothétique. La loi morale exige absolument, sans tenir compte de cette fin recherchée. Il est cependant possible que la soumission à la loi morale s’accompagne d’un bonheur, par le fait, au moins, de s’être rendu digne du bonheur par notre action, conforme à la loi morale. Cependant la loi morale est une exigence qui dépasse la recherche du bonheur et qui peut même produire mon malheur. Dans l’exemple du faux témoignage, mon obéissance à la loi morale peut me conduire à la mort. Ne sommes-nous pas contraint de remarquer une réelle antinomie, entre la recherche du bonheur et la moralité ? Le bonheur est-il toujours la récompense de la moralité ? Ne sommes-nous pas scandalisés devant le malheur des justes et devant la jouissance et la réussite de certains scélérats ? On peut choisir le bonheur, mais nous savons bien que cette recherche n’est pas toujours respectable moralement. « La majesté du devoir n’a rien à voir avec la jouissance de la vie », dit Kant. C’est ce scandale qui chez ce philosophe rigoriste, fonde l’espérance religieuse. Ainsi la morale de Kant tente de dépasser cette antinomie entre morale et bonheur, en posant comme postulat l’existence de Dieu, qui garantit un rapport possible entre le bonheur et l’intention morale. Dieu étant en lui-même, la synthèse du règne des fins et du règne de la nature. Cette une foi rationnelle qui réponds à la troisième question fondamentale : « que puis-je espérer ? » (Les deux autres : « Qui suisje ? » ; « Que puis-je savoir ? »). Cette une foi rationnelle, dans la mesure où la loi morale est exigée par la raison elle-même, mais ce n’est pas une connaissance. C’est seulement une espérance. En cela nous restons libres. Car si Dieu pouvait être le fait d’une connaissance, nous ne serions pas libre. Kant écrit à ce propos dans la CRP : « La sagesse impénétrable par laquelle nous existons, n’est pas moins digne de vénération pour ce quelle nous a refusé, que pour ce qu’elle nous adonné en partage ». Je dirais personnellement que nous pouvons peut-être, délaisser ce postulat d’un dieu créateur, en ne retenant que la possibilité d’une nature finalisée (« qui ne fait rien en vain », comme le dit Aristote). Cette idée de nature nous fait comprendre notre finalité dans l’Histoire, qui jouant avec notre être sensible, avec nos désirs et nos passions, nous conduit, sans même en avoir conscience, mais en nous y préparant, vers le plein développement de nos qualités, dont celle la plus élevée, la qualité morale. En cela nous ne faisons pas notre devoir en vain, puisqu’il contribue au progrès de notre humanité, même si, seules les générations à venir en profiteront, comme nous en avons profité par le sacrifice des premières générations humaines. L’affirmation du sens de l’histoire comme progrès de l’espèce humaine, voulu par la nature, a pour fondement la certitude que la raison est pratique, c’est-à-dire que la morale est la clef de voûte de la philosophie de l’histoire. Sans cette finalité morale que la raison exige, « la terre serait déserte » dit Kant. Précisons quelques points en prenant appui sur des extraits des « Fondements de la Métaphysique des Mœurs » de Kant. « Dans le règne des fins, tout a un PRIX ou une DIGNITÉ. Ce qui a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre, à titre d’équivalent ; au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité.Ce qui rapporte aux inclinations et aux besoins généraux de l’homme, cela a un prix marchand ; ce qui, même sans supposer de besoin, correspond à un certain goût, c’est-à-dire à la satisfaction que nous procure un simple jeu sans but de nos facultés mentales, cela a un prix de sentiment ; mais ce qui constitue la condition qui seule peut faire que quelque chose est une fin en soi, cela n’a pas seulement une valeur relative, c’est-à-dire un prix, mais une valeur intrinsèque, c’est-à-dire une dignité. Or la moralité est la condition qui seule peut faire qu’un être raisonnable est une fin en soi ; Car il n’est possible que par elle d’être un membre législateur dans le règne des fins. La moralité, ainsi que l’humanité, en tant qu’elle est capable de moralité, c’est donc là ce qui seul a de la dignité. L’habileté et l’application dans le travail ont un prix marchand ; l’esprit, la vivacité d’imagination, l’humour, ont un prix de sentiment ; par contre, la fidélité à ses promesses, la bienveillance par principe (non la bienveillance d’instinct) ont une valeur intrinsèque ». ( F.M.M. deuxième section) L’homme a trois aptitudes : une aptitude technique, qui lui permet de créer par artifice ; une aptitude pragmatique, qui lui permet d’utiliser les hommes à ses fins ; ces deux aptitudes supposent l’habileté ; et une troisième, une aptitude morale qui lui permet d’agir à l’égard de soi et des autres selon le principe d’autonomie, conformément à des lois. Seule la troisième aptitude a une valeur morale, c’est-à-dire non relative, et qui fait de l’homme un être digne de respect. Les autres aptitudes sont remarquables et utiles, mais elles restent relatives. L’intelligence, le goût en art, l’habileté, l’humour, l’imagination… sont des valeurs que nous aimons et qui nous plaisent, mais ce sont des valeurs culturelles, historiques, particulières et donc relatives. C’est cette aptitude morale qui est la plus élevée et qui cependant est la plus lente à se développer dans ce difficile progrès de notre humanité. Les autres qualités humaines sont mues par le jeu naturel des passions, lesquelles sont en quelque sorte le moteur de l’histoire. Et ce n’est que par l’édification progressive du droit, (« pathologiquement extorqué » comme le dit Kant) et nous le verrons, du droit international et des droits universels de l’homme, que ce progrès moral est pensable. De fait, l’édification d’un droit universel, semble être bien plus un principe directeur qu’une réalité de fait, mais c’est ce principe qui doit guider nos actions, même si l’on voit aujourd’hui toutes les difficultés que cette édification rencontre. Pour ce qui est de la bienveillance (bienfaisance), voyons un autre extrait : « Etre bienfaisant, quand on le peut, est un devoir, et de plus il y a de certaines âmes si portées à la sympathie, que même sans un autre motif de vanité ou d’intérêt, elles éprouvent une satisfaction intime à répandre la joie autour d’elles et qu’elles peuvent jouir du contentement d’autrui en tant qu’il est leur oeuvre. Mais je prétends que dans ce cas une telle action, si conforme au devoir, si aimable qu‘elle soit, n’a pas cependant de valeur morale véritable, qu‘elle va de pair avec d’autres inclinations, avec l’ambition par exemple qui, lorsqu’elle tombe heureusement sur ce qui est réellement en accord avec l’intérêt public et le devoir, sur ce qui par conséquent est honorable, mérite louange et encouragement, mais non respect ; car il manque à la maxime la valeur morale, c’est-à-dire que ces actions soient faites, non par inclination, mais par devoir. Supposez donc que l‘âme de ce philanthrope soit assombrie par un de ces chagrins personnels qui étouffent toute sympathie pour le sort d’autrui, qu’il ait toujours encore le pouvoir de faire du bien à d’autres malheureux, mais qu’il ne soit pas touché par l’infortune des autres, étant trop absorbé par la sienne propre, et que, dans ces conditions, tandis qu’aucune inclination ne l’y pousse plus, il s’arrache néanmoins à cette insensibilité mortelle et qu’il agisse, sans que ce soit sous l’influence d’une inclination, uniquement par devoir, alors seulement son action a une véritable valeur morale. » Kant, Métaphysique des mœurs, 1e S. Kant pose dans ce passage un certain nombre de problèmes qui méritent notre attention :En quoi le devoir de bienfaisance « objectivement moral » peut-il être dépendant d’un égoïsme. N’est-ce pas paradoxal ? En quoi, cette conduite est à encourager, mais ne mérite pas notre respect ? Nous comprenons bien sa thèse dans ce passage : Une seule chose dans le monde, peut être dite absolument bonne, sans restriction aucune : la bonne volonté. La valeur morale d’un acte ne dépend que de l’intention qu’elle réalise. Agir moralement, c’est agir par devoir. (Action faite conformément au devoir / Action faite par devoir). Cependant, si faire le bien semble selon Kant fort louable mais non respectable indépendamment de l’intention droite, toute passion vertueuse n’est-elle pas ce qui pousse dans la réalité, les hommes (voir objectivement) aux actions généreuses ? Peut-on être généreux sans passion ? Une vie morale est-elle possible si le mérite n’est fondé que sur l’impossibilité d’être moral, si l’homme qui agît moralement par ce que cela correspond à sa nature, à son sentiment, à son goût, est sans dignité ? En ouvrant le problème et en l’actualisant, doit-on penser que les actions humanitaires mues par la pitié (succès des dons pour Haïti), que des particuliers, des associations caritatives ou des Etats, dirigent pour le bien de l’humanité, soient dépourvues de valeur morale ? Lors de notre prochaine rencontre, nous ouvrirons plus largement l’analyse critique de la morale kantienne, et particulièrement les limites de son formalisme. Cependant nous orienterons notre réflexion sur un point essentiel, à partir de la perspective universaliste kantienne, à savoir : la modernité politique et morale des Droits Universels de l’Homme. Mercredi 24 novembre 2010 Troisième partie CRITIQUE DU FORMALISME KANTIEN LA MORALE DES DROITS DE L’HOMME L’exigence éthique me commande d’agir sans tenir compte de mon inclination ou de mes intérêts. Elle me commande de me décider sans tenir compte des conséquences. C’est donc une exigence qui me commande d’agir d’après la forme de la loi, c’est-à-dire formelle. (La forme s’opposant au contenu). De la même manière, l’impératif est formel, il ne propose pas des fins. Les fins viennent de mes désirs et j’en ai fait abstraction. Tout au plus me dit-elle de traiter l’autre comme une fin et pas seulement comme un moyen. Mais elle ne me dit pas comment faire pour traiter les autres comme une fin. L’impératif ne me dit pas ce que je dois porter à l’universel. Soit par exemple un faux témoignage à faire : dois-je porter ma maxime à l’universel ? Non, dit Kant, il serait contradictoire qu’il y ait des témoignages faux. Il serait absurde de porter à l’universel quelque chose de faux. On ne pourrait plus parler si on portait comme maxime que l’on doit toujours mentir. Cependant, que nous dit l’exemple suivant ? Supposons qu’une personne, connaissant clairement la maxime : « tu ne dois pas mentir » qui, dans les circonstances de l’occupation de son pays par des ennemis, cache des résistants. Doit-il dire la vérité à un ennemi pourchassant ces résistants ? Bien sûr que non ! Il mentira et dérogera à la loi et au droit imposés par l’occupant. L’on voit bien qu’il est contradictoire de vouloir élever à l’universel cette maxime : « tu ne mentiras pas », sans se soucier des conditions particulières dans lesquelles nous sommes tous en réalité. Cependant Kant a raison, dans la mesure où on ne peut élever le mensonge à l’universel, car les hommes n’auraient plus aucune confiance les uns dans les autres. L’abandon du principe est parfois nécessaire, comme nous l’avons vu dans l’exemple précédent, mais il ne faut pas s’abandonner systématiquement à cette facilité. Il y a bien des gens à qui l’on dit bonjour, et que pourtant on enverrais bien au diable. Il en est ainsi de toute forme de politesse, qui a un rôle social positif. Prenons un autre exemple : Supposons que j’hérite d’une mine de charbon en Inde, et j’apprends également, que dans ces mines, des enfants y sont exploités misérablement. Si j’applique la deuxième maxime : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin , et jamais seulement comme un moyen », je ne peux que refuser cet héritage, car sinon ce serait traiter les autres comme de pur moyen, en somme comme des esclaves. Cependant si je refuse cet héritage, il va nécessairement être repris par un autre, qui continuera peut-être cette exploitation sans scrupule. Ce choix serait alors très injuste. Ma bonne conscience serait sauve, et pour le reste, je m’en laverai les mains. Nous comprenons bien que l’action concrète et réelle ne saurait se satisfaire de ce pur accord formel avec la loi morale. Peut-être que dans ce cas, il me faudrait prendre en charge la mine, renvoyer les enfants à l’école et combattre avec leurs parents pour améliorer leur revenu. Cela n’est pas simple, car nous rencontrons toutes les vicissitudes de l’histoire et de la vie sociale réelle des hommes. Il faut parfois préférer les mains sales aux mains pures du formalisme moral. Tout le monde connaît la formule de Valéry : « Kant a les mains pures, mais il n’a pas de mains ». Il y a toujours possibilité de contradiction entre la loi morale et la justice. Un autre exemple, cité cette fois ci par Kant nous donnera un bon exemple de cette contradiction : « Que quelqu’un ait par exemple entre les mains un dépôt qui lui a été confié, dont la propriétaire est mort, et dont l’héritier ne sait rien ni ne peut rien apprendre. Qu’on propose ce cas même à un enfant de huit ou neuf ans ; que de plus le détenteur de ce dépôt soit, précisément à cette époque (et sans qu’il y aille de sa faute), tombé dans les plus complets revers de fortune, qu’il voit autour de lui sa famille, femme et enfants, dans la tristesse et l’abattement causé par la misère, et qu’il puisse échapper en un clin d’œil à cette nécessité en s’appropriant ce gage ; qu’il soit de plus philanthrope et bienfaisant, que l’héritier soit riche, insensible, et par suite dépensier et débauché au dernier degré, en sorte qu’on pourrait tout aussi bien jeter à la mer ce supplément à ses moyens. Et maintenant qu’on demande si, en de telles circonstances, on peut se croire autorisé à utiliser ce dépôt pour ses propres besoins ? Sans qu’aucun doute, celui à qui on posera la question répondra : Non ! et pour toute raison il pourra seulement dire : cela est injuste, c’est-à-dire : cela est contraire au devoir. Rien n’est plus clair que cela ». Kant, « Sur le dicton : cela peut être vrai en théorie, mais cela ne vaut rien en pratique », &1. Comme semble le reconnaître dans ce texte, Kant lui même, le sens du devoir peut conduire à tenir pour sacrés les états de fait les plus injustes. Nous retrouvons en quelque sorte ce même conflit que nous avons vu dans la tragédie grecque « Antigone ». Conflit entre la loi morale et les faits. La morale échoue à supprimer les conflits entre des éléments liés. Kant reconnaît l’inévitable conflit puisqu’il le dit dans son texte : « cela est injuste, c’est-à-dire : cela est contraire au devoir. Rien n’est plus clair que cela ». Une conduite absolument conforme au devoir, produit un résultat absolument injuste. On peut bien sûr évoquer, là aussi, le caractère sacré de la propriété, même si le propriétaire est mort. Mais nous pouvons aussi, comme le fait Rousseau dans son « Discours sur l’origine et les fondements des inégalités », se poser la question de l’origine de la propriété, et dire comme lui qu’elle résulte d’une « adroite usurpation ». Cette propriété devient par la suite une appropriation de fait, un état de fait. Devant cet état de fait, je ne vois pas à quelle obligation morale nous devrions nous soumettre ? Peut-on suivre Kant dans l’énoncé d’une morale aussi rigoriste ? Deux questions se posent : La première : Si la moralité se fonde dans un commandement inconditionnel et absolu de la raison, indépendamment de tout désir, de toute inclination ou intérêts sensibles, la question se pose de savoir si la terre n’a jamais porté un seul être moral ? Kant reconnais que la terre n’a jamais porté un tel être moral. Comment penser un être coupé de toute sensibilité ? L’homme, comme ne cesse de le dire Kant, est « un être fini et raisonnable », et la raison est sans force si elle ne rencontre quelque impulsion sensible. Sans aucun désir comment agir exclusivement par devoir ? La seconde question : La volonté autonome qui commande le devoir, a-t-elle assez de force pour agir ? Est-elle totalement omnisciente et omnipotente pour pouvoir déterminer des choix rationnels, et indépendants de toute autre motivation ou intention, que de faire son devoir ? C’est le problème soulevé par Habermas dans ce texte que je vous propose : « Le devoir catégorique des commandements moraux vise enfin, dans un sens emphatique, la volonté libre d’une personne qui agit selon des lois qu’elle s’est données elle-même : cette volonté seule est autonome, dans le sens où elle se laisse déterminer complètement par l’action morale. Dans le domaine de la validité de la loi morale, ni les dispositions contingentes, ni l’histoire de vie où l’identité personnelle ne tracent des limites à le détermination de la volonté par la raison pratique. Seule peut s’appeler autonome la volonté guidée par l’intellection morale et dans cette mesure entièrement rationnelle. Tous les traits hétéronomes de l’ « arbitre » ou de la résolution à une vie unique, aussi authentique soit-elle, sont éliminés de son sein. Kant a cependant confondu une volonté autonome avec la volonté omnipotente, pour pouvoir la penser comme dominatrice absolue, il dut la situer dans le règne de l’intelligible. Dans le monde tel que nous le connaissons, la volonté autonome n’acquiert cependant de l’efficacité que dans la mesure ou la force motivationnelle des bonnes raisons peut s’imposer contre la force d’autres motifs. C’est ainsi que dans la langue réaliste de tous les jours, nous nommons « bonne » volonté, la volonté bien informée, mais faible. » Habermas « De l’Éthique de la discussion » (3ième partie : Raison pratique). La morale kantienne semble exiger d’un être, de renoncer à ce qui fait son humanité réelle, et au monde tel qu’il est. Sa morale suppose une fracture entre nature et raison. Faut-il opposer nature et raison ? Kant cependant, ne nie pas l’articulation de l’une sur l’autre. En effet, comme nous l’avons déjà souligné, dans sa conception de l’Histoire, Kant relève cette dialectique raison/nature. C’est le jeu naturel des désirs et des passions qui fait s’accroître et se perfectionner nos qualités rationnelles, de créations, d’inventions, de productions… et, au niveau des États, de se gouverner rationnellement et conformément au droit. Sans ce jeu naturel des désirs, l’humanité que nous connaissons aujourd’hui n’aurait jamais vu le jour. C’est donc par un mécanisme naturel, qui agit aussi bien pour les individus que pour les Etats, que la raison se développe. Seulement ce processus et le résultat qui en résulte, n’ont aucune valeur morale. Le droit est mû également par le jeu des intérêts, économiques et politiques, mais il préserve la paix sociale. En effet il pacifie les conduites et les moeurs, et en cela, il nous prépare à la moralité nous dit Kant. Donc de fait, la réalisation de cette aptitude humaine qu’est l’exigence morale, a plus de chance de se réaliser par un mécanisme naturel, que par l’accomplissement idéal du royaume des fins. Que la loi morale puisse indiquer la direction à suivre pour nos actions, afin qu’elles aient une valeur universelle, c’est bien, et c’est en cela, un idéal régulateur. Mais le lent processus historique par lequel s’élaborent ces « accords pathologiquement extorqués » que sont les accords de droits internationaux, sont ceux qui ont seuls une réalité constructive. Ce serait nier la réalité de la vie humaine, que de penser un dualisme radical de la nature et de la raison. La critique de ce dualisme nature/raison est en effet à l’œuvre dans la critique de Nietzsche. Sans approfondir le cas de Nietzsche, voyons, en quelques points sa critique de la morale, et particulièrement de la morale de Kant. Nietzsche, qui nie tout fondement à la morale, lui préférant la recherche de son origine (L’idée de fondement a trait à une position métaphysique ; l’origine a affaire avec la psychologie), a d’une part, bien perçu, derrière cet idéal ascétique, derrière ce désintéressement du devoir, un sentiment de culpabilité, ou même une ruse du faible, pour contraindre les plus forts. La morale exprimerait une peur de la vie. La morale qui suppose d’abandonner toute aspiration à la réalisation de nos désirs, relève d’une négation de la réalité du monde et de la vie humaine. D’autre part, Nietzsche, dont on connaît l’art de mettre en perspective les valeurs, soupçonne derrière ce rigorisme kantien « un relent de cruauté ». En effet, si l’on prend l’exemple du créancier et du débiteur, Nietzsche montre que cette soit disante morale désintéressée, ne l’est pas ! Car elle cache un intérêt économique fort, qui consiste à lier le débiteur et le créancier. Le dû, au sens économique, a le même sens que le devoir. Il s’agit d’aliéner l’autre par un devoir moral absolu. Loin de traiter l’autre comme une fin, je le tiens comme un pur moyen, à ma merci. Il y a dans cette morale un goût suspect et malsain de la pureté. Pureté de l’intention qui peut cacher une intention toute jésuitique, du genre de celle qui par conviction morale et religieuse fait son