LE PROBLEME DE LA CONNAISSANCE DANS LA PHILOSOPHIE DE CHARLES RENOUVIER Collection La Philosophie en commun dirigée par S. Douailler, J. Poulain et P. Venneren Dernières parutions Hubert VINCENT, Education et scepticisme chez Montaigne, ou Pédantisme et exercice du jugement. Brigitte LEROY-VIÉMON,L'altérité fondatrice. Cécilia SANCHEZ,Une discipline de la distance, l'institutionnalisation universitaire des études philosophiques au Chili. Véronique FABBRI,La valeur de l'œuvre d'art. François ROUGER,L'événement de monde. Roman INGARDEN,De la responsabilité. Ses fondements ontiques (traduction française et présentation par Philippe Secrétan). Michel SERVIÈRE,Le sujet de l'art précédé de Comme s'il y avait un art de la signature de Jacques DERRIDA. Ivaylo DITCHEV,Donner sans perdre. L'échange dans l'imaginaire de la modernité. Juan MONTALVO,Oeuvres choisies. Janine CHÊNE,Edith & Daniel ABERDAM(textes recueillis par), Comment devient-on dreyfusard? J. H. LAMBRET,Photométrie ou de la mesure et de la gradation de la lumière, des couleurs et de l'ombre 1760. Trad. du latin: J. Boye, J. Couty, M. Saillard. Muhamedin KULLASHI,Humanisme et Haine. Marie-José KARDOS,Lieux et lumière de Rome chez Cicéron. Jacques POULAIN,Penser, Au présent. Charles RAMOND,Spinoza et la pensée moderne. Wolfgang KAMPFER,Le temps partagé. Alberto GUALANDI,La rupture et l'évènement. Marie CRISTINAFRANCOFERRAZ,Nietzsche, le bouffon des dieux. Jacques POULAIN,La condition démocratique. Marcos SISCAR,Jacques Derrida. Rhétorique et philosophie. HUBERTVINCENT,Vérité du septicisme chez Montaigne. JOHN AGLO, Norme et Symbole. Les fondements philosophiques de l'obligation. ARTAN FUGA, L'Albanie entre la pensée totalitaire et la raison fragmentaire. DARIOGONZALES,Essai sur l'ontologie kierkegaardienne. ALFONSOM. IACONO,L'événement et l'observateur. Collection «La Philosophie en commun» dirigée par Stéphane Douailler, Jacques Poulain et Patrice Vermeren Laurent Fedi LE PROBLEME DE LA CONNAISSANCE DANS LA PHILOSOPHIE DE CHARLES RENOUVIER L'Harmattan 5-7, rue de l'Ecole-Polytechnique 75005 Paris - FRANCE L'Harmattan Ine 55, rue Saint-Jacques Montréal (Qc) - CANADA H2Y lK9 ~ L'Harmattan, 1998 ISBN: 2-7384-7394-6 Liste des abréviations Man. mod.: [1842] Manuel de philosophie (éd. citée: Paris, Paulin, 1842). moderne Man. anc.: [1844] Manuel de philosophie (éd.citée: Paris, Paulin, 1844,2 vols.). ancienne Encyclo.: [1836-1847] Encyclopédie nouvelle, par P.Leroux et J.Reynaud (éd. citée: Genève, Slatkine reprints, avec intro. de J.-P. Lacassagne, et pagination conforme à l'éd. originale). Log.: [1854, puis 1875] Premier Essai de critique générale. Traité de logique générale et de logique formelle (la version citée est celle, remaniée et surtout augmentée, de 1875, sauf mention contraire; éd. citée: Paris, Alcan, 1912, 2 vols.). Psych.: [1859, puis 1875] Deuxième Essai de critique générale. Traité de psychologie rationnelle (la version citée est celle, remaniée et surtout augmentée, de 1875; éd. citée: Paris, Alcan, 1912,2 vols.). Nat.: [1864, puis 1892] Troisième Essai de critique générale. Les Principes de la nature (la version citée est celle, remaniée et augmentée, de 1892; éd. citée: Paris, Alcan, 1912, 1 vol.). Intro.: [1864, puis 1896] Quatrième Essai de critique générale. Introduction à la philosophie analytique de l'histoire (la version citée est -celle, remaniée, de 1896; éd. citée: Paris, Ernest Leroux, 1896, 1 vol.). 5 Uchr.: [1876] Uchronie (éd. citée: Paris, Bureau de la Critique philosophique, 1876). Esq.: [1885-1886] Esquisse d'une classification systématique des doctrines philosophiques (éd. citée: Paris, Bureau de la Critique philosophique, 1885-1886, 2 vols.). Hist.: [1896-1897] La Philosophie analytique de l'histoire (éd. citée: Paris, Ernest Leroux, 1896-1897,4 vols.). Monad.: [1899] La Nouvelle Monadologie, par Charles Renouvier et Louis Prat (éd. citée: Paris, Colin, 1899, 1 vol.). Hugo. Po: [1893] Victor Hugo le poète Paris, Colin, 1893, 1 vol.). (éd. citée: Hugo.Phil.: [1900] Victor Hugo le philosophe citée: Paris, Colin, 1900, 1 vol.). (éd. Sol.: [1901] Histoire et Solution des problèmes métaphysiques (éd. citée: Paris, Alcan, 1901, 1 vol.). Dil.: [1901] Les Dilemmes de la métaphysique pure (éd. citée: 2è éd., Paris, Alcan, 1927, 1 vol.). Pers.: [1903] Le Personnalisme Alcan, 1903, 1 vol.). (éd. citée: Paris, Ent.: [1904, posthume] .Les Derniers Entretiens de Ch.Renouvier, recueillis par L.Prat (éd. citée: Paris, Colin, 1904, 1 vol.). Doct.: [1906, posthume] Critique de la doctrine de Kant, publiée par L. Prat (éd. citée: Paris, Alcan, 1906). Corr. Secrétan: [1910, posthume] Correspondance de Ch. Renouvier et de Ch. Secrétan (éd. citée: Paris, A.Colin, 1910). CP: Critique philosophique (revue). AP: Année philosophique (revue). 