Entre guerre et paix : le terrorisme

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PASCAL HINTERMEYER
Laboratoire “Cultures et sociétés en Europe”
(UMR du CNRS n° 7043)
Université Marc Bloch, Strasbourg
<[email protected]>
Entre guerre et paix :
le terrorisme
C
omment comprendre la succession des actions terroristes
aujourd’hui ? Le monde contemporain présente des contrastes accusés. Il
est parcouru par un processus de civilisation, il accroît les relations d’interdépendance entre ses parties constitutives,
il élabore des mécanismes de régulation
des conflits qui le traversent, mais en
même temps il ménage la possibilité
récurrente de meurtres impromptus et
concertés qu’il peine à enrayer. Il a
même de grandes difficultés, dans les
instances internationales notamment,
à s’accorder sur une définition commune du terrorisme. Ce terme, employé
avec une complaisance inflationniste et
doté de multiples significations métaphoriques (le terrorisme intellectuel ou
informatique par exemple), suscite le
consensus au moins sur un point : il peut
s’appliquer à d’autres mais rarement à
soi-même. Il sert avant tout à disqualifier un ennemi et à s’autoriser tous les
moyens pour le combattre. Il est ainsi
pris dans un tourbillon de confusions
qui l’apparentent au mal, à la guerre,
voire à une aire culturelle, idéologique
ou religieuse réprouvée. Pour contribuer à démêler cet écheveau, il convient
d’abord de s’interroger sur les rapports
entre guerre et terrorisme puisque les
deux termes sont aujourd’hui volontiers associés. Nous nous intéresserons
également aux significations que revêt
46
aujourd’hui le terrorisme, aux raisons
susceptibles de pousser à y recourir, aux
caractéristiques de la stratégie qu’il met
en œuvre. Cela nous permettra de mettre
en relief la surenchère contemporaine,
mais aussi les limites de ce type d’engagement.
La guerre consiste en un recours illimité à la force visant à imposer sa propre
volonté et à briser celle de l’ennemi afin
d’obtenir sa soumission. Elle est «un
acte de violence destiné à contraindre
l’adversaire à exécuter notre volonté »1.
Elle comporte une dimension psychologique essentielle puisqu’il s’agit de
faire plier l’ennemi, de le faire passer
de l’exaltation au découragement, de
le priver de ses capacités de résistance
et de riposte. Faire la guerre, c’est donc
tenter d’inspirer la peur aux forces que
l’on combat2. En fait celles-ci ne se
composent souvent que d’une partie de
la population d’un territoire. Ainsi, au
Moyen-âge, les guerres sont avant tout
une affaire de privilégiés qui se définissent par la possession des armes et de
l’équipement appropriés, la maîtrise de
leur maniement, la capacité à conduire
des opérations militaires. Elles sont à la
fois incessantes, intermittentes et saisonnières. Elles se réactivent au printemps
et s’interrompent lorsque les armées
prennent leurs « quartiers d’hiver ». Elles
peuvent se prolonger pendant de longues
périodes, jusqu’à cent ans, voire devenir
endémiques. De telles durées signalent
toutefois de grandes différences avec les
guerres ultérieures. La distinction entre
l’état de guerre et l’état de paix n’a pas
été toujours aussi nette qu’on l’imagine
à l’époque moderne. La guerre médiévale est une activité spécialisée, séparée,
qui n’affecte pas toute la vie sociale.
Elle s’impose aussi des limitations en se
conformant plus ou moins à des règles
dans l’affrontement et à une déontologie
fondée sur le sens de l’honneur et la
protection des plus vulnérables.
Les restrictions à l’usage incontrôlé
de la violence s’amplifient à mesure que
le pouvoir royal parvient à établir son
ascendant sur la noblesse d’épée et à la
subordonner étroitement à ses intérêts.
Il s’efforce de faire prévaloir le monopole de la violence physique légitime
sur un territoire déterminé. La guerre
devient alors sa prérogative exclusive.
Il y recourt pour accroître sa puissance
par rapport aux autres États. Il entretient
avec ceux-ci des relations suivies, obéissant à des usages protocolaires précis,
susceptibles d’exprimer les nuances des
relations mutuelles. Lorsque ces dernières se détériorent, la tension est marquée
par une gradation de signes, du rappel
de l’ambassadeur jusqu’à la rupture des
relations diplomatiques, l’adresse d’un
ultimatum, l’ouverture des hostilités.
