interview / FR Les garçons en crampons interview avec thomas bellinck et jeroen vander ven DE Steigeisen – Anna Luyten FOBBIT © KRISTIEN VERHOEYEN Steigeisen ? J: « Nous devions rapidement trouver un nom et Thomas l’a mis sur le tapis. » T: « À défaut de trouver un nom qui reflète ce que l’on fait, on espère quand même que ce que l’on fait soit associé à notre nom. J’étais en train de feuilleter Der Grosse Duden, un dictionnaire illustré allemand des années trente, lorsque j’ai vu le mot ‘Steigeisen’. Il a une consonance chaude, c’est un mot ‘confortable’, mais il désigne en fait une bottine munie de gros clous. C’est un crampon pour gravir les glaciers. Le correcteur orthographique le transforme toujours en ‘steengeiten’ : ‘chamois’ en néerlandais. » Ils font du théâtre en s’inclinant devant la petitesse de l’homme. Ils le font avec des images fortes, un grand engagement et un plongeon dans la réalité. Nous vous présentons Thomas Bellinck et Jeroen Vander Ven, le duo de Steigeisen. « Sur la terrasse d’Al Jazeera. » C’est là qu’ils se sont rencontrés. En 2005, le premier jour de leur épreuve d’admission au RITS, à Bruxelles. Devant attendre le verdict du jury, ils se sont mis en route pour Molenbeek, à la recherche d’un café où on sert de la bière au fût. Une quête quelque peu complexe – ils ont dû se rabattre sur la terrasse du café Al Jazeera. Ils y ont passé tout l’après-midi, d’une manière qui pourrait servir de métaphore à la collaboration de Jeroen Vander Ven et Thomas Bellinck depuis quelques années déjà : moitié à l’ombre, moitié au soleil. Jeroen : « À la fin de cet après-midi-là, la moitié du visage de Thomas était brûlée. » Billy, Sally, Jerry… P. 03 38 de onkreukelbare P. 20 Pendant leurs années au RITS, ils ont régulièrement travaillé ensemble. Notamment sur un spectacle sur Robespierre, un personnage qu’ils repassent au crible cette année dans De Onkreukelbare. Jeroen : « Thomas suivait la formation de metteur en scène et moi, celle d’acteur. Plus nous faisions de choses ensemble, plus il est apparu que nous étions, d’une certaine façon, compatibles. Nous avons trouvé une sorte de méthode de travail commune. » En 2009, ils couronnent leurs études avec le spectacle Fobbit, basé sur des interviews de militaires belges en Afghanistan et de témoins oculaires. Avec ce spectacle, le monde du théâtre n’a pas tardé à comprendre que ces deux jeunes pousses s’étaient solidement implantées. Avec des documentaires historiques, visuellement forts, ils sont passés maîtres dans l’art de susciter des ambiances et des questions qui font la différence. En 2009, ils créent leur propre groupe : Steigeisen. L’une de vos marques de fabrique est une énorme attention accordée au commun des mortels dans l’immensité des événements. Et une fascination pour une réalité politique et ses répercussions sur la vie des gens ordinaires. T: « Je veux faire des choses en rapport avec le monde dans lequel je vis, des choses qui me fâchent ou qui m’abasourdissent. C’est le point de départ de De Onkreukelbare, qui s’inspire du personnage de Robespierre et de la révolution française. Mais par ailleurs, le Printemps arabe donne également à ce spectacle un double cadre. Je veux parler de ce qui se passe autour de moi. Parfois, cela s’exprime à travers des actions plus politiques, parfois à travers le théâtre. » J: « Quand quelque chose m’étonne, je veux essayer de m’en approcher. Et cela, j’y parviens en créant un spectacle. Je veux communiquer cet étonnement. Et surtout, je veux savoir en quoi consiste l’histoire du citoyen lambda dans une situation politique dans laquelle il est enfermé ou tient lieu de modèle. » Thomas, on t’a vu dans la série documentaire Leuven Hulp, en tant que metteur en scène d’une pièce de théâtre en prison. Tu travailles avec des détenus et avec des patients psychiatriques. Avec