devoir, sans se soucier des résultats de l’action, ou de l’absence d’action, et qui s’en remet à Dieu pour les conséquences. Dans l’exemple déjà cité, mon est intention est pure en refusant l’héritage d’une mine de charbon où y travaillent des enfants, mais je m’en remet à Dieu pour protéger les pauvres enfants. Ou cette autre intention également très jésuitique : Ma foi religieuse et ma morale combattent le pécher de fornication. Je refuse de plaider en faveur du préservatif, car il encouragerait cette fornication pécheresse. Pour ce qui est des conséquences d’une telle exigence, comme le sida par exemple, il suffit de s’en remettre à Dieu. Pour revenir à cette distinction que Nietzsche introduit entre le fondement de la morale et son origine (distinction qu’il faudrait faire aussi avec le fondement historique), l’important c’est la question de la valeur, « la valeur de ces valeurs » comme il le dit dans « Par-delà le bien et le mal ». Que ces valeurs soient à l’origine, liées à une situation sociale, telles les rapports maître/esclave, qui ont déterminés les valeurs aristocratiques de force, de domination, ou selon les esclaves, les valeurs d’égalité, nul ne le conteste, mais en quoi la connaissance des conditions sociales de ces valeurs leur enlèvent-elles leur valeur fondamentale ? Kant ne nie pas les déterminations sociales des valeurs et en cela, il distingue bien ce qui relève de la valeur, au sens de « valeur ambiante », simple poteau indicateur d’une société donnée, mais il les distingue des principes régulateurs fondamentaux, comme le sont les maximes morales. C’est un fondement positif, inconditionnel, qui détermine l’assentiment légitime de l’esprit. Nous pouvons admettre la relativité et même la contingence des valeurs ambiantes, de telles ou telles sociétés, simples préjugés de la conscience collective. Mais la notion d’homme, et de respect des personnes, ce sont des notions fondamentales et qui ont une exigence d’universalité. Le principe d’égalité, donne une valeur universelle aux Droits de l’Homme, lesquels sont en train de devenir la morale effective de l’humanité. Les droits de l’homme, comme fondement à la conscience morale contemporaine, se sont substitués à la morale religieuse (du moins en occident). Point sur lequel nous allons revenir. La critique nietzschéenne de la morale mériterait tout un développement, que je n’ai pas choisi de faire, mais j’ai choisi ce passage de l’Antéchrist pour clore ce chapitre : « Ce qui n’est pas une condition vitale nuit à notre existence : une vertu est nuisible quand elle ne tient qu’à un sentiment de respect pour l’idée de « vertu » comme le voulait Kant. La « vertu » le « devoir » le « bien en soi », le caractère d’impersonnalité et d’universalité, autant de chimères où s’expriment la décadence, l’extinction finale de la vie, toute la chinoiserie à la marque de Königsberg ». « Les profondes lois de la conservation et de la croissance exigent le contraire : que chacun s’invente sa vertu, son impératif catégorique. Un peuple va à sa perte quand il confond son devoir propre avec l’idée générale du devoir. Rien ne cause de ruine plus profonde, plus intérieure, que toute forme de devoir « impersonnel », de sacrifice au Moloch de l’abstraction. Et dire que l’on n’a pas senti ce danger mortel qu’est l’impératif catégorique de Kant ». Nietzsche,« L’antéchrist » Remarques sur ce texte : Nietzsche a raison de rappeler la nature sensible de l’homme ; qu’il est par conséquent sujet à la haine, autant qu’à l’amour, à l’antipathie autant qu’à la sympathie. Selon le point de vue de la société, du peuple, les sentiments lient les hommes entre eux. Ainsi je peux avoir de la sympathie ou éprouver de la pitié pour mes compatriotes. Mais la question se pose de savoir si le sentiment n’est pas en même temps une œillère qui me fait préférer mes proches au reste de l’humanité (Le nationalisme en est un bon exemple). Sur ce point Nietzsche a raison de dire que l’altruiste est un égoïste, apparemment désintéressé, car en fait, il vise son intérêt, le plaisir qu’il a de faire le bien, marquant ainsi un amour de soi excessif, ou à l’inverse une profonde haine de soi. Ne faut-il pas au contraire, pour sortir de l’ambiguïté du sentiment altruiste, faire valoir comme le fait Kant, une idée universelle de devoir et de droit, qui seule me permet de m’ouvrir à la réalité humaine, et de m’en sentir solidaire. Enfin, la critique nietzschéenne des notions abstraites et métaphysiques, de vertu, de devoir, de bien en soi ou celle de liberté, ne sont rejetées qu’au profit d’autres notions abstraites et tout aussi métaphysiques, comme les notions de « bon » ou de « mauvais » et comme dans ce texte, la notion de « vie ». Car la notion de vie est également métaphysique, abstraite, voir poétique si l’on veut, mais n’a aucune valeur scientifique. Les biologistes parleront de la notion de « vivant ». Le vivant ce n’est pas la vie, c’est un ensemble de phénomènes définis, répondant à des lois biologiques particulières. Cependant Nietzsche a raison de voir dans la philosophie morale de Kant, une simple critique du jugement qui, en délaissant la vie en sa totalité et sa complexité, ne voit qu’une suite discontinue de délibérations et de choix au sein d’une exigence intime de pureté morale. Toutefois, à la défense de Kant, il faut préciser ce point capital : Kant n’a pas voulu établir en soi une morale normative, mais seulement les conditions de possibilité d’une telle morale, en sachant qu’une pure exigence morale est impossible à l’homme, de par sa nature propre. Un dernier point critique concernant le rapport entre l’exigence morale et les sentiments. Vous souvenez-vous de l’exemple de Kant déjà cité, qui souligne que, seul l’acte fait indépendamment de tout sentiment, a une valeur morale. Cependant nous savons bien que sans cette veine philanthropique, bien de bonnes actions en faveur du malheur des hommes ne verraient pas le jour. Si cet affreux tremblement de terre à Haïti n’avait pas été médiatisé comme il le fut pour nous émouvoir, aurions-nous éprouvé assez de pure volonté morale, pour participer aux dons recommandés par les associations caritatives ? Comme le dit Rousseau, la pitié a fait plus pour le genre humain que toute la philosophie de Platon sur le Bien. Cependant, il faut reconnaître que les sentiments ne sont pas suffisants. Il ne suffit pas d’éprouver de la compassion pour le malheur d’autrui, il faut aussi s’engager, et faire son devoir. Nous savons aussi, qu’il y a de la souffrance, moins spectaculaire que celle, résultant d’une catastrophe naturelle, qui n’éveille pas notre pitié, et qui pourtant attend aussi l’obligation morale de nous engager. De quelle manière, la philosophie kantienne permet de donner un fondement à la proclamation des Droits de l’Homme ? En quoi les Droits de l’Homme peuvent-ils prétendre devenir la morale universelle de notre temps ? Deux questions auxquelles nous allons tenter de répondre. Au bout du compte, ce qui fait l’importance de la morale kantienne réside dans cette recherche des fondements. En effet, les « droits de l’homme » peuvent être considérés comme un ensemble de droits exprimant les principes fondamentaux propre à l’être humain. Comme le pense cette grande théoricienne du droit, Mireille Delmas-Marty, l’enjeu de la réflexion sur les fondements des droits de l’homme réside, à la limite, dans la recherche d’une fondation rationnelle de ces droits, donc universelle, et qui puisse également justifier ou légitimer les propres principes généraux du droit. L’on doit donc à Kant d’avoir posé le problème du fondement critique des droits de l’homme. Dans ses textes, tels : « l’Idée d’une histoire universelle », dans le « Projet de paix perpétuelle » ou dans sa « Doctrine du droit », Kant soutient que, seul le développement du droit, corresponds à cette finalité naturelle et à son principe téléologique. C’est-à-dire au principe qui veut que toutes les qualités d’un être doivent, avec le temps, aboutir à leur plein développement ; ceci concernant aussi bien les individus que les peuples entre eux. Ce droit, Kant le définira comme cosmopolitique, et sera la source du plus grand espoir possible : la paix perpétuelle. Je cite ce texte prophétique de Kant : « Les peuples de la terre participent à des degrés divers d’une communauté universelle qui s’est développée à tel point que la violation du droit, commis en un endroit du monde, se répercute sur tous les autres. L’idée d’un droit cosmopolite n’est donc pas fantastique ou exagéré ; il s’agit d’un complément nécessaire au code non écrit du Droit politique et international , en le transformant en un droit universel de l’humanité. Ce n’est que sous ces conditions que nous pourrons nous féliciter d’avancer continuellement en direction d’une paix perpétuelle. » Texte écrit en 1740, qui annonce la naissance de la constitution des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, mais aussi la constitution de la Société des Nations (SDN) en 1919. Tout le génie de Kant, à propos de la réalisation historique d’une communauté pacifique possible, réside dans un fondement juridique, et non pas par un quelconque sentiment philanthropique. Nous soulignerons que le mérite lui revient également, d’avoir fonder ces droits sur le principe fondamental de la dignité humaine. Expliquons ces deux points concernant la fondation des Droits de l’homme. Nous avons déjà dit que Kant considère l’homme comme « fini et raisonnable », c’est-à-dire, comme un être de désirs et de passions. Le jeu naturel des passions produit ce que la raison ne réussit guère à produire. A savoir : Non seulement un développement des qualités humaines techniques dû à l’ambition, mais aussi, par ce même mécanisme naturel, à cause de la « terreur » que les hommes produisent eux-mêmes, par leur passion de conquête. Cette terreur a en retour un effet positif : la nécessité d’ « accords pathologiquement extorqués ». Nous pouvons prendre l’exemple actuel des accords de dénucléarisation des USA et de la Russie. La terreur que produirait un usage de ces armes et le coût faramineux de leur entretien, oblige ces Etats à produire des accords, que la raison seule n’aurait jamais ordonné. Il en va de même de tous les échanges commerciaux. Aucun commerçant ne veut rompre ses engagements et ses contrats, s’il ne veut pas perdre sa bonne réputation. Ces accords de droits ne relèvent en soi d’aucun mérite, mais ils pacifient et humanisent les relations entre les peuples. En fait le développement du droit, en lieu et place de la violence guerrière entre les États, nous prépare à l’étape supérieure, qui elle, ne relève que de la raison : L’établissement des droits universels. Cependant, ce type de droit va permettre une union possible entre tous les peuples en vue de certaines lois du commerce. Il en est ainsi de la formation de l’Europe, ou celle d’autres États, par le seul intérêt économique, et la mondialisation est le résultat de ce processus. Toutefois, cette idée propre au libéralisme naissant du 18ième siècle n’aura pas que des effets positifs. La mondialisation a fait croître la corruption politique, les trafics financiers, l’exploitation du travail de l’enfant, le crime organisé…. Bref, toutes ces distorsions portent atteinte à la dignité de l’être humain, et ne pourra être renversé que par un droit également mondialisé, qui affirme et garantisse les valeurs constitutives de la dignité humaine. Les droits de l’homme procèdent d’un travail juridique à un niveau international, par lequel des valeurs communes sont reconnues, et peuvent ainsi former une dimension du droit susceptible de figurer un universel. C’est la raison pour laquelle, les droits de l’homme ne sont pas le fruit d’un mécanisme économique comme on l’a souvent prétendu, mais bien le fruit de la raison morale de l’homme, et ils peuvent ainsi prétendre à l’universel. Le fondement des droits de l’homme a un fondement moral qui renvoi aux exigences indispensables de la dignité humaine. Et pour ce qui est du comment de la démarche morale, Kant le définit par son célèbre impératif catégorique : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ». L’idée que la personne a une dignité, et qu’elle doit être considérée comme une « fin en soi », ouvre une voie nouvelle pour la philosophie du droit. Par sa doctrine de l’autonomie morale de l’homme, Kant substitue au problème de la moralité posée en termes factuels et objectifs, le problème de la moralité subjective. La personne morale, c’est-à-dire non pas l’homme empirique, élément du monde sensible, mais l’humanité présente en l’homme, qui est une « fin en soi ». Cette idée que tout homme constitue une « fin en soi » est d’une grande importance pour ce qui concerne la communauté humaine. Elle répond à des besoins anthropologiques essentiels et ouvre la voie à la coopération de cultures différentes, sans être affectée par ces différences culturelles. En effet, les principes qui sont à la base des droits de l’homme sont à leur tour dit « catégoriques », car ils sont sans condition particulière, comme le sont la nationalité, la richesse, la religion, la race, le genre, le groupe social ou l’affiliation politique… La sauvegarde et le maintien de la dignité humaine, constitue le noyau de base des droits de l’homme. C’est donc une conception morale qui est la base des droits de l’homme. Et l’on peut dire avec Habermas que la pensée kantienne représente « une institution directrice » dans le projet d’établir les fondements des droits de l’homme pour notre époque contemporaine. J’en terminerai aujourd’hui par la lecture et le commentaire de petits extraits du texte de Kant du son « Projet de paix perpétuel ». Premier texte :« Le droit cosmopolitique doit se borner aux conditions d’une hospitalité universelle ». « Ici, comme dans les articles précédents, il ne s’agit pas de philanthropie, mais de droit, et en ce sens hospitalité signifie le droit qu’à tout étranger de ne pas être traité en ennemi dans le pays où il arrive. On peut refuser de le recevoir, si l’on ne comprend point par là son existence ; mais on ne peut agir hostilement contre lui, tant qu’il demeure pacifiquement à sa place. Il ne s’agit point d’un droit d’être admis au foyer domestique, auquel il pourrait prétendre (car il faudrait pour cela des conventions particulières, grâce auxquelles il serait généreusement admis à devenir pour un temps l’hôte de ce foyer), mais seulement du droit de visite ou du droit de s’offrir à faire partie de la société, lequel appartient à tous les hommes, en vertu de celui de la possession commune de la surface de la terre. Car, à cause de la forme sphérique de cette surface, ils ne peuvent s’y disperser à l’infini, et ils sont forcés à la fin de se souffrir les uns à côté des autres ; mais originairement personne n’a plus de droit qu’un autre à un bien de la terre. (…) Si maintenant on examine la condition inhospitalière des Etats de l’Europe, particulièrement des Etats commerciaux, on est épouvanté de l’injustice qu’ils montrent dans leur visite aux pays et aux peuples étrangers (visite qui est pour eux synonyme de conquête). » Je pense aux analyses que fait Derrida (« de l’hospitalité ») sur l’hospitalité inconditionnelle et d’autre part sur les droits et les devoirs qui conditionnent l’hospitalité. L’hospitalité inconditionnelle (véritable impératif catégorique) fait référence à la tradition biblique. Dans la « Genèse », c’est le moment où Loth et ses filles hébergent des étrangers, que les hommes de Sodome menacent. Kant grand lecteur de la Bible, a certainement médité cette parabole : Doit-on livrer ses hôtes aux malfaiteurs ou mentir pour sauver ceux qu’on héberge ? On sait que Loth répondant à l’exigence catégorique de ce devoir d’hospitalité (« l’hospitalité sacrée »), et à celui de ne point mentir, préférera donner ses filles que de livrer ses hôtes. Kant en disant que l’hospitalité ne nous engage pas à admettre l’étranger dans notre foyer domestique, fait de ce devoir un simple impératif hypothétique, et rend compte ainsi de la complexité morale du devoir d’hospitalité. Deuxième texte : « Sur l’opposition de la morale et de la politique, au sujet de la paix perpétuelle » La morale est déjà par elle-même une science pratique, dans le sens objectif de ce mot, en tant qu’elle est l’ensemble des lois absolues d’après lesquelles nous devons agir ; et c’est une évidente absurdité que d’accorder à cette idée du devoir l’autorité qui lui est due pour prétendre ensuite qu’on ne peut pas ce que l’on doit ; car, s’il en était ainsi, il faudrait l’effacer de la morale . Il ne peut donc y avoir d’opposition entre la politique, en tant qu’elle est la pratique du droit, et la morale, en tant qu’elle est la théorie (entre la pratique et la théorie). A moins, que l’on entende par morale, l’ensemble des règles de la prudence, c’est-à-dire la théorie des maximes indiquant les moyens les plus propres à assurer l’avantage personnel ; ce qui reviendrait à nier en général l’existence de toute morale ». Evidemment, à la lecture de ce texte, l’on comprends de suite que Kant n’est pas du côté d’Aristote, ni de ce grand penseur que fut Machiavel (16ièmeS.). Il y a un conflit entre morale et politique (nous reviendrons sur ce problème). La morale commande de faire confiance aux individus, mais un homme politique qui se risquerait à leur faire confiance, condamnerait ses entreprises à l’échec. A moins d’être très naïf, on ne fonde pas une politique sur la morale, car, nous l’avons vu, la morale suppose la bonne volonté des individus, et Machiavel fait comprendre que, pour la bonne tenue d’un État, et dans l’intérêt de ses citoyens, le chef de l’État, doit traiter les hommes non pas tels qu’ils devraient être, mais tels qu’ils sont, c’est-à-dire tels que leurs intérêts leur suggèrent d’agir : Ce qui est rarement en conformité avec la morale. En politique, un État n’a pas d’amis, il n’a que des intérêts ! Et c’est pourquoi tous les moyens sont bons s’ils peuvent assurer la prospérité, et la paix sociale. Les actions les plus immorales peuvent être dites bonnes si elles favorisent le succès. Raimond Aron sur ce point, souligne que Machiavel est le premier penseur politique, dans la mesure où Machiavel donne à la politique son indépendance à l’égard de la morale. Maintenant, on peut espérer avec Kant, que le développement des « Droits de l’Homme », du droit international en général et conjointement, l’imbrication des intérêts économiques mondialisés, peut favoriser une entente pacifique, une plus grande unité des peuples, et que la guerre deviendrait ainsi inutile. Au sujet de cette prudence en politique, à laquelle Kant dénie toute valeur morale, nous y reviendrons la prochaine fois, en réfléchissant sur la portée d’une éthique, d’une sagesse pratique que nous opposerons à l’idée de morale. Nous verrons que loin de s’imposer comme une obligation, l’éthique d’Aristote a pour visée une vie prudente et accomplie sous le signe des actions estimées bonnes. Si la morale kantienne offre des perspectives normatives et universelles, seules capables de nous donner des principes directeurs, dont nous voyons l’importance à propos des droits de l’homme, nous savons aussi que l’application de ces normes universelles, à des situations concrètes, sont souvent conflictuelles (nous reviendrons sur cet usage illégitime, dans certains cas, de la notion de dignité humaine). C’est la raison pour laquelle, nous verrons la prochaine fois une autre théorie morale qui n’envisage nullement un devoir moral universel, mais qui s’applique à une recherche éthique personnelle, selon les caractères et les situations de chacun, dans le but de rechercher une vie bonne, avec les autres, et dans des institutions justes. Comme le dit Pierre Aubenque à propos de l’éthique d’Aristote : « Aucune définition de la moralité ne peut embrasser la diversité inanalysable et imprévisible des cas particuliers (…) Aucun système moral ne peut remplacer le conseil de l’homme prudent ». C’est pourquoi, à l’héritage kantien, d’une morale déontologique remarquable, nous lui opposerons l’héritage aristotélicien, son éthique des vertus, et nous en soulignerons paradoxalement sa modernité. Modernité, au sens où sa relecture a favorisé le renouvellement de la réflexion sur la justice sociale, par exemple chez un grand penseur contemporain comme John Rawls ou Paul Ricoeur. Mercredi 1ier décembre 2010 QUATRIÈME PARTIE LA MODERNITÉ D’ARISTOTE Aristote (384-322 avant JC) En choisissant de vous parler de l’Éthique d’Aristote, j’ai l’intention de vous montrer comment cet antique penseur, dont les commentaires continuent à nourrir la pensée contemporaine, peut paradoxalement stimuler la pensée sur des points essentiels, concernant l’éducation à la vertu, la prudence dans les domaines éthiques et politiques, et celui de la justice. La pensée contemporaine regarde avec intérêt l’éthique des vertus, je pense à celle d’André Comte-Sponville, à qui nous devons un beau livre : « Petit traité des grandes vertus ». De même, concernant la justice, comme