L’entrée en guerre est solennisée par
une déclaration qui introduit dans un
Pascal Hintermeyer
autre univers moral,3. La guerre a été
analysée comme une inversion des principes de la vie sociale. Elle transforme
les incitations à la coopération et à l’accumulation des richesses en impératif de
destruction4. À la rationalité, la communication, la délibération, elle substitue la
haine à l’égard de l’ennemi et l’injonction
de le tuer. Elle lève l’interdit du meurtre
au nom de la défense des intérêts fondamentaux de la collectivité et de l’ordre
donné par ceux qui assument la charge de
la protéger. Le resserrement hiérarchique
rend le commandement absolu et l’obéissance complète. L’autonomie de chacun
est étroitement subordonnée au groupe
et à ses dirigeants. « La possession de
l’individu par l’État est le caractère de
l’état social adapté à la guerre »5. Comme
celle-ci modifie profondément la tonalité,
l’organisation et les principes de la vie
sociale, des règles régissent le début, le
déroulement et la suspension des hostilités. Ces efforts pour imposer un cadre
et des limites à la guerre se prolongent,
à partir du début du XIXe siècle, par
l’adoption d’autres conventions portant,
même en situation de guerre, sur la protection des blessés, des prisonniers et des
civils. Mais ces dispositions n’ont pas
suffi à atténuer les horreurs des guerres.
Les efforts pour juguler la sauvagerie
des passions belligènes se heurtent bien
sûr aux contextes où les États ne parviennent pas à se réserver le monopole
de l’exercice de la violence. Celle-ci est
difficile à contrôler là où elle résulte
d’initiatives privées, soit à l’intérieur des
frontières étatiques du fait d’exactions
provoquées par des bandes armées, soit
sur les eaux internationales en raison
d’entreprises de piraterie. Surtout, l’incapacité à restreindre la violence est imputable aux États eux-mêmes. En effet, les
guerres qu’ils mènent sont susceptibles
de basculer dans la violence généralisée, pour peu qu’elles visent à conquérir des populations ou encore qu’elles
comportent des dimensions religieuses,
idéologiques ou nationales exacerbées.
Les guerres de conquête, comme celles
menées par les Mongols au XIVe siècle,
visent à dominer de vastes territoires en
inspirant systématiquement la terreur aux
populations civiles, dans l’espoir de s’assurer leur docilité . Celles-ci deviennent
aussi une cible privilégiée de ces guerres
que Clausewitz appelle absolues parce
Entre guerre et paix : le terrorisme
qu’elles cherchent à annihiler l’ennemi.
Ce fut le cas des grandes guerres religieuses, notamment celle de Trente ans,
qui décima une proportion importante de
la population allemande dans la première
moitié du XVIIe siècle et qui fut émaillée
de massacres comme le sac de Magdebourg en 1631. Les initiatives de régénération collective ont une propension
remarquable à faire couler massivement
le sang.
Dans le but d’affranchir et de libérer
les hommes, la Révolution française en a
tué beaucoup. Elle a aussi représenté une
inflexion majeure dans l’évolution de la
guerre. Ayant supprimé les privilèges et
donc l’ordre constitué par la noblesse,
dont la vocation était de porter les armes,
elle fut prise au dépourvu lorsque son
idéal de fraternisation universelle et de
paix perpétuelle se transforma en une
situation où elle dut mener la guerre
contre l’Europe coalisée. Elle eut alors
recours, pour compenser son infériorité
technique par une supériorité numérique,
à la conscription, à la levée en masse,
à l’offensive à outrance. Le terme de
terrorisme apparut dans ce contexte en
référence à un système de gouvernement
appelé La Terreur. Celle-ci met en place
systématiquement des mesures exceptionnelles de coercition et de répression
conçues comme un moyen de sauver la
patrie en danger et de conduire la guerre.
Les premiers terroristes furent des parlementaires, des membres de la Convention
envoyés en tant que représentants en mission dans les provinces pour y galvaniser
les énergies et y exercer des pouvoirs
exceptionnels illimités les autorisant à
prendre toute disposition propre à stimuler la défense nationale.
De moyen de mener la guerre, le terrorisme se transforme ensuite en tentative
visant à l’anticiper. Le long XIXe siècle
est agité par les revendications sociales
et nationales. Ceux qui souhaitent les
amplifier et les faire déboucher sur la
guerre de classe ou la guerre d’indépendance peuvent adopter des méthodes
visant à précipiter le conflit. Dans l’espoir
de provoquer une escalade des hostilités,
ils tentent en particulier d’assassiner les
dirigeants de l’État abhorré. Il arrive
que de tels procédés aboutissent à un
engrenage irréversible de la violence.
Le succès le plus complet de ce point de
vue a sans doute dépassé l’attente de son
auteur. Il s’est produit en août 1914 lors
de l’assassinat à Sarajevo de l’archiduc
François-Ferdinand, héritier de l’empire
austro-hongrois. Cet attentat a provoqué
la Première guerre mondiale en déclenchant un processus fréquemment analysé
par les historiens comme une réaction en
chaîne. Le terroriste se veut l’augure, le
catalyseur et l’avant-garde de la guerre. Il
est rare que son rôle soit aussi décisif.