6 Introduction Si la philosophie de Renouvier est de nos jours si peu étudiée, c'est peut-être pour la raison qui avait autrefois prévalu à son succès. Renouvier n'innove pas; il achève. L'esprit de cette philosophie engage la réflexion à étendre les conséquences d'un système aussi loin que possible. L'intérêt le plus lumineux de cette pensée est sa radicalité. C'est ce souci permanent qui fait du problème de la connaissance la clef de voûte de la doctrine de Renouvier. Dans un essai publié l'année de la mort de Renouvier, sous le titre "Introduction à la métaphysique", Bergson proposait, avant d'exposer sa doctrine de l'intuition, de discerner deux modes de connaissance différents: "Si l'on compare entre elles les définitions de la métaphysique et les conceptions de l'absolu, on s'aperçoit que les philosophes s'accordent, en dépit de leurs divergences apparentes, à distinguer deux manières profondément différentes de connaître une chose. La première implique qu'on tourne autour de cette chose; la seconde, qu'on entre en elle. La première dépend du point de vue où l'on se place et des symboles par lesquels on s'exprime. La seconde ne se prend d'aucun point de vue et ne s'appuie sur aucun symbole. De la première connaissance, on dira qu'elle 7 s'arrête au relatif; de la seconde, là où elle est possible, qu'elle atteint l'absolu.". On peut décrypter dans ces lignes une allusion à la théorie renouviériste de la connaissance, bien que d'autres doctrines, voisines de celle-ci par leur méthode, soient également visées. Bergson le suggère dans une note ultérieure: "Il ne faut pas oublier [...]que le présent essai a été écrit à une époque où le criticisme de Kant et le dogmatisme de ses successeurs étaient assez généralement admis, sinon comme conclusion, du moins comme point de départ de la ,,2 spéculation philosophique. Cette position que Bergson récuse, Renouvier, en tant que fondateur du "néocriticisme", en fut le principal représentant. Un parcours philosophique dans le siècle. Né à Montpellier en 1815, Renouvier entre, en 1829, au collège Rollin où il devient le condisciple du jeune Félix Ravaisson3. Il suit le cours de philosophie d'Hector Poret, un maître distingué, disciple des philosophes écossais, très apprécié de Victor Cousin, mais il n'en retiendra rien. Il s'enthousiasme pour les idées saint-simoniennes, mais l'engouement sera éphémère. A l'Ecole polytechnique, où il est condisciple de Jules Lequier, il consacre son activité intellectuelle aux mathématiques, et rencontre comme répétiteur un polytechnicien également natif de Montpellier, Auguste Comte, encore peu connu pour sa philosophie en dehors des cercles saint-simoniens. Par leur formation, ces deux penseurs sont restés à l'écart du modèle institutionnel français tracé au dix-neuvième siècle, et leur production, libre et originale, s'est effectuée en dehors du cloisonnement délimitant les disciplines littéraires et les disciplines 1 H.Bergson, "Introduction à la métaphysique", La Pensée et le Mouvant, PUF, Quadrige, p. 177-178, PUF, Centenaire, pp. 1392-1393. 2 Ibid., p. 177 I p. 1393. 3 Sur la jeunesse de Renouvier et sur sa première philosophie, on consultera son autobiographie intellectuelle déposée dans le second tome de l'Esquisse sous le titre "Comment je suis arrivé à cette conclusion" (Esq. II, 355-405). Cf. également Louis Foucher, La jeunesse de Renouvier et sa première philosophie (/815-1854). Paris, Vrin, 1927. 8 scientifiques. A la sortie de Polytechnique, Renouvier se trouve désoeuvré - plus tard, sa condition de rentier lui permettra de mener une vie de penseur solitaire, à l'écart des milieux universitaires et académiques, et de critiquer, par conséquent, en toute liberté, ses contemporains. Il découvre avec enchantement les Principes de Descartes, puis s'adonne à la lecture de Spinoza, de Leibniz et de Malebranche. On aurait tort de se représenter cette époque comme une phase de pénurie intellectuelle; écoutons plutôt Bergson: "Il ne faut pas oublier que la période qui va de 1830 à 1848 fut une période de vie intellectuelle intense. La Sorbonne vibrait encore de la parole des Guizot, des Cousin, des Villemain, des Geoffroy Saint-Hilaire; Quinet et Michelet enseignaient au Collège de France."4 En 1839, Victor Cousin propose au concours de l'Académie des sciences morales et politiques un sujet sur le cartésianisme. Bordas-Demoulin et Francisque Bouillier obtiennent le prix. Renouvier reçoit une mention, malgré l'incroyable maladresse de son style; ce mémoire, qui a retenu l'attention de Damiron pour sa partie scientifique, fournit à Renouvier la matière de son premier livre, paru en 1842, le Manuel de philosophie moderne. Renouvier rédige ensuite un Manuel de philosophie ancienne, publié en 1844, et collabore à l'Encyclopédie nouvelle de Pierre Leroux et Jean Reynaud5. 