Jeroen, tu as fait exploser un œuf de Pâques devant le ministère pour attirer l’attention sur le problème des sans-papiers. Dans quelle mesure cet engagement social concret détermine-t-il vos pièces de théâtre ? T: « Je ne suis pas quelqu’un qui défile facilement dans des manifestations derrière des banderoles. Je ne me lancerai pas à la légère dans un spectacle sur les sans-papiers, car je sais qu’il deviendrait un pamphlet. Par contre, parce que je connais personnellement des sans-papiers et des gens qui ont mené des grèves de la faim, ce sont des situations qui me mettent profondément en colère. J’aime aus- si abuser du théâtre pour faire en sorte que ces problèmes atterrissent au moins dans les médias ; en faisant exploser un œuf de Pâques, ou en faisant chanter en chœur, à des sans-papiers en grève de la faim, l’hymne national belge en trois langues, par exemple. Mais le but de ce type de théâtre est différent de ce que nous réalisons avec Steigeisen. En prison, l’objectif était notamment de valoriser ces gens – considérés comme des ‘rebuts’ de la société – pour ce qu’ils faisaient sur scène. Je ne suis pas un thérapeute. Par contre, j’ai beaucoup appris en tant que metteur en scène en prison et en psychiatrie. Là, je ne devais pas vendre du ‘non-sens théâtral’ et tourner autour du pot. Un metteur en scène, c’est aussi naturellement un ego, qui veut trouver une solution à tout. Mais là, j’ai appris à ne pas pousser et tirer un acteur pour boucler coûte que coûte une scène. J’ai appris à regarder un acteur et à voir ce qui se passe vraiment au lieu de ce que je voudrais voir. Ce n’est pas évident. Encore aujourd’hui, je continue à trouver la démarche difficile. » Votre collaboration respecte-t-elle une méthode particulière ? J: « L’année dernière, nous avons réalisé Lethal Inc., un spectacle basé sur la recherche de méthodes d’exécution ‘humaines’. Ce spectacle, qui met en scène un commandant de camp et un négationniste de l’Holocauste inventeur de machines d’exécution, est né de l’étonnement et de la volonté de comprendre pourquoi des gens en arrivent à commettre de tels actes. Avec l’acteur Joris Hessels, nous avons mené ensemble des recherches, lu des livres, regardé des films. Pour d’autres spectacles, nous parlons avec des témoins. C’est actuellement le cas pour la préparation de De Onkreukelbare. Nous lisons Hannah Arendt, Zizeck, mais hier nous avons aussi regardé un film de Woody Allen. Nous entassons tous ces éléments et nous nous mettons au travail. À partir d’un certain moment, les rôles deviennent clairs. Je ne reste pas là à attendre les instructions de Thomas, mais en définitive, c’est bien lui – le metteur en scène – qui tranche. » T: « A un moment donné, Jeroen monte sur scène et je vais m’asseoir devant. J’aime pouvoir conserver une vue d’ensemble. Je suis un accro du contrôle. Je veux voir ce que je suis en train de faire, je n’aime pas les bouts qui partent dans tous les sens. Tout ce qu’on voit doit avoir un sens. Parfois, pourtant, je joue avec d’autres metteurs en scène, et c’est une bonne chose. L’acteur est un être vaniteux et en même temps très fragile. Et cela, un metteur en scène ne doit jamais l’oublier. » Dans le spectacle Billy, Sally, Jerry and the .38 gun, on retrouve aussi sur scène, aux côtés de Jeroen, Willy Thomas et Isabelle Van Hecke. T: « C’était une autre manière de travailler, car à l’époque, j’avais déjà écrit le texte à l’avance. Ce qui n’empêche pas de nombreux remaniements pendant le processus de travail. » Billy, Sally, Jerry and the .38 Gun raconte un jour de septembre 1975, le jour où le président américain Gerald Ford a échappé pour la seconde fois à une tentative d’assassinat. T: « Le jour où Sara Jane Moore pointe son arme sur Ford. Billy s’est inspiré d’Oliver Sipple, l’homme qui se trouvait entre Ford et Moore et qui, bien