dossier Développement durable Il faut changer de modèle économique L Entretien avec Bettina Laville Pierre Mendès France 1978 Avocat associée en charge du développement durable de Landwell & Associés (PWC) Alors que le respect de l’environnement est une incontournable nécessité pour l’avenir de notre planète, la question de l’économie verte reste conflictuelle. Bettina Laville nous décrit les raisons de l’importance de la transition énergétique. a croissance verte sera la prochaine frontière du développement économique clament les dirigeants des pays asiatiques. Pensez-vous que la communauté internationale est réellement mobilisée autour des enjeux environnementaux planétaires et qu’elle est prête d’un commun accord à changer de modèle économique ? Bettina Laville : Beaucoup d’Etats au sein de l’ONU tiennent un double langage. On a pu le voir encore récemment à l’occasion du sommet Rio +20, qui s’est tenu au Brésil en juin dernier. D’un côté, ils disent que notre modèle économique a atteint ses limites et qu’ils entendent se développer autrement en particulier en verdissant leur économie ; mais, en même temps, ces mêmes pays n’assument pas cette position lors des négociations dans les instances internationales ou les grands sommets comme celui de Rio. Pour eux, l’économie verte est une nouvelle manière trouvée par les pays « riches » pour continuer d’asservir, de coloniser les pays pauvres et qui souffrent d’une insuffisance de transferts de technologie. Pourtant avec la crise, nous avons dépassé le couple infernal croissance-décroissance. Le problème est de savoir comment « prospérer ». Notre planète ne pourra nourrir une humanité de 7 à 9 milliards d’habitants que grâce à un changement de modèle économique. D’où l’importance de la transition énergétique pour construire ensemble un autre monde, sans pour autant oublier que la seule compétitivité guide quelques-uns… Le développement durable est aujourd’hui une notion généralement admise mais on s’aperçoit que les mesures prises par les Etats pour conjuguer économie et protection de l’environnement ne sont pas toujours à la hauteur des enjeux… Des pays comme la Chine ont saisi 60 / novembre 2012 / n°426 l’importance de la croissance verte, ils investissent même dans ce sens, mais ses dirigeants, soucieux de protéger la croissance de leur pays, refusent de soutenir les propositions avancées par les Européens. Pour leur part, les gouvernements des pays européens, en particulier l’Allemagne, ont compris l’enjeu et la nécessité impérative de changer les usages et d’engager la transition énergétique. Le train est désormais bien en marche, tout en sachant que les choix énergétiques sont des choix de long terme. Dans le débat qui nous occupe sur la relation entre l’Europe et les pays en développement et/ou à forte croissance, notre continent se révèle vertueux et est considéré comme privilégié. Aussi, pour amener ces pays à mieux prendre en considération les questions environnementales, je crois beaucoup à la montée des classes moyennes et de la démocratie dans les pays émergents. La préoccupation sanitaire y est appelée à devenir un facteur très important de changement. Les défis que doivent relever les dirigeants de ces pays vont les pousser à instaurer des politiques de protection de l’environnement. Vous mentionnez l’Allemagne comme pays en pointe, quid de la France ? Le Grenelle de l’environnement a été un bond en avant même si ensuite, la mobilisation de nos gouvernants n’a pas toujours été à la hauteur des annonces. Aujourd’hui, le temps de la concrétisation est venu et le Président de la République a été très clair dans son discours lors de la Conférence environnementale. Il a donné une feuille de route. Qu’a-t-il dit ? Qu’il fallait modifier le système économique lui-même, la façon de produire et de répartir les richesses ; qu’il fallait aussi mettre au point les « critères » qui permettront de mesurer l’efficacité des entreprises responsables ; que la nouvelle économie concernait à la fois « le secteur marchand et le secteur non marchand ». dossier Il a enfin qualifié la transition écologique, je cite, « de puissant levier de croissance de compétitivité de nos entreprises et d’amélioration de notre bien-être collectif ». Dans un contexte de crise économique mondiale, les exigences écologiques ne passent-elles pas au second plan ? On a le sentiment que cette crise tend à réduire la capacité d’action des Etats en matière de transition écologique… Je ne le crois pas. Au contraire, la crise économique et financière met en évidence l’intérêt du concept de développement durable. Ce n’est pas le moment de lâcher prise alors que le bien-être social est aujourd’hui remis en question. Concilier la protection de la biosphère et le bien être de l’humanité, sauvegarder