4 H.Bergson, "La vie et l'oeuvre de Ravaisson", La Pensée et le Mouvant, p. 261 / p. 1457. 5 L'Encyclopédie nouvelle, "dictionnaire philosophique, scientifique, littéraire et industriel" forgé sur le modèle de l'Encyclopédie dl XVIlIè siècle, était une entreprise saint-simonienne d'instruction populaire, commencée en 1836 par Leroux et Reynaud. Renouvier nous a laissé une description pittoresque de ces directeurs: "Le premier, complètement dépourvu d'esprit critique, quoique puissant dans ses aspirations, se complaisait dans une espèce de syncrétisme où toutes les doctrines étaient confondues; le second, génie plus universel, muni d'une forte éducation scientifique et, avec cela grand par le coeur, mais le plus mystique et le plus infinitiste des hommes se laissait peu à peu dériver à la pensée d'une réédification de la doctrine des Pères et des conciles, interprétée et agrandie dans le sens des rêveries d'Origène, étendue au cosmos infini, à la destinée éternelle des âmes, et mise de niveau avec les religions et les philosophies de l'Orient. Je n'étais auprès de ces constructeurs de vastes synthèses qu'un 9 La "philosophie des Manuels", d'inspiration vaguement hégélienne, est marquée par la conciliation des contraires au sein de l'être et par la recherche d'un concept positif d'infinité. Il s'agit d'un premier élan intellectuel et non d'une philosophie élaborée. En 1848, Renouvier écrit, à la demande du ministre de l'Instruction publique Hippolyte Carnot, un Manuel républicain de l'homme et du citoyen destiné aux instituteurs, dans lequel il demande l'abolition de l'intérêt par l'établissement du crédit gratuit, la concentration entre les mains de la République de tous les organes du commerce et de l'échange, et la création d'un impôt progressif visant à réaliser l'égalité des conditions; ces propositions, qui trahissent l'influence de Proudhon, de Fourier et d'idées socialistes plus diffuses, provoquent un tel tumulte à la Chambre que Carnot doit démissionner. La découverte des contradictions de l'infini actuel, autour de 1851, amène le véritable système, le "néocriticisme", doctrine conjuguant le phénoménisme, le finitisme et l'apriorisme. On peut parler ici de tournant, et même de conversion. Il apparaît à Renouvier qu'entre l'infini et le fini, l'option est forcée, et que l'une et l'autre thèses entraînent, de proche en proche, des conséquences capitales tant dans le domaine de la raison théorique que dans celui de la raison pratique; dans ce dilemme est impliquée une attitude générale de l'esprit. libre d'accepter ou de refuser l'inintelligible; à bien examiner la manière dont Renouvier ne cessera de poser le problème, on peut dire qu'en rejetant l'infini, il entend s'écarter d'un horizon de pensée où se profilent toutes sortes d' "aberrations mystiques". Renouvier condamnera rétrospectivement sa première philosophie, notamment dans une lettre à Charles Secrétan du 10 janvier 1869: " Il n'y a guère en effet de tendances philosophiques appréciables dans mes Manuels, dans le premier surtout, et j'ai abandonné celles qu'on démêlerait dans le second. Ma pensée a été complètement bouleversée il y a environ dixhuit ans. J'ai cherché ardemment toute ma vie. Pendant une certaine période, je me croyais rivé à des idées en vérité fort modeste explorateur des nuées métaphysiques dont s'entourent systèmes" (Esq. II, 370). Cf. également F.Ravaisson, lA philosophie France au XIXè siècle, Paris, Imprimerie impériale, 1867-68, p. 46. 