je vous le disais la dernière fois, nous réfléchirons à cette notion aristotélicienne de justice distributive, et nous verrons comment elle a nourri de nouvelles approches de l’éthique, dont celles de Paul Ricoeur ou de John Rawls. Enfin, l’éthique d’Aristote tourne sur beaucoup de points le dos à la morale de Kant. En premier lieu, je vous rappelle ce que je vous disais en introduisant le thème : Nous définirons par convention, l’éthique comme étant la visée d’une vie accomplie sous le signe des actions estimées bonnes, alors que nous réservons à la notion de morale, le sens de ce qui s’impose comme obligatoire, marqué par des normes, des interdictions, des impératifs catégoriques, qui ont une exigence d’universalité. Fort de cette distinction, nous verrons que l’éthique d’Aristote, n’a rien à voir avec une morale de l’obligation, une morale « déontologique » (déontologique signifiant précisément « devoir »). L’éthique aristotélicienne serait plutôt de l’ordre du souhait, du conseil, non pas le « tu dois », mais le « puisses-tu ». L’éthique d’Aristote nous propose, en forme de conseils, des souhaits, et l’on pourrait dire, qu’il en appelle au souci de soi ; souci de soi, non pas au sens égoïste, le soi n’est pas le moi, car il implique l’autre que soi. Le souci de soi, ce n’est pas non plus au sens d’une inquiétude, mais au sens du soin qu’il fait apporter à soi-même et aux autres, et pour parler comme les socialistes d’aujourd’hui, je dirai que l’éthique d’Aristote c’est l’éthique du « care », que l’on pourrait traduire par le « soin mutuel » : la société prend soin de vous, mais vous devez aussi prendre soin des autres. Ce sont donc des conseils pour vivre bien, en accord avec soi et les autres, dans des institutions justes, dans un souci d’estime de soi et conformément à une sollicitude (Sollicitude que l’on trouve parfaite dans l’amitié, par exemple). Toutefois nous soulignerons aussi les limites de l’éthique aristotélicienne. En premier lieu, avec Aristote, nous sommes dans une société antique, aristocratique et esclavagiste. En second lieu, nous reviendrons sur cette notion de caractère ou de nature humaine, qui peut-être critiquée. Mais nous critiquerons aussi cette notion de bonheur, qui semble bien être « un idéal non de la raison, mais de l’imagination », comme le dit Kant. Encore une fois nous nous servirons des philosophes, en dialectisant leur pensée, afin de tendre vers la vérité. « L’École d’Athènes » de Raphaël (1512) Nous ne commenterons pas cette œuvre si célèbre et connue de tous. Nous retiendrons seulement le point organisateur du tableau à savoir : Les personnages centraux du tableau : Platon et Aristote. Au travers de ces deux philosophes, est représentée (selon la conception de l’humanisme de la Renaissance) les deux orientations de la philosophie, dans le domaine de la connaissance. Platon indique du doigt vers le haut, le ciel des Idées (« Îdos ») : Les essences immuables et éternelles. Aristote, au contraire, indique d’une main la direction de la terre, cette réalité de la matière (« Physis »), où se tient le principe de la connaissance, de l’autre main il tient un livre : l’Éthique. Ce sont là des éléments intéressant à relever, dans la mesure où ils ont effectivement du sens pour comprendre l’éthique d’Aristote. En effet, le but de l’éthique n’est pas la connaissance théorique d’une réalité. Aristote le souligne dès le début de « Éthique à Nicomaque » : Cette discipline « n’a pas pour fin la connaissance, mais l’action » et toujours dans le livre 1 : « ce n’est pas pour connaître l’essence de la vertu que nous entreprenons notre recherche, mais pour devenir bons, autrement notre étude serait inutile ». Il le rappelle aussi dans le livre 10 : « Concernant la vertu, ce n’est pas suffisant de la connaître, mais il faut s’efforcer de la posséder et de la mettre en œuvre ». Ce qui veut dire que l’éthique n’a pas pour fonction de dire ce qu’on doit faire ou de fixer des règles d’action, mais d’abord d’analyser la capacité d’agir de l’homme, telle qu’elle est inscrite dans sa nature. Nous comprenons alors que pour Aristote, l’éthique comme la politique, à laquelle elle est associée, a une destination pratique, propre à la finalité humaine. Nous voyons bien que sa pensée s’oppose à celle de celui qui fut son maître : Platon. En effet, dans le dialogue de Platon, « Ménon », Socrate recherche la définition de la vertu, c’est-à-dire son essence. Le dialogue s’épuise jusqu’à une aporie, où l’on apprend que la vertu ne peut pas s’enseigner. Cependant, dit Pierre Aubenque, ce n’est pas par rapport à Platon qu’il faut penser Aristote, mais il faut le situer tout simplement comme un grec, plus grec peut être que son maître. Et son temps, c’est celui de la tragédie grecque. Et cette tragédie lui apporte le véritable message : la prudence révérencielle. Cette prudence, qui est une vertu morale et politique fût inlassablement répétée par le chœur tragique, dans par exemple l’ « Antigone » de Sophocle. Je lis la toute dernière parole du coryphée dans l’ « Antigone » : « La prudence est de beaucoup la première des conditions du bonheur. Il ne faut jamais commettre d’impiété envers les dieux. Les orgueilleux voient leurs grands mots payés par les grands coups du sort, et ce n’est qu’avec les années qu’ils apprennent à être sages ». Commençons par préciser les sens des principaux concepts à l’œuvre dans l’éthique aristotélicienne. Quelle est donc cette finalité humaine à laquelle tendrait notre nature ? C’est un concept important pour bien comprendre le sens de la prudence, ou du juste milieu dans l’éthique d’Aristote. Finalité, ce dit du caractère de ce qui a une fin, c’est-à-dire un but ; la finalité intentionnelle est le fait de tendre vers un but de façon consciente (l’action humaine volontaire). Mais l’on peut parler aussi de finalité naturelle, qui est le principe organisateur de l’adaptation, c’est-àdire de l’agencement des moyens en vue d’une fin, chez tous les êtres vivants. Pour Aristote, la finalité naturelle est le principe explicatif de tous les phénomènes naturels. La célèbre formule d’Aristote : « la nature ne fait rien en vain », signifie que les productions naturelles sont toutes ce qu ‘elles doivent être, que la nature ne comporte ni brouillons, ni ratés. Si les arbres ont des feuilles, ce n’est pas par hasard dit Aristote ; nous savons aujourd’hui que c’est pour produire de la chlorophylle. Cependant, ce principe, que l’on appelle aussi finalisme, pourrait être aisément détourné de son sens rationnel, en disant que toute la création des êtres vivants par exemple, serait le fruit d’une intention supérieure, c’est-à-dire de la volonté d’un Créateur. Nous savons bien comment les « créationnistes » ont détourné ce principe finaliste. Depuis Darwin, au contraire, nous savons que l’évolution des êtres vivants se poursuit selon une direction donnée, sans intervention divine, mais par la seule cause du principe d’adaptation. Cependant, si le principe de finalité n’a pas de sens pour la science, concernant l’évolution, il en a un, pour ce qui concerne les fonctions physiologiques (comment ça marche ?). S’il s’agit de comprendre la logique d’un agencement entre les différentes parties d’un organisme, cette idée de principe téléologique n’est pas absurde comme le souligne le biologiste François Jacob (lequel a relevé une orientation téléonomique du métabolisme grâce aux actions des protéines, les enzymes, qui permettent la création d’un ordre). De même Cuvier, paléontologue du siècle passé, montre aussi que toutes les parties d’un animal, squelettes, organes, forme générale, sont toutes coordonnées en fonction d’une fin, c’est-à-dire propre à l’adaptation de l’animal dans son milieu. On ne saurait pas concevoir un lion avec des pattes ou un estomac d’herbivore. Toutes les parties de cet animal, répondent à cette finalité : c’est un prédateur indispensable au sein de la chaîne alimentaire. Je fais remarquer avant de passer à un autre concept, que cette idée de finalité est aujourd’hui réactivée dans les analyses systémiques en écologie. Pour l’écologie, « tout est lié à tous » (« La nature ne fait rien en vain »). On peut aussi critiquer cette formule, mais elle contient une part de vérité, si l’on s’en tient à la logique d’implication des phénomènes et non pas à la survalorisation d’une influence causale unique et absolue. On le voit bien à propos du réchauffement climatique. Si la pollution est un facteur de risque, ce n’est pas la cause unique, car il existe aussi des conditions cycliques climatiques indéniables. En conclusion sur ce point : Pour Aristote la finalité est un concept clef, qui est au coeur de la connaissance, de la science, et de la praxis (de l’action pratique), puisqu’il nous permet de comprendre notre destination d’êtres vivants, comme tous les autres êtres vivants. Ainsi, nous verrons que l’idée de vertu, autre concept essentiel, peut se comprendre comme ce qui réalise le but ou la fin pour laquelle un être est conforme à lui-même. La vertu d’une chose, (en grec son « arétè »), c’est la disposition qui lui permet d’accomplir au mieux sa fonction, ce pour quoi il est fait. Si la vertu du cheval, c’est de courir, on peut dire alors que la course, c’est ce qui répond à sa finalité. Vous comprenez bien que le sens de « vertu » n’a pas ici la connotation morale et religieuse que l’on accole en français au mot de vertu, quanton parle par exemple d’une femme de petite vertu. le mot « éthique », qui vient du grec « éthos », désigne les dispositions affectives et psychologiques habituelles, on dirait aujourd’hui son caractère. On peut donc dire que la vertu éthique est une vertu, une excellence du caractère, comme l’on parle de la force de caractère d’un homme, car elle est en complète conformité avec tel ou tel individu vertueux. Mais nous allons voir que vertueux et prudent désigne la même chose, et que ces notions sont aussi liées à celle de juste milieu. Dans l’ « Éthique de Nicomaque », Aristote définit la vertu éthique comme « une disposition qui nous permet de choisir, consistant en un juste milieu relatif à nous, lequel est déterminé par une règle, c’est-à-dire comme le déterminerait le prudent ». Vous avez remarqué dans cette citation, cette notion de disposition, qui ne signifie pas qu’elle est naturellement acquise. Une disposition ne peut se développer que par un modelage, par une pratique habituelle, laquelle sera enracinée grâce à une bonne éducation. Le facteur essentiel de l’acquisition d’une vertu, c’est l’habitude pour Aristote le mot éthos signifie : « coutume, habitude ». Si aujourd’hui, nous ressentons une perte du sens moral, cette perte n’est-elle pas le fait d’un affaiblissement des habitudes éducatives ? Quelle modernité recèle cette pensée aristotélicienne ! Si nous voulons des hommes vertueux dans des cités vertueuses, il faut, dit Aristote, tenir pour essentiel le principe « architectonique » de l’éducation publique, et dirigé par l’Etat (d’où le lien chez Aristote entre morale et politique). La morale commence là, par une bonne et ferme éducation dispensée par des institutions qui sont en accord avec le principe d’excellence recherché en chaque individu. Cependant cette contrainte éducative n’a pas d’autre but que la recherche du bonheur. Venons en au concept de bonheur (« Éthique de Nicomaque » Livre premier). Pour Aristote, le sens du bonheur n’a rien à voir avec le sens d’un bonheur comme absence de troubles. Le bonheur est une activité. En effet, le bonheur n’est pas un « don », une chance due au hasard, mais il est en notre pouvoir. Le bonheur est indissociable d’une vie vertueuse. Et comme la « vertu » de l’homme est de penser, le bonheur, ou la vie bonne, sera conforme à la raison. Si donc le bonheur est la fin à laquelle doit tendre toute notre vie, quel est le but à atteindre que lui prescrit la raison ? C’est le bien. « La fin de tous nos actes, c’est le bien et c’est en vue du bien que nous faisons nécessairement tout le reste ». « Quel est le plus élevé de tous les biens que l’action humaine peut se proposer pour fin ? ». Voilà la grande question de l’Éthique. Peu importe le nom qu’on lui donne, ce n’est qu’un mot : c’est en fait la finalité de toutes nos actions : le devoir d’être heureux, c’est-à-dire le devoir d’accomplir ce pourquoi on est fait. Approfondissons le sens et la nature de ce bonheur. S’il est propre à chacun c’est qu’il est accessible à tous. C’est un bien accessible à tous les hommes : « Chacun juge bien ce qu’il sait ; là où il se montre bon juge ». Et d’ajouter : « Mais pour ceux qui règlent leurs penchants et leurs actions sur la raison, la connaissance de ces questions peut être très profitable ». C’est donc l’éducation et les bonnes habitudes qui font la valeur morale de nos actions. Toutefois, l’éducation ne fait que perfectionner nos bonnes dispositions naturelles. Nous savons effectivement que le courage par exemple, est une vertu qui suppose un caractère bien trempé. Nous devons reconnaître que ce n’est pas l’ignorance de ce qu’il faudrait faire pour être juste, qui nous fait parfois reculer devant le danger, mais l’aveu de notre manque de courage. C’est surprenant le courage de ceux qu’on appelle les justes, ou les résistants, qui presque naturellement se sont engagés au péril de leur vie. Cela explique dit Aristote, que ni les esclaves, car ils ne sont pas libres, ni les paysans, les commerçants, les artisans, les enfants et les femmes, parce qu’ils sont attachés aux nécessités de l’existence, ne peuvent participer au bonheur. Le bonheur ne se pose que pour l’homme libre, c’est-à-dire l’aristocrate. En fait pour Aristote, si la tâche de l’homme c’est d’accomplir sa tâche d’homme, celle ci ne peut se réaliser que pour des activités indépendantes des nécessités de l’existence, comme gagner de l’argent par exemple. Ce qui explique que des esclaves tenant le rôle d’intendant pouvaient être beaucoup plus riches que leur maître. L’humanisme d’Aristote n’est pas un humanisme du travail. Cela me fait penser aux analyses d’Hannah Arendt, dans « La condition de l’homme moderne », lorsqu’elle relève le sens de la « skolè » chez les grecs, que l’on traduit par « loisir », mais non pas au sens de notre société des loisirs tout orientés qu’ils sont vers la consommation, mais tout au contraire ce sont des activités dégagées de toutes nécessité : comme par exemple, faire des mathématiques, de la philosophie, cultiver les arts, la musique, le théâtre, participer aux jeux athlétiques, ou à la vie de la Cité. Pour Aristote, l’accomplissement de l’homme réside dans l’exercice de sa pensée, plus exactement, non dans la possession de la pensée au sens où l’on parlerait d’un homme cultivé, mais au sens d’un exercice actuel de la pensée, de sa mise en oeuvre, dans la maturité d’une vie achevée, ce qui est proprement accéder au bonheur. Ce qui n’est pas l’affaire d’un jour. Réussir sa vie, ce n’est pas posséder une « Rolex ». Réussir sa vie, ça ne réside pas non plus dans l’accession à une position sociale de richesses ou de pouvoir. Pour Aristote, comme pour Platon, ce n’est pas dans l’acquisition de richesses que l’on peut prétendre réussir sa vie. L’on connaît cette légende que rapporte Aristote du roi Midas qui avait reçu le don de transformer tout ce qu’il touchait en or. La morale de l’histoire est simple : le roi Midas est mort de faim, car l’on ne mange pas l’or. L’on peut perdre sa vie à vouloir la gagner sans mesure. Cependant, fait remarquer Aristote, le bonheur n’est possible qu’avec quelques biens extérieurs (comme ceux du corps), car il serait absurde de croire que l’on puisse être heureux dans la misère, ou dans la souffrance. Ainsi la vertu finalisée par le bonheur, est une disposition permanente acquise par l’être, qui le conduit à agir de manière délibérée, d’agir intentionnellement. Cela veut dire agir en étant l’auteur de ses actes, en étant donc autre chose qu’un instrument, ou étant soumis à une simple force de la nature. C’est aussi un savoir de l’opportun, une recherche de l’efficace, c’est une sagesse pratique. Cette conception du bonheur sera reprise par John Rawls, qui pense lui aussi que le bonheur réside dans l’accomplissement d’un plan de vie rationnel réalisé dans des conditions favorables et en ayant le sentiment d’avoir accompli ce plan. Voilà ce qu’Aristote aurait pu dire ! Le bonheur c’est avant tout être à son poste, là où nous accomplissons raisonnablement notre vie, tel que nous sommes comme caractère, comme aptitude. La vision grecque d’une société harmonieuse réside dans le fait que chacun doit être à son poste. Comme dans la « République » de Platon, le malheur vient de l’imposture. C’est une sagesse que propose Aristote, est une sagesse pratique, rationnelle, qui fait qu’elle ne tombe ni dans un excès ni dans un autre. Ce qui est proprement le juste milieu. Je cite Aristote : « La crainte, l’audace, le désir, la colère, la pitié, et en général tout plaisir et toute peine, sont susceptibles d’excès ou d’insuffisance, et, dans ces deux cas, on n’est pas dans le bien. Au contraire ressentir ces passions quant on le doit, de la manière dont on le doit, en vue de quoi on le doit, de la manière dont on le doit, voilà le juste milieu en même temps que l’excellence, qui précisément est le propre de la vertu ». Cette opportunité, cette recherche de l’efficace, cette place du bon moment, que les grecs appellent « kairos ». Et là tout dépend de l’homme prudent par lui-même, de son « kairos », c’est-à-dire cette opportunité qui consiste à choisir le bon moment d’agir. Voilà ce qui a manqué à Œdipe, ou à Créon. Remarquons que ce n’est pas par manque de savoir qu’ils se sont fourvoyés, mais paradoxalement, par l’aveuglement de leur propre raison. Ils leur a manqué ce « kairos », ce bon moment dans le temps de l’action. Créon et Œdipe agiront, mais trop tard, et c’est trop tard qu’ils verront leur erreur. Ce qui fait la grandeur de Périclès, homme d’État Athénien (5ième s. av JC), c’est son « kairos », et comme telle, sa vertu d’Homme d’État n’a pu être enseignée à ses enfants. Il en va de même des grands Hommes d’État de toute l’histoire, qui ont su, par exemple, qu’il ne fallait pas attendre de perdre une guerre pour comprendre qu’il ne fallait pas la faire, ou au contraire, qu’il fallait combattre quand d’autres se résignaient. L’éthique d’Aristote, fait remarquer Pierre Aubenque, ne se conçoit pas dans la structure d’un monde de part en part nécessaire, mais tout au contraire dans le monde de la contingence, là où il n’y a souvent que de l’accidentel ou du hasard. C’est ce que dit Aristote dans sa « Poétique », qui analysant la tragédie, souligne son intérêt, qui consiste à renverser ce qui est dés l’abord contingent, la vie d’un homme, son histoire, ses rencontres, etc, qui devient par l’oeuvre du poète, une nécessité compréhensible par l’intelligence. L’œuvre d’art transfigurant le réel singulier et contingent en une nécessité universelle. Ce qui signifie pour Aristote, et pour parler comme Sartre, que l’existence c’est la contingence. L’éthique d’Aristote, à l’inverse de la tragédie, veut s’adapter au réel, et doit reconnaître cette contingence, c’est-à-dire reconnaître ce qu’il y a d’imprévisible dans l’avenir, et la précarité des choses et des existences. Aucune action sur le hasard n’est pensable scientifiquement (la science ne porte que sur le nécessaire). Quelle est alors la solution ? Contrairement à la morale religieuse qui, face à cette contingence, à cet imprévisible hasard, ne connaît que la prière, Aristote a voulu penser une forme d’action éthique qui pouvait y répondre : La prudence. C’est en cela qu’il est moderne. Bien sûr, il reste le penseur d’un monde archaïque, et nul aujourd’hui ne justifierait la nécessité de l’esclavage. Cela va de soi ! cependant il est le philosophe qui a su penser une action morale empirique, à la hauteur de l’homme, sans le diviniser, mais en lui donnant par l’action prudente, « la possibilité de faire reculer le plus possible les limites de l’imprévisible et de l’inhumain » comme le dit Pierre Aubenque. Enfin, voyons le dernier point important qui marque l’éthique aristotélicienne : son idée de justice. Je vous rappelle ce que je vous disais en commençant notre réflexion sur l’éthique, que celle d’Aristote reposait sur trois pieds : - Une estime de soi dans une praxis réfléchie et prudente. - Laquelle estime de soi s’ouvre à l’autre dans une sollicitude (soin apporter à soi-même et aux autres) dont on voit la perfection dans l’amitié. - Cette vie bonne à laquelle l’homme vertueux aspire, n’est possible que dans une cité juste. Comme le dit Aristote, il faut un homme juste dans une Cité juste, et une Cité juste pour un homme juste. C’est la raison pour laquelle l’éthique aristotélicienne ne se conçoit que dans un rapport au politique. D’une part, les vertus morales doivent faire l’expérience d’un apprentissage, comme pour les compétences techniques, ce qui est aussi du ressort de la Cité. D’autre part le « vivre-bien » ne se limite pas à l’action