Les rapports entre le terrorisme et la
guerre sont liés aux évolutions que cette
dernière a connues au cours des deux derniers siècles. Pendant cette période, elle
a considérablement accru ses capacités
meurtrières. Mettant en œuvre des techniques toujours plus efficaces, elle absorbe
aussi des ressources croissantes des belligérants et n’épargne rien ni personne. La
dimension psychologique, fondamentale
dans toute guerre, a pris des proportions
considérables. Elle a conduit à terroriser
et à bombarder des populations civiles,
notamment à Londres, Dresde, Hiroshima. Avec l’utilisation de l’arme nucléaire
contre cette dernière ville, le crescendo
dans l’horreur a connu son acmé. Depuis,
les principales puissances se livrent à une
course aux armements tout en s’interdisant l’emploi de leur arsenal atomique
dont les effets destructeurs sur l’humanité
seraient imprévisibles. Ce coup d’arrêt
n’a pas aboli les confrontations armées,
qui sont souvent devenues plus indirectes. Les plus puissants les mènent par
alliés périphériques interposés (en Corée,
Indochine, Amérique latine) et plus souvent encore dans l’ombre des services
secrets. Le processus de décolonisation a
aussi démultiplié des conflits volontiers
présentés par les métropoles en fonction
de la nécessité d’assurer l’ordre public.
Malgré les euphémismes utilisés, des
« événements » d’Algérie aux opérations
de maintien de la paix, l’instabilité et les
affrontements armés sont présents dans
beaucoup d’endroits de la planète.
Dès les années 1960, Raymond Aron
remarque que le monde contemporain
recèle de nombreuses situations intermédiaires entre la guerre et la paix 6.
Le terrorisme participe de ce brouillage
des repères. Il trouble la vie sociale par
l’irruption inopinée d’actes d’hostilité. Si
la distinction entre guerre et paix implique des relations sociales différentes,
leur indistinction provoque de profondes
perturbations dans les manières de vivre
47
ensemble. Elle ramène les sociétés à un
stade où la sûreté reste incertaine et à la
merci d’initiatives visant à la compromettre.
Des guerres
nécessaires
et impossibles
■
La possibilité d’actions terroristes
perpétrées par de petits groupes déterminés remet en cause la prétention moderne
à limiter la violence et à en réserver l’administration réglée à l’État. Celui-ci doit
aujourd’hui compter avec des entreprises
semant la terreur afin de déstabiliser des
populations. Il doit aussi se garder de ses
propres tendances à réagir, ne serait-ce
qu’incidemment et partiellement, avec les
procédés employés contre lui. Les méthodes terroristes établissent leur ascendant
par leur capacité à gagner ceux contre
lesquels elles sont dirigées. Dans certaines situations, elles constituent en effet
une alternative à la guerre dont elles
permettent de minorer les risques et
les coûts. Les codes réglant l’expression
des relations internationales s’en trouvent
modifiés. Un exemple illustre combien le
registre de l’agression déteint sur celui
de la riposte. Lorsqu’en 1983 une bombe
explose dans une discothèque fréquentée
par des soldats américains à Berlin, le
président Reagan y décèle l’œuvre de la
Lybie. Il envoie alors des avions bombarder les deux villes principales de ce
pays. Cet épisode montre que même une
« superpuissance » peut commettre des
actes d’agression contre un pays souverain en jouant sur l’effet de surprise, en
s’en prenant à des populations civiles,
mais sans déclaration officielle des hostilités. Ainsi s’affranchit-on des règles
de la guerre dans l’espoir d’en éviter les
inconvénients. Les États tirent occasionnellement parti de ressources stratégiques
qui sont d’ordinaire utilisées par de petits
groupes spécialisés dans leur mise en
œuvre.
Les risques d’usage incontrôlé de la
violence sont potentialisés par les processus mimétiques entre États et groupes
terroristes. Ceux-ci ont tendance à se
prendre pour de quasi-États et à affirmer
les attributs de la souveraineté de manière
d’autant plus caricaturale qu’elle leur
est refusée. Ils imitent les institutions
régaliennes, en particulier l’armée et la
justice. Ils prétendent instruire des procès
et exécuter des sentences. Ils revendiquent un usage absolu de la raison d’État
et en particulier le droit de mettre à mort
ennemis, traîtres et coupables. Inversement les États confrontés à des entreprises terroristes ont tendance à adopter
des mesures d’exception dans l’espoir
de « terroriser les terroristes », selon une
formulation employée par un ancien
ministre de l’intérieur (Charles Pasqua).
Cet effet est attendu de restrictions des
libertés publiques qui sont supposées
entraver les initiatives hostiles mais qui
imposent à l’ensemble de la population
une situation où les acquis de la paix et
de la démocratie sont malmenés.