10 les en analogues à l'hégélianisme. La question de l'infini et des contradictions me travaillait. Le fond de mon travail et de mes progrès, depuis ma sortie de l'école polytechnique, tenait à l'idée que je devais me faire de l'infini considéré mathématiquement, c'est-à-dire dans l'espace et dans le temps. Là aussi fut ma révolution, et plût à Dieu que je n'eusse pas écrit une ligne auparavant! " (Corr.Secrétan, 8). Cette "révolution" se caractérise comme un renversement de "convictions" (Hist.lV, 433) à l'intérieur d'une problématique invariablement centrée autour de la liaison de l'infini et de l'absolu. En rupture avec la philosophie des Manuels, le néocriticisme s'appuie sur le principe de relativité: notre connaissance est bornée aux choses telles qu'elles nous apparaissent, telles qu'elles entrent en jeu dans nos représentations, lesquelles se trouvent assujetties aux lois qui règlent a priori notre expérience. Ainsi, les choses dont il n'y a pas de représentation ne sont pas, ou sont pour nous comme n'étant pas. D'accord sur ce point avec Auguste Comte, Renouvier substitue à la recherche des essences l'étude des phénomènes et des lois. Il formule le "principe du nombre", suivant lequel un tout donné est toujours nombré, et montre que l'espace, le temps, la matière et le mouvement ne peuvent être posés en soi sans impliquer la notion contradictoire d'une infinité actuelle de parties. Il entreprend de déstabiliser la métaphysique, qu'il conçoit comme une "idolologie" en réfutant ses illusions ou "idoles" (l'Absolu, la Substance, l'Infini, l'Un pur, l'Etre pur), et réforme le système kantien, dans lequel il perçoit une survivance du substantialisme des philosophies précritiques. L'affirmation de la liberté marque la transition de la raison théorique à la raison pratique. A la suite de son ami Jules Lequier, Renouvier soutient que la liberté est le fondement de la certitude. La portée de l'évidence est limitée à la perception des phénomènes actuels. La certitude repose sur la croyance, et la croyance, sur la liberté. Nos affirmations sont gouvernées, au fond, par des actes libres. Ainsi, l'existence des choses extérieures, repoussée hors des limites du savoir est réhabilitée dans le champ de la croyance. Adversaire des doctrines du "progrès fatal", Renouvier propose une philosophie "analytique" de l'histoire, procédant du donné complexe aux faits élémentaires, sans prétendre que ces éléments n'auraient pu se combiner 11 autrement, et expliquant les déclins et les relèvements par l'action libre des individus et des sociétés. Il propose, d'autre part, une "science de la morale" comprenant une morale pure, adossée aux notions de justice et d'obligation ou d'impératif catégorique, et une morale appliquée, entendue comme un ensemble de principes inspirés de la morale pure, mais tenant compte des intérêts et des passions dont l'expérience et l'histoire témoignent. Renouvier considère que la morale, comme les mathématiques, doit se fonder sur de purs concepts, mais en confrontant l'idéal et le fait, l'état de paix et l'état de guerre, et en formulant un droit distinct du droit rationnel pur, et adapté à l'humanité réelle, il échappe au formalisme, et édifie une morale traitant de questions concrètes, telles que le mariage, la propriété, les impôts, le suffrage universel, la peine de mort. Dans le Premier Essai de critique générale, paru d'abord en 1854, puis remanié et réédité en 1875, Renouvier définit d'emblée la philosophie comme "critique générale des connaissances". Le problème de la connaissance est désigné comme le problème central de la philosophie, et la tâche du philosophe est caractérisée comme un travail sur les fondements. Ce programme, Renouvier le justifie ainsi: "Il est naturel, inévitable même que l'homme se propose l'analyse et la coordination des principes du savoir en général, et de ceux que les sciences constituées placent dans leurs fondements sans se les expliquer" (Préface de 1854, Log., XI). La philosophie, dont le but est "de se donner des fondements internes au-dessous desquels elle ne puisse pas en concevoir d'autres" (CP,1885, I, 6) occupe une place privilégiée dans le dispositif du savoir: elle est la base commune à toutes les sciences, le corps des principes et des lois universelles autour duquel se distribuent les différentes branches du savoir, si bien qu'en adoptant un plan hiérarchique, on peut dire qu'elle "domine" les sciences (Psych. II, 148). Renouvier éconduit la possibilité de ce que l'on nommera plus tard l'''épistémologie interne" des savants. Il est vrai que jusqu'aux années de formation de l'auteur, la réflexion épistémologique est dominée par un réalisme naïf; depuis la redécouverte et la mise en vedette de Bacon par les encyclopédistes, on admet qu'induction et expérimentation sont les piliers de la science, et toute critique de méthode est suspecte. Le problème de la pertinence d'entités mathéma12 tiques telles que les nombres transcendants et les grandeurs infinies, est occulté par le succès des applications, par la valeur opératoire des outils et des procédures. Par-delà les insuffisances de fait, Renouvier s'efforce de circonscrire le domaine propre de la science: "Toutes [les sciences] ont des principes qu'on leur accorde, qui ne sont pas contestés chez elles, parce que chez elles ils ne sont pas examinés. Elles ne peuvent donc pas être des sciences de leurs propres principes, avoir pour objet d'investigation cela même dont l'admission est une condition de possibilité de leurs investigations. La géométrie ne serait pas la science des propriétés de l'étendue, ou la mécanique celle des lois du mouvement, si elles ne réclamaient l'une l'étendue, l'autre .le mouvement, comme des données dont elles n'ont Ras à rendre compte, ou à discuter la nature" (CP 1885, I, 6).6 Dénonçant, à la fin du siècle, l'abdication des philosophes dans un climat intellectuel dominé par le scientisme, Renouvier fustige la subordination de la fonction "critique" de la philosophie au dogmatisme et au matérialisme vague de nombreux savants: "[...] Ce sont des savants qui ont essayé de tirer de l'ensemble des sciences la philosophie dominatrice que les sciences ne peuvent renfermer, et de l'imposer à l'esprit humain comme positive. Cette aventure bizarre, on serait tenté de dire scandaleuse, du monde philosophique, était motivée et méritée par le refus presque universel de comprendre le criticisme kantien, à tout le moins comme 6 CP, 1878, I, 273 : "La philosophie diffère des sciences doublement: en ce qu'elle se pose des problèmes qui ne sont du ressort d'aucune science, et dont la solution comporte le recours à des principes généraux dont les sciences n'usent pas, au moins d'une manière aussi explicite: ce sont ceux qui se rapportent à la connaissance de l'esprit ou de ses lois fondamentales et à la connaissance de l'objet en général; en ce sens que, visant ainsi à l'universalité en même temps qu'à la certitude, on lui demande ce qu'on n'a pas le droit de demander aux sciences: la justification de ses principes les plus universels et de ses affirmations premières". Hist. IV, 713: "Les savants, en se bornant à l'étude d'un sujet déterminé, chacun en sa partie, ont été obligés de poser des données de fait ou de raison, qu'ils n'avaient point le désir ou le moyen de contrôler". 13 ayant établi la nécessité logique de placer à la tête de la philosophie, la critique de la connaissance" (AP,1895, 7). La "Science" triomphaliste est une chimère au regard du criticisme (CP, 1889, Il, 402). Renouvier entreprend dès 1854 de situer le probième de la connaissance dans le sillage du kantisme, et déclare: "J'avoue donc nettement que je continue Kant" (Préface de 1854, Log., XV)? Parallèlement, Renouvier considère que le système de Kant est souvent infidèle à l'esprit de la critique et qu'il convient par suite de le réformer. Les reproches sont nombreux: Kant a le tort d'identifier le réel à la chose en soi inconnaissable et de reléguer la liberté dans la sphère nouménale; la sensibilité n'est pas une faculté séparée de l'entendement; la relation est la loi principale de la représentation, elle enveloppe les autres catégories (nombre, position, succession, qualité, devenir, causalité, finalité, personnalité); l'énumération de ces catégories n'est pas rationnellement justifiable, elle doit être simplement soumise à la vérification de chacun; enfin, le système des antinomies met en balance des thèses d'inégale valeur, les antithèses étant contradictoires en elles-mêmes, tandis que les thèses sont simplement incompréhensibles. La référence au modèle kantien chez ce "disciple et critique de Kant"8, exprime d'abord et avant tout la revendication d'un statut, d'un objet et d'une méthode pour la philosophie, en un temps où l'on se demande "si la philosophie existe encore" (Préface de 1854, 7 A cette date, la Critique dl! la raison pure était accessible en français, dans la traduction de C.-J. Tissot (Paris, Ladrange,1835, 2 vols) mais il faut attendre 1869 pour lire la première traduction crédible, due à J.Barni (Paris, Germer Baillière, 1869, 2 vols). La seconde édition des deux premiers Essais dl! critique générale, publiée en 1875, tient compte de cette nouveauté. Renouvier utilisait en outre des traductions non françaises de Kant, notamment Immanuel Kant's Critique of pure reason. In commemoration of the centenary of its publication, translated into English by F.Max Müller, with an historical introduction by Ludwig Noiré, London, Macmillan, 1881, 2 vols. En règle générale, les textes sont restitués avec soin, et nous ne mentionnerons les traductions que dans les cas litigieux. 