Article 8 Le lac Tchad nest pas la mer daral

publicité
Le lac Tchad n’est pas la mer d’Aral
•
Par Géraud Magrin
ENQUETE. Symbole du réchauffement climatique, la baisse spectaculaire des eaux du Lac Tchad est en réalité
naturelle. Retour sur un mythe de la lutte écologique, érigé pour le meilleur… ou pour le pire ? 7 novembre
2007.
Source : NASA 2001, d’après images Landsat.
Le lac Tchad sera-t-il la première victime du changement climatique ? Situé au cœur de la masse continentale
africaine, sur un rivage du Sahara, au nord d’une région sahélienne durement éprouvée par les sécheresses des
années 1970-80, ce lac semble fournir un témoin idéal pour penser les enjeux du réchauffement de la planète : il
se tapit au centre du plus grand bassin endoréique du monde (2.500.000km2, cf. figure 1), où l’insignifiance du
relief et la faible profondeur des eaux permettent des variations de grande ampleur du niveau et de la superficie
lacustre. Ce lac allochtone fascine depuis longtemps – des géographes arabes du Moyen âge au voyageur
Nachtigal, en passant par André Gide ou Théorodore Monod - parce que son existence ne s’explique que par
l’apport de cours d’eau qui prennent leur source en zone soudanienne sub-humide (principalement le Chari,
grossi des apports du Logone à N’Djaména), et ainsi parce qu’il offre des écosystèmes très riches dans un
environnement marqué par l’aridité. Sous l’effet des sécheresses récentes, de nombreuses populations
d’agriculteurs, d’éleveurs ou de pêcheurs ont convergé vers ses rives et ses îles : il apparaît aujourd’hui comme
une grande oasis sahélienne, à l’instar du delta intérieur du Niger. Partagé entre quatre Etats (Tchad, Niger,
Nigeria, Cameroun), il abrite aussi des enjeux économiques et géopolitiques [1] .
Une opinion communément répandue, fréquemment véhiculée par les médias à partir de travaux scientifiques
pourtant contestés (cf. infra), considère que le lac Tchad diminue inexorablement, sous l’effet du réchauffement
climatique – qui ferait baisser la pluviométrie dans les zones sèches comme le Sahel et augmenterait
l’évaporation – et des prélèvements anthropiques – qui limiterait les apports au lac de ses tributaires. On le voit
ainsi en mer d’Aral africaine, condamné à disparaître à brève échéance, victime de l’irresponsable action
humaine sur la nature.
Au risque de décevoir le lecteur, la seule certitude que l’on puisse énoncer d’emblée, c’est que l’on ne sait pas
quelle part le réchauffement climatique prendra dans l’avenir du lac Tchad. Ce que l’on sait en revanche, c’est
que le bas niveau actuel du lac a déjà été connu à plusieurs reprises par le passé, et que les Cassandre se trompent
probablement : si l’utilisation humaine des eaux du bassin demeure à un niveau comparable à ce qu’elle est
actuellement, le lac ne devrait pas disparaître à brève échéance, c’est-à-dire à l’échelle du temps humain [2].
En effet, le lac Tchad a été abondamment étudié, notamment par des chercheurs de l’ORSTOM (aujourd’hui
I.R.D), sous l’angle des dynamiques environnementales, de la biologie [3] , de la pêche [4] , de l’hydrologie [5].,
mais aussi de l’histoire, du peuplement et des systèmes agricoles et économiques [6] . Les relations entre
l’histoire de ces recherches et celle du lac ne sont pas sans intérêt. Les études de terrain sur le lac ont été
importantes dans les années 1950 à 1970, correspondant au « moyen Tchad » (cf. infra). Avec la sécheresse des
années 1970, on entre dans une période de « petit lac ». Ce moment correspond aussi à la guerre civile
tchadienne, dont les différents épisodes vont éloigner les chercheurs du lac au moins jusqu’au milieu des années
1990. Durant les 20 dernières années, la recherche prend de la hauteur : la télédétection prend le pas sur
l’approche au ras du sol. Cela favorise des découvertes, comme celle du Méga-lac Tchad de l’Holocène [7] .
