Notes sur la manière noire Cette pièce est l'aboutissement et la synthèse de mes travaux précédents. Elle porte notamment une réflexion sur l'utilisation des techniques spectrales et de l'électronique associée à un ensemble. Pour commencer, voici le texte de présentation de cette pièce : il décrit métaphoriquement l'oeuvre musicale comme oeuvre plastique. La manière noire Trois surfaces monumentales, disposées dans une grande salle. La première et la troisième se toisent ; la seconde, plus large, est au centre. Chacune des plaques a une teinte dominante : un blanc ocre sur la première, un rouge ocre et profond, pour la deuxième, comme des traces d'eau noires, pour la troisième. Ce sont de très grandes plaques de cuivre, ou de bronze, dont la matière semble révélée par la chaleur de la flamme, par l'acide ou par le sablage (par endroits, peintes, vernies ou encrées), ainsi que par un travail de gravure particulier, tout à la fois violent et subtil, monumental et détaillé, lumineux. La méthode de gravure choisie est adaptée de la manière noire : les plaques ont été striées à l'aide d'un berceau exceptionnellement grand, fabriqué pour l'occasion ; le geste de gravure y a pris une dimension industrielle. Les blancs obtenus ont ainsi une luminosité un peu artificielle mais spectaculaire. Toutes ces techniques dessinent une topographie que l'on devine : on y suit des grandes lignes de force, mais aussi d'autres chemins buissonniers. [...] Grégoire Lorieux, La manière noire, 2007. 3 plaques de cuivre gravées et traitées, 400 x 600 cm, 400 x 1000 cm, 400 x 600 cm. Collection particulière Industrie La manière noire est donc une méthode de gravure. L'idée ici est de prendre cette méthode comme métaphore de mon travail de composition - non pas de décrire la musique comme une sorte d'oeuvre plastique (il y a bien des oeuvres musicales titrées "Estampes" ou "Eau-forte", mais cette pièce ne s'appelle pas "manière noire" mais "La manière noire" ; d'ailleurs il serait étrange qu'une oeuvre plastique s'appelât "La manière noire", il faudrait alors qu'une oeuvre musicale soit titrée par exemple "la série dodécaphonique", ou "le patch OpenMusic" !). On peut en tout cas imaginer une technique qui consisterait à traiter de grandes plaques de cuivre par des procédés chimiques, pour en révéler certaines nervures ou imperfections ; et on complèterait,, soulignerait ces dessins avec de la peinture, du grattage, d'autres procédés électro-chimiques... Les procédés mis en oeuvre, sur de très grandes plaques (quatre mètres sur six !) dépassent largement les capacités d'un atelier d'artiste ou d'artisan et demandent une infrastructure industrielle. C'est ainsi que je travaille l'exploitation des modèles sonores dans AudioSculpt et OpenMusic : de manière industrielle. L'ordinateur permet, à l'image de l'exploitation d'une mine ou d'une carrière, de tirer du son de grandes quantités de matériau, qu'il faut ensuite filtrer, affiner ou tamiser, pour finalement trouver un matériau de plus grande valeur. Un matériau musical, fabriqué à la main, est validé lorsque le compositeur le couche sur le papier. A l'ordinateur, plus de validation lente possible à la vitesse du crayon, puisque de trop grandes quantités de notes et de rythmes, d'accords. Il faut alors porter un regard sur le matériau, un peu comme celui d'un expert qui inspecte les objets à la sortie d'une chaîne de travail dans une usine. Un ami m'a parlé d'un artiste chinois du 10e siècle de notre ère, Tou-Wang : "les "Pierres de la forêt Nuageuse" sont les objets produits par une forme d'art chinois initiée par le peintre TouWang qui en 900, comme je te l'avais dit, à commencé à présenter des pierres trouvées comme étant des peintures entant que telles. Le seul geste que le « peintre » opère est de retourner la pierre en mettant le haut en bas de manière à inverser le sens des coulures imprimées par les pluies." C'est bien le regard, ou l'écoute, que nous portons sur les choses, et sur les êtres, qui en font le prix. Porter son regard sur une simple pierre, avec une "mise en scène" minimale suffit. Cette forme d'art est belle et modeste. L'artiste se défend de construire un objet, choisit l'objet qu'il montre (on songe aussi dans un autre registre, à l'urinoir de Duchamp !), et surtout, exhibe son propre regard sur les objets. Je suis persuadé que ce qui fait l'originalité d'un artiste, comme un compositeur ou un poète, ce ne sont pas les matériaux ou les mots qu'il utilise, mais bien son rapport au langage même. Modèles sonores Les modèles sonores, desquels j'extrais de grandes quantités de rythmes et de notes, ne sont pas de beaux sons en eux-mêmes, ce ne sont que des objets sans signification et informes. Composer, c'est alors renoncer à former de sa main des rythmes ou des mélodies, c'est, par l'écoute, juger certains