Le face à face entre l’État et les activistes terroristes s’effectue surtout au
détriment de la population concernée.
Un État peut tirer parti de l’existence
d’un ennemi discrédité et marginal, ce
qui conduit certains auteurs à considérer que ses services secrets manipulent
les groupes terroristes et les réactivent
le cas échéant7. Toujours est-il que la
population civile fait les frais de cette
confrontation, tant du fait du renforcement des contrôles et de la limitation des
libertés qu’en raison des pertes en son
sein et du climat général qui s’instaure.
La stratégie terroriste repose en effet sur
la distinction et l’imbrication de plusieurs
niveaux. Pour faire pression sur un État
ou le déstabiliser, une violence ou une
menace de violence est exercée ponctuellement sur des individus afin de semer la
peur dans le groupe dont ils font parti
et d’atteindre l’autorité politique dont il
relève. La société civile est donc utilisée
comme levier dans une confrontation qui
la dépasse.
Le terrorisme a des chances de se
développer là où la guerre est à la fois
nécessaire et impossible. La guerre
apparaît comme nécessaire lorsque les
points de vue sont inconciliables et qu’un
compromis ne parvient pas à se dégager
entre les positions prêtes à s’affronter.
L’antagonisme est ainsi souvent irréductible lorsqu’il porte sur des questions de
souveraineté. Mais une guerre nécessaire
peut s’avérer impossible à mener, en raison de ses conséquences prévisibles pour
l’un au moins des belligérants. Lorsque le
potentiel destructeur des armes accumulées dissuade de s’en servir, la situation
48 Revue des Sciences Sociales, 2006, n° 35, “Nouvelles figures de la guerre”
peut être analysée comme une guerre
froide où les confrontations se font sur
un mode indirect. Lorsque la disproportion des forces en présence ne laisse à
la partie la plus faible aucune chance de
l’emporter, celle-ci se trouve empêchée
de conduire une guerre directe, elle peut
alors opter pour des actions ponctuelles.
Des opérations
ponctuelles
symboliques
■
Le terrorisme apparaît souvent de nos
jours comme un substitut de la guerre.
Il adopte des méthodes qui présentent
certains avantages tactiques et peuvent
compenser quelque peu un déséquilibre
à son détriment. D’abord il frappe à
l’improviste, en s’attaquant à des cibles
qui ne se tiennent pas sur leurs gardes.
L’action terroriste consiste à préparer
méticuleusement et secrètement des coups
qui seront ensuite portés au moment et à
l’endroit où l’ennemi ne s’y attend pas et
n’a donc pas pris de disposition efficace
pour les parer. L’impératif de discrétion
est adapté à de petits effectifs composant
une microcellule largement autonome et
difficile à infiltrer. Les opérations menées
n’atteignant qu’une petite partie des
forces ennemies, elles sont montées avec
soin. Le choix de l’objectif est important.
Comme il est limité, il doit avoir une
signification plus étendue, représenter
une métonymie de l’ennemi dans son
ensemble. Un procédé classique du
terrorisme consiste à frapper des cibles à
forte charge symbolique. C’est ainsi que
des dirigeants ont été assassinés un peu
partout en Europe à la fin du XIXe et au
début du XXe siècle ainsi que dans les
années 1970 en Allemagne et en Italie.
De même, un préfet de la République a
été exécuté en Corse. Depuis quelques
années, les terroristes cherchent aussi à
s’en prendre à des lieux emblématiques
du pays visé. Déjà à la fin de l’année
1994, l’avion d’Air France détourné
sur l’aéroport d’Alger devait servir de
projectile contre la tour Eiffel.
La dimension symbolique du terrorisme est essentielle. Les cibles visées doivent pouvoir être présentées comme une
condensation de la puissance attaquée.
Cette association d’idées est souvent
appuyée par une rhétorique volontiers
Pascal Hintermeyer
redondante, insistant sur l’appartenance
de la victime à un ensemble ou à un
« système » honni. Les destructions infligées en 2001 au World Trade Center et
au Pentagone suggèrent que les centres
financier et militaire de la principale
puissance mondiale seraient touchés. Le
terrorisme veut atteindre un ensemble
à travers la violence faite à une de ses
parties significatives. À défaut de pouvoir
s’en prendre frontalement à la collectivité, il tente de la « frapper au cœur ».
Celui-ci ne se limite plus aujourd’hui
aux principaux dirigeants qui sont généralement bien gardés et très protégés,
si bien qu’ils sont difficiles à atteindre.
Mais même lorsqu’ils sont effectivement
éliminés, comme ce fut le cas des chefs
d’État victimes d’attentats anarchistes
à la fin du XIXe siècle, d’Aldo Moro,
le leader de la Démocratie chrétienne
exécuté en Italie par les Brigades Rouges
ou de Georges Besse, le PDG de Renault
assassiné par le groupe Action directe,
l’impact symbolique reste primordial. En
effet éliminer ces décideurs ne suffit pas
à vaincre l’institution visée à travers eux.