personnelle de l’homme vertueux, mais s’étend à la vie des institutions. Il est donc évident que la justice présente des traits éthiques, et l’on peut donc parler de la vertu de justice. La justice prend deux formes : La première forme c’est la justice corrective est celle qui rétablit l’égalité rompue par un délit ou un crime . Selon la même perspective d’échange, on peut citer la justice commutative qui se réalise dans les échanges économiques. La deuxième forme, c’est la justice distributive qui est celle qui se réalise dans le partage des biens et des charges entre les différents citoyens et se caractérise par l’égalité proportionnelle : « à chacun en proportion de sa contribution, de son mérite » dit Aristote. Par exemple : un concours ou un examen suppose d’abord une parfaite égalité des chances, par des épreuves communes et par l’anonymat des corrections. On peut parler ainsi de justice corrective, car elle corrige les inégalités sociales, puisqu’il est établit en principe l’égalité des chances de chacun, et enfin, une sélection introduisant d’autres inégalités, mais qui ne tient compte que du seul mérite des meilleurs candidats. On peut dire que cette justice distributive ne repose pas sur l’égalité de tout à chacun, mais sur l’équité. Il est équitable que les meilleurs reçoivent les meilleurs postes proposés au concours. Par cette notion d’équité, il s’agit bien pour Aristote de former l’idée d’une égalité proportionnelle qui maintienne les inévitables inégalités de la société dans le cadre de l’éthique. Aujourd’hui cette notion d’équité est employée dans le cadre d’une théorie politique, qui désigne un type d’organisation sociale qui tienne compte des disparités et inégalités entre les membres d’une même société. Et l’on doit au philosophe américain contemporain John Rawls, cette théorie de la justice comme équité, dans un ouvrage devenu célèbre : « Théorie de la justice » (§18), dont voici un extrait : « L’idée principale est la suivante : quand un certain nombre de personnes s’engagent dans une entreprise de coopération mutuellement avantageuse selon des règles et donc imposent à leur liberté des limites nécessaires pour produire des avantages pour tous, ceux qui se sont soumis à ces restrictions ont le droit d’espérer un engagement semblable de la part de ceux qui ont tiré avantage de leur propre obéissance. Nous n’avons pas à tirer profit de la coopération des autres sans contrepartie équitable. Les deux principes de la justice définissent ce qu’est une contrepartie équitable dans le cas des institutions de la structure de base. Ainsi, le système est juste, chacun recevra une contrepartie équitable à condition que chacun (y compris lui-même) coopère ». Ce qui veut dire que chaque personne peut accepter un écart par rapport à l’égalité, si, certaines inégalités dans l’organisation sociale ont pour effet d’améliorer le sort de tous. Pourquoi ces inégalités devraientelles être bannies, si en premier lieu, le principe de base de la société garantit la liberté égale, et les opportunités égales ? Cependant, il faut être certain que cette inégalité, par exemple l’inégalité des revenus, soit à l’avantage des moins favorisés. Dans le cas d’une profession où l’intérêt semble majeur pour toute la société, comme par exemple, dans le domaine médical, où l’on peut admettre un écart de rémunération substantiel qui attire à l’hôpital les meilleurs médecins, (ne sont-ils pas plus attirés par les rémunérations proposées par les cliniques ?) dans la mesure où nous pouvons tous profiter de leur compétence. Il en va de même pour la sélection scolaire, recherchant ainsi l’excellence et former les meilleurs cadres de la société (en admettant que cette méritocratie se fonde sur une égalité des chances, ce qui reste à discuter, au vue de la panne de l’ascenseur social !). En est-il de même avec des financiers ou des « tradeurs » sur payés, dont les aptitudes semblent profiter à quelques actionnaires ou banquiers, et nettement moins pour la stabilité économique des États ? Pour en finir avec cette notion d’équité qu’Aristote a formée, par sa conception de justice distributive, nous dirons seulement qu’elle relève d’un certain pragmatisme, ce que semble dire Aristote à propos de ce que nous appelons aujourd’hui, la jurisprudence. Pour Aristote, comme il le dit dans le Livre 5 de l’ « Éthique à Nicomaque » : « la loi est toujours quelque chose de général, et qu’il y a des cas d’espèce pour lesquels il est impossible de poser un énoncé général qui s’applique avec rectitude. Dans les matières, donc, où on doit nécessairement se borner à des généralités et où il est impossible de le faire correctement, la loi ne prend en considération que les cas les plus fréquents, sans ignorer d’ailleurs les erreurs que cela peut entraîner. La loi n’en est pas moins sans reproche, car la faute n’est pas à la loi, ni au législateur, mais tient à la nature des choses, puisque par leur essence même la matière des choses de l’ordre pratique revêt un caractère d’irrégularité. Quand par suite la loi pose une règle générale et que là-dessus survient un cas en dehors de la règle générale, on est alors en droit, là où le législateur a omis de prévoir le cas et a péché par excès de simplification, de corriger l’omission et de se faire l’interprète de ce qu’eût dit le législateur lui-même s’il avait été présent à ce moment, et de ce qu’il aurait porté dans sa loi s’il avait connu le cas en question ». La loi est juste dans la mesure où elle s’applique également à tous, sans exception, mais il est équitable, pour l’appliquer, de prendre en compte les cas individuels. C’est pour cela qu’il faut dire le droit avec prudence, et c’est ce que signifie la jurisprudence. Prudence, qui comme on l’a dit, est une vertu cardinale. Selon ses développements, la prudence dans l’art de dire le droit nécessite à la fois la prise en compte de la règle mais également d’une part de sagesse qui a pour objectif d’adapter la règle au cas d’espèce dans un souci de justice et de vérité relative. Nous allons maintenant faire le bilan de notre analyse de l’éthique d’Aristote, et voir par des exemples, les domaines d’application possible des composantes de l’éthique :Concernant l’application des droits de l’homme en dehors de la sphère occidentale, nous nous heurtons aux particularismes culturels et historiques des communautés exotiques. Il faut cependant considérer que notre prétention morale à l’universalisme, correspond aussi à un particularisme culturel et historique propre aux communautés européennes. C’est là que la composante pragmatique, de l’éthique est intéressante. Il faut penser à un possible équilibre réfléchi entre universalité et historicité, et ce n’est qu’à partir de longues discussions qu’une règle pourra méritée d’être appelée universelle. Il faut en tous points rechercher ce qui semble équitable entre toutes nos cultures. Cela ne veut pas dire qu’il faille abandonner la recherche d’universaux, mais il faut les établir selon un contexte particulier et après discussions. Cette sagesse pratique que l’on peut retenir de l’éthique aristotélicienne, doit nous guider dans tous les débats que nous pouvons tenir au niveau international. Je voudrais vous lire à ce propos cette réflexion de Paul Ricoeur : « L’expérience historique montre en effet qu’il n’y a pas de règles immuables pour classer dans un ordre universellement convaincant des revendications aussi estimables que celles de la sécurité, de la liberté, de la légalité, de la solidarité, etc. Seul le débat public, dont l’issue reste aléatoire, peut donner naissance à un certain ordre de priorité. Mais cet ordre ne vaudra que pour un peuple, durant une certaine période de son histoire, sans jamais remporter une conviction irréfutable valable pour tous les hommes et pour tous les temps ». Cette sagesse pratique n’est pas sans me faire penser aux propos de la grande juriste, Mireille Delmas-Marty, sur les progrès du droit international, dont le droit pénal, selon des principes universalistes, et parle alors d’un ordre juridique mondial. Cela dit-elle ne peut se réaliser que par des processus de coopération, d’harmonisation et d’unification, supposant un réel dialogue. Des progrès lents mais réels et qui ont permis la création, par exemple de la Cour Pénale Internationale, et l’on peut citer la notion de crime contre l’humanité, comme exemple d’un universel concret obtenu par le dialogue entre des nations différentes. C’est-à-dire une diversité de nations, avec des droits positifs très différents (droit positif : système juridique institué dans les diverses sociétés). En somme c’est par le dialogue, selon les exigences ou la nature de la raison, que le droit, dit naturel, rectifie les différents droits positifs. Prenons maintenant un autre exemple : les discussions des comités d’éthique concernant aussi bien les questions d’IVG, ou d’euthanasie. Nous voyons que seule une sagesse pratique, proche de celle d’Aristote, permets d’établir une réflexion mesurée et cependant pleine de sollicitude, entre les règles morales et juridiques indispensables, et les cas de détresse particulière. Et c’est là que la règle de prudence s’impose. Il y a un autre point intéressant de cette morale de l’homme concret que représente l’éthique d’Aristote : la question de l’éducation. Nous avons déjà dit que pour Aristote l’éthique a pour but de montrer comment devenir vertueux ou comment devenir des hommes de Bien. Comme la technique, à laquelle peut s’apparenter l’éthique, elle s’acquiert. La Cité a le devoir d’éduquer les jeunes citoyens, d’où, nous l’avons dit, la dimension sociale et politique de son éthique. Cette éducation procède par l’exemplarité, par l’imitation, jusqu’à la maîtrise d’une habitude. En cela c’est comme l’art dans sa perfection, qui peut faire oublier son caractère volontaire pour devenir naturel. Pour Aristote, la vertu s’acquiert et se renforce par l’exercice, devient ainsi un élément du caractère et apparaît de ce fait plus proche et plus humaine que l’obéissance à un commandement catégorique aussi universel qu’inaccessible. N’a t-on pas aujourd’hui, au nom d’un libéralisme en matière de moralité, mais aussi par négligence, oublié cet aspect constructeur et durable de l’apprentissage de règles de vie, de vertus « fermes et inébranlables » comme le dit Aristote. Pourquoi ne pas développer par l’éducation des vertus fondamentales, et pour citer celles que Comte-Sponville développe dans son « Petit traité des grandes vertus » : la politesse ; la fidélité ; la prudence ; la tempérance ; la tolérance ; la sincérité… Vertus qui ont en ce sens une valeur universelle ? Si l’éducation est réussie, alors la vertu peut devenir une disposition quasi naturelle, devenant un « instinct éthique ». C’est par ce processus éducatif que la vertu se cristallise dans le caractère de l’homme et devient une disposition ferme et constante du caractère, qui agit naturellement comme par automatisme. Sans oublier cette grande vertu que développe Aristote dans le livre 8 de l’Éthique : L’amitié. En effet, l’amitié pour Aristote est un ciment social essentiel qui lie les citoyens à la Cité en stimulant leurs qualités réciproques. On peut en retrouver le sens aujourd’hui dans ces « amicales » (amicales des anciens élèves…) et elles servent de supports intermédiaires entre les citoyens et les institutions. Evidemment, ce point de vue s’oppose à celui de Kant, qui ne voit aucune valeur morale à ces comportements acquis et qui, à ce titre, peuvent même apparaître selon lui, comme suspects. Seule compte pour Kant l’intention et non pas le résultat. C’est tout le contraire pour Aristote qui dit en ce sens, que l’on ne juge pas les athlètes à leur beauté et à leurs muscles mais aux succès qu’ils remportent dans le stade. Dernier point concernant la notion de bonheur pour l’éthique d’Aristote. Pour Aristote, il ne faut pas concevoir le bonheur indépendamment de ce qui constitue l’homme, comme « animal politique ». La plénitude de notre être ne se réalise que dans une Cité. Le bonheur est donc une fin collective et non pas individuelle. C’est la vraie richesse d’un pays que d’œuvrer au bonheur de son peuple (le Bouthan et son « Bonheur National Brut »). « Par cette suffisance à soi, nous ne voulons pas désigner seulement celle de l’individu pris en lui-même, et vivant d’une existence isolée, mais aussi celle de ses parents, de ses enfants, de sa femme et en général de ses amis et de ses concitoyens, car l’homme est par nature un être civil ». Assurer le bonheur individuel et collectif par le développement de la civilisation est la fin de toute moralité. Sur ce point, il me semble qu’un Etat juste et soucieux de son peuple, doit fournir une bonne éducation à tous, veiller à la bonne santé publique, harmoniser équitablement les revenus, et administrer sans violence inutile les citoyens. Cependant, qu’entendons-nous par bonheur ? Qu’il soit individuel ou collectif aura-t-il la même définition pour chacun ? Pour ce qui dépend de nous, si dans la misère et pour le moins dans la pauvreté, il est difficile d’être heureux, le serions-nous dans la richesse ? Et qu’appelle t-on richesse ? Je n’envie guère les riches propriétaires de château, ils n’ont que des soucis, et nous avons pour nous, le plaisir de les visiter et de les admirer. En termes de bonheur, on peut certes donner quelques conseils, mais pas de règle. Il n’y a pas de règle pour être heureux en amour (ça se saurait !). D’un autre point de vue, Kant a raison de considérer le bonheur comme relevant de la nature sensible, variant selon les sujets. Le désir de bonheur est donc hétéronome, ne relevant pas de l’autonomie de la volonté. Pour dire simplement, chacun a une définition particulière du bonheur, et ces définitions sont aussi variées que ne le sont leurs désirs. En cela dit Kant, il est impossible de donner un contenu véritable à la notion de bonheur et par conséquent, le bonheur est « un idéal de l’imagination ». De fait, le bonheur, comme la prudence ont une valeur pragmatique (simples impératif hypothétique) et n’ont en ce sens aucune valeur morale. Toutefois, si pour Kant, nous l’avons vu, le principe de la moralité est dans le désintéressement de l’action, c’est-à-dire, fait par devoir uniquement, où est cet homme capable d’agir indépendamment de tout désir, de toute sensibilité, et dont le pur devoir le conduirait cependant à la misère ? Kant le reconnais en disant : « en fait il est absolument impossible d’établir par expérience, avec une entière certitude, un seul cas où la maxime d’une action d’ailleurs conforme au devoir ait exclusivement reposé sur des principes moraux et sur la représentation du devoir ». Et d’ajouter que « l’on peut douter que quelque véritable vertu se rencontre réellement dans le monde ». C’est donc en ce sens que l’éthique pragmatique me semble nettement plus conforme à la nature humaine. Il n’y a par exemple, aucune de nos actions généreuses qui ne soient reliées à quelques désirs, quelques espérances, quelques reconnaissances, même secrètes. Ne nous trompons pas dit Sartre, quant Philoctète, vivant sur un tas de fumier et donnant tout ses biens, jusqu’à son arc, c’est pour plaire à Dieu et espérer le paradis. Il faut considérer que de tâcher d’assurer son bonheur est aussi un devoir. C’est pour cette raison que l’éthique des vertus, étant propre à chacun, s’acquière et se renforce par l’exercice, devient un élément du caractère, et apparaît de ce fait plus proche et plus humaine que l’obéissance à un devoir inaccessible. Enfin, un dernier point concernant les vertus. Un philosophe récemment invité par la Société angevine de philosophie, Ruwen Ogien, reprenant ses propos de son livre : « L’éthique aujourd’hui », fait une critique non seulement des morales déontologiques, mais également de l’éthique des vertus. Concernant la morale déontologique, il semble remettre en cause la validité d’un principe universel, comme celui de la dignité humaine (à qui l’on doit respect). Cet auteur donne comme exemple, la prostitution, ou les « mères porteuses », ou la vente d’organes, en disant que certains comités d’éthique ont fortement critiqué ces pratiques par ce qu’elles s’opposent à la dignité humaine, même si ces personnes sont consentantes et majeures. Ruwen Ogien critique cette position en disant que cet argument cache un harcèlement moral, en réaction contre le mouvement de libération sexuel. Selon lui, cette réaction fut aussi celle qui condamna jadis l’homosexualité, en disant que cette pratique était contraire à la dignité humaine. Il critique la notion de dignité, qui selon lui est essentialiste et donc trop abstraite. Qu’est- ce qui est propre à la dignité humaine et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Vaste question ? Jusqu’où va la dignité humaine dans l’organisation du travail des cadres de chez Alcatel ou France Télécom, harcelés et poussés au suicide ? Comment mesurer le respect, ou le non-respect, de cette dignité ? Cependant, même si ce principe de dignité humaine peut sembler un concept de pure raison, n’est-ce pas à partir de ce principe que dans nos actions, nous luttons contre toute exploitation de l’homme par l’homme ? De la même manière, ne peut-on pas douter du consentement, par exemple à la prostitution, par ce qu’il existe des causes sociologiques qui pourraient nous faire douter de sa légitimité ? C’est d’ailleurs sur cette illégitimité du consentement à la prostitution que les « féministes » combattent cette pratique, et disant que ce sont les origines familiales ou des prédispositions psychologiques, ou des influences pernicieuses… qui ont amenées ces personnes à ce consentement. Notre auteur, favorable à une éthique minimaliste, plus ouverte à la préservation des libertés, critique ce maximalisme en matière de morale (une véritable « police morale »), et y voit une régression de nos libertés, en disant que ces pratiques ne sont jugées par les moralistes, en fin de compte immorales et contraires à la dignité humaine, que lorsqu’elles sont payantes. Pour ce qui est de la morale des vertus, Ruwen Ogien critique d’une part cette idée de modèle exemplaire ou l’image d’un humain idéal qui pourrait servir de modèle moral, et d’autre part les vertus en ellesmêmes. En ce qui concerne l’exemplarité morale du modèle, la critique porte sur le caractère étroitement historique et donc relatif du modèle prétendument idéal. Il va de soi, que la référence à Périclès que fait Aristote, ne peut pas être universalisable en tous lieux et pour toutes situations. Cependant, selon moi, il n’est peut-être pas idiot pour l’éducation de notre jeunesse, de mettre en avant des hommes remarquables par leurs qualités morales voire politiques, qui par leur sens de l’engagement, leur courage, leur intégrité ou leur humanisme, peuvent être des modèles à méditer. Dans des domaines différents, des hommes comme Gandhi, Mandela, voir un de Gaule, mais aussi des hommes dont le sacrifice et le courage reste à jamais des exemples, comme Jean Moulin et tous les résistants anonymes et tous les « justes », qui au péril de leur vie ont sauvé des juifs, et sans lesquels nous pourrions désespérer du genre humain. Pour ce qui est des vertus, la crique porte sur leur limite, voire leur contradiction. Il est vrai que le courage, sans prudence, sans discernement, et sans justice, peut conduire à la plus stupide témérité, ou pire encore à la glorification guerrière la plus terrible. Mais contrairement à la critique de notre penseur contemporain, l’éthique des vertus a bien pensé les vertus comme un tout, qui par l’éducation, les exercices et donc l’expérience, peut produire la meilleure action. Enfin concernant cette prudence aristotélicienne, j’y vois un prolongement contemporain, chez un Hans Jonas par exemple avec son concept de « principe de précaution ». En effet il y a un lien profond entre la « prudentia » et la « providentia ». La précaution est l’acte de prudence en train de s’effectuer dans un cas précis. La prudence est une vertu générale dont la précaution serait la conséquence effective. La précaution ne saurait exister sans une éthique de la prudence fondée elle-même sur une intelligence critique du présent. Prenons par exemple les OGN : il est extrêmement prudent de comprendre la science et la technique comme de purs moyens dont les fins reviennent à notre seule conception de la santé publique et autres points de vue éthiques. Et ce principe vient du « Principe responsabilité », que Hans Jonas a développé en 1979, et qui dans la pratique, signifie que s’il y a plusieurs effets à une technologie, il faut décider comme si le plus mauvais allait s’accomplir : c’est cela le principe de précaution. La prochaine fois, notre cours portera sur les rapports de la morale et de l’histoire et nous en commencerons avec la morale de Sartre et de Simone de Beauvoir. Mercredi 8 décembre 2010 CINQUIÈME PARTIE LA MORALE DE SARTRE ET DE SIMONE DE BEAUVOIR : UNE MORALE DE LA LIBERTÉ « Che Guevara fait partie des grands mythes de ce siècle ; sa vie est l’histoire