Mais cela autorise aussi certains contresens, comme l’analyse de la NASA selon laquelle le rétrécissement du lac
entre la fin des années 1960 et la période actuelle annonce sa disparition (NASA 2001).
Il s’agira ici de décrire les variations du lac Tchad et son fonctionnement actuel ; puis de présenter l’histoire des
relations entre les sociétés riveraines et le lac, pour s’interroger enfin sur les scenarii d’évolution du lac et les
enjeux anthropiques associés, dans le contexte du changement climatique.
Figure 1 : Le bassin hydrographique théorique du lac Tchad
Source : d’après Olivry et al 1996.
Souvent, lac varie…
Le lac Tchad se caractérise de manière essentielle par les fortes variations de sa superficie, quelle que soit
l’échelle de temps considérée. Le lac actuel est un « petit Tchad », stable à sa façon, c’est-à-dire malgré ses
oscillations annuelles et interannuelles naturelles.
Le lac Tchad dans tous ses états
Après une longue controverse, l’existence d’un Méga-lac Tchad au quaternaire récent (6.000 BP) a été
prouvée [8] ). Ce lac mesurait alors 340.000km2 et atteignait 160m de profondeur, contre guère plus de 3m
actuellement.
Ces variations s’observent aussi aux temps historiques. Très vaste aux XIe et XIIe siècles, le lac atteint de très
bas niveaux au XVe, au début du XXe, puis depuis les années 1970. Tilho [9] a eu l’occasion d’observer et de
décrire trois différents niveaux [10] . Un « grand Tchad » de 25.000km2 d’eaux libres, à la cote 284m. Un
« moyen Tchad » de 15.000 à 20.000km2 d’eaux libres, correspondant à la cote 282m, organisé en un seul tenant
ou divisés en deux bassins, laisse émerger un archipel de 2.000 îles (cf. figure 2). Le niveau varie de 0,7m entre
la période des hautes eaux (décembre janvier) et celle des basses eaux (août) [11] . Le bilan hydrologique naturel
de ce moyen lac dépend d’apports qui proviennent essentiellement du Chari (82,3%) et de la pluie (14%). Les
petits tributaires situés à l’ouest du lac, drainant des parties camerounaises et nigérianes du bassin, ne fournissent
que 3,6%. Quant aux pertes, elles viennent de l’évaporation (95,5%) et des infiltrations (4,5%) [12] . Enfin, le
« petit Tchad » se définit à partir d’une cote inférieure à 280m. Tilho l’a observé en 1905, 1907 et 1914, et c’est
la situation qui prévaut depuis 1973 [13] . Des hauts fonds – dont le plus important est appelé la Grande barrière
– compartimentent le lac en plusieurs bassins. Les eaux libres s’étendent sur des superficies variant de 1.500 à
14.000km2, leurs périphéries se couvrant de vastes zones marécageuses.
Enfin, le fonctionnement du lac adopte un rythme annuel. Le début de la saison des pluies sur le bassin amont
(mai juin) détermine la crue (août septembre), qui provoque le remplissage du lac (octobre à janvier), avant que
l’évaporation associée à la fin du flot ne fassent baisser le niveau des eaux. Les apports du Chari varient dans de
larges proportions, du simple au double et parfois davantage, à l’image de la pluviométrie sahélienne.
Ainsi, les rythmes du lac sont éminemment changeants, au gré de facteurs multiples : calendrier et volume des
précipitations en zone soudanienne et sahélienne, niveau de remplissage précédent, végétation. « …Pour
quelques dizaines de centimètres d’écart d’une crue à l’autre, ce sont plusieurs dizaines de milliers d’hectares qui
sont couverts ou découverts, c’est la rive qui s’éloigne de plusieurs kilomètres, les îles qui sont inondées » [14] .