En l’occurrence, l’État ou le capitalisme
survivent aisément à la disparition de
quelques uns de leurs membres, y compris ceux qui occupent les fonctions les
plus élevées, qui sont destinés à passer
la main et à être remplacés, à plus ou
moins long terme. L’opération terroriste
parvient seulement, en cas de succès,
à devancer cette échéance nécessaire.
Lorsqu’elle arrive à ses fins, elle hâte le
renouvellement du personnel dirigeant
des institutions touchées, qui se trouvent
de la sorte protégées d’un risque d’immobilisme et de sclérose. Les effets du
terrorisme sont souvent paradoxaux. De
plus la prépondérance de la dimension
symbolique autorise une diversification
des cibles potentielles. En Égypte ou en
Indonésie, ce sont des touristes. À New
York et Washington, c’est la multitude
anonyme qui contribue dans l’ombre des
bureaux à la puissance de l’Amérique. À
Madrid et à Londres, ce sont les usagers
des transports en commun.
Avec le développement du terrorisme, les rapports sociaux deviennent une
source potentielle de danger, lorsqu’ils
mettent en présence des inconnus dans
des lieux de transit ou de passage. La
méfiance s’instille dans l’espace public
et elle peut y favoriser la suspicion géné-
Entre guerre et paix : le terrorisme
Daniel Depoutot : Dragon, 2003.
ralisée. Face à toute catastrophe, voire
à tout dysfonctionnement, on en vient à
se demander s’ils ne sont pas intentionnels. Dans l’explosion de l’usine AZF
à Toulouse, dans la panne des réseaux
électriques de Los Angeles, se retrouve
la tendance à rechercher les indices d’un
plan ourdi par un mauvais génie contre
ses contemporains. Dans la société du
risque, il est devenu difficile de faire
la part de ceux qui sont imputables à
une volonté destructrice. Le terrorisme
s’ajoute et se mêle à toutes les menaces
qui pèsent sur l’existence humaine dans
le monde d’aujourd’hui8.
L’essentiel étant de provoquer la peur
dans une population, si celle qui est visée
est confondue avec tout un pays, il arrive
que les cibles soient frappées de manière
aléatoire. En outre, les civils anonymes
sont des proies particulièrement faciles
parce qu’ils vaquent à leurs occupations
ordinaires, sont amenés à se déplacer
pour cela et à côtoyer dans l’espace
public nombre de gens inconnus. Le terroriste qui s’en prend à eux les précipite
49
soudain sans sommation sur le front qu’il
vient d’ouvrir pour faire voler en éclat la
quiétude de la vie quotidienne et suggérer que personne n’est à l’abri. Il achève
d’abolir la distinction entre combattant
et civil en s’inspirant des préceptes de
la guerre totale qu’il voudrait déclencher sans avoir les moyens de la mener.
À la différence des combats classiques,
localisés et datés, le terroriste cherche à
provoquer un affrontement impossible à
circonscrire dans l’espace et le temps et
donc susceptible de diffuser, à partir d’un
impact ponctuel, un ébranlement de large
amplitude.
Dans son entreprise de déstabilisation,
le terrorisme tire parti de certaines caractéristiques de la société contemporaine.
On sait qu’il utilise les médias comme
caisse de résonance pour propager l’onde
de choc de ses actions aussi loin que
portent les moyens de communication de
masse, c’est à dire aujourd’hui à toute la
planète. On peut aussi remarquer qu’il
utilise largement les technologies de
l’information et de la communication,
des vidéocassettes à Internet, pour transmettre ses messages. D’un point de vue
opérationnel, il cherche à adopter les
innovations qui rendent les moyens de
destruction plus meurtriers et qui les
mettent à la portée d’un petit nombre
d’activistes. L’efficacité de ses actions est
d’ailleurs dûe à ce qu’elles s’inscrivent
dans les fragilités consécutives à l’ouverture et la complexité des sociétés contemporaines. Ainsi le terrorisme tire parti des
caractéristiques et des instruments de la
modernité avancée. Il se loge dans ses
interstices pour se retourner contre elle et
compromettre ses acquis. En particulier il
contrarie l’aspiration à rendre l’existence
humaine davantage prévisible et assurée
en l’exposant à des périls inédits. En réactivant le spectre de la mort donnée délibérément dans la vie quotidienne pacifique,
il sape un des fondements du pacte social
contemporain et du consensus entre gouvernés et gouvernants. Ceux-ci tirent
une part importante de leur légitimité de
leur aptitude à protéger la vie de leurs
ressortissants et ils se trouvent mis en
difficulté là où ils échouent à s’acquitter
de cette tâche. Ils sont vulnérables à la
panique résultant d’attentats provoqués
dans l’espace public par des mercenaires
agissant à la solde d’une puissance ou au
nom d’une cause. Certes la probabilité
d’être victime d’un attentat terroriste est
de beaucoup inférieure à celle de subir
un accident chez soi, sur la route ou au
travail. Mais de tels risques sont réputés inéluctables alors que le terrorisme
suppose une volonté9. En s’en prenant
à la vie humaine, il atteint une valeur
fondamentale que la modernité met en
relief à travers la promotion des droits de
l’homme et la constitution d’une société
des individus. Cette référence est d’autant
plus importante que d’autres sources de
consensus, notamment celles invoquant
une transcendance, ont été discréditées,
délaissées ou abandonnées à des particularismes communautaires. L’incapacité
à protéger l’existence de chacun représente un scandale qui mine les accords
sur lesquels reposent les coopérations
collectives.