8 Nous reprenons ici le titre de la thèse complémentaire de Roger Verneaux : Renouvier, disciple et critique de Kant, Paris, Vein, 1945. 14 Log., XII). La confrontation des textes fait apparaître, sur ces points, d'incontestables convergences. Kant situe le criticisme par rapport au dogmatisme et au scepticisme. Dans le conflit des assertions métaphysiques, l'objection dogmatique arme un savoir contre un autre savoir et transforme la métaphysique en un champ de bataille. L'objection sceptique met simplement en présence thèse et antithèse et observe le combat pour conclure à l'impossibilité de philosopher. L'objection critique porte le débat métaphysique devant un "tribunal" de la raison pure. La méthode sceptique, ou procédé sceptique, consiste à utiliser la polémique que le sceptique dirige contre le dogmatisme, pour conduire la raison vers son autocritique. Pour Renouvier, "la critique est plus que scepticisme et moins que dogmatisme, car le jugement détermine, au lieu de suspendre sans fin en poursuivant sans fin la recherche (skèpsis épochè), et, d'autre part, sa portée ne doit jamais dépasser les limites essentielles de la connaissance" (Log. I, 109). Le rôle de la critique, explique Kant, est négatif, il consiste à réprimer l'extravagance de la raison au delà des bornes de l'expérience possible9. Le criticisme est une réponse négative adressée à l'ontologie classique, c'est-à-dire que nous ne trouvons pas, parmi nos ressources, l'intuition des essences en laquelle viendrait se résoudre la chaîne des raisonnements scientifiques et qui serait la source de l'harmonie préétablie entre nous et la nature. Renouvier définit son criticisme comme un pouvoir de négation: "il est la science jusque dans ses négations, essentiellement dans ses négations, attendu que c'est faire de la science et de la plus nécessaire, si ce n'est toujours de la plus souhaitable (mais on a ce qu'on peut), que de montrer que telles thèses ou démonstrations sont fausses, et qu'il en faut chercher d'autres. Il est la méthode en ce qu'avant de procéder à la connaissance de ces vérités transcendantes à la détermination desquelles s'est épuisée la métaphysique, il procède à l'étude de l'instrument de la connaissance" (CP, 1872, I, 65). Dans la Préface de la deuxième édition de la Critique de la raison pure, Kant se redresse: la critique a une utilité 9 Kant, Critique de la raison pure, A XII-XIII. 15 positive, au plan pratiquelO; dans son usage pratique, la raison s'étend inévitablement au delà des limites de l'expérience; l'inconditionné, frappé de stérilité dans le domaine de la raison théorique, retrouve ses droits avec la décision morale qui surgit de l'intériorité absolue du sujet. Renouvier, pour sa part, étend le rôle de la critique aux inductions morales: "la critique ne s'arrête pas où s'arrête la raison démonstrative. Les probabilités commencent quand finissent les preuves. Les inconnus de l'ordre du monde appartiennent à la spéculation conjecturale, en tout comme en chronologie et en histoire" (Préface de 1854, Log., XIV)II. Les hypothèses ou probabilités que la philosophie, à la différence de la science, doit s'efforcer de formuler, s'appuient sur des analogies et inductions tirées de l'expérience et des données de la représentation, seuls matériaux dont nous disposions. Il ne s'agit pas de rêveries, mais d'hypothèses rationnelles, quoique non démontrables. L'examen de ces hypothèses permet de repérer une évolution dans la pensée de Renouvier. De là une troisième phase, interne au néocriticisme, qui débute autour de 1885, et qui tend à infléchir le néocriticisme vers un "personnalisme". Après avoir initialement abandonné aux croyances religieuses l'idée d'un Dieu personnel et l'idée de la création, Renouvier reconsidère la frontière du rationalisme et s'oriente vers un véritable théisme. Il comprend le monde comme un ensemble de consciences coordonnées, et conçoit l'unité de celles-ci comme une conscience qui embrasse dans une loi concrète et vivante toutes leurs relations constitutives. Il décrit les consciences qui peuplent le monde comme des monades; cette "nouvelle monadologie", par laquelle se trouve accentuée l'individualité de l'être, en opposition au monisme des contemporains, apparaît comme le développement des thèses initiales du néocriticisme: l'être qui n'est pas en soi, est néanmoins, il est représentation pour soi et se \() Il Ibid., B XXVII-XXX. CP 1872, I, 2: "Le criticisme renouvelle la philosophie en faisant [reI poser sur la raison pratique, c'est-à-dire sur l'ordre moral, les seules inductions rationnelles qu'il soit possible de tirer de la nature humaine que nous connaissons à la destinée ignorée et aux conditions générales de l'ordre du monde". 