Figure 2 : Les régions naturelles du lac Tchad (Moyen Tchad)
Source : d’après Olivry et al 1996
Le lac d’aujourd’hui est un « petit Tchad » ordinaire
Le lac Tchad actuel est un « petit Tchad » ordinaire, comme il en exista plusieurs fois par le passé. Il n’a guère
connu de changements majeurs depuis le début de la sécheresse sahélienne des années 1970, en dehors de
menues fluctuations saisonnières ou interannuelles qui appartiennent à son fonctionnement normal [15].
Après une baisse de la pluviométrie à partir de 1968, l’année 1973 inaugure de manière spectaculaire un cycle de
sécheresse. La très faible crue conduit à l’assèchement du lac, dont celui de la totalité de la cuvette nord. On
assiste alors à la germination de semences jusque là enfouies dans les sédiments et à la végétalisation d’une
bonne partie de la surface du lac, dont les périphéries se couvrent de marécages de papyrus et de graminées à
l’allure de roseaux [16] . Le lac se divise en deux ou trois bassins (cf. figures 2 et 6) : l’un au nord-ouest, séparé
du reste par la Grande barrière, qui empêche la circulation de l’eau les années de faible crue. Les deux autres au
sud (en face du delta du Chari) et à l’est (archipel de Bol). La partie méridionale connaît les plus faibles
variations du niveau et les eaux les plus douces, bénéficiant de l’apport permanent et direct du Chari. La partie
nord est fréquemment asséchée, et connaît une plus forte salinité.
Depuis 1973, on enregistre peu de changements dans la distribution des eaux libres et des marécages
végétalisés [17] (cf. figure 6). Depuis 1984, en dehors de deux années particulièrement sèches, les apports du
Chari restent compris entre 15 et 25km3 annuels (Lemoalle 2003 : 332), ce qui garantit la stabilité d’ensemble de
l’écosystème au niveau « petit Tchad ». En outre, comme ailleurs au Sahel, on enregistre une légère remontée
des précipitations depuis la fin des années 1980 et le milieu des années 1990 [18] : la période actuelle est moins
humide que les décennies 1950-60, mais moins aride que le cœur des sécheresses des années 1970-80.
Le lac Tchad, nouveau refuge climatique
Sur le temps long, le lac Tchad entretient des relations hésitantes avec le peuplement, les activités économiques
et les pouvoirs politiques des Etats riverains. La richesse de l’écosystème et la disponibilité en eau sont des
facteurs de polarisation, mais elles ne s’exercent que de façon très variable, au gré des conjonctures politiques et
économiques.
Ecosystème, peuplement et activités traditionnelles
Ainsi, sur une carte d’Afrique, le lac Tchad semble situé au cœur des anciens empires du Kanem-Bornou (XIeXIXe). Dans la réalité, le lac et ses rivages apparaissaient jusqu’à la période coloniale comme des espaces
dangereux pour les Etats environnants, du fait de la menace exercée par les farouches Buduma qui peuplent ses
îles. Le lac faisait ainsi figure d’espace refuge pour cette population très attachée à son autonomie. Le très faible
peuplement des rives était la conséquence de la peur qu’ils inspiraient [19] . Si les populations du Kanem
utilisaient, au nord du lac, la succession de dunes et de dépression se terminant dans les eaux pour constituer des
polders traditionnels aptes à la culture du blé, ces rivages ne connurent ni aménagements importants ni
civilisation hydraulique [20] .
Avec la sécheresse des années 1970 et le passage au petit Tchad qui l’accompagne émergent des enjeux
économiques et migratoires nouveaux. Le refuge climatique se substitue au refuge politique. Les fluctuations du
lac au gré des modifications du niveau de l’eau font apparaître de nombreuses îles. Certaines d’entre elles seront
colonisées durant les années 1980-90 par des agriculteurs et des pêcheurs nigérians, suivis d’administrateurs ou
de militaires, ce qui alimentera le différend frontalier entre le Cameroun et le Nigeria. Au cours des années 2000,
grâce à une médiation de l’ONU et à la suite d’un jugement de la Cour internationale de justice de La Haye, la
frontière est progressivement bornée afin de limiter les risques de litiges liés à l’incertitude de son tracé dans ce
milieu mouvant.