de l’homme le plus parfait de notre époque A la fin de l’Etre et le Néant, publié en 1943, Sartre prévoyait une suite qui devait poser la question de la morale, à savoir, comme il le dit : « une éthique qui prendra ses responsabilités en face d’une réalité humaine en situation ». Seulement Sartre n’a jamais publié cette morale et ce n’est qu’au travers de conférences comme celle de Rome en 1964, et plus particulièrement avec la publication posthume des « Cahiers pour une morale », composé d’une suite de cahiers que, Arlette El KaïmSartre, la fille adoptive de Sartre, a fait paraître en 1983, que nous pouvons établir la pensée de Sartre à propos de la morale. Nous allons donc aujourd’hui rendre compte de cette morale que nous définirons comme rapport à celle de Kant. Ces deux morales ont quelques points communs, et différent aussi sur beaucoup d’autres. La morale de Kant comme celle de Sartre, postule comme principe la liberté de l’homme. Pour Kant, en effet, un homme qui obéirait, ou qui se conformerait totalement aux valeurs ambiantes de son temps, bon père, bon mari, bon citoyen, bon croyant...etc, parce qu’il est un conformiste, c’est-à-dire un homme conditionné par la morale, les moeurs de son temps, bref, parce qu’il n’est pas libre, ne peut conférer aucune valeur morale à ses actions. En ce sens, on peut dire que Kant propose une morale sans morale, sans valeurs morales prédéterminées. Cependant Kant n’est pas naïf, il ne nous propose que l’examen de la possibilité d’une morale normative, et reconnais qu’il n’y a pas d’homme capable d’y répondre, compte tenu de notre nature sensible. Comme pour la morale sartrienne que nous préciserons après, c’est même au cœur d’une hésitation que se joue l’authenticité morale. C’est lorsque tous les repères s’écroulent ? Lorsqu’à la question : que dois-je faire ? les poteaux indicateurs sociaux, culturels, religieux ou moraux me laissent en plan, seul avec moi-même, face à mon libre choix. Cependant, les difficultés sont grandes, lorsque la réalité sociale et historique créent des situations complexes. Exemple : Supposons que j’hérite d’une mine d’argent en Afrique où travaillent des enfants exploités et misérables. Si je me contente de l’impératif catégorique qui veut que je ne puisse pas réduire une personne a n’être qu’un pur moyen, que dois-je faire ? Si j’accepte, je me rends complice de l’aliénation de ces enfants. Si je refuse, un autre acceptera et sans scrupule probablement. C’est sur ce point que la morale de Sartre diffère de celle de Kant. Car, si la liberté, le choix que les hommes font reste le point d’appui de cette morale, elle ne se situe pas dans la seule réalité subjective impersonnelle, certes universelle, mais avant tout, elle doit rencontrer, comme le dit Simone de Beauvoir dans « Pour une morale de l’ambiguïté » : « la pluralité des hommes concrets singuliers, se projetant vers leurs fins propres à partir de situations dont la particularité est aussi radicale, aussi irréductible que la subjectivité elle-même ». En fait, ce que Kant ignore concernant la morale, c’est que le devoir rencontre ceux des autres, et ignore par le fait, l’Histoire. Plus exactement, Kant n’ignore pas l’Histoire, en tant que telle, mais il exclut l’Histoire de l’exigence morale. Au contraire pour Sartre, la morale doit être historique, c’est-à-dire trouver l’universel dans l’histoire et le ressaisir dans l’Histoire. Certes Kant a raison lorsqu’il comprend que le « tu dois donc tu peux » est une obligation qui implique qu’elle ne soit pas dans les maillons du déterminisme. Seule une liberté peut concevoir l’exigence morale. Mais il faut encore que la situation la rende possible et que je connaisse clairement ce que je dois faire. En effet suis-je toujours capable de savoir ce qui est le plus universel ? Je ne dois pas mentir, par exemple, mais dois-je dire la vérité aux nazis qui recherchent un résistant caché chez moi ? En somme ce n’est pas la loi morale qui inspire mon action, mais la situation qui exige une compréhension des buts à atteindre. Et cette situation est toujours historique et existentielle. Les situations ne me situent pas dans l’universalité abstraite des fins, mais dans la réalité des moyens. « J’apprends mes fins dans le monde, c’est-à-dire que j’apprends mes fins par les moyens » dira Sartre dans les « Cahiers pour une morale ». La critique principale que Sartre adresse à la morale de Kant, c’est le formalisme abstrait de l’impératif catégorique pour décider de la mise en œuvre d’une action singulière et complexe qui peut donner lieu à des conflits de valeurs, comme par exemple dans le cas du mensonge, qui chez Kant, ne souffre aucune exception. En somme le jugement moral exige discernement, réflexion, prise en compte et articulation de l’universel et du particulier, anticipations et conséquences de l’acte. Dans mon exemple de cet héritage d’une mine où travaillent des gosses exploités, ne faut-il pas mieux me coller aux problèmes que pose le travail des enfants dans ces pays du tiers-monde, plutôt que de m’en laver les mains par pureté morale ? Le problème est complexe, car la scolarisation des enfants suppose un niveau de vie que les parents n’ont pas, voir même le sentiment du devoir que les enfants éprouvent pour aider leur famille...etc. Il faut assumer ses choix, et les cas de conscience ne peuvent pas être tranchés par des règles a priori, ils doivent être pleinement vécus et tranchés par un acte qui engage pleinement le sujet. L’on ne décrète pas la liberté, car en ce cas, elle n’est qu’une intention vide. Ce qui est à rechercher, pour Sartre, c’est une morale concrète de l’être en situation. Ce qui ne veut pas dire une morale utilitariste ou opportuniste, car si elle doit composer avec la situation historique par exemple, elle ne doit pas sombrer dans les facilités de la soumission aux faits. C’est donc une morale de l’authenticité qui réside dans l’attitude d’un être libre qui se veut libre, qui assume l’angoisse et revendique sa responsabilité jusqu’au bout. C’est une morale du risque, une morale de la responsabilité, au sens ou elle peut exiger le courage de la rupture et de l’infidélité, de la contestation, de la mise en question perpétuelle, bref, paradoxalement, dans l’impossibilité de s’installer dans la moralité. C’est en cela que Sartre, dans « L’Existentialisme est un Humanisme », fait un rapprochement entre la morale et l’art : « Ce qu’il y a de commun entre la morale et l’art, c’est que, dans les deux cas, nous avons création et invention ». Seulement, l’on pourrait faire remarquer que, la destruction de toute valeur esthétique ne porte guère à conséquence, en va-t-il de même pour l’action morale? S’il n’y a plus aucune référence à des valeurs transcendantes ou porteuses d’universalité, ne peut-on pas dire comme le fait dire Dostoïevski à l’un de ses personnages : « si Dieu n’existe pas, tout est permis ». N’y a-t-il pas des valeurs porteuses d’universalité, comme par exemple, le respect de la personne, sur lequel repose l’idée même des Droits Universels de l’Homme ? En fait Sartre répond à cette difficulté en soulignant que la liberté, qui se distingue de la simple expression spontanée du désir, implique d’une part, de refuser les justifications de mauvaise foi qui servent notre asservissement, ou l’aliénation d’autrui. Cependant, peuton échapper à toute mauvaise foi, puisque ce qui caractérise la mauvaise foi, c’est la foi en cette mauvaise foi (comme l’acteur qui n’aurait plus aucune distance par rapport à son personnage). D’autre part, cette liberté, rencontre en même temps celle des autres. « Je ne puis prendre ma liberté pour but que si je prends également celle des autres pour but » dit Sartre dans « L’Existentialisme est un humanisme ». « Je ne puis être libre tout seul ». Ce n’est qu’à l’intérieur d’une intersubjectivité que le problème moral se pose. Ce n’est donc pas un « tu dois » qui commande l’action morale, mais un « nous devons ». Et c‘est dans une entreprise collective de libération que la liberté doit s’engager. C’est une fraternité dans l’action, que porte en soi mon engagement. Mais ce n’est qu’à partir de mon choix, que j’assume, dans la solitude, que mes actes peuvent prétendre à l’authenticité morale, et qui seul, me permet d’échapper à la soumission aveugle pour une idéologie, serait elle même, une idéologie de la libération. C’est en cela que Sartre s’oppose aux marxistes. Dans « Pour une Morale de l’Ambiguïté », Simone de Beauvoir traduit bien cette opposition, en écrivant : « Les marxistes avaient pourtant toujours la tendance à condamner une philosophie de la liberté au nom de l’action. Ils déclarent avec autorité que l’existence de la liberté rendait impossible tout entreprise concertée selon eux, si l’individu n’était pas contraint par le monde extérieur à vouloir ceci plutôt que cela, rien ne le défendrait contre ses caprices... Admettre la possibilité ontologique d’un choix, c’est trahir la cause ». La cause, c ‘est celle du parti. L’on sait ce que Lénine pensait de l’action morale :« J’appelle action morale, toute action utile au parti ; et immorale toute action qui lui est nuisible » et, « comme le parti a toujours raison », la morale est vidée de sa substance. En opposition à la thèse marxiste, Simone de Beauvoir souligne : « Ni le mépris, ni l’estime n’auraient de sens si l’on regardait les actes d’un homme comme une pure résultante mécanique, pour s’indigner, pour admirer ; il faut que les hommes aient conscience de la liberté des autres et de leur propre liberté ». Puis elle précise : « la liberté est la source d’où surgissent toutes les significations et toutes les valeurs ; elle est la condition originelle de toute justification de l’existence ; (...) la liberté s’exige universellement ». Nous l’avons vu aussi avec Kant, tout mécanisme renvoi à la nature, (les phénomènes physiques, ou les comportements des animaux) et précisément, la morale est notre passage hors de la nature, par un acte libre. Car la liberté n’est pas une donnée de la nature, une qualité naturelle, mais elle est, comme l’existence elle même, en se faisant être. C’est ainsi que pour l’auteur du « Deuxième sexe », les femmes ne réalisent leur existence de femme, que dans le libre choix qu’elles font de leur féminité. Mais il est vrai que cette liberté ne peut se vouloir que comme mouvement indéfini, et elle doit refuser les contraintes qui arrêtent son élan. La liberté apparaît toujours comme un mouvement de libération sans fin. En fait l’authenticité reste inaccessible, et ne peut jamais être un état permanent. D’une part, la conscience est toujours menacée d’être de mauvaise foi, du fait de la non-coïncidence avec soi, et d’autre part la liberté est ambiguë puisqu’elle a à se libérer, et qu’aucune libération n’est définitive. Oreste dans « Les mouches » doit lui aussi porter le fardeau de son initiative, de sa liberté, jusqu’au bout et dans l’angoisse. Nous allons maintenant réfléchir à un problème majeur, concernant la violence et son rapport avec la morale. Ce problème est d’importance puisqu’il pose la question de la légitimité de la violence révolutionnaire. Toute violence est-elle immorale ? La violence contre l’oppression : du maître sur son esclave, du féodal sur les masses populaires, du colonialiste sur les colonisés ? Si Sartre ne s’est guère engagé pendant la période de l’occupation, (après l’échec du réseau « Socialisme et liberté »), il s’est par contre totalement engagé dés l’après guerre, pour les luttes anticolonialistes. Et ces luttes, nous le savons, furent d’une extrême violence. Voyez par exemple sa solidarité pour le Front de Libération National algérien. Sartre écrira une préface à ce livre très rude de Frantz Fanon : « Les damnés de la terre », Psychiatre martiniquais, ayant rejoint les rangs du FLN. Frantz Fanon y analyse les ressorts psychologiques de la violence du colonisé et y voit un moment essentiel de sa prise de conscience : « La violence du colonisé unifie le peuple » (...) « Au niveau des individus, la violence désintoxique. Elle débarrasse le colonisé de son complexe d’infériorité, de ses attitudes contemplatives ou désespérées ». Et Sartre d’écrire dans sa préface, à propos de cette guerre d’Algérie : « Ils ont bonne mine les non-violents. Ni victime, ni bourreau » et plus loin : « Mais si le régime tout entier, et jusqu’à nos non-violentes pensées, sont conditionnés par une oppression millénaire, votre passivité ne sert qu’à vous ranger du côté des oppresseurs. La France autrefois, c’était un nom de pays ; prenons garde que ce ne soit, en 1961, le nom d’une névrose ». Sartre n’est donc pas du côté de la non-violence, mais il n’est pas non plus un apologiste de la violence. Ce que nous allons voir. Dans les « Cahiers pour une morale », Sartre analyse comment la violence apparaît dans le monde, et comme type de rapport avec l’autre. Il y a en premier lieu la violence la plus brutale, la violence pure, qu’il avait déjà analysée dans ses « Réflexions sur la question juive ». Comme la violence de l’antisémite, cette violence refuse de s’appuyer sur le monde, de faire avec lui, et préfère la destruction du but. Il se compare à une force de la nature, l’essence même de la haine, imperméable à toute communication, et niant cette altérité qu’il juge impure. L’antisémite se veut impitoyable. Puis Sartre distingue différentes attitudes existentielles qui maintiennent la violence au principe des relations interhumaines. J’en prendrai un exemple intéressant dans un autre texte : Dans sa Conférence de Rome, de 1964, Sartre prend l’exemple des mères infanticides de Liège, en 1962, qui avaient décidé de tuer leur bébé après la naissance au lieu de les élever comme handicapés à vie. De graves malformations de ces enfants sont apparues, suite à l’absorption de la Talidomide, médicament insuffisamment testé par l’industrie pharmaceutique. Que dit Sartre: premièrement il note que le contrôle de la natalité peu développé à cette époque, ainsi qu’une condamnation de l’avortement par l’Eglise, ne pouvaient que produire une telle attitude. L’attitude de ces mères se situe au cœur du conflit, entre la conviction des uns, que la possibilité de vivre doit être inconditionnelle, et celle des autres pensant qu’il est interdit de prolonger la vie d’un homme si on ne lui donne pas les chances de vivre une vie vraiment humaine. Ainsi, pour Sartre, cette violence résulte de ce conflit entre des normes morales en opposition, et l’attitude courageuse de ces femmes, qui est avant tout « manifestation de l’avenir », signe d’une révolte et d’un désespoir humain tout à fait compréhensible, voire comme signe d’une « lutte entreprise contre un état de choses au nom d’un sens à venir de l’homme». L’acquittement de ces femmes par le tribunal de Liège, souligne le caractère parfois progressiste, puisqu’il anticipe le débat contemporain sur le droit de vivre et de mourir dignement, voir sur l’euthanasie, d’un acte violent et contraire à la moralité ambiante. Nous savons aujourd’hui le chemin parcouru dans ce domaine des mœurs depuis 1962. Sartre pense que la situation historique produit d’elle-même des transformations qui ne peuvent se développer que dans la violence. En cela il reste proche de la conception hégélienne de l’histoire. La prise des armes reste un moment essentiel dans le développement de l’histoire. La prise de la Bastille est la manière dont le peuple français se donne une identité, celle de citoyens libres. L’action révolutionnaire a rendu irréversible ce passage de l’histoire. Même Kant qui n’approuve pas la violence révolutionnaire reconnaît, à propos de la RF, qu’un soleil s’est levé, éclairant l’horizon de l’histoire. Pour Sartre, la violence est légitime, ou pour le moins nous pouvons en comprendre le sens, lorsque l’oppression ne permet plus aucun autre partage, aucune autre médiation que la contre-violence. Pendant la colonisation de l’Algérie, quel sens pouvait avoir cette assimilation, entre un dominant qui a pour lui la puissance policière, militaire et économique, et un dominé, exploité et réduit au statut de sous citoyen, parfois affamé. L’oppression crée la violence et nous savons bien que si l’on veut la libération des peuples, on n’évitera pas des prises d’armes. C’est ainsi que Sartre soutiendra, la révolution cubaine, celle d’Algérie, celle du Vietnam, puis la cause des palestiniens, même s’il reste très attaché à son amitié pour Israël. Il servira la cause révolutionnaire par sa notoriété internationale. Cela ne veut pas dire qu’il appelait à cette violence. Il constate que ses peuples ont pris les armes et que dans cette condition, il pense que son nom peut servir à quelque chose, peut être en abrégeant cette violence, en montrant que la France poursuit une mauvaise route en Algérie. Mais cela ne veut pas dire que Sartre pense la violence comme porteuse de sens ou de vérité en ellemême. La fin ne justifie aucunement les moyens. N’importe quel moyen ne peut produire la fin recherchée. Dans les « Cahiers pour une morale », Sartre prend l’exemple du viol. Si la fin est de séduire une personne, quel que soit le mode de séduction, si la séduction ne se fait pas sous la forme du consentement réciproque et mutuel, alors l’illusion d’atteindre au but, produit en réalité la destruction de la fin. La violence est une action par défaut, faute de penser les médiations. Ces médiations passent par la lucidité, la conscience de soi et la capacité à se relier à autrui dans la communication. La valeur suprême est finalement la générosité, c’est-à-dire la capacité à se sacrifier soi-même, pour que quelque chose puisse arriver. Il n’y a pas chez Sartre de morale de la violence, même s’il saisit le conflit au cœur des rapports avec autrui, et dans l’histoire. Il décrit le monde tel qu’il est. Ni angélisme ni apologie de la violence, mais il soutient indéfectiblement les peuples dans leur lutte pour la libération. « Contre l’oppression il y a toujours une possibilité d’affirmer par la résistance et par la révolte, une praxis autre, qui sera celle de l’homme libre prêt à mettre sa vie en jeu ». C’est sur ce point que Sartre s’opposera à Camus, qui condamne la contre-violence légitime des opprimés au même titre que la violence des oppresseurs. Ce qui a conduit Camus à refuser aux Algériens le droit à l’insurrection violente (armée) contre la puissance coloniale. Pour Sartre au contraire « l’activité guerrière (du combattant algérien) est restitutive, puisqu’elle vise à rétablir la structure brisée par le colonialisme ». Révolte qui est autant celle du défi que celle du désespoir. En somme le colonisé est doublement aliéné, d’une part, par la violence qui lui est faite et par celle qui le condamne à se sacrifier. Il sera intéressant de comparer, à ce sujet, « les justes » de Camus et « Les mains sales « de Sartre. Pour éclairer ce problème si important de la violence, je voudrais faire quelques remarques sur cette pièce de théâtre de Sartre : « Les Mains sales ». Cette pièce, parue en 1948 et qui met en scène des révolutionnaires d’un parti communiste, prolétarien, est dirigée, dans sa cellule combattante et clandestine, par Hoederer, un militant aguerri. Sa politique semble toutefois contestée par les dirigeants du Comité Central, et qu’il fut décidé de le liquider. Cette tâche va incomber à Hugo, nouveau membre de ce parti, dont l’origine sociale tranche avec les prolétaires qui l’entourent. Hugo est en effet un jeune bourgeois en rupture avec sa classe d’origine, et apparaît en porte-à-faux par rapport à ceux dont il prétend servir la cause. Les autres camarades du Parti jugent son engagement comme celui d’un adolescent en crise contre sa famille. Son engagement n’est pour eux qu’un geste. Lui-même éprouve le sentiment de n’appartenir à aucune réalité sociale, en rupture avec sa classe d’origine et sans être rattachée au prolétariat, pour lequel il est prêt à tuer et à mourir. Et c’est lui qui est chargé de tuer Hoederer. Mais ce qui sépare aussi Hugo de Hoederer, c’est aussi sa conception du combat politique. Hoederer connaît toutes les ficelles de l’action politique et sait utiliser tous les moyens pour parvenir à ses fins. Il faut combattre sur le même terrain que ses adversaires et comme le mensonge, la violence sont de mise dans cette société, il faut pour combattre, user de ces moyens. C’est le souci de l’efficacité politique au service des hommes : voilà ce que symbolise « les mains sales ». Hoederer l’exprime brutalement à Hugo : « Comme tu tiens à ta pureté mon petit gars ! Comme tu as peur de te salir les mains. Eh bien, reste pur ! A quoi cela servira-t-il, et pourquoi viens tu parmi nous ? La pureté, c’est une idée de fakir et de moine. Vous autres, les intellectuels, les anarchistes bourgeois, vous en tirez prétexte pour ne rien faire. Ne rien faire, rester immobile, serrer les coudes contre le corps, porter des gants. Moi j’ai les mains sales, jusqu’aux coudes. Je les ai plongées dans la merde et le sang. » Hugo, face au réalisme de Roederer et à son expérience, comprend qu’il a encore à