16 définit par les fonctions d'activité spontanée, de perception et d'appétition. L'homme, en tant qu'il dispose de la conscience réfléchie et de la liberté, est une personne. Dieu, pour autant que l'on soit capable de s'en former un concept positif, est une personne aussi, mais première et créatrice de l'univers. En admettant le fait d'une cause première, Renouvier évite la thèse, contradictoire selon lui, de la régression à l'infini des phénomènes; il reconnaît qu'il s'agit là d'une limite pour l'entendement, mais note que le commencement d'une série de phénomènes dû à notre volonté n'est pas moins incompréhensible. Le postulat requis par la raison pratique pour rendre compte de l'existence du mal fournit une étonnante cosmogonie, l'hypothèse dite "des trois mondes": l'humanité primitive, société heureuse instituée dans une nature parfaite, a dû déchoir sous les effets de l'amourpropre et de l'injustice; l'harmonie des forces cosmiques et des fins humaines une fois corrompue, le tout a dû se dissoudre jusqu'à former la nébuleuse, origine probable du monde actuel. Renouvier s'attache à résumer le conflit des doctrines philosophiques sous la forme de dilemmes, il oppose la "doctrine de la Conscience" à la "doctrine de la Chose" et donne à voir dans le monisme de ses contemporains la connexion potentielle du substantialisme, du déterminisme absolu, de l'évolutionnisme, du panthéisme et du matérialisme. En soulignant constamment l'avantage théorique et pratique du "personnalisme" par rapport aux systèmes concurrents, et en rappelant que les hypothèses rationnelles exigent un acte de croyance, Renouvier a contribué, dans cette période, à l'élaboration du pragmatisme. William James, fervent admirateur de Renouvier devenu un interlocuteur actif, généralise, à la même époque, ce procédé d'induction et de probabilité, et l'étend à la valeur de vérité des propositions, en posant qu'une proposition est vraie, par rapport à d'autres, dans la mesure où sa conviction produit une plus grande somme de satisfactions.12 12 Le questionnement propre au pragmatisme est le suivant: "étant admis qu'une idée, qu'une croyance est vraie, quelle différence concrète va-til en résulter dans la vie que nous vivons? De quelle manière cette vérité vat-elle se réaliser? Quelles expériences vont se produire, au lieu de celles qui 17 L'idée d'une "critique philosophique", envisagée comme un travail sur les fondements, n'était pas tout à fait nouvelle, en France, en 1854, puisque trois ans auparavant, Cournot avait publié son Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique. En dépit de la ressemblance des titres, il semble que le Premier Essai de critique générale ne doive rien à ce livre de Cournot, ignoré du public lors de sa sortie. Les objectifs et les problèmes posés sont pourtant comparables, et l'on ne s'explique le silence des commentateurs que par la discrétion de Renouvier, qui semble avoir toujours considéré "l'ingénieux philosophe" (Sol.,170) comme un penseur réaliste et infinitiste. Cournot assigne à la critique philosophique la tâche de déterminer la valeur représentative de nos idées, ou encore de démêler dans nos connaissances ce qui tient aux circonstances de notre observation ou aux particularités de notre constitution, d'avec ce qui tient à la constitution des choses observées. Lorsque notre raison parvient à relier les phénomènes par des lois simples, à les soumettre à une coordination régulière, à les ramener à l'harmonie de la nature, nous admettons difficilement que de telles lois soient "fantastiques"13 ou qu'elles tiennent simplement à la constitution de notre intelligence. La critique philosophique est donc l'application immédiate des principes de la probabilité philosophique. La certitude philosophique ou rationnelle "résulte d'un jugement de la raison qui, en appréciant diverses suppositions ou hypothèses, admet les unes à cause de l'ordre et de l'enchaînement qu'elles introduisent dans le système de nos connaissances et rejette les autres comme inconciliables avec cet ordre rationnel dont l'intelligence humaine poursuit, se produiraient si notre croyance était fausse? Bref, quelle valeur de vérité a-t-elle, en monnaie courante, en termes ayant cours dans l'expérience ?" (W. James, Le Pragmatisme (1907), tr. fr. E.Le Brun, Flammarion, 1968, p. 143-144). On sait que James et Bergson s'influencèrent mutuellement. Le rôle du renouviérisme, moins connu, sera plusieurs fois évoqué dans notre étude, notamment dans la quatrième partie. 