Le lac et ses riches écosystèmes (cf. figure 3) sont aussi des lieux d’échanges, transfrontaliers ou non, et de
contrebande. Mais la navigation moderne est interrompue depuis les sécheresses des années 1970-80, victime de
l’enchevêtrement végétal, au profit des pirogues, motorisées ou non [21] .
Figure 3 : Le fourrage des îles du lac fait partie des nombreuses ressources naturelles utilisées par les riverains
(ici, village Haoussa). A l’arrière plan, forêt d’Eucalyptus inondée par une crue importante du lac.
Source : G. Magrin, Doro Baga (Nigeria), décembre 2003
Enfin, le lac Tchad présente des eaux identifiées depuis longtemps comme étant parmi les plus poissonneuses du
globe. Ses pêcheries actives ont été étudiées par Théodore Monod dès 1928. La productivité biologique des eaux
dépend largement des superficies inondées lors de la crue (Welcome 1979) dans la plaine alluviale du Chari, et
surtout du Logone - les yaérés.
Le cycle de sécheresse entamé depuis les années 1970 semble ainsi provoquer une crise de la pêche. La
diminution de la ressource consécutive à la réduction de l’inondation des yaérés serait amplifiée par l’arrivée
massive de pêcheurs migrants, maliens ou nigérians, aux techniques de pêche agressives (utilisant par exemple
des filets en nylon à mailles trop fines) [22] . Mais le passage du moyen au petit lac s’accompagne surtout de
changements dans la composition des prises. Ainsi, autour de Bol, 22 espèces disparaissent, tandis que quelques
espèces nouvelles apparaissent [23] . Comme dans d’autres zones humides africaines [24] , ce n’est pas tant la
diminution de la ressource qui perturbe les pêcheurs que les nouvelles conditions écologiques – la forte
végétalisation des plans d’eau –, qui offrent des refuges aux poissons et nécessitent la mise en oeuvre de
nouvelles techniques de pêche (cf. figure 4). La demande croissante des marchés urbains (cf. infra) contribue
aussi à changer la composition des espèces capturées. Poissons chats (Clarias sp.) et carpes (Tilapias) dominent
aujourd’hui le marché du poisson du lac.
Figure 4 : La pêche demeure une activité importante dans l’économie lacustre. Les engins s’adaptent aux
nouvelles conditions écologiques marquées par l’extension des peuplements végétaux
Source : G. Magrin, Doro Baga (Nigeria), décembre 2003
La course au lac
Les dernières décennies ont profondément renouvelé les conditions de peuplement et les systèmes agricoles sur
les rives du lac Tchad. Les sécheresses ont amplifié des migrations antérieures liées à la pêche, créant sur les
rives et dans les îles du lac un peuplement cosmopolite. Des berges autrefois désertes voient leurs densités
démographiques augmenter pour atteindre localement 60 habitants au km², plus fréquemment 15 à 30 [25] .
Au nord-est du lac, dans la partie tchadienne, et au sud-ouest, dans la zone nigériane, des aménagements
modernes importants ont participé au peuplement. Mais leurs échecs fréquents font des rives du lac un cimetière
d’éléphants blancs – c’est-à-dire de grands projets inadaptés à leur environnement, vite abandonnés [26] . Moins
de la moitié des 15.000 aménagés dans le bassin tchadien seraient aujourd’hui fonctionnels, dont 80 % au
Nigeria [27] . Esquissés dans les années 1950, ces aménagements sont développés dans les années 1960 durant la
période économiquement favorable d’affirmation des Etats africains. Ils sont amplifiés avec la sécheresse des
années 1970, pour connaître une crise dans les années 1980-90 – où ils sont victimes de difficultés techniques et
financières insurmontables dans le contexte de l’ajustement structurel.
Le principal facteur de peuplement de la région du lac Tchad réside ailleurs. Il tient au formidable
développement des cultures de décrue (cf. figure 5) sur les rives méridionales nigérianes, camerounaises (années
1970-80) et tchadiennes (années 1980-90) [28] . En effet, le petit lac installé en 1973 a découvert annuellement
de vastes superficies favorables à ces cultures productives, qui bénéficient de terres fertilisées par la crue
annuelle. Les plantes sont semées au fur et à mesure du retrait des eaux. Les plus hygrophiles (riz, taro) sont
suivies par une large gamme de cultures (maïs, canne à sucre, légumes variés). De nombreux « réfugiés
climatiques » chassés par la sécheresse sahélienne ont trouvé refuge sur ces rives, où la construction de routes
vers les principales villes régionales (Maïduguri et N’Djaména ont aujourd’hui plus d’un million d’habitants) a
ouvert des possibilités commerciales intéressantes. Des appuis ponctuels des différents Etats ou d’O.N.G. ont
accompagné l’essor d’une région agricole prospère bâtie sur l’adaptation à cette situation de « petit Tchad ». Ces
dizaines de milliers d’agriculteurs occupent en outre une place de premier ordre dans l’approvisionnement des
métropoles régionales. La couronne de marécages du petit Tchad fournit aussi de vastes pâturages de décrue très
appréciés des éleveurs Buduma, Kanembu, Peul ou Arabe. Cette augmentation de la pression sur la terre
s’accompagne parfois de conflits entre éleveurs et agriculteurs. Mais ceux-ci ont pu, jusqu’à présent, être régulés
plutôt pacifiquement [29] .
Figure 5 : Le lac Tchad, grenier céréalier régional
Champ de céréales sur les rives du lac en début de campagne de saison sèche. Il peut s’agir soit de maïs cultivé
en décrue, soit de sorgho de contre saison, valorisant des argiles à forte capacité de rétention d’eau
A la même date, on récolte le mil pluvial cultivé sur les îles du lac.
Source : G. Magrin, Doro Baga (Nigeria), décembre 2003
Ainsi, la baisse du niveau du lac exerce des effets contrastés sur les activités économiques : elle tue la navigation
moderne et pénalise la pêche, mais favorise l’élevage et surtout de nouvelles formes d’agriculture.
Le lac Tchad à l’épreuve du changement climatique : scenarii et perspectives
Si le devenir du lac Tchad dans les prochaines décennies ne peut être prédit avec précision, l’hypothèse d’une
stabilité du « petit Tchad » actuel est la plus vraisemblable. Elle est corroborée par les résultats des modèles sur
les effets du réchauffement climatique, même si ceux-ci doivent être pris avec précaution. Dans tous les cas,
pour les populations aujourd’hui nombreuses qui vivent de l’adaptation à l’environnement du lac, un
assèchement complet du lac n’aurait pas des conséquences plus dramatiques qu’une remise en eau rapide à un
niveau de « moyen lac ».
Controverse sur l’avenir hydrologique du lac
On a peur depuis longtemps de la possible disparition du lac Tchad [30] . Les années de forte crue, les pertes du
Logone observés vers la Bénoué au niveau du coude d’Eré, dans le moyen Logone, font craindre une capture du
Logone par la Bénoué, dont la conséquence serait l’assèchement du lac et du Sahel [31] .
Ces alarmes ont été réactivées en 2001, à la suite de publications de la NASA. Une série d’images (cf. figure 6)
était intitulée Africa’s disapppearing lake Chad (voir site de la NASA), accompagnée d’une note : Africa’s lake
Chad shrinking by 20 times due to irrigation demands, climate change [32]. Utilisant des publications
scientifiques (Coe et Foley 2001), on y conclut à la diminution constante du lac du fait de la demande en eau
pour l’irrigation – les prélèvements auraient été multipliés par quatre entre 1983 et 1994, causant la moitié de la
diminution constatée - et du changement climatique. Ces résultats ont ensuite été repris largement dans la presse
française (voir par exemple Sciences et avenir n°650, avril 2001 ; ou « Le drame du lac », Télérama n°2678, 9
mai 2001).
Ces analyses sont remises en cause par la plupart des chercheurs travaillant sur le lac Tchad [33] . Selon eux,
jusqu’à aujourd’hui, le paramètre principal du fonctionnement hydrologique du lac serait la pluviométrie
régionale et la crue du Chari, et le Tchad serait à un niveau stable de « petit lac » depuis le début des années
1970. La comparaison simpliste entre le niveau du lac au seuil des sécheresses (1973) et le niveau actuel ne
permet en aucun cas d’annoncer sa condamnation.
Bon nombre de questions demeurent cependant quant au fonctionnement des « fleuves malades de l’Afrique » les fleuves des zones sèches - où l’on a constaté qu’une amélioration de la pluviométrie ne s’est pas
accompagnée d’un retour proportionnel de l’hydraulicité. Les liens entre les écoulements de surface et la
recharge des aquifères mériteraient notamment d’être mieux connus [34] .
Figure 6 : Africa’s disapppearing lake Chad : une interprétation de la NASA contestée par les hydrologues
Source : NASA 2001, d’après images Landsat.
Quid alors du réchauffement climatique ? On considère souvent globalement que le changement climatique
pourrait s’accompagner d’une augmentation de la pluviométrie dans les zones humides et d’une diminution dans
les zones sèches. Le lac Tchad est situé en milieu aride, mais il est approvisionné par le Chari et le Logone, qui
dépendent des conditions pluviométriques de milieux sub-humides. Des travaux récents réalisés à partir de
modèles climatiques globaux [35] concluent à une légère augmentation du débit du Chari au XXIe siècle. Mais
suffira-t-elle à compenser l’augmentation de l’évaporation potentielle liée à la hausse de la température ? Pour
un lac dont quelques dizaines de centimètres de hauteur d’eau suffisent à faire varier la superficie du simple au
décuple, les modèles manquent encore trop de précision. Parmi d’autres, le projet AMMA (analyse
multidisciplinaire de la mousson africaine) mis en place en 2002 devrait permettre d’améliorer la connaissance
des mécanismes à l’œuvre dans la pluviométrie sahélienne.
Des variations positives de la pluviométrie et de l’hydraulicité ne sont ainsi pas à écarter. Quelques bonnes
années de crue suffiraient à provoquer le retour d’un « moyen Tchad » [36] . Ainsi, de 1999 à 2002, les eaux
libres sont restées toute l’année dans la cuvette nord [37] . L’écosystème semble aussi présenter de fortes
dispositions à la résilience : un des poissons emblématique du lac, l’Alestes baremoze, s’est raréfié après 1975.
Mais les prises de juvéniles augmentent dès qu’une bonne crue se présente, comme en 1978, 1988, 1998, 1999,
2001 [38] . En outre, le compartimentage du lac en cuvettes permet de maintenir une bonne qualité de l’eau et la
richesse de l’écosystème au moins dans la cuvette sud qui fait face au delta du Chari, même avec de faibles
apports (10km3), alors que l’étalement des eaux favoriserait l’évaporation [39] .
L’impact des usages de l’eau : mesures et démesure
Jusqu’à présent, les prélèvements anthropiques sur le système hydrologique ne semblent pas en mesure
d’expliquer le bas niveau actuel du lac Tchad [40]. L’irrigation consommerait en moyenne 2,5Mds de m3 par an,
soit 5% des apports au lac. Cela étant, dans certaines zones et à certains moments, elle peut avoir des
conséquences importantes. Si elle représente une part modeste des apports globaux, elle compte davantage en
période d’étiage et lors d’années sèches [41].
En outre, certains aménagements réalisés dans le bassin ont eu des effets écologiques locaux significatifs. Ainsi,
le barrage de Maga, au Nord Cameroun, a d’abord asséché une partir des riches yaérés, avant qu’un système de
crue artificielle ne permettre une restauration de l’écosystème à partir de 1994 [42]. Les aménagements réalisés
au Nigeria sur la Komadugu Yobé ont drastiquement restreint les écoulements : seul le quart du débit mesuré à
Gashua atteint le lac [43]. Mais ce cours d’eau contribue très peu au bilan global du lac : à nouveau, les
conséquences se mesurent localement, aux perturbations de zones humides fragiles comme les Jere Bowls.
Une des plus anciennes organisations régionales africaines est en charge de la gestion des eaux du bassin, la
Commission du bassin du lac Tchad (CBLT). Malheureusement peu active durant les dernières décennies, elle
porte un grand projet de transfert d’une partie des eaux de l’Oubangui, dans le bassin du Congo, vers le lac
Tchad [44]. L’objectif serait de transférer 40km3 par an vers le bassin tchadien pour retrouver le niveau « moyen
Tchad ». On entend ainsi lutter contre la désertification au Sahel, développer l’agriculture irriguée et intensifier
les échanges économiques en Afrique centrale. Outre son coût très élevé, ce projet risque d’avoir des effets très
ambivalents. On ne sait comment il modifierait le fonctionnement des plaines inondables du Chari et du Logone,
ni celui de l’écosystème lacustre. La biodiversité, qui tire partie de l’actuelle variabilité du rythme des eaux,
serait particulièrement exposée [45]. En matière de transport, l’ouvrage ne présenterait guère de rentabilité par
rapport à la route, vue la nature des produits échangés entre zone sahélo-soudanienne et Afrique centrale
forestière (bœufs sur pied, arachides, oignons). Mais surtout, en relevant le niveau du lac, ce projet réduirait de
manière importante les zones de marnage actuellement si favorables aux prospères cultures de décrue. Sous
prétexte d’éviter une catastrophe environnementale qui ne semble pas se profiler, on risque bien de causer un
désastre économique et humain.
Conclusion
N’en déplaise aux Cassandre, le lac Tchad n’est pas prêt de disparaître. Fixé dans un régime de « petit lac »
depuis la sécheresse inaugurée au début des années 1970, ses variations annuelles et interannuelles sont limitées,
inhérentes à son fonctionnement naturel. Elles dépendent pour l’essentiel de la crue de son tributaire principal, le
Chari, qui exprime la pluviométrie de l’aire soudano-sahélienne. En ouvrant de bons terroirs aux cultures et
pâturages de décrue, la baisse du niveau du lac a fixé sur ses rivages des populations nombreuses, qui ont
développé des systèmes agricoles, pastoraux et halieutiques complexes adaptés aux nouvelles conditions
écologiques – sans toutefois éviter les tensions pour l’usage des meilleures terres ou les pressions sur certaines
ressources, comme le poisson.
A partir des années 1980, les difficultés économiques des Etats riverains et celles des périmètres hydro-agricoles
utilisant l’eau du lac ou de ses tributaires ont accordé un sursis aux ressources en eau : les prélèvements sont
restés très modérés par rapport aux ambitions nourries durant la décennie précédente. Si ces aménagements
peuvent avoir des effets environnementaux significatifs à l’échelle locale ou durant les périodes d’étiage des
années sèches, ils n’affectent guère le fonctionnement hydrologique d’ensemble du bassin.
Cela étant, cette situation pourrait bien changer. Dans les deux Etats disposant du plus large accès au lac (Tchad,
Nigeria), la hausse des recettes pétrolières pourrait réveiller les ambitions hydrauliques assoupies depuis les
temps contraints de l’ajustement structurel. Le transfert des eaux de l’Oubangui vers le Tchad pourrait alors
constituer une forte tentation. L’amélioration de la connaissance des perspectives climatologiques et
hydrologiques du bassin tchadien doit aussi servir à éviter que le thème du changement climatique ne soit
instrumentalisé au profit de projets hasardeux.
Publié par Mouvements, le 7 novembre 2007. http://www.mouvements.info/Le-lac-Tchad-n-est-pas-la-merd.html
Téléchargement