conquérir son âge d’homme. Hugo fait aussi penser à Oreste dans « Les Mouches », car lui aussi va rechercher cet âge d’homme en s’attachant à un crime, en tuant Hoederer, comme Oreste avait tué sa mère et le tyran. C’est d’autant plus accablant pour Hugo, que Roederer le saisi pleinement : « Tu es un môme qui a de la peine à passer à l’âge d’homme mais tu feras un homme très acceptable si quelqu’un te facilite le passage ». Cependant cette confiance qui semblait naître entre eux deux ne tiendra pas devant la jalousie qu’Hugo éprouvera en voyant sa femme dans les bras de Roederer. Il tirera sur Roederer. Cette femme est là comme un piège car elle aussi est fascinée par Roederer. Tuer Roederer par jalousie, et non pour des raisons politiques, c’est faire de son crime un acte absurde, d’autant plus absurde que depuis le meurtre, Roederer va devenir, en fin de compte, pour sa ligne politique reconnue par le Bureau central, le grand homme du Parti. C’est un échec total, qui conduira Hugo au suicide, lequel suicide fera aussi la preuve de son « irrécupérabilité » pour le Parti. Il va de soi que Sartre a une préférence pour Roederer, mais il a aussi une certaine compréhension pour Hugo, qui comme ses élèves, dira-t-il, n’arrivent pas à rejoindre le Parti communiste à cause de la culture libérale qu’ils ont reçu. Je pense aussi à ces jeunes gens, qui ont préféré au travail de l’ombre pour la résistance organisée et officielle, des actions d’éclat, sans lendemain et qu’ils payèrent de leur vie, eux et parfois celle aussi des otages. Mais c’est aussi la situation de Sartre, intellectuel d’origine bourgeoise, qui n’est pas non plus rentré au Parti. Hugo est aussi un intellectuel, qui ne cesse de réfléchir, de contester ses projets ou de nuancer sans fin ses sentiments. Il recherche dans l’action une objectivité dure qui le justifierait ; se prendre au sérieux par un acte héroïque, un acte d’une extrême violence. C’est ce que lui dit Roederer : « Tous les intellectuels rêvent de faire de l’action » ; « Quelle rage avezvous tous, de jouer aux tueurs ? » ; « Un intellectuel, ça n’est pas un vrai révolutionnaire ; c’est tout juste bon à faire un assassin ». Je pense que la question du rôle de l’individu dans le choix qu’il fait de sa situation est essentielle. Car, ce n’est pas la situation, si juste soitelle, sa juste cause, qui la définie, mais l’action que les hommes vont choisir de faire. Leur choix n’est certes pas arbitraire, mais il n’est pas non plus réductible à un mécanisme, ou à des nécessités purement objectives. Mais peut-on vraiment faire d’un intellectuel un révolutionnaire ? Enfin, on peut voir aussi dans cette pièce les deux morales s’affronter : l’une qui se préoccupe de sa justification personnelle, de sa valeur propre, de son salut, de ses mérites, de la pureté de ses intentions, une morale bourgeoise ; et l’autre, une morale de l’efficacité, une morale des résultats, où c’est la cause qui commande et non le désir héroïque d’être mis à l’épreuve. J’ajouterai cependant, une autre interprétation de cette pièce, qui nous fera comprendre que Sartre n’a peut-être pas tranché entre le parti d’Hugo ou celui de Roederer. En effet ne peut-on pas voir cette pièce comme une dénonciation du stalinisme, de sa mécanique implacable qui fait d’un traître, un héros, par le coup de baguette magique du Parti. Même si dans ses années 50, Sartre ne s’est pas encore éloigné du Parti Communiste, il nous présente ce militant, comme une brute stalinienne, cynique, contre le romantique Hugo et ses états d’âme. Sartre a-t-il vraiment choisi ? On ne peut pas ne pas rendre compte de la pièce de Camus : « Les Justes », et de la comparer avec celle de Sartre « Les Mains sales ». Quel est le propos ? En 1905, un petit groupe de terroristes russes ont décidé de tuer le Grand Duc Serge dont la calèche emprunte un itinéraire soigneusement étudié. L’un d’eux, Kaliayev, le poète, se désigne pour lancer la bombe. Encore un intellectuel, « qui se pose trop de question, il discerne trop sensiblement la différence des êtres, et par là rend malgré lui justice à une part de l’ennemi » pense Fédorov, le chef. Mais au moment de lancer sa bombe, Le poète perçoit deux occupants imprévus ; les enfants du Grand-Duc. Il ne lance pas la bombe. Assassiner des enfants n’entre pas dans sa mission. Devant la colère du chef, le poète dira : « j’ai accepté de tuer pour renverser le despotisme. Mais derrière ce que tu dis, je vois s’avancer un despotisme qui, s’il s’installe jamais, fera de moi un assassin alors que j’essaie d’être un justicier ». L’attentat aura lieu quand même et Kaliayev le mènera jusqu’au bout. Il ne cherchera pas à s’échapper et sera arrêté. Dans sa prison, il recevra la visite de la veuve du Grand-Duc, et, pardonnant au meurtrier de son mari, elle viendra demander la grâce de Kaliayev. Quelle ambiguïté que cette révolte ! Jamais tout à fait innocente, jamais tout à fait coupable. Le Poète refuse sa grâce et trouve son salut dans le choix qu’il fait de sa propre mort. C’est un juste qui accepte de tuer pour une cause qu’à la condition de mourir à son tour. Camus pose bien le problème de la responsabilité du révolté dont la cause est juste, mais les moyens ne peuvent être élevé comme valeur humaine à venir. Camus dira à leur propos : « Leurs cœurs extrêmes n’oubliaient rien... Une vie est payée par une autre vie et, de ces deux holocaustes, surgit la promesse d’une valeur (...) Ils ne mettent donc aucune idée au-dessus de la vie humaine, bien qu’ils tuent pour l’idée. Exactement, ils vivent à la hauteur de l’idée. Ils la justifient, pour finir, en l’incarnant jusque dans la mort... D’autres hommes viendront après ceux-là qui, animés de la même foi dévorante jugeront pourtant ces méthodes sentimentales et refuseront d’admettre que n’importe quelle vie soit équivalente à n’importe quelle autre. Ils mettront alors au-dessus de la vie humaine une idée abstraite, même s’ils l’appellent l’Histoire, à laquelle soumis d’avance, ils décideront, en plein arbitraire, de soumettre aussi les autres ». Nous voyons bien tout ce qui sépare Sartre et Camus dans leur conception de l’action morale et de la révolte. A partir de la publication de « L’homme révolté » et en pleine guerre d’Algérie, le différend entre Camus et Sartre va se creuser. Pour Camus, la révolte légitime des Algériens ne rend pas légitime leur revendication, à savoir l’indépendance nationale et l’exclusion des Français d’Algérie. On sait pourtant ce qui se passa en Algérie. Même ceux, qui eurent à subir les tortures de la Gestapo, la firent subir à leur tour. Les deux camps oeuvrèrent dans la guerre, c’est-à-dire dans un vide moral absolu. Pour finir je voudrais faire un petit commentaire de la dernière pièce de Sartre : « Le Diable et le Bon Dieu », pièce écrite et jouée en 1951. Cette pièce marque la troisième étape dans la pensée morale et politique de Sartre. En effet, la première étape, Roquentin dans « la nausée » est un personnage dont la conscience est enlisée dans l’absurde et sans issue véritable. La deuxième étape « Les mouches », exprime la liberté dans l’action, que réalise Oreste. », puis « Les mains sales », c’est celle de l’engagement ou (le faux engagement), qui échoue cependant, tant par l’ironie de l’histoire que par la contingence de la politique. Enfin, la troisième étape « Le diable et le Bon Dieu », représente cet effort tragique d’une liberté qui se débat avec ses illusions, et qui s’émancipe dans une morale révolutionnaire. Résumons la pièce : Elle se déroule dans l’Allemagne du 15ième siècle, lors de la révolte des paysans contre l’église. Goetz, bâtard d’une famille noble, a participé puis trahi la rébellion de la ville de Worms et a tué son frère qui la dirigeait, soit disant pour sauver ainsi les prêtres prisonniers par le peuple révolté. Désobéissant aux ordres de l’Archevêque, il décide de raser la ville par simple envie de faire le Mal et de défier dieu. Pour sauver le clergé menacé par Nasty, un homme du peuple, leader des pauvres, prophète et révolutionnaire, qui dirige l’armée des pauvres, Heinrich, modeste curé, prêtre progressiste, aimé des pauvres, livre la ville à Goetz. Ce dernier qui s’apprête à ordonner le massacre, est convaincu par Heinrich que le Bien est plus difficile à faire en ce monde que le Mal. Par défi, Goetz décide de se consacrer uniquement à faire le Bien. Mais il fait le Bien par orgueil et de fait il corrompt les pauvres. Il libère sa maîtresse-otage-putain, Catherine, la victime de Goetz, mais qui aime son bourreau, son seul lien sur la terre. Femme humiliée, aliénée qui mourra de chagrin ; il distribue ses terres aux paysans, cela déclenchera une guerre ; il se fait le prophète de l’amour, ses adeptes non-violents mourront en martyrs. Ayant échoué à faire le Bien, Il se retire avec Hilda dans la forêt où il mène une vie d’ermite. Hilda est un personnage plus humain, elle représente la générosité et la révolte. Heinrich vient juger les actes de Goetz, mais celui-ci le tue, affirmant la mort de Dieu, et que l’homme est seul. Il finit par accepter de diriger l’armée de Nasty, devenant un chef au service de la révolution. Retenons les trois étapes de la conversion de Goetz : 1- La solitude du Mal. 2- La solitude du Bien. 3- La « mort de Dieu » » et l’engagement. Passons maintenant à la signification et aux enjeux de cette pièce de théâtre : - Un violent refus d’une morale fondée sur une croyance religieuse, sur une transcendance. « Le ciel est vide ». L’homme est pure contingence, et c’est, par ses seules forces qu’il institue des principes moraux toujours contestés. « Si dieu existe, l’homme n’existe pas ; si l’homme existe, Dieu n’est pas » dit Goetz. - Un engagement dans l’Histoire par une découverte progressive de Goetz : une véritable morale historique, hors de tout absolu, Bien ou Mal. Il devient le chef au service de la révolte des paysans : « Voilà le règne de l’homme qui commence »… « je ne flancherai pas. Je leur ferai horreur puisque je n’ai pas d’autres manières de les aimer…je resterai seul avec ce ciel vide au-dessus de ma tête, puisque je n’ai pas d’autre manière d’être avec tous. Il y a cette guerre à faire et je la ferai ». Goetz choisi un destin humain au milieu des hommes ( Opposé à Oreste). Goetz échoue dans le mal, qui n’était qu’une simple révolte métaphysique pour provoquer Dieu. Mais Dieu est mort, il ne reste plus qu’à se tourner vers les hommes. Cependant Goetz n’a pas su non plus se faire aimer des hommes en construisant une « Cité du bonheur », qui n’était encore qu’un autre défi à Dieu. Il reste les hommes : « Rien que la terre !...Adieu les monstres ! Adieu les Saints ! Adieu l’orgueil, il n’y a que des hommes ». Goetz découvre la solidarité concrète dans le combat pour la libération de l’esclavage. À la charité idéaliste, il oppose l’engagement pour « les damnés de la terre ». Goetz adopte une « philosophie de l’histoire » de type léniniste (Castro, le Che). Voilà encore ce qui l’oppose à Camus : la différence entre le révolté (« L’homme révolté ») et le révolutionnaire. « Le révolté, dit Sartre, dans son essai sur Baudelaire, tient à maintenir intact les abus dont il souffre pour pouvoir se révolter contre eux, alors que le révolutionnaire veut changer le monde et le dépasse vers l’avenir, vers un ordre de valeurs qu’il invente ». Problèmes cependant : Le révolutionnaire ne trouve-t-il pas dans la révolution, une autre manière d’affirmer sa volonté de puissance ? Ne se réaliste-t-il pas dans une violence « légitime », dans une certaine licence morale qui se cache derrière la mythique lutte finale et l’espoir d’un monde meilleur ? Paul Ricoeur dans un article d’ « Esprit » en 51, écrit : « La fin de cette pièce est d’une probité exemplaire ; Sartre n’a point voulu hausser l’espoir ; l’histoire est difficile et il n’est pas certain que la violence progressive puisse échapper à son propre piège, ni résoudre ses propres contradictions ; mais la chance ne peut être saisie sans les périls »… « L’espoir est dans la jeunesse des révolutions, le maléfice est dans leur maturité ; tout est encore possible avant le point d’inflexion ou la révolution adulte se laisse corrompre par le pouvoir de ses nouveaux maîtres. Cependant, ce mal n’était-il pas là, dés l’origine ? En effet, dés le début, Nasty a dû mentir au peuple pour le dresser contre le pouvoir clérical ». En cela, la conversion de Goetz est celle d’une conscience tragique, car si elle ne se débat pas face au destin, elle se bat contre ses propres illusions. Ce que découvre Goetz, c’est son imposture et sa mauvaise foi. Il lui faut reconnaître son imposture, reconnaissance qui se fera dans la solitude d’un ciel vide. L’athéisme devient alors cette tentation de récupération de l’humain par l’humain comme le dit Paul Ricoeur. C’est une critique déjà connue : C’est une thèse de Feuerbach qui se résume ainsi : une aliénation de l’homme dans une projection monstrueuse de lui-même (Dieu). Toutefois peut-on être certain que la fin de la foi pourrait être la fin de l’imposture ? Ne faut-il pas accepter son inauthenticité originelle (Il n’y a pas de nature humaine qui nous ferait être authentiquement par essence ; de Beauvoir : « la femme est l’avenir de la femme »). De même, toute foi religieuse serait donc mauvaise foi, et cette équivoque fait la force de cette pièce de théâtre. Goetz est un faussaire. Il devient authentique dans son passage à l’athéisme. C’est la fin de l’imposture, la découverte de la tricherie, sa véritable responsabilité lucide. Selon Sartre toute morale qui n’implique pas à son origine une profession d’athéisme est vouée à l’imposture, puisqu’elle invite les hommes à trahir leur humanité, à renoncer à leur existence même. L’enjeu de cette pièce ne consiste pas dans un questionnement religieux et encore moins sur une quelconque nostalgie de Dieu. C’est une pièce qui, comme nous l’avons vu, porte sur ce difficile problème de la morale et de l’histoire. En pleine guerre froide, après la révolution cubaine, les luttes anti-coloniales en Indochine, en Algérie, à Madagascar, Sartre se pose la question morale au cœur de cette époque, et pour ce qui était pensé comme socialisme. En fait la pièce tente de dévoiler les contradictions de l’époque et celles qui accompagnent tout engagement dans l’Histoire. C’est aussi le parcours personnel de Sartre, intellectuel en rupture avec son milieu d’origine, très attaché à la liberté et à la conscience subjective, qui découvre l’Histoire, le socialisme, les révolutions et les luttes d’indépendance. Comme Goetz, il découvre ce que peut être une morale engagée dans l’histoire, rompant avec les absolus moraux, Bien et Mal, tournant le dos à l’idéalisme, mais aussi au matérialisme dialectique du communisme (même s’il reconnaît l’importance du marxisme). On sait quelles furent aussi les illusions de Sartre dans les années 50, concernant l’URSS (« Ne pas désespérer Billancours »). Puis dés les années 60, Sartre fut un des premiers à dénoncer le Goulag et les échecs des révolutions. Je dirai personnellement qu’un intellectuel, aussi grand soit-il ne fait que refléter les espoirs et aussi les désillusions de son époque. Cependant Sartre, dans la dernière période de sa vie ouvre sa réflexion morale vers un point de vue nouveau, influencé qu’il fût par la philosophie de Lévinas. Pour expliquer ce rapprochement, j’en viens à ce dernier entretien que Sartre a eu avec Benny Lévy (« L’espoir maintenant »). Sartre reconnaît qu’il pensait une morale dans une conscience exclusivement individuelle sans réciproque et sans autre, alors que l’existence est liée à l’existence d’autrui (« L’Être et le Néant »). En fait Sartre avait toujours pensé la présence de l’autre comme un pour autrui en face d’un pour soi, alors qu’il faut penser la conscience de soi comme une conscience de l’autre et comme « conscience pour l’autre », et c’est cette « conscience pour l’autre », qu’il faut appeler conscience morale. Cette positivité de l’autre comme constituant la seule morale possible, Sartre ne l’avait pas pensée au début, pensant autrui en termes hégeliens, c’est-à-dire autrui au sein de la lutte à mort des consciences, au sein d’une co-existence difficile, dans un rapport d’adversité, de menace (« L’enfer c’est les autres »). Ce tournant dans la pensée de Sartre est due à sa découverte par Benny Lévy, d’Emmanuel Lévinas. Cependant il ne semble pas souscrire à cette idée d’ « otage » du Pour soi par Autrui, car s’il y a dépendance, celle-ci n’engage que mon libre choix. La morale sartrienne, ne l’oublions pas, reste une morale de la liberté et du choix. Une dernière remarque sur cette morale sartrienne : à la fin de ses entretiens (ne pouvant plus écrire par lui-même), Sartre retient deux concepts, qui me semblent importants : Fraternité et radicalité. Radicalité de quoi ? Sartre tente de rechercher des vraies fins sociales pour la gauche (années 70-80) et de dire : Cette gauche est malheureusement une gauche qui a tout lâché, qui est actuellement écrasée et qui laisse triompher une droite misérable » (81 ?). Sartre pense cette morale humaniste-révolutionnaire, comme une intention vers l’homme (et non comme une donnée), une véritable obligation, un vrai devoir d’humanité (en ce sens c’est assez kantien). C’est l’intention d’être libre, de vouloir la libération de tous les hommes, libérés de leurs aliénations, de toutes leurs aliénations. Cette intention doit être radicale, et ne s’arrête pas à tel ou tel moment historique particulier : elle est transhistorique et pour parler comme Kant c’est un devoir-être, un point cardinal, pour l’action aujourd’hui et pour l’avenir. Voilà le sens de cet espoir, qu’il exprime dans ces quelques mots à la fin de sa vie : « Il faut essayer d’expliquer pourquoi le monde de maintenant, qui est horrible, n’est qu’un moment dans le long développement historique, que l’espoir a toujours été une des forces déterminantes des révolutions et des insurrections et comment je ressens encore l’espoir comme ma conception de l’avenir ». De même la fraternité qu’a connue la France en 1789 jusqu’à la Commune, Sartre la revoit surgir en 68, avec la résistance des étudiants contestataires et les approches de démocratie directe qu’il oppose à la bureaucratisation des partis, à l’électoralisme de la démocratie bourgeoise, bref à une politique professionnalisée, médiatisée (marketing politique) et donc sans aucune intention ni valeur morale. La prochaine fois nous nous interrogerons sur une orientation très contemporaine de l’éthique : L’éthique environnementale, qui loin d’être une simple éthique appliquée, semble se vouloir une éthique propre, voir une philosophie ( « une philosophie de l’environnement ») et qui se veut résolument tournée vers l’avenir. SIXIÈME PARTIE Mercredi 15 décembre 2010 Éthique de l’environnement J’en commencerai par rappeler certaines idées déjà développées dans mon tout premier cours ici à l’Institut Municipal, il y a déjà 6 ans, sur la mondialisation, à propos du sens du « Cosmos » (l’univers considéré dans sa totalité) chez les Stoïciens et particulièrement chez Marc Aurèle, l’Empereur philosophe. Marc Aurèle dans ses « Pensées », pense à la fois une physique qui révèle le cours de la nature universelle, savoir qui a pour but de transformer le regard porté sur le monde, et en même temps, il conçoit une éthique qui recommande d’accueillir avec piété et complaisance tout ce qui dépend de la nature et commande de ne rien désirer, que ce qui dépend de nous. « Qui ne sait ce qu’est le monde, ne sait où il est lui-même, et celui qui ne sait pas pourquoi le monde existe, ne sait pas ce qu’il est lui-même. Celui qui manque une de ces questions ne peut dire pourquoi il existe lui-même » Pensées (8,52) La pensée du Tout, c’est la pensée de l’unité vivante du « Cosmos ». Pour les philosophes de l’Antiquité, philosopher c’est voir toutes choses d’un point de vue pris de nul part, c’est-à-dire dans la perspective du Tout. Philosopher c’est voir d’une seule vue, et c’est ce qui est le propre de la contemplation (« théoria ») chez Platon, ou chez Aristote. Devenir le spectateur du monde et reconnaître que nous sommes habitants du monde, créatures prisent avec d’autres dans « l’en trelacement serré des fils de la destinée » voilà ce que pense Marc Aurèle. Poursuivant cette idée de « voir d’une seule vue », propre à la pensée philosophique, je voudrais vous évoquer le choc que beaucoup d’entre nous avons eu, en voyant les premières photographies prises de la Terre depuis l’espace, en 1969. Nous avons pu embrasser d’un seul regard notre terre notre séjour, qui a fait naître la vie : La planète bleue. Enfin était réalisé ce regard du Tout, qui embrasse en un seul coup d’œil le tour du monde et considère le Tout dans une perspective cosmique. Enfin l’homme fut replacé dans une perspective cosmique, et que découvre-t-il ? Il découvre l’extrême vulnérabilité de notre existence au sein de cet écosystème unique, fragile, extrêmement précieux d’où émerge toute vie. Ce regard éloigné rappel l’humanité à sa condition terrestre et à sa finitude et bien évidemment à sa responsabilité au sein de la biosphère. Cette distance nous aide à revenir au réel. Paradoxalement, ces photographies prisent lors de l’expédition lunaire donnent à voir en premier la terre elle-même. Je voudrais vous lire un passage des entretiens de Michael Collins, le cosmonaute de l’expédition lunaire « Apollo 11 » : « Lorsque j’ai voyagé sur la lune, ce qui m’a laissé le souvenir le plus inoubliable, ce n’est pas ma proximité avec cette planète couverte de bosses, mais bien plutôt ce que j’ai vu lorsque j’ai tourné mes yeux en direction de la planète fragile où j‘habite ; un fanal brillant de mille feux qui attire à lui le voyageur, une merveille de couleur bleue et blanche, un poste avancé minuscule, suspendu dans l’infinité noire. La Terre doit être protégée et entretenue à la façon d’un trésor, à la façon de quelque chose de précieux qui doit durer ». Tout est dit dans ces propos du cosmonaute : le choc esthétique que provoque cette vue de la Terre, mais aussi cet éveil d’une réponse éthique, comme le confirme « ce quelque chose de précieux qui doit durer ». Nous avons le devoir de protéger le trésor. C’est un impératif éthique, qui commande en premier lieu de renoncer à nos prérogatives de ce « maître et possesseur de la nature » théorisé par le rationalisme cartésien. L’homme doit devenir le gardien bienveillant de la création. Ces photographies opèrent une véritable révélation de type épiphanique (comme une saisissante apparition). Nous découvrons notre responsabilité morale. Ce qui nous oblige à nous intégrer harmonieusement au sein du Tout, dont les hommes ne sont que des parties, comme le pensaient les philosophes de l’Antiquité. Cette admiration que nous éprouvons à ces photographies (hélas ! nous ne ferons l’expérience que de ces photos…), révèle que la Terre est non seulement belle, mais aussi vulnérable. Ce qui caractérise notre écosystème, c’est sa vulnérabilité. Enfin les hommes peuvent voir le spectacle dont ils font partie intégrante, et ce spectacle dans sa dimension épiphanique fut la source et l’éveil de la conscience écologique. Cependant la crise environnementale que nous connaissons aujourd’hui produit deux visions distinctes : soit cette Terre vue d’en haut nous saisie comme faisant partie d’un Tout et dont nous sommes responsables. Soit l’homme se sent étranger sur terre et cherche à s’en aller loin de la terre vers l’espace cosmique. De ce point de vue nous pouvons comprendre l’analyse d’Hannah Arendt dans « Conditions de l’homme moderne » où elle écrit que « l’émancipation, la laïcisation de l’époque moderne qui commença par le refus, non pas de Dieu, mais d’un Dieu Père dans les Cieux, doit-elle s’achever sur la répudiation plus fatale encore d’une Terre, Mère de toute créature vivante ». Le mot est fort, la « répudiation » de la Terre Mère, laissant place à un désir colonialiste de l’espace, une sortie possible hors de notre demeure. De mon point de vue, ce désir de répudiation exprime tout notre malaise face au désastre imminent, que nous constatons tous les jours, dans tous les domaines de la biodiversité. J’ajoute de surcroît que cette ambition de conquête de l’espace est à la mesure de cette conquête technologique, considérée comme une fin en elle-même, et reposant aussi sur cette position philosophico-religieuse de l’homme « comme maître et possesseur de la nature ». La « crise écologique » aujourd’hui, massive et inquiétante, n’appelle-t-elle pas de nouvelles considérations morales, et plus encore une véritable philosophie et éthique de l’environnement ? Non pas une éthique appliquée à l’environnement, mais une éthique en soi, propre à l’environnement. Pour commencer, nous allons relever quelques idées fortes de la thèse du philosophe Hans Jonas (philosophe né en Allemagne, élève de Heidegger et dont l’œuvre deviendra un des socles de réflexion de tous les penseurs de l’écologie). La première idée concerne la reconnaissance du vide éthique à propos de notre action sur la nature ; La deuxième concerne cette vulnérabilité de la nature ; La troisième, concerne le souci de l’avenir pour répondre aux générations futures ; La quatrième porte sur la découverte de notre dépendance à l’égard de la nature et établit les bases d’une éthique de la responsabilité (« le principe responsabilité »). Première idée de Hans Jonas : Jusqu’à aujourd’hui, la technique (à l’exception de la médecine), était neutre du point de vue éthique « tant du point de vue de l’objet que du sujet d’un tel agir », « la technique étant considérée comme un progrès autojustificateur vers le but principal de l’humanité ». En effet, Hans Jonas voit même dans ce progrès de la technique, le triomphe de l’homo faber sur l’homo sapiens, la technique étant sa propre fin. Par conséquent, l’éthique étant strictement anthropocentrique, ne porte que sur le commerce de l’homme avec l’homme. Je cite l’auteur : « La technique engendre la technique, dans un mouvement de reproduction automatique qui échappe à ceux qui en sont les auteurs, et en fait une véritable force naturelle, sans intelligence et sans but ». Cette critique radicale de la technique mériterait des nuances, mais laissons ce problème, et venons en à la thèse essentielle : Il faut non pas nous développer aveuglément, mais contrôler notre pouvoir, et savoir ce que la terre peut supporter. Hans Jonas propose un nouvel impératif catégorique : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre ». C’est une obligation, non pas de régression (« back to the tree ! » « Pourquoi j’ai mangé mon père » Roy Lewis), mais de développement du savoir. Nous ne possédons pas le savoir scientifique des effets futurs de nos actions actuelles. La deuxième idée porte sur le constat de « la vulnérabilité de la nature par l’intervention technique de l’homme ». Nous commençons à nous préoccuper, du réchauffement climatique, de l’avenir de nos déchets radioactifs, de la disparition à grande échelle des espèces animales et végétales, de l’usage excessif des insecticides et autres produits chimiques ayant des conséquences désastreuses sur notre santé… Comme le dit Hans Jonas : « La nature en tant qu’objet de la responsabilité humaine est certainement une nouveauté à laquelle la théorie éthique doit réfléchir ». Aujourd’hui, par la globalisation de la « crise écologique », nous commençons à nous préoccuper de l’avenir, du futur des générations. Ce souci du futur est cependant distinct de celui des « modernes » qui voyait le futur comme un espoir de conquêtes et de progrès techniques et économiques, sans se soucier des générations à venir. (voir le livre de Bruno Latour : « Nous n’avons jamais été modernes »). Se soucier du futur veut dire se soucier des conséquences de nos actes. C’est même contre cette idée de progrès (autant chez les marxistes que chez les libéraux) que Hans Jonas a pensé son éthique de la responsabilité. L’éthique de l’avenir s’oppose à l’éthique du progrès, en faisant du futur l’objet absolu de notre souci moral. Nous sommes en train de faire l’expérience du futur, des générations futures, « nous devons préserver la possibilité d’une vie future » comme le dit Hans Jonas. Il s’agit d’éviter le sacrifice de l’avenir au profit du présent. Cependant, il ne s’agit pas d’être contre la science, mais de comprendre que la science n’est pas toujours neutre et qu’elle obéit à un mouvement économique puissant que l’on appelle les techno-sciences. Il ne s’agit pas d’opposer la science à l’éthique, mais de reconnaître que dans l’état actuel du développement des techno-sciences il y a un vide éthique (à l’exception de la médecine). Il reste à faire une critique sévère de l’utopie technicienne, qui n’est qu’un fantasme selon Hans Jonas, une utopie dangereuse comme beaucoup d’utopie. Il ne faut pas cependant s’opposer à la science. Peut-être faut-il voir chez Hans Jonas un catastrophisme et une « heuristique » de la peur, (heuristique : qui aurait une utilité dans le processus de découverte de la science), ne laissant qu’une portée négative à sa thèse. Hans Jonas pense que les hommes n’avancent dans leur politique publique que par la peur. Comme pour le contrat social selon Hobbes, qui ne fonctionne que par la peur, la machine de l’Etat « le Léviathan », empêchant les hommes de s’entredévorer comme des loups. N’est-ce pas aussi par la peur, par la terreur que les hommes s’infligent eux-mêmes, par exemple, que des traités de non-prolifération nucléaire ont pu être signés ? Même si nous devons pas nous laisser prendre par le catastrophisme, il faut $en urgence, redéfinir le rôle de la science dans l’optique de ce souci de responsabilité. Il faut savoir comment sortir des impasses dans lesquelles nous sommes et penser quelle politique moderne de protection de la nature nous devons suivre. Ce qu’il faut comprendre, c’est que nous sommes dépendant vis-àvis de la nature, qui n’est pas extérieure à nous. Il faut passer de l’arrachement à l’attachement à cette nature et de voir que la fin de toutes nos actions est en elle. Il faut donc considérer la nature comme ayant une valeur intrinsèque. Comme le dit Hans Jonas : « Il n’est plus dépourvu de sens de demander si l’état de la nature extrahumaine, la biosphère dans sa totalité et dans ses parties, qui sont maintenant soumises à notre pouvoir, n’est pas devenue par le fait même, un bien confié à l’homme et qu’elle a quelque chose comme une prétention morale à notre égard, non seulement pour notre propre bien, mais également pour son propre bien et de son propre droit ». Il nous faut donc maintenant définir ce que doit être une éthique de l’environnement. Commençons par poser les bases de notre réflexion, et définissons ce que l’on peut entendre par éthique de l’environnement. Je m’appuierai sur cet excellent ouvrage d’un philosophe spécialiste d’écologie, Hicham-Stéphane AFEISSA, Éthique de l’environnement (Vrin). Voici la définition que cet auteur propose : « L’éthique environnementale est une entreprise qui vise à déterminer les conditions sous lesquelles il est légitime d’étendre la communauté des êtres et des entités à l’endroit desquels, les hommes doivent se reconnaître des devoirs, de la forme de la vie animale la plus fruste à l’ensemble des écosystèmes qui composent notre environnement naturel ». Sur cette définition, nous pouvons faire quelques remarques : La première, porte sur la nature même de cette éthique. Ce n’est pas une éthique appliquée au domaine particulier de l’environnement, comme le sont les éthiques de l’entreprise ou des affaires… éthique qui se contente d’appliquer le modèle d’une morale normative ambiante (d’inspiration le plus souvent utilitariste) aux problèmes suscités par le développement technologique. C’est une définition qui fait de cette éthique de l’environnement, une éthique ou une philosophie en soi de l’environnement. Deuxième remarque sur cette définition. Cette éthique a un nouvel objet, le monde naturel. Le problème se pose de la valeur de cet objet nouveau : peut-on l’envisager comme ayant une valeur intrinsèque ? Je précise le sens de « valeur intrinsèque » : Si je dis la nature est utile, je lui donne une valeur extrinsèque, c’est-à-dire relative à l’usage que les hommes en font. Si je dis la nature doit être respectée, ce n’est pas par un calcul d’utilité, un calcul économique par exemple. Ce respect que nous lui devons doit avoir une valeur indépendante de nos égoïsmes, il doit avoir une valeur intrinsèque, c’est-à-dire en elle-même, elle a sa propre valeur, et en tant que telle, elle commande un certain nombre d’obligations morales et juridiques. Il va de soit que cette notion de valeur intrinsèque de la nature, (et celle des êtres et des entités qui la composent) fera l’objet d’une critique approfondie, car de cette notion de valeur intrinsèque découle la possibilité ou non d’une éthique de l’environnement. Troisième remarque : Cette éthique concerne non seulement le présent, mai aussi le futur éloigné, inscrit dans la suite des générations à venir, et qui doit par conséquent prendre en compte les effets à long terme. Cela veut dire qu’il ne faut pas attendre que tel ou tel événement nous tombe dessus pour y penser, mais « il peut être justifié, où il est impératif de limiter, encadrer ou empêcher certaines actions potentiellement dangereuses sans attendre que le danger soit scientifiquement établi de façon certaine ». C’est ce que nomme Hans Jonas, le « principe de précaution » ou « principe de prudence ». Prudence, grande vertu que nous avons déjà mise en valeur en réfléchissant à cette prudence aristotélicienne. Quatrième remarque : Nous devons reconnaître aujourd’hui par cette « crise écologique » sans précédent dans l’histoire humaine, que les hommes produisent par leurs actions des modifications irréversibles de l’ordre naturel. Nous devons à la philosophie de Hans Jonas, le mérite d’avoir, dans son ouvrage fondateur de la philosophie de l’écologie, « Le principe responsabilité », souligné cette vulnérabilité de la nature et définit notre responsabilité morale à l’égard de cette nature. Cinquième remarque : Dans cette définition que propose Stéphane AFEISSA, une nouvelle méthode est requise. Cette méthode n’est pas sans faire penser à la notion de « cosmos » grecque, car il s’agit d’une approche « holiste », c’est-à-dire qui ne sépare pas les parties du Tout. Par opposition, je pense à cette traditionnelle philosophie rationaliste cartésienne entre autres, qui considère dans sa dualité ; « l’âme et le corps », « l’homme et le monde ». Nietzsche a beaucoup ri à l’évocation de « ce petit mot et » comme il le dit, entre l’homme et le monde. Pour prolonger la critique nietzschéenne, il faut peut-être en finir avec toutes ces valeurs réglées sur des oppositions bipolaires comme celles de : nature/culture, raison/nature, rationalité/animalité, fait/valeur, homme/femme. En fait toutes ces bipolarités sont la cause de toutes les formes de domination et du contrôle social, sur les femmes par exemple, que ce soit sur la nature elle-même ou sur les animaux. Ce qui ne veut pas dire, concernant le respect dû aux animaux, qu’il doive nécessairement conduire à la barbarie, comme celle des nazis, qui on le sait, avait même élevé les animaux sauvages à un rang supérieur à celui de ceux qu’ils appelaient les « Untermenchens ». Sur cette question du « droit » des animaux, nous allons en y revenir par la suite. Mais en allant encore plus loin dans la critique de cette conception dualiste du monde, certains auteurs, comme Nietzsche, rendent le christianisme responsable de cet anthropocentrisme occidental et par voie de conséquence, responsable de cette « crise écologique ». Cette définition de l’Éthique Environnementale s’oppose radicalement à des positions anthropocentriques, utilitaristes ou pragmatiques. Cependant cela ne veut pas dire que ces positions ne proposent aucune avancée. En effet, nous pouvons considérer que les règles nouvelles concernant l’usage des OGM, ouvre des perspectives juridiques et politiques (comme ce fut le cas lors du Grenelle de l’environnement). Mais il ne s’agit pas d’une promotion éthique de la nature. Il s’agit de quantifier des risques sanitaires ou économiques, à l’aide de l’expertise scientifique. De la même manière, la loi Barnier propose une évaluation des risques qui conduit à deux points importants : une élaboration des règles du développement durable, et ce fameux respect du principe de précaution. Cette position s’approche davantage de notre définition de l’éthique environnementale, puisqu’elle élabore dans la pratique notre responsabilité en matière écologique. Ces positions, je le répète, présentent en soi des avancées pour nos problèmes écologiques, mais restent en deçà de ce que représente aujourd’hui la « crise écologique » qui défit nos possibilités de reconstitution des stocks naturels et la restauration des équilibres. Il faut repenser notre rapport à la nature tel qu’il est pensé par la tradition philosophique, morale, scientifique et religieuse occidentale. Cette tradition qui pense encore « l’homme comme maître et possesseur de la nature », fait problème. C’est ce que nous allons approfondir maintenant. Venons en d’abord à cette notion de valeur intrinsèque. Comment la justifier, par quels arguments ? D’abord commençons par distinguer valeur inhérente et valeur intrinsèque. La valeur intrinsèque d’une chose signifie que sa valeur est non instrumentale, ayant donc sa propre fin. Pour Aristote par exemple, une chose peut être dites un souverain bien, lorsque qu’elle est sa propre fin. Cependant peut-on la définir comme une valeur absolue ? Une valeur absolue est indépendante de toute valeur. Pour reprendre la perspective kantienne, l’homme est valeur absolue, car elle est indépendante de toutes valeurs. En ce sens cet absolu est plus un principe qu’une valeur, car toute valeur est relative à une époque, à une culture… Ce que l’on peut comprendre, en ce qui concerne l’homme, peut-il être compris en ce qui regarde la nature ? La nature a t-elle une valeur totalement indépendante de l’homme ? La loi morale est un principe de la raison, qui commande indépendamment de toute valeur particulière. L’homme doit être respecté par principe et non pas au nom de telle ou telle valeur ambiante, mais par ce qu’il est capable de moralité (il en a l’aptitude, et c’est pour cela que l’on peut le juger et le punir). Par contre comment peut-on reconnaître la valeur intrinsèque de la nature, sans une évaluation préalable ? La nature ne peut en aucun cas, comme l’homme être doué de capacité morale. Cette capacité supposant que l’on puisse se conduire indépendamment de nos désirs. Ce qui reste impensable lorsqu’il s’agit d’instincts. Un lion n’est ni cruel, ni immoral lorsqu’il dévore une gazelle, il ne fait que répondre à son instinct et même, son action rencontre la nécessité de la chaîne alimentaire. Par conséquent, l’affirmation de la valeur intrinsèque de la nature peut-elle faire l’objet d’une obligation morale ? Cette position est celle des penseurs anglo-saxons (américains) de « l’écologie profonde », qui iront soutenir que même les arbres ont des droits. Comment penser cette idée de droit de la nature ? On peut reconnaître que tous les êtres vivants sont membre de la communauté de vie présente sur terre et par le fait, il a donc un certain poids dans les délibérations des agents rationnels que nous sommes. Ils sont ainsi dignes de considération, car ils poursuivent, comme les humains, un bien qui leur est propre. En somme on retrouve dans cet argument l’idée d’un principe téléologique, qui veut que tout organisme poursuit une certaine fin (ce qui faisait dire à Aristote que « la nature ne fait rien en vain »). Je disais que pour cette raison, tous les êtres vivants sont dignes de considération, bien qu’il appartienne à l’homme de favoriser le bien des uns au détriment des autres, en y incluant le bien des hommes (l’intervention nécessaire sur des surpopulations de ravageurs, par exemple). Ainsi le principe de valeur intrinsèque énonce, que tous les membres de la communauté de vie (les hommes, tous les êtres vivants, toutes les entités de l’écosystème) par ce qu’ils réalisent un bien qui leur est propre, soient tenus pour quelque chose qui vaut de façon inhérente, c’est-à-dire comme fin en soi. En tant que tel, ces êtres vivants méritent que nous nous en soucions, que leur bien qu’ils poursuivent, mérite une considération éthique exigeante. Ainsi nos devoirs envers la nature, sont-ils fondés sur sa valeur inhérente, nous rendant responsables des actions qui auront pour effet d’y contribuer ou de l’entraver. C’est un principe désintéressé et comme tel il justifie notre engagement moral. Comme pour l’exigence morale, qui veut que je respecte toute personne indépendamment de mes sentiments à son égard, et indépendant de tout intérêt égoïste, je dois respecter la nature, ou tel être naturel, qu’il me plaise ou non, que je le trouve beau ou non, qu’il me soit utile ou non. Ce respect de la nature n’a rien avoir avec un romantique sentiment d’amour pour la nature. Ce respect est un devoir, qui comme pour la morale kantienne, exige que nos actions envers cette nature deviennent une loi universelle pour tous les êtres rationnels que nous sommes et indépendante de tout intérêt égoïste. Cette exigence déontologique ne s’oppose cependant pas à l’utilité que nous pouvons espérer. Diminuer la population des ravageurs, c’est préserver nos cultures, et préserver aussi d’autres espèces menacées, à condition de bien les préserver et non de les détruire toutes, par les bons soins de Mosanto ! C’est donc en terme d’équilibre du Tout, de l’ensemble de l’écosystème que doit être pensées nos évaluations (désirables/indésirables). Est juste et moralement bon, ce qui tend à préserver l’intégrité, la stabilité, la beauté de la communauté biologique. Il faut considérer les êtres humains comme des membres de la communauté de vie sur terre en même titre que tous les autres. Nous pouvons aussi faire remarquer que, dans la