Résurgences
sacrificielles
■
Ceux qui bravent l’interdit de tuer
se placent au-dessus des lois ordinaires
et s’arrogent un pouvoir absolu, devenu
inaccessible de nos jours même aux titulaires des fonctions les plus éminentes.
Une telle exacerbation de la volonté de
puissance peut s’analyser comme une
revanche compensatoire à des frustrations invétérées10. Mais comment s’autoriser une prérogative aussi exorbitante ?
Une conception supérieure de la morale
est avancée pour s’affranchir de ses préceptes habituels. Le terroriste n’est pas
censé tuer pour assouvir ses propres pulsions ou satisfaire ses intérêts personnels. C’est ce qui le distingue du grand
criminel ou du brigand. Il se prétend un
instrument au service d’une cause transcendante. Il se revendique l’auteur d’un
meurtre altruiste. La contrepartie de ce
devoir de tuer est que celui qui l’assume
accepte de renoncer aux satisfactions et
aux affections accessibles au commun
des mortels. Netchaïev proclamait déjà
dans la Russie des années 1870 ce que la
vocation nihiliste avait d’exigeant : celui
qui s’y consacre est un homme perdu qui
doit être prêt à se soustraire à tous les
attachements de l’existence11. En ce sens,
le terrorisme représente une résurgence
du sacrifice dans un monde animé par la
rationalité, les droits individuels et les
relations contractuelles. Au mépris de ces
50 Revue des Sciences Sociales, 2006, n° 35, “Nouvelles figures de la guerre”
références, la victime et le bourreau sont
offerts de concert, voire confondus, pour
célébrer une cause et témoigner de son
éclat. Ce sacrifice est destiné à obtenir la
rédemption du mal actuel, à féconder un
ordre nouveau, voire à en préparer l’avènement pour les générations futures12.
Ces significations sacrificielles sont
particulièrement mises en relief dans les
cas, devenus aujourd’hui fréquents, où
l’attaque terroriste est planifiée dans le
but de tuer à la fois celui qui fait office
de bombe humaine et les personnes se
trouvant sur le lieu de l’explosion. Les
attentats-suicides supposent la mort du
kamikaze qui les accomplit. Celui-ci est
incité à mourir en échange d’une place au
paradis, de la reconnaissance témoignée
au martyr, d’avantages matériels et symboliques accordés à sa famille. Il arrive
que la dissociation entre l’acte terroriste
et celui qui l’exécute fasse de ce dernier la proie d’une manipulation qui lui
échappe. Ainsi des femmes tchétchènes
rendues vulnérables par la perte de leurs
proches sont recrutées pour transporter des explosifs destinés à être activés
par les concepteurs de l’attentat qui restent en retrait et choisissent le moment
opportun13. Ces petites mains du terrorisme savent seulement en l’occurrence
qu’elles doivent donner la mort et se la
donner, mais l’initiative de la décision,
ses tenants et ses aboutissants leur échappent. Elles ne sont même pas considérées
comme de véritables combattants et n’accèdent donc pas aux récompenses promises post mortem à ces derniers. Dans
le terrorisme contemporain, l’exécution
du meurtre peut ainsi être séparée de la
décision de tuer.