éléments remarquables dans une forêt inextricable d'accords, de lignes informes. C'est comme chercher des formes dans les nuages. Les trois modèles que j'ai choisis pour La manière noire sont des voyelles ([i], [a], [u]) soufflées dans une flûte. A force d'observer les matériaux, une richesse timbrale et poétique a fini par émerger : ces voyelles, à les écouter de près, ont la consistance, même la couleur et la rugosité de la pierre, mais aussi la fluidité un peu épaisse des liquides organiques, comme le sang, la salive... Le [i] est aveuglant, éblouissant, strident, comme un métal chauffé à blanc, tellement chaud qu'il en devient liquide. C'est le blanc, fluide, de la salive, du sperme, du liquide lymphatique. Ce sera "Blanc contre blanc", le premier mouvement. Le [a] donne naissance à "Rouge-contre", le deuxième mouvement. C'est le rouge sombre et sang, d'un métal chauffé encore flexible, c'est aussi le rouge d’une brûlure. Encore pas tout à fait encore ce rouge direct, mais son reflet, son ombre portée (si les ombres portées pouvaient contenir la couleur de leur objet). Le [u] est noir : "Noir-contre" indique l'idée d'un aplat noir posé sur un autre aplat noir. Comme si deux noirs extrêmement profonds, posés l'un contre l'autre, pouvaient s'annuler. Ce noir, en tout cas, est aussi celui d'un métal refroidi, noirci comme du charbon et redevenu dur et solide. Le solo de hautbois et celui d'alto dans La manière noire sont de pures découvertes, des pierres ramassées, qui s'offraient presque naturellement à ces instruments. Ils n'ont presque pas été retouchés, ils sont des résultats d'analyses directes (il s'agit d'un suivi du formant le plus fort, ou le plus large, à chaque instant du son). Une fois trouvés, mon seul travail aura été d'y poser nuances et phrasés. Le solo de guitare basse, accompagné de deux voix à peine moins graves, correspond au suivi des trois premiers partiels du son de flûte sur [a], avec cependant un travail rythmique, qui en exagère les contours en rendant les notes longues (issues de l'analyse) beaucoup plus longues et qui précipite les valeurs courtes. Les autres passages, polyphoniques, sont des expressions horizontales superposées de certaines zones du spectre. Ces spectres sont analysés différemment, ce qui donne des résultats similaires mais suffisamment différents pour porter le développement de séquences musicales différentes. Ces passages polyphoniques sont sous-tendus rythmiquement par des processus de ralentissement, ou d'accélération (chaque voix est l'entrelacement, ou la superposition de "voix", chaque voix étant constituée d'impulsions simples qui accélèrent ou ralentissent régulièrement). Les ralentissements aboutissent généralement à ce que je nomme des "coeurs". Un coeur se définit comme un climax en creux ou bien comme un climax d'énergie. C'est un moment central d'expression, une "éclaircie" formelle. Polyphonie Dans cette pièce, les objets musicaux (c'est-à-dire les lignes polyphoniques, les mélodies, les accords, les rythmes), ne sont pas forcément compatibles avec le « rendement » classique de l'orchestre. Défions-nous des schémas enseignés et trop bien établis. De la même façon que l’on voudrait nous faire croire qu'une certaine économie de marché capitaliste est la seule viable, et que ne pas l'adopter est irréaliste voire irresponsable ; il n'y a pas qu'une seule façon de faire de l'orchestre. Et c'est bien aux créateurs de proposer d'autres schémas, quitte à bousculer les habitudes. On peut penser que l'écriture orchestrale que je mets en place n'est qu'une instrumentation, une simple distribution des voix de ces polyphonies. Mais je ressens chaque voix polyphonique comme une parole donnée à un timbre. Par exemple, j'ai le sentiment que la polyphonie de la Renaissance ne pouvait être seulement un jeu de l'esprit abstrait. Le compositeur de musique sacrée avait à disposition des voix avec des caractères, des textures différentes, ou bien des instruments - bref des timbres ; et le plaisir d'écrire aurait bien pu être celui d'avoir envie de faire sonner les voix de ses amis. A mon avis, la magnificence de la musique instrumentale de la Renaissance n'est pas due seulement à la plénitude de la justesse des tierces majeures, mais surtout au plaisir brut et physique de l'agencement des sonorités charnues des instruments "hauts", ou bien à la délicatesse de l'entrelacement des sonorités intimes des instruments "bas". Je crois que dans mon travail polyphonique, l'écriture de chaque voix est guidé par une sensibilité du timbre soliste. Ne pas construire une écriture de l'orchestration en lien avec le rythme, ou avec la mise en relief de l'harmonie, me permet d'éviter, je crois, les "effets" classiques d'orchestration, dont on pourrait faire rapidement une typologie (par exemple, le "cri" ou le "saut", depuis Le sacre du printemps). Je sens que j'y gagne également une sensibilité à la manière précise dont les instruments sonnent dans l'espace. Cela rappelle l'écriture électroacoustique dans un séquenceur : sur différentes pistes, des voix doivent se voir assigner une place dans l'espace (c'est particulièrement vrai quand on travaille en multicanal). Ainsi, la construction polyphonique devient un "mixage grandeur nature", une répartition dans l'espace réel plus que dans l'espace de la page. Dans cette optique, le placement des haut-parleurs, d'où sortiront les amplifications ou le traitement des instruments comme des sons électroniques, est très important. Il faut obtenir que l'électronique se fonde avec l'orchestre acoustique. Pour cela elle n'a pas à disparaître. Il faut une association de couleurs, comme l'accordéon se fond avec les cordes ou les vents, malgré qu'il soit, comme les haut-parleurs, un instrument à la diffusion très directionnelle. Il faut ainsi placer les haut-parleurs sur scène, avec le même soin que le placement d'un instrument, ou que l'assignation d'une voix d'une polyphonie à un instrument : dans ces trois cas, tout est une affaire de "mixage". Une fois le dispositif en place, on peut en jouer, et avoir une communauté de pensée et de moyens musicaux entre l'orchestration et l'écriture de l'électronique (élargissements, soulignements, doublures, etc...). Problématiques musicales dans La manière noire Ainsi, les problématiques suivantes, soulevées lors du travail de La manière noire, sont à la fois des problématiques d'orchestration et d'écriture électronique. - Assombrissement ou éblouissement : il s'agit de créer des sensations de luminosités différentes, par l'emploi de polyphonies dans des registres contrastés. Par exemple, l'électronique renforce les lignes aiguës du début du premier mouvement (lettre A1) par des lignes à retard, qui épaississent la texture. Les résonances (modèles de résonance tirés directement des modèles, et appliqués comme des réverbérations colorées sur les instruments) viennent souligner les lignes mélodiques. Il y a ainsi, dans le solo de hautbois du prologue, un rapport de consonance entre la mélodie et la résonance qui l'accompagne : le même rapport de consonance qu'entre le halo résonant des cordes sympathiques d'un instrument comme la viole d'amour et une mélodie jouée sur les cordes supérieures de cet instrument. - Créer un "espace aux vibrations" : l'espace instrumental / électroacoustique sera fait parfois de vibrations, légères ou lourdes. Du point de vue instrumental il y a tout un travail sur les vibratos et les trémolos, sans oublier les différentiels créés par la grande polyphonie du premier mouvement. Du point de vue électroacoustique, c'est une modulation d'amplitude sur certains instruments (hautbois, flûte, harpe, contrebasse, cor, tuba) dont le paramètre de modulation varie avec la nuance jouée (une vibration sera plus rapide avec un son fort, un son résonant aura une modulation qui ralentira). - Étirer l'espace : la partie électronique a été composée pendant l'été 2007, après avoir entendu un concert de Jordi Savall, au cours duquel j'étais placé au fond d'une cathédrale. L'espace sonore de la cathédrale était alors constitué de points éloignés mais très précis. Cette distance aura permis paradoxalement une écoute plus attentive. C'est cette expérience de la distance que j'ai tenté de reproduire avec l'électronique du solo de hautbois. Certaines sculptures ou même certaines peintures métamorphosent l'espace autour d'elles. C'est le cas souvent avec la musique, avec laquelle on peut créer cet espace. Le placement des instruments permet, pour le troisième mouvement, d'étirer l'espace scénique jusqu'à ses rebords extrêmes : le cor est ainsi placé au fond du plateau pour ce passage. Au niveau de l'électronique, le dispositif de diffusion est couplé à des traitements du son en spatialisation. Huit haut-parleurs sont disposés de l'avant-scène jusqu'au fond du plateau, par couples. Les derniers haut-parleurs sont tournés vers le mur du fond, et un neuvième haut parleur, tourné vers les coulisses, vient compléter le dispositif. Cette répartition en quatre plans principaux permet de placer ou de déplacer des sons de façon plus ou moins proche du public, ou des instrumentistes. De plus, chaque son est réverbéré à l'aide d'un dispositif de spatialisation qui permet de placer un son virtuellement à une certaine distance à partir du point entre les deux haut-parleurs, devant ou derrière, de modifier le rayonnement de ce son et son orientation par rapport à l'auditeur (il s'agit du dispositif transaural du Spat de l'ircam). On peut ainsi projeter le regard puis l'écoute plus loin : c'est une invitation métaphorique à écouter, et regarder au-delà des murs. Grégoire Lorieux 6 novembre 2007