Le lac Tchad n’est pas la mer d’Aral
Par Géraud Magrin
ENQUETE. Symbole du réchauffement climatique, la baisse spectaculaire des eaux du Lac Tchad est en réalité
naturelle. Retour sur un mythe de la lutte écologique, érigé pour le meilleur… ou pour le pire ? 7 novembre
2007.
Source : NASA 2001, d’après images Landsat.
Le lac Tchad sera-t-il la première victime du changement climatique ? Situé au cœur de la masse continentale
africaine, sur un rivage du Sahara, au nord d’une région sahélienne durement éprouvée par les sécheresses des
années 1970-80, ce lac semble fournir un témoin idéal pour penser les enjeux du réchauffement de la planète : il
se tapit au centre du plus grand bassin endoréique du monde (2.500.000km2, cf. figure 1), où l’insignifiance du
relief et la faible profondeur des eaux permettent des variations de grande ampleur du niveau et de la superficie
lacustre. Ce lac allochtone fascine depuis longtemps – des géographes arabes du Moyen âge au voyageur
Nachtigal, en passant par André Gide ou Théorodore Monod - parce que son existence ne s’explique que par
l’apport de cours d’eau qui prennent leur source en zone soudanienne sub-humide (principalement le Chari,
grossi des apports du Logone à N’Djaména), et ainsi parce qu’il offre des écosystèmes très riches dans un
environnement marqué par l’aridité. Sous l’effet des sécheresses récentes, de nombreuses populations
d’agriculteurs, d’éleveurs ou de pêcheurs ont convergé vers ses rives et ses îles : il apparaît aujourd’hui comme
une grande oasis sahélienne, à l’instar du delta intérieur du Niger. Partagé entre quatre Etats (Tchad, Niger,
Nigeria, Cameroun), il abrite aussi des enjeux économiques et géopolitiques [1] .
Une opinion communément répandue, fréquemment véhiculée par les médias à partir de travaux scientifiques
pourtant contestés (cf. infra), considère que le lac Tchad diminue inexorablement, sous l’effet du réchauffement
climatique – qui ferait baisser la pluviométrie dans les zones sèches comme le Sahel et augmenterait
l’évaporation – et des prélèvements anthropiques – qui limiterait les apports au lac de ses tributaires. On le voit
ainsi en mer d’Aral africaine, condamné à disparaître à brève échéance, victime de l’irresponsable action
humaine sur la nature.
Au risque de décevoir le lecteur, la seule certitude que l’on puisse énoncer d’emblée, c’est que l’on ne sait pas
quelle part le réchauffement climatique prendra dans l’avenir du lac Tchad. Ce que l’on sait en revanche, c’est
que le bas niveau actuel du lac a déjà été connu à plusieurs reprises par le passé, et que les Cassandre se trompent
probablement : si l’utilisation humaine des eaux du bassin demeure à un niveau comparable à ce qu’elle est
actuellement, le lac ne devrait pas disparaître à brève échéance, c’est-à-dire à l’échelle du temps humain [2].
En effet, le lac Tchad a été abondamment étudié, notamment par des chercheurs de l’ORSTOM (aujourd’hui
I.R.D), sous l’angle des dynamiques environnementales, de la biologie [3] , de la pêche [4] , de l’hydrologie [5].,
mais aussi de l’histoire, du peuplement et des systèmes agricoles et économiques [6] . Les relations entre
l’histoire de ces recherches et celle du lac ne sont pas sans intérêt. Les études de terrain sur le lac ont été
importantes dans les années 1950 à 1970, correspondant au « moyen Tchad » (cf. infra). Avec la sécheresse des
années 1970, on entre dans une période de « petit lac ». Ce moment correspond aussi à la guerre civile
tchadienne, dont les différents épisodes vont éloigner les chercheurs du lac au moins jusqu’au milieu des années
1990. Durant les 20 dernières années, la recherche prend de la hauteur : la télédétection prend le pas sur
l’approche au ras du sol. Cela favorise des découvertes, comme celle du Méga-lac Tchad de l’Holocène [7] .
Mais cela autorise aussi certains contresens, comme l’analyse de la NASA selon laquelle le rétrécissement du lac
entre la fin des années 1960 et la période actuelle annonce sa disparition (NASA 2001).