En dehors de ces situations où la mort
est apportée par des agents dépourvus
de toute autonomie, le terrorisme procure quelques satisfactions à ceux qui s’y
adonnent. Il donne accès à l’héroïsme, au
moins sous une forme négative, ouverte à
quiconque se sent tenté par un destin de
sacrificateur. Une telle exaltation n’est
pas dénuée de séductions, elle permet de
se prendre pour un justicier qui inflige
des châtiments, rattrape les impudents et
fait trembler tout le monde. Elle ouvre
une perspective à des yeux inconsolables
de la vacuité ou de la déchéance de leur
existence. Lorenzaccio a si longtemps
vécu dans l’entourage du tyran de Florence qu’il en a été irrémédiablement
Pascal Hintermeyer
compromis. Il a été associé à nombre
de ses turpitudes et en a largement profité, en a même rajouté pour étourdir
tout sens moral. Cette existence lui étant
devenue insupportable, il cherche à se
racheter en imputant sa propre responsabilité à l’influence du tyran et en utilisant
sa proximité avec lui pour le tuer14. Ce
tyrannicide issu de la corruption, qui fait
office de substitut ou de préliminaire à
la conviction, donne aujourd’hui lieu à
une version démocratisée. Dans le terrorisme, quiconque peut servir de victime
ou de bourreau expiatoire. La projection
sur un autre d’une abomination dont on
tient à s’expurger permet d’envisager
son extermination comme remède à la
haine de soi.
La justification altruiste du terrorisme concerne difficilement les conditions
habituelles de la vie sociale qui ménagent
de multiples opportunités moins paradoxales de se mettre au service d’autrui.
La démarche terroriste suppose des circonstances exceptionnelles où les intérêts
fondamentaux d’une communauté, voire
son existence se trouvent menacés. Mais
même dans un tel contexte, ce serait
à la représentation instituée de la collectivité d’en assurer la défense. Dans
le cas où cette autorité fait défaut ou a
failli, l’entreprise terroriste prétend se
substituer à elle de son propre chef. Elle
refuse la perspective de l’anéantissement
de la communauté défaite et se place
sous le signe de l’esprit de résistance
dont elle cherche à s’approprier et à se
réserver la légitimité. Elle s’autorise à
bousculer les procédures ordinaires de la
représentation d’une volonté collective
en raison du caractère imminent et irréversible du péril dénoncé. Le terroriste
est une variante d’ « homme pressé »15
qui rejette les médiations instituées et les
délais qui en découlent pour exiger tout
et tout de suite16. Il précipite le cours des
événement pour en inverser le sens. Il
développe ainsi ce que l’on appelait dans
l’Italie des années de plomb une « culture
de l’état d’urgence » qu’il tente d’imposer
autour de lui. Se légitimant lui-même par
sa clairvoyance supposée et son esprit
de sacrifice, il prend des initiatives aussi
extrêmes que la situation pour témoigner de l’exigence de la survie, effective
ou symbolique, d’une communauté en
danger.
Entre guerre et paix : le terrorisme
L’action terroriste correspond à une
double intention : secouer l’apathie de
la collectivité dont elle se réclame et
inspirer la crainte à ses ennemis17. Le défi
permet à celui qui le lance de se placer
symboliquement au-dessus de celui qu’il
atteint. Il vise aussi à révéler à tous que
l’ennemi en apparence le plus redoutable
n’est qu’un « tigre en papier », comme
la rhétorique maoïste aimait à le répéter. Cet objectif pédagogique était déjà
poursuivi par les activistes de la fin du
XIXe siècle qui préconisaient le recours à
la « propagande par le fait » pour prouver
que les dominants pouvaient être défaits,
sous réserve d’un engagement total dont
les militants devaient donner l’exemple.
Le terrorisme repose sur une croyance
en la toute-puissance de la volonté18.
L’exaltation de la certitude subjective
peut aller jusqu’au meurtre délibéré et à
l’autodestruction.
Retourner la puissance
contre elle-même
■
Ces significations symboliques viennent d’acquérir une efficacité prodigieuse en se conjuguant avec le précepte
stratégique selon lequel les victoires les
plus éclatantes s’obtiennent lorsque des
moyens infimes, mais appliqués à l’endroit décisif, parviennent à retourner la
puissance contre elle-même. Les attentats
du 11 septembre 2001 aux États-Unis
n’ont pas utilisé d’armes de destruction
massive ou de techniques sophistiquées,
ils n’ont pas confirmé les craintes liées
à l’emploi d’agents chimiques, bactériologiques ou nucléaires. Ils ont projeté
sur des bâtiments américains des avions
américains, détournés de leur trajectoire
initiale par des pirates formés par des instructeurs américains et armés de moyens
rudimentaires, voire de simples cutters.
La stupeur résulte de la disproportion
entre la cause et l’effet, de la prise de
conscience qu’une vingtaine d’hommes
décidés à mourir en exécutant les plans
d’une organisation criminelle constituent
une immense force de destruction contre
laquelle les protections techniquement
élaborées jusqu’à présent ou les boucliers
anti-missiles s’avèrent illusoires.