13 A.A.Cournot, Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique (1851) ~ 399, Paris, Vrin, 1975, p. 478. 18 autant qu'il dépend d'elle, la réalisation au dehors"14. La raison, dans le sens subjectif du mot, désigne "la faculté de saisir la raison des choses, ou l'ordre suivant lequel les faits, les lois, les rapports, objets de notre connaissance, s'enchaînent et procèdent les uns des autres"15. L'idée de l'ordre et de la raison des choses doit être distinguée de celle du rapport de cause à effet: elle a une tout autre généralité que l'idée de cause efficiente, qui provient du sentiment intime de l'activité et de la personnalité humaine, ou que l'idée de force, qui pénètre dans l'esprit par le sentiment de la tension musculaire. Par opposition à l'idée de substance, l'idée de l'ordre et de la raison des choses, même notion prise sous deux angles différents, est le principal support de la critique philosophique, le principe et le but de toute spéculation philosophique, comme l'indique, mieux que d'autres penseurs, Leibniz: "en proclamant son principe de raison suffisante, et en l'opposant au principe de contradiction, dont Aristote avait fait l'axiome fondamental ou le pivot de toute preuve scientifique, Leibnitz est, de tous les philosophes, le premier qui indique nettement le but essentiel de toute étude philosophique, la conception des choses dans l'ordre suivant lequel elles rendent raison les unes des autres, ordre qui ne doit être confondu, ni avec l'enchaînement des causes et des effets, ni avec celui des prémisses et des conséquences logiques"16. La philosophie se distingue des sciences, explique Cournot, "notamment en ce que les travaux du savant tendent à l'accroissement de nos connaissances et à de nouvelles découvertes dans le domaine inépuisable de la nature, tandis que les travaux du philosophe tendent à éclaircir les principes de nos connaissances et à faire l'analyse des lois de l'esprit humain"17. La philosophie examine les fondements de la connaissance et fixe les limites du savoir. D'une part, elle étudie les "notions premières" par lesquelles une science "se rattache au système général de la 14 Ibid., ~ 50, p. 60. Ibid., ~ 17, p. 21. 16 Ibid., ~ 388, p. 462. 15 \1 Ibid., ~ 264, p. 317. 19 connaissance humaine"18. D'autre part, elle limite les prétentions du savoir en remontant à la source des questions insolubles et en procédant par voie d'exclusion: "Elle montre l'impossibilité de certaines solutions, en établissement leur incompatibilité, soit avec les données de la science, soit avec les lumières naturelles et la conscience du genre humain, et elle circonscrit ainsi l'indétermination d'un problème que la nature des choses n'a pas rendu susceptible d'une solution déterminée et vraiment scientifique"19. Quand on parle de "philosophie de l'histoire", de "philosophie du droit", de "philosophie des mathématiques", on se réfère à cette capacité, caractéristique de la philosophie, de scruter les connexions rationnelles entre les parties d'un tout et de chercher la raison profonde des phénomènes observés. Etant donné que la raison profonde des choses sort du domaine empirique, les investi~ations philosophiques se tournent vers (J, "le monde des idées" et la nécessité se fait bientôt sentir d'évaluer la valeur représentative de ces idées, ce qui n'est permis qu'au moyen d'un "sens supérieur"21 donnant accès aux divers degrés de probabilité de nos jugements; or seule la raison possède cette supériorité, en tant qu'elle domine et contrôle les autres facultés, et la raison est, rappelons-le, la faculté de saisir la raison des choses. Etudier l'ordre et la raison des choses, et examiner les formes de la pensée, les lois et les procédés de l'esprit, voilà deux tâches intimement liées, et l'unité de la philosophie tient au va-et-vient incessant entre ces deux pôles: "Toute question essentiellement philosophique doit pouvoir se présenter sous ces deux faces; et réciproquement cette duplicité d'aspect est ce qui caractérise les ~uestions philosophiques, à l'exclusion de toutes les autres". 2 C'est sur la représentation elle-même, et non sur la valeur représentative de nos idées, que Renouvier fixe son attention. Sa position idéaliste s'exprime dans l'affirmation 18 Ibid., Ibid., 2(J Ibid., 21 Ibid., 19 22 ~ 324, p. 383. ~ 321, p. 381. ~ 325, p. 384. ~ 325, p. 384. Ibid., ~ 325, p. 384. 20