Il s’agira ici de décrire les variations du lac Tchad et son fonctionnement actuel ; puis de présenter l’histoire des
relations entre les sociétés riveraines et le lac, pour s’interroger enfin sur les scenarii d’évolution du lac et les
enjeux anthropiques associés, dans le contexte du changement climatique.
Figure 1 : Le bassin hydrographique théorique du lac Tchad
Source : d’après Olivry et al 1996.
Souvent, lac varie…
Le lac Tchad se caractérise de manière essentielle par les fortes variations de sa superficie, quelle que soit
l’échelle de temps considérée. Le lac actuel est un « petit Tchad », stable à sa façon, c’est-à-dire malgré ses
oscillations annuelles et interannuelles naturelles.
Le lac Tchad dans tous ses états
Après une longue controverse, l’existence d’un Méga-lac Tchad au quaternaire récent (6.000 BP) a été
prouvée [8] ). Ce lac mesurait alors 340.000km2 et atteignait 160m de profondeur, contre guère plus de 3m
actuellement.
Ces variations s’observent aussi aux temps historiques. Très vaste aux XIe et XIIe siècles, le lac atteint de très
bas niveaux au XVe, au début du XXe, puis depuis les années 1970. Tilho [9] a eu l’occasion d’observer et de
décrire trois différents niveaux [10] . Un « grand Tchad » de 25.000km2 d’eaux libres, à la cote 284m. Un
« moyen Tchad » de 15.000 à 20.000km2 d’eaux libres, correspondant à la cote 282m, organisé en un seul tenant
ou divisés en deux bassins, laisse émerger un archipel de 2.000 îles (cf. figure 2). Le niveau varie de 0,7m entre
la période des hautes eaux (décembre janvier) et celle des basses eaux (août) [11] . Le bilan hydrologique naturel
de ce moyen lac dépend d’apports qui proviennent essentiellement du Chari (82,3%) et de la pluie (14%). Les
petits tributaires situés à l’ouest du lac, drainant des parties camerounaises et nigérianes du bassin, ne fournissent
que 3,6%. Quant aux pertes, elles viennent de l’évaporation (95,5%) et des infiltrations (4,5%) [12] . Enfin, le
« petit Tchad » se définit à partir d’une cote inférieure à 280m. Tilho l’a observé en 1905, 1907 et 1914, et c’est
la situation qui prévaut depuis 1973 [13] . Des hauts fonds – dont le plus important est appelé la Grande barrière
– compartimentent le lac en plusieurs bassins. Les eaux libres s’étendent sur des superficies variant de 1.500 à
14.000km2, leurs périphéries se couvrant de vastes zones marécageuses.
Enfin, le fonctionnement du lac adopte un rythme annuel. Le début de la saison des pluies sur le bassin amont
(mai juin) détermine la crue (août septembre), qui provoque le remplissage du lac (octobre à janvier), avant que
l’évaporation associée à la fin du flot ne fassent baisser le niveau des eaux. Les apports du Chari varient dans de
larges proportions, du simple au double et parfois davantage, à l’image de la pluviométrie sahélienne.
Ainsi, les rythmes du lac sont éminemment changeants, au gré de facteurs multiples : calendrier et volume des
précipitations en zone soudanienne et sahélienne, niveau de remplissage précédent, végétation. « …Pour
quelques dizaines de centimètres d’écart d’une crue à l’autre, ce sont plusieurs dizaines de milliers d’hectares qui
sont couverts ou découverts, c’est la rive qui s’éloigne de plusieurs kilomètres, les îles qui sont inondées » [14] .
Figure 2 : Les régions naturelles du lac Tchad (Moyen Tchad)
Source : d’après Olivry et al 1996
Le lac d’aujourd’hui est un « petit Tchad » ordinaire
Le lac Tchad actuel est un « petit Tchad » ordinaire, comme il en exista plusieurs fois par le passé. Il n’a guère
connu de changements majeurs depuis le début de la sécheresse sahélienne des années 1970, en dehors de
menues fluctuations saisonnières ou interannuelles qui appartiennent à son fonctionnement normal [15].