perspective évolutionniste, nous sommes des « tards venus ». Si l’on prend comme image de l’évolution des espèces vivantes, celle d’un espace grand comme un stade de foot, la partie concernée par l’apparition des humains représenterais que les 15 derniers centimètres. Pour préciser et approfondir ce débat sur le devoir envers la nature et sur la valeur inhérente des êtres vivants autres que l’homme, nous allons aborder ce vieux débat et pourtant toujours actuel, sur le droit des animaux, et nous poursuivrons notre réflexion, sur la possibilité d’un « Contrat naturel », au même titre que le fût au 18ième siècle le « contrat social ». Dans un article du Philo Mag n°2, intitulé « l’hom me et l’animal », Elisabeth de Fontenay définit bien son propos en disant qu’il faut « réhabiliter l’animalité sans tomber dans la bêtise ». Elle précise que les hommes partagent avec les animaux une même communauté de destin en citant Nietzsche : « Comme si l’homme avait été la grande pensée de derrière la tête de l’évolution animale. Il n’est absolument pas le couronnement de la création : chaque être se trouve à côté de lui au même degré de perfection ». En effet, notre proximité avec l’animal est patente si l’on en juge par les contaminations que nous provoquons ou qu’il provoque, sans compter les greffes d’organe qu’il nous procure. Il faut combattre cette arrogance occidentale qui se manifeste contre l’animal, comme elle se manifeste contre les « primitifs ». Cette vision qui s’est constituée philosophiquement par Descartes opposant radicalement l’homme et l’animal, comme il le dit dans les « Méditations » : « Je sais bien que les bêtes font des choses mieux que nous, mais en cela elle agissent comme des machines ». Aujourd’hui, les primatologues, les généticiens, les éthologues vont opposer un sévère démenti à ce dualisme. On ne peut plus faire taire l’exigence pressante d’un droit des animaux. Cependant, peut-on étendre les droits de l’homme aux grands singes ? Non, car prendre acte de la continuité, oblige en même temps à reconnaître qu’il y a des sauts qualitatifs, que l’on nomme émergence. Il faut insister sur le fait que la théorie de l’évolution ne signifie pas une absence d’étapes dans une longue succession d’êtres indistincts. Lorsque l’homme apparaît dans la lignée des hominiens (homo habilis), ce n’est pas un singe qui s’améliore mais un être semblable à nous sur le plan anatomique, auquel il restera à parcourir le long chemin de la culture, comme le dit Leroi-Gourhan. Cependant il n’y a pas d’origine de l’homme arrêtée et définissable comme telle, et en cela il n’y a pas d’essence humaine définie à l’avance, à partir du langage, de la conscience de la mort, ou de l’expérience du monde. Car l’animal n’est pas cet être pauvre et limité dans sa représentation du monde. Les animaux sont aussi capables de conceptions symboliques, de capacités de catégorisations, de transmettre des savoir-faire. Il faut en finir avec cet humanisme métaphysique que l’on trouve chez un Descartes. En fait il faut mettre dos-à-dos Descartes et Montaigne. L’un disant qu’il y a plus de différence d’homme à homme que d’homme à bête, et l’autre que l’animal agit comme une machine. Je cite Elisabeth de Fontenay : « Il faut être une brute pour refuser aux bêtes la souffrance, le langage, l’intériorité, la subjectivité, le regard. Mais ne risque-t-on pas de sombrer dans la bêtise si l’on s’obstine à nier que les hommes ressentent, communiquent, expriment, produisent autrement et mieux que les plus humains des animaux ». Contrairement à ce que pensent Descartes, les animaux ne sont pas des automates (« Je sais bien que les bêtes font des choses mieux que nous, mais en cela elles agissent comme des machines »). L’animal n’est pas un automate, car il souffre, et il exprime sa douleur. Les signes de sa douleur reflètent un degré de conscience élevé et sa proximité avec nous. Ainsi Luc Ferry dans son texte intitulé « Le nouvel ordre écologique » écrit : « C’est par cette capacité d’agir de façon non mécanique, orienté par une fin, que l’animal, analogon ( rapprochement par analogie) d’un être libre, nous apparaît, qu’on le veuille ou non, dans une certaine relation avec nous. Sa souffrance en est la trace. Ainsi pensée de façon non utilitariste, cette analogie nous fournit le concept synthétique entre l’idée qu’il faudrait respecter les animaux pour ne point avilir l’homme et celle selon laquelle ils posséderaient des droits intrinsèques. Telle est la signification de l’analogie ». C’est donc en commençant par une déconstruction de la métaphysique humaniste, jusque dans un savoir érigé en science, qu’il faut en commencer si l’on veut penser une éthique de l’environnement. Déconstruction, à la manière de Derrida ou de Michel Foucault, lorsqu’il s’agit de déconstruire la représentation moderne du sauvage, ce que Lévi-Strauss a fait comprendre (avant lui Montaigne). Je pense aussi au film « La Vénus noire » qui montre la manière scandaleusement raciste pour un savant comme Cuvier, de penser « scientifiquement » cette femme d’Afrique du sud comme proche des singes et réduite à une infériorité raciale, ou bien du fou, dont Foucault a montré l’aliénation par la psychiatrie en codifiant sa représentation de la folie, ou celle de la femme, que des idéologues machistes représentent plus « intuitives que rationnelles ». De la même manière, Il faut déconstruire cette vision rationaliste qui justifie cette violence anti-animal sous couvert de rationalité ou d’esthétisme (vivisection ou corrida). Si l’art consiste dans la transformation de la matière aveugle à une volonté qui lui donne forme, doit-on considérer les animaux comme une matière aveugle ? Comme nous l’avons déjà dit, l’animal n’est pas de l’ordre du mécanisme et il se rapproche par analogie de l’ordre de la liberté. « Tous se passe comme si la nature, dans l’animal, tendait en certaines circonstances à se faire humaine, comme si elle s’accordait d’elle-même avec des idées auxquelles nous attachons un prix lorsqu’elles se manifestent dans l’humanité » écrit Luc Ferry. La nature possède donc bien cette fameuse valeur inhérente. Certes c’est une valeur donnée par nos idées sur la nature, mais la nature en a la dignité et mérite ainsi notre respect. La nature évoque des idées que nous aimons et que nous devons protéger. Même si la nature n’est pas sujet de droit (comme le pense l’écologie profonde américaine), elle possède néanmoins une valeur inhérente qui justifie l’établissement d’une éthique. Peut-on aller plus loin et établir un « contrat naturel » comme nous avons établi entre les hommes un « contrat social » ? C’est une question intéressante qui a déjà fait l’objet de nombreuses interrogations, autours du livre de Michel Serres : « Le contrat naturel ». Quelle est la thèse de Michel Serre ? Michel Serre reconnaît aux savants la capacité de connaître les dangers que coure notre planète, et en cela la communauté des savants a une dimension sociale importante, en établissant des processus de contrôles et d’accords.(Voir le traité de Kyoto). La communauté scientifique (Voir le GIEC, groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat) peut établir un contrat, soit des règles communes qui incluent dans le rapport social entre leurs membres, des objets naturels. En somme, les communautés scientifiques font « témoigner » la nature sur la place publique (Voir le Grenelle de l’environnement). L’argumentation est donc la suivante : D’une part, les savants établissent un contrat entre les hommes (qui portent sur les modalités théoriques et expérimentales) et d’autre part en incluant la nature comme objet de leur étude, ils produisent de facto un contrat naturel. L’éthique de la production de la vérité engage des rapports de contrats entre les communautés scientifiques, mais c’est aussi une éthique de son objet : la nature. Comme les règles de l’expérimentation sont des règles de production de l’objet, que l’on ne peut pas traiter de n’importe quelle façon pour qu’il puisse être qualifié comme un être scientifique, il faut pour cette raison lui reconnaître une valeur intrinsèque. Ainsi les savants sont les porte-parole de la nature. L’éthique de l’objet nature est celle du contrat, comme une éthique juridique et politique repose sur un contrat au sein de la communauté sociale. Le contrat naturel peut ainsi être fondé au même titre que le contrat social. « Le contrat savant de vérité réussit, génialement, à nous placer du point de vue de l’objet, en quelque manière, comme les autres contrats nous plaçaient en quelque façon, par le lien de leur obligation, du point de vue des autres partenaires de l’accord (voir la volonté générale ainsi définie par ce contrat). Le contrat naturel nous amène donc à considérer le point de vue du monde en sa totalité ». La « crise » écologique ou environnementale que nous connaissons aujourd’hui a permis de convoquer le débat, par les porteparole légitimes de la science, sur la place publique. Ainsi il est permis de penser comme possible une évaluation, une appréciation et une anticipation des risques. Cependant le contrat naturel aurait quelque solidité si la communauté des savants était unanime. Ors nous voyons bien, à propos de l’effet de serre, comment la contre-verse s’est amplifiée, devenant médiatisée et comment elle a alimenté le jeu concurrentiel des politiques. Vous n’êtes pas sans avoir remarqué comment Claude Alègre a su placer sa différence dans le débat scientifique sur l’effet de serre, et comment un certain courant politique et le lobby industriel l’ont fortement soutenu. Michel Serre n’est pas aveugle sur la longue durée nécessaire avant l’établissement d’un contrat naturel. Ce n’est que lorsque les disciplines scientifiques voudront bien s’unir et se fédérer, que le contrat naturel pourra prétendre ordonner un nouveau regard sur la nature. Cependant ne risquons-nous pas de voir se développer une technocratie dont le pouvoir pourrait échapper à tout contrôle ? La science et la technique ne sont pas neutres. Peut-être faut-il concevoir et mettre en place des comités mixtes, de scientifiques, de philosophes ou d’autres personnes engagés dans des associations de défense de la biodiversité, « Green Peace » par exemple, comme cela se pratique dans les comités de bioéthique, concernant l’espace de la recherche et des pratiques médicales. A ce propos, il existe un groupe de réflexion (un « think tank » comme on dit en français…) composé d’experts, un groupe appelé « Terra Nova » et qui me semble s’orienter dans une bonne direction, et peut être capable d’influencer des politiques (même si ce groupe est supporté par un important mécénat industriel). Il est tout à fait concevable d’établir une éthique normative et régulatrice en matière d’environnement si, et seulement si, il y a une volonté politique de l’établir. Mais Il faut d’abord en finir avec l’irresponsabilité, et au lieu de vivre en parasite sur cette terre, il faudra nécessairement penser une manière de vivre comme le dit Michel Serre, plus « symbiotique » entre l’homme et la nature, sous peine de mort. En conclusion sur cette question d’une éthique de l’environnement, nous pouvons nous accorder aisément à cette perspective urgente qui consiste en une réforme de notre mode de pensée de la nature et pour reprendre cette vision grecque, une pensée plus cosmique de cette nature, en nous incluant en celle-ci. Cependant nous ne partageons pas le point de vue de l’écologie profonde américaine qui voudrait faire disparaître l’homme pour en faire une entité naturelle comme une autre. S’il faut comprendre la nature comme un tout, il fait aussi y reconnaître des strates, des niveaux, qui comme dans l’évolution des espèces, laisse apparaître des paliers, des émergences. Il faut donc dépasser les dualismes de nos conceptions philosophiques et religieuses dans notre rapport à la nature. Il faut en finir avec l’opposition nature/culture et reconnaître que la dignité humaine n’est ni dans l’arrachement hors de la nature, ni dans la dissolution des spécificités humaines. La nature n’est pas plus un sanctuaire, que l’humanité n’est une exception contre nature. Ni domination et destruction de la terre, ni dissolution de ce qu’il y a d’unique dans l’espèce humaine. Une éthique environnementale reste possible, et je pense que quelques pas vont dans le bon sens. Je prendrai comme exemple l’éthique du développement durable qui semble aujourd’hui s’imposer progressivement. Nous voyons qu’il y a une tendance à comprendre l’importance de la conservation des espaces naturels et que c’est ainsi le moyen de véritablement recentrer les questions humaines fondamentales. Ainsi à la Conférence de Rio, le développement durable vise, je cite « à satisfaire équitablement les besoins relatifs au développement et à l’environnement des générations présentes et futures ». Ne nous faisons pas d’illusion, ces projets qui naissent aujourd’hui au niveau international sont de nature instrumentale, utilitariste et fortement anthropocentrique. Cependant la notion d’équité et de justice est établie, en reconnaissant que la question proprement humaine est aussi très importante. Ce recentrement de l’éthique environnementale n’est-elle pas nécessaire si l’on doit penser que cette éthique ne peut pas être supportée de la même manière par les différentes sociétés et les différents Etats de la planète. Les pays pauvres vont supporter plus rudement les effets de la pollution environnementale, produite cependant par les pays les plus riches. Nous voyons bien que cette question d’une justice environnementale est bien une question morale, et que la question est suffisamment grave pour la laisser aux seuls économistes. Les problèmes posés par le changement climatique global d’origine climatique sont éthiques aussi bien qu’économiques ou scientifiques. Je pense qu’une éthique écologique pourrait même devenir le fondement d’une nouvelle politique. Sur ce point, je voudrais dire quelques mots au sujet de la radicalité politique d’une certaine vision de l’écologie que prône André Gorz. Dans « Écologie et politique » André Gorz part de la question de la libération du sujet. En bon sartrien, cette libération du sujet suppose « une critique radicale de toutes les formes et de tous les moyens de domination, c’est-à-dire tout ce qui empêche les hommes de se conduire comme des sujets et de poursuivre le libre épanouissement de leur individualité comme de leur fin commune ». Ainsi dira-t-il, nous sommes dominés dans nos besoins, nos désirs, dans nos pensées et dans l’image que nous avons de nous mêmes. Cette consommation infinie et la croissance économique qui s’y trouve liée, est la cause de notre aliénation. En partant d’une critique du capitalisme André Gorz en arrive à l’écologie politique et vice et versa. En effet selon lui le seul impératif écologique est insuffisant et peut produire, je le cite, « un pétainisme vert, ou à un écofascisme ». « L’écologie n’a toute sa charge critique et éthique que si les dévastations de la Terre, la destruction des bases naturelles de la vie sont comprises comme les conséquences d’un mode de production ; (…) « Je tiens donc, dit-il, que la critique des techniques dans lesquelles la domination sur les hommes et sur la nature s’incarne, est une des dimensions essentielles d’une éthique de la libération ». Dans son ouvrage de 1977, « Écologie et liberté », sa critique porte sur essentiellement sur cette consommation stimulée par le marketing et la publicité, « qui crée de nouveaux besoins dans l’esprit des gens et fait augmenter leur consommation au niveau que notre productivité et nos ressources justifient ». Cela faisant, Gorz critique une certaine technique, qu’il nomme technique verrou, celle qui soumet les hommes à leur domination (le nucléaire entre autres) et valorise d’autres techniques dites ouvertes, celles qui valorisent la communication, la coopération, l’interaction, comme les réseaux et logiciels libres. C’est en ce sens qu’il souhaite une appropriation par tous, des techniques de communications électroniques, une « éthique Hacker », qui bouleverserait le pouvoir totalitaire des Etats et des méga-industries qui confisquent l’espace public (Sa position irait dans le sens de celle de Guy Debord et des situationnistes. Je pense aussi au réseau d’informations « Wikileaks »). De fait pour André Gorz, une décroissance (voir la revue « La décroissance ») est nécessaire pour éviter la destruction des bases naturelles de la vie, et pour lutter contre la pauvreté. Il me semble qu’il n’y a que les fous et les économistes pour croire à une croissance infinie ! Selon André Gorz, la pauvreté ne sera jamais obtenue par un accroissement de la production dans les pays riches. Dans les pays riches, la persistance de la pauvreté est le résultat d’un système social qui produit des pénuries en même temps que des richesses croissantes. La pauvreté n’est alors que la privation des jouissances accessibles à d’autres : les riches. « Pas plus qu’il n’y a de pauvres quand il n’y a pas de riches, pas plus il ne peut y avoir de riches quand il n’y a pas de pauvres » écrit-il. L’éthique d’André Gorz serait favorable à une relative « simplicité volontaire » (une baisse de la consommation). Je prendrai en exemple le refus d’acheter une voiture, pour en louer une parfois si nécessaire et pour le reste prendre les transports en commun. Toutefois est-il réaliste de penser que seuls quelques réseaux de consommateurs seraient capables d’actions militantes mobilisatrices suffisantes pour contrer les formes insidieuses qui s’exercent sur nous, dans nos désirs, dans nos manières de vivre au quotidien ? Consommer moins et mieux c’est une bonne perspective possible, mais paradoxalement, elle est offerte à une catégorie de gens, déjà assez favorisée. De la même manière, qui aujourd’hui peut bénéficier des moyens intellectuels et techniques pour s’approprier les informations du Net ? Mais il y a cependant une voie nouvelle et peut-être révolutionnaire dans cette mondialisation de l’information, en espérant qu’elle œuvre pour une plus grande démocratie… (Voir les luttes en Chine, en Iran et ailleurs, grâce aux réseaux Internet). Pour finir sur ce problème d’une éthique de l’environnement, je dirai en quelques mots, que l’éthique environnementale est sans aucun doute la grande préoccupation du 21ième siècle. En effet, l’éthique de l’environnement vise les fondements essentiels de nos sociétés : l’économique et le social. Ce sont en effet les préoccupations éthiques qui sont au cœur des questions : de gouvernance mondiale et locale, des questions de justice et de Droit international, le grand problème de l’éducation et de la culture. En ce qui concerne ces problèmes, je retiendrai celui du Droit qui dans sa perspective internationale (Droits de l’Homme) devra tenir compte aussi d’un droit de la nature, ou pour le moins d’un respect qui exige que nos actions s’élèvent impérativement en loi universelle, pour parler le langage kantien. Ce « contrat naturel », souhaité par Michel Serre, aura à l’avenir des conséquences importantes, dont par exemple l’établissement de Principes reconnus et respectés, comme le « Principe de précaution », le « Principe de pollueur payeur ». Si l’on veut en finir avec ce « parasitisme » effrayant qui fut trop longtemps justifié par des religions et des philosophies, il faut par le savoir et l’éducation, réorienter l’action humaine. Cette éthique environnementale, parce qu’elle porte sur tous les domaines de notre vie sur terre, (et il en va de l’avenir de l’humanité !), cette éthique devra devenir le nouveau socle de toute éducation scolaire et universitaire. Il me semble, et c’est le plus important, que cette éthique environnementale doit devenir centrale, dans le développement des sciences économiques (une nouvelle conception du rapport production/consommation). Elle doit nécessairement impulser le développement du droit de l’environnement (au niveau local et mondial). Cette éthique doit devenir centrale dans le développement des sciences écologiques et sociales, mais aussi être au cœur des réflexions philosophiques pour le monde d’aujourd’hui et de demain. Bibliographie « Antigone » Sophocle « Éthique de Nicomaque » Aristote « Fondements de la Métaphysique des Mœurs » Kant « Pour une morale de l’ambiguïté » Simone de Beauvoir « L’Existentialisme est un humanisme », « Cahiers pour une morale », « Les mains sales », « Le diable et le bon dieu » Sartre « Les Justes », « L’homme révolté » Albert Camus « De l’éthique de la discussion » Habermas « Généalogie de la morale », « Par-delà le bien et le mal », « l’antéchrist » Nietzsche « Petit traité des grandes vertus » André Comte Sponville « L’éthique aujourd’hui » Ruwen Ogien « Le fondement de la morale » Marcel Conche « Le principe responsabilité » Hans Jonas « Éthique de l’environnement » H.S. Afeissa « Le contrat naturel » Michel Serres « Le nouvel ordre écologique » Luc Ferry « Le silence des bêtes » Elisabeth de Fontenay « Écologie et liberté », « Écologie et politique » André Gorz