malgré lui, est devenu un symbole du mouvement gay. Trois vies qui se rejoignent presque par accident. » J: « Dans ce spectacle, on retrouve l’étonnement que je veux communiquer à travers la question comment ce président mélancolique, cette femme au foyer révolutionnaire et cet ancien militaire homosexuel se rencontrent à cette époque cruciale. Ces petites gens évoquent tout un monde. » T: « Ce sont trois personnages solitaires à qui on doit, par accident, un grand courant historique dont les répercussions se font toujours sentir aujourd’hui. J’ignore pourquoi, mais chez nous, la fascination pour l’homme ordinaire est manifestement profonde. Dans Billy, Sally…, on voit avec quelle impulsivité et selon quel hasard ces trois courants historiques se sont télescopés. L’impérialisme américain dans les années septante, les mouvements révolutionnaires de l’époque et le renversement des idées libertaires des années soixante. J’ai lu récemment The seventies Unplugged, un compendium des années septante, selon lequel le fait que ce sont précisément des gens ordinaires qui recourent en masse à la violence, à travers des actes terroristes, est représentatif des années septante. Nous sommes nés en 1983, peu de gens de notre génération peuvent encore se représenter quelque chose des années septante. Souvent, cette période nous évoque quelque chose de semblable aux années soixante, mais avec une crise économique plus poussée. Alors qu’on sent justement que tout, dans les années soixante, était mis sens dessus dessous. » Pouvez-vous aussi donner libre cours à cette fascination pour les gens ordinaires avec le personnage de Robespierre, qui vous occupe actuellement ? T: « Une des questions qui me taraudent est de savoir comment un personnage relativement ordinaire comme Robespierre a pu se transformer, en un temps aussi court, en l’une des figures les plus redoutées de la révolution. De nombreux mythes entourent l’homme, il a beaucoup de sang sur les mains, alors qu’il plaide, dans l’un de ses premiers textes, pour l’obtention de droits civils pour les juifs et les acteurs ainsi que pour la suppression de l’esclavage et de la peine de mort. Comment tout bascule-t-il, pourquoi cela devient-il soudain si violent ? Ce caractère ordinaire n’est d’ailleurs pas un jugement de valeur, mais plutôt un constat. C’est pourquoi ce spectacle parle aussi un peu de nous, de cet état ordinaire, cette médiocrité dans laquelle nous nous retrouvons aussi. Nous essayons de courir après les grands événements, mais nousmêmes nous ne sommes pas les grands penseurs et génies de cette époque. C’est l’avantage d’un spectacle : on peut y entasser une foule de questions auxquelles on n’a pas de réponse. » Est-ce aussi un avantage : le fait de ne pas devoir, dans un spectacle, présenter des points de vue arrêtés et des slogans, mais de pouvoir au contraire manipuler la matière avec hésitation ? J: « Oui, avec beaucoup d’hésitation et, à certains moments, c’est déjà provocateur en soi de ne pas adopter de point de vue. Nous avons déjà remarqué que c’est déstabilisant pour les gens. » T: « Bien sûr, on a bien un avis. Dans les premières semaines de répétition de Fobbit, par exemple, nous avons en fait réalisé inconsciemment un pamphlet anti-guerre. Puis nous nous sommes dit : notre volonté de ne pas propager la guerre est tout de même évidente, pas besoin d’en faire un spectacle. Nous voulions dresser le portrait d’un homme, et distiller entre les lignes ce que nous pensions. Nous voulions que les gens s’identifient ou se posent les questions que nous nous sommes aussi posées pendant le processus de création. » « Sally était à la fois agent double pour les services secrets et active dans des groupements d’opposition d’extrême-gauche. Elle s’est mariée à plusieurs reprises. Femme de militaire, elle a vécu un temps dans une base