Après une baisse de la pluviométrie à partir de 1968, l’année 1973 inaugure de manière spectaculaire un cycle de
sécheresse. La très faible crue conduit à l’assèchement du lac, dont celui de la totalité de la cuvette nord. On
assiste alors à la germination de semences jusque là enfouies dans les sédiments et à la végétalisation d’une
bonne partie de la surface du lac, dont les périphéries se couvrent de marécages de papyrus et de graminées à
l’allure de roseaux [16] . Le lac se divise en deux ou trois bassins (cf. figures 2 et 6) : l’un au nord-ouest, séparé
du reste par la Grande barrière, qui empêche la circulation de l’eau les années de faible crue. Les deux autres au
sud (en face du delta du Chari) et à l’est (archipel de Bol). La partie méridionale connaît les plus faibles
variations du niveau et les eaux les plus douces, bénéficiant de l’apport permanent et direct du Chari. La partie
nord est fréquemment asséchée, et connaît une plus forte salinité.
Depuis 1973, on enregistre peu de changements dans la distribution des eaux libres et des marécages
végétalisés [17] (cf. figure 6). Depuis 1984, en dehors de deux années particulièrement sèches, les apports du
Chari restent compris entre 15 et 25km3 annuels (Lemoalle 2003 : 332), ce qui garantit la stabilité d’ensemble de
l’écosystème au niveau « petit Tchad ». En outre, comme ailleurs au Sahel, on enregistre une légère remontée
des précipitations depuis la fin des années 1980 et le milieu des années 1990 [18] : la période actuelle est moins
humide que les décennies 1950-60, mais moins aride que le cœur des sécheresses des années 1970-80.
Le lac Tchad, nouveau refuge climatique
Sur le temps long, le lac Tchad entretient des relations hésitantes avec le peuplement, les activités économiques
et les pouvoirs politiques des Etats riverains. La richesse de l’écosystème et la disponibilité en eau sont des
facteurs de polarisation, mais elles ne s’exercent que de façon très variable, au gré des conjonctures politiques et
économiques.
Ecosystème, peuplement et activités traditionnelles
Ainsi, sur une carte d’Afrique, le lac Tchad semble situé au cœur des anciens empires du Kanem-Bornou (XIe-
XIXe). Dans la réalité, le lac et ses rivages apparaissaient jusqu’à la période coloniale comme des espaces
dangereux pour les Etats environnants, du fait de la menace exercée par les farouches Buduma qui peuplent ses
îles. Le lac faisait ainsi figure d’espace refuge pour cette population très attachée à son autonomie. Le très faible
peuplement des rives était la conséquence de la peur qu’ils inspiraient [19] . Si les populations du Kanem
utilisaient, au nord du lac, la succession de dunes et de dépression se terminant dans les eaux pour constituer des
polders traditionnels aptes à la culture du blé, ces rivages ne connurent ni aménagements importants ni
civilisation hydraulique [20] .
Avec la sécheresse des années 1970 et le passage au petit Tchad qui l’accompagne émergent des enjeux
économiques et migratoires nouveaux. Le refuge climatique se substitue au refuge politique. Les fluctuations du
lac au gré des modifications du niveau de l’eau font apparaître de nombreuses îles. Certaines d’entre elles seront
colonisées durant les années 1980-90 par des agriculteurs et des pêcheurs nigérians, suivis d’administrateurs ou
de militaires, ce qui alimentera le différend frontalier entre le Cameroun et le Nigeria. Au cours des années 2000,
grâce à une médiation de l’ONU et à la suite d’un jugement de la Cour internationale de justice de La Haye, la
frontière est progressivement bornée afin de limiter les risques de litiges liés à l’incertitude de son tracé dans ce
milieu mouvant.
Le lac et ses riches écosystèmes (cf. figure 3) sont aussi des lieux d’échanges, transfrontaliers ou non, et de
contrebande. Mais la navigation moderne est interrompue depuis les sécheresses des années 1970-80, victime de
l’enchevêtrement végétal, au profit des pirogues, motorisées ou non [21] .
Figure 3 : Le fourrage des îles du lac fait partie des nombreuses ressources naturelles utilisées par les riverains
(ici, village Haoussa). A l’arrière plan, forêt d’Eucalyptus inondée par une crue importante du lac.
1 / 11 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !