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Sociétal
N° 38
4etrimestre
2002
LES MELTING-POTS DE NOS ANCÊTRES
Pour Patrick J. Geary, professeur
à l’Université de Californie à Los
Angeles, les historiens ont aujour-
d’hui un devoir urgent : démontrer
l’inanité des références aux origines
ethniques de l’Europe contempo-
raine. La tâche, souligne-t-il, est
d’autant plus cruciale pour les re-
présentants actuels de la discipline
que les fondateurs de l’histoire
scientifique, au XIXesiècle, furent
pour beaucoup dans la constitution
d’un « vaste dépotoir de matériaux
toxiques » dont émane le natio-
nalisme ethnique. Ce spécialiste
d’histoire médiévale entreprend
donc de revisiter les complexités de
l’affrontement entre l’Empire romain
et les Barbares, non sans avoir
préalablement porté l’estocade
contre les savants créateurs des
histoires nationales de l’Europe.
LES ANACHRONISMES DE
L’HISTOIRE NATIONALE
Depuis une bonne vingtaine
d’années, la question de la
formation des nations européennes
a fait l’objet de nombreuses études
qui, pour la plupart, rompent avec
la perception commune2. Les nations
actuelles ne se sont pas formées
dans la nuit des temps, mais préci-
sément à l’âge des nationalités,
c’est-à-dire au XIXesiècle. Le vieux
terme de nation a revêtu dès lors
une acception nouvelle, en accord
avec les transformations sociales qui
étaient alors en train de s’opérer.
Car la conception moderne de la
nation, telle qu’elle se constitue
depuis le XVIIIesiècle, est porteuse
de changements radicaux, pour ne
pas dire révolutionnaires.
La nation est désormais pensée
comme une communauté large,
unie par des liens qui ne sont ni
la sujétion à un même souverain,
ni l’appartenance à une même
religion ou un même état social.
La nation n’est pas déterminée par
son prince : elle lui préexiste et
lui survit. Elle est donnée comme
la véritable détentrice de la sou-
veraineté politique. Ses membres
sont égaux du point de vue des
droits fondamentaux. L’idée de
nation va donc à l’encontre des
principes d’où féodalisme et
monarchie de droit divin tiraient
leur légitimité, et ouvre ainsi la
voie aux structures politiques
modernes de la démocratie.
Mais en même temps, son existence
est légitimée par une supposée
origine commune de tous ses
membres et par la transmission à
travers les âges d’un patrimoine
culturel. Paradoxe fondamental :
l’idée de nation marque une volonté
de rupture avec le passé réel des
sociétés européennes, mais sous
l’invocation d’un passé réinventé.
Bien qu’elles soient, pour reprendre
l’expression provocatrice de Bene-
dict Anderson, des « communautés
imaginées », créées par et pour la
modernité, les nations européennes
sont représentées comme la
continuation d’ethnies constituées
en des temps très anciens. L’enjeu,
en effet, était de fournir aux popu-
lations européennes de nouvelles
identités collectives, fondées sur
le sentiment d’appartenance à des
communautés anciennes qui se
seraient perpétuées à travers les
vicissitudes de l’Histoire. Rien
d’étonnant donc à ce que l’histo-
riographie, comme d’autres disci-
plines se constituant au XIXe
siècle – philologie, ethnologie,
archéologie –, ait œuvré à la
construction des identités natio-
nales en les enracinant dans un
passé pluriséculaire. Rien de sur-
prenant non plus dans l’anachro-
nisme fondamental qui consista à
plaquer sur les populations origi-
nelles les catégories de définition des
nations modernes, à commencer
par l’unité culturelle et linguistique :
sur ce plan, les empires et royaumes
européens, au début de l’ère na-
tionale, étaient souvent d’une
extrême hétérogénéité. La dyna-
mique d’homogénéisation qu’il
fallait lancer s’appuya sur la
croyance en une unité primordiale
qu’il s’agissait simplement de
restaurer.
Bref, les savants du XIXesiècle ont
largement reconstitué le passé à
l’image du futur escompté. Faut-il
pour autant les traduire devant
le tribunal de l’Histoire ? Patrick
Geary y incline. Mais il esquive la
réflexion sur l’émergence de l’idée
nationale moderne et la mise en
perspective historique de ces his-
toriographies nationales elles-
mêmes. Pour sortir du « dépotoir
toxique » qu’elles ont contribué à
former, il ne suffit pas de les dénon-
cer, il faut aussi les comprendre
et mieux les connaître. On aurait
aimé savoir comment les historiens
du XIXesiècle ont conçu récits
et scènes exemplaires, vulgarisés
ensuite par les manuels scolaires et
l’iconographie. Mais ces réserves
n’entachent en rien l’intérêt essen-
tiel du livre : le démontage brillant
et érudit des mythes ethniques
projetés sur les supposés ancêtres
barbares des nations européennes.
LES BARBARES DANS
L’EMPIRE ROMAIN
Les Romains de l’Empire divisaient
assez simplement le monde
entre eux-mêmes et les Barbares,
terme générique et péjoratif appli-
qué aux populations situées au-delà
de leurs frontières et subdivisées
en peuples et tribus diverses. Mais
la lente dislocation de l’Empire ne
fut en rien la submersion d’une
ethnie – ou nation – romaine par
des ethnies barbares aux caracté-
ristiques fixées et durables. La
citoyenneté romaine, étendue
par l’édit de Caracalla à tous les
habitants libres de l’Empire, n’avait
elle-même rien d’une qualification
ethnique. L’identité romaine était,
indique Patrick Geary, plutôt de
type « constitutionnel », elle
concernait un système de lois et
d’obligations fiscales ou militaires.
Et la distinction entre Romain et
Barbare devint, au cours des IVe
et Vesiècles, de moins en moins
tranchée, dans la mesure où la
romanité absorbait partiellement
les Barbares qui exerçaient une
pression sur ses frontières.
2Cf. notamment
Benedict Anderson,
Imagined
Communities,
Reflection on the
Origin and Spread
of Nationalism,
Londres, Verso, 1983
(en français
L’Imaginaire national,
Paris, La Découverte,
1996) ;
Ernest Gellner,
Nations and
Nationalisms,
Oxford, Oxford
University Press,
1983 (en français,
Nations et
Nationalismes,
Payot, 1989) ;
Eric Hobsbawm,
Nations and
Nationalisms since
1780, Cambridge,
Cambrige University
Press, 1990 (en
français, Nations et
nationalisme depuis
1780, Gallimard,
1992).