militaire. Plus tard, elle s’est remariée avec un médecin et s’est installée dans un faubourg. Elle a ensuite épousé un ingénieur du son hollywoodien, nominé aux Oscars pour son travail dans Citizen Kane. Plus tard, elle deviendra membre de mouvements de gauche. Elle change sans cesse – et sans difficulté – de cadre idéologique. Beaucoup de ses décisions sont motivées par un insondable sentiment de solitude. Sa décision de pointer une arme sur Ford relève peut-être davantage de la tentative désespérée d’être considérée comme un être à part entière que d’un geste véritablement porté par sa foi dans la révolution. Pourtant, c’est bien elle qui appuie sur la détente. Pour moi, cela en dit très long sur la manière dont l’histoire s’écrit. Il en va de même pour Ford, qui est devenu président par hasard, après que Nixon se soit fourvoyé dans le scandale du Watergate en 1974. Ford est cependant l’initiateur des accords d’Helsinki, dont il pourra se targuer plus tard d’avoir été le préambule à la chute du mur de Berlin. Il porte la responsabilité du retrait des troupes américaines du Vietnam. Mais il ne sera jamais élu démocratiquement. Il ne cessera de se battre avec un complexe d’infériorité… » Ce ne sont pas des héros... J: « Les héros ne sont pas tellement intéressants. Je me demande s’ils existent vraiment. L’histoire s’écrit davantage par accident que grâce au penseur d’un grand projet. » T: « On rencontre parfois des personnages comme Robespierre, dont l’image est inattaquable. Je pourrais difficilement les appeler des héros. Nous l’appelons, en néerlandais, ‘l’infroissable’ (de onkreukelbare), car cela sonne plus ‘bête’ que ‘l’incorruptible’ (de onkreukbare), le surnom qu’il avait déjà reçu de son vivant. À l’époque de la révolution française, de nombreux révolutionnaires vont tomber en décadence après l’exécution du roi. Ils se réfugient dans les palais et s’emparent de ceux-ci. Mais Robespierre continue d’habiter dans un petit appartement, dans la maison d’un ébéniste. La seule chose à laquelle il consacre de l’argent, c’est l’achat d’un coûteux manteau bleu ciel qu’il fait réaliser par le meilleur tailleur. Mais nous ne ferons certainement pas de spectacle sur Robespierre sans nous soucier du monde dans lequel nous vivons. En plus de lire et de consulter du matériel plus historique, nous voulons aussi aller discuter avec des gens directement impliqués dans les révolutions arabes. » Qu’est-ce qui relie Robespierre à cette époque, l’actualité politique en 2012 ? J: « Il y a surtout beaucoup de questions qui sont lancées. Existe-t-il des scénarios pour une révolution ? Pourquoi, bon Dieu, trouve-t-on si peu d’exemples de révolutions qui ne se sont pas terminées dans un bain de sang ? Pourquoi la révolution dévore-t-elle ses propres enfants ? Hannah Arendt écrit que la révolution française a été le brouillon de toutes les révolutions suivantes. » T: « Dans un certain sens, la révolution française est née dans un contexte de pauvreté poignante. Il n’en va pas autrement des révolutions arabes. Cela commence chaque fois avec des gens qui ont faim et avec quelqu’un qui est assis, depuis bien trop longtemps déjà, derrière son bureau, et qui ne veut pas lâcher le morceau. Donnez à quelqu’un un bureau et une carte de visite, et il se passe des choses étranges dans sa tête. Tout à coup, la question n’est plus : pourquoi suis-je là derrière ce bureau ? Mais bien : que faire pour rester le plus longtemps possible derrière ce bureau ? Et comment expliquer que ceux qui finissent par le pousser de son bureau vont eux-mêmes s’installer derrière ce bureau ? Et alors qu’on n’arrive à nouveau pas à s’en débarasser ? Je ne sais pas. C’est humain. Tellement humain. C’est ce qui est alarmant. » Avez-vous un bureau et des cartes de visite ? T: « Non. Dieu merci. » J: « Mais nous avons un site Web. » 39