les biens communs mondiaux et la vie décente d’une population qui compte aujourd’hui 7 milliards d’individus, demain 9 milliards, est un objectif devenu prioritaire. Toute transition écologique importante doit être soutenue par les Etats. C’est ce qui se passe dans les pays du nord de l’Europe, qui ont mis en place des politiques d’achats publics responsables. Certes, les dettes souveraines et la dette publique font que les crédits dédiés à la protection de l’environnement diminuent mais, parallèlement, les entreprises ont compris qu’il allait de leur intérêt de renouveler leurs modèles. La rareté des ressources naturelles fait que les producteurs sont enclins à moins les utiliser, à limiter les déchets et à les réutiliser. Cela aide au développement de l’économie circulaire. Par ailleurs, nous savons que le CO2 sera de plus en plus taxé, ce qui conduit les entreprises à développer des process moins consommateurs de CO2. Pour les gouvernants, l’arbitrage est difficile entre le court et le long terme. D’un côté, nos institutions privilégient encore trop le court terme alors que les bénéfices du développement durable sont à long terme. La diminution du budget public ne doit pas entraver la marche en avant, et l’importance des investissements économiques en matière écologique montre que l’on va dans le bon sens. Et puis, en dehors des budgets de Etats, la sensibilisation a fini par produire ses effets. Il suffit de voir le volontarisme des entreprises et des collectivités locales… L’effort écologique des entreprises passe par un arsenal de normes. Après la directive européenne Reach, le protocole de Kyoto et les directives de réduction d’émissions de carbone, la réglementation est-elle encore appelée à se durcir ? Ne faudrait-il pas mieux compter désormais sur une régulation des entreprises par elles-mêmes ? Les réglementations ont poussé les entreprises à utiliser plus rationnellement les ressources et à internaliser le coût du CO2. Elles savent qu’elles doivent respecter les normes, réguler l’offre de produits et de services, et investir au risque de nuire à leur propre processus de production. Je pense que désormais la production de normes est suffisante, sauf en matière sanitaire où la législation et le contrôle ne sont pas encore allés assez loin. La responsabilité sociale, sociétale et environnementale prend le relais ; les engagements volontaires ne doivent en aucun cas remplacer les normes, les deux doivent produire du sens pour l’entreprise au sein d’une société en pleine mutation. Un rapport sur l’Après Rio +201, dont vous avez assuré la direction, met en exergue la nécessité de coconstruire de nouveaux modes de production et de consommation. Qu’entendez-vous par coconstruction ? L’exercice même du développement durable est une coproduction. On n’instaure pas le développement durable sans œuvrer à une communauté mondiale, et à des communautés locales qui agissent pour que la planète soit viable. Les Agendas 21 illustrent cette coproduction de tous les citoyens ensemble. Au niveau mondial, la coproduction concerne tous les pays, toutes les souverainetés nationales. Elle s’épanouit dans la proximité et aussi la gouvernance de l’environnement, de la biodiversité. Elle est délibérative, participative, elle qualifie la « co-viabilité. » ■ 1 - Après RIO+20. Le développement durable, synthèse et priorités à l’usage des décideurs. Etude réalisée et publiée par PWC / Landwell & Associés à l’occasion de la Global Conference 2012 des Ateliers de la Terre. Lire aussi le rapport « Resilient people, resilient planet : a future worth choosing », et les numéros 2 et 3 de la revue Vraiment Durable dont Bettina Laville est rédactrice en chef Comment Landwell & Associés accompagne-t-il ses clients sur cette problématique ? « Nous conseillons beaucoup d’entreprises à "devancer" la réglementation en terme de prévention, dit Bettina Laville. Aujourd’hui, il y a une coproduction d’un corpus vertueux mais le problème posé porte sur le moyen de l’action. C’est pourquoi, je crois beaucoup à l’investissement socialement responsable (ISR). L’économie est tenue par la finance. Il faut donc que cette dernière soit vertueuse. Malheureusement, les fonds ISR restent marginaux, ils ne représentent pas aujourd’hui 5 % de l’ensemble. Il faudrait également travailler sur leur rentabilité ». Landwell & Associés accompagne aussi bien le privé que le public. Ainsi, le cabinet opère pour soutenir le port autonome de Dunkerque à établir son Plan de développement durable ; C4 est une première. Il intervient également au Maroc suite à un appel d’offre sur la stratégie nationale du pays pour le développement durable. En matière de RSE, il mène des missions de conseils juridiques pour les entreprises. / novembre 2012 / n°426 61