On peut se demander pourquoi, après
avoir percuté l’une des tours de Manhattan, les terroristes s’en sont pris, dix-
huit minutes plus tard, à sa jumelle. S’il
s’agissait d’accroître le plus possible le
carnage ou de donner l’impression d’une
menace généralisée, d’autres objectifs
auraient pu être choisis. En parachevant
leur entreprise, en orchestrant l’émulation concertée des deux commandos, les
organisateurs ont fait la preuve de leur
esprit de système, de leur goût de la
symétrie, de leur obsession de la mise
à mort complète. L’un des effets de ces
frappes différées a aussi été d’attirer
secouristes et médias, montrant que le
zèle des premiers pouvait accroître les
pertes infligées et donnant aux seconds
le spectacle en direct de l’attaque de la
seconde tour. D’autres réactions en chaîne devaient suivre. Les dégâts créés par
l’impact des collisions ont été multipliés
par ceux dus aux incendies et à l’effondrement des tours. La catastrophe s’est
ensuite répercutée sur des pans entiers de
l’économie et sur les marchés financiers,
faisant craindre la récession. Dans un
contexte d’alerte planétaire, les réactions
en chaîne les plus dangereuses risquaient
d’être d’ordre politique. Ainsi les scènes
de liesse qui se sont produites dans certaines rues palestiniennes pouvaient faire
redouter une internationalisation du conflit du Proche-Orient. Elles ont en fait été
rapidement désavouées par les officiels et
compensées symboliquement par les images du chef de l’Autorité palestinienne
offrant son sang pour les victimes des
attentats américains.
Les journalistes se sont immédiatement emparés de ce flot d’images sans
précédent qui représentaient pour eux une
information par excellence, imprévue,
inédite et efficiente, ainsi qu’une source
d’émotions fortes. Les télévisions ont pu
diffuser, avec les images en direct de la
catastrophe, l’onde de choc jusqu’au fond
du pays et au bout du monde. Elles ont
souligné l’audace et la coordination de
ses auteurs et, pour rendre l’événement
intelligible, elles n’ont pas tardé à le
mettre en rapport avec des précédents,
à constituer des séries, à l’inscrire dans
une continuité dont il devenait l’aboutissement et le point d’orgue. La réalité
prolongeait et dépassait la fiction des
polars, des films catastrophes et des jeux
vidéos. Elle pulvérisait les bilans des
attentats terroristes les plus meurtriers et
ne pouvait être comparée qu’à la tragédie
de Pearl Harbour qui, soixante ans plus
51
tôt, avait précipité l’Amérique dans la
Seconde guerre mondiale.
Le 7 décembre 1941, Pearl Harbour a
certes créé la surprise et fait de nombreuses victimes américaines. Pour le reste, la
situation était totalement différente. La
guerre faisait rage en Europe et en Asie.
Le président Roosevelt venait de prendre des sanctions économiques contre
le Japon qui a répliqué par l’attaque de
cette base militaire américaine. Dans un
contexte de guerre, un agresseur parfaitement identifié, un pays belligérant, s’est
attaqué à une armée. Tous ces éléments
font défaut dans les attentats de septembre 2001. La saturation en symboles et
le nombre de victimes masquent tant
bien que mal le caractère ponctuel de ces
attaques qu’aucun État n’était en mesure
de revendiquer. Même les talibans se
sont hâtés de démentir toute implication de leur pays et des « hôtes » arabes
qu’il hébergeait, notamment le plus célèbre d’entre eux, dont ils disaient avoir
perdu la trace. Cela n’a pas empêché les
États-Unis d’intervenir militairement en
Afghanistan et d’y provoquer un changement de régime. Mais cela n’a pas suffi à
éradiquer la menace. La « guerre contre
le terrorisme » révèle ses différences avec
la guerre traditionnelle et ses difficultés spécifiques. La suprématie militaire
ne parvient pas à éliminer un ennemi
constitué par un réseau de micro-groupes autonomes, susceptibles de se fondre
dans une population, de se replier dans
des sanctuaires ou de se réfugier sur des
territoires incontrôlés. Un État peut agir
sur un autre État mais, s’il entreprend de
se substituer à lui pour mener des opérations de police, il suscite des résistances
dont il est mal placé pour venir à bout. Et
partout, le caractère intermittent, dispersé
et impromptu des activités terroristes les
rend quasiment insaisissables. Comment
détecter des cellules dormantes qui se
caractérisent précisément par leur immersion prolongée dans la société ambiante ?
Comment empêcher que l’émotion consécutive à la couverture médiatique de
conflits lointains ne suscite, comme en
juillet 2005 à Londres, des initiatives de
passage à l’acte terroriste ? L’absence
de relations organisationnelles entre les
prophètes de la violence, les prédicateurs
et les médias relayant leurs messages et
les initiateurs d’attentats est la meilleure
garantie de sauvegarde de chacun de ces
maillons de la chaîne terroriste.
Les activistes terroristes et les États
qu’ils combattent sont actuellement au
moins d’accord sur un point : présenter
leur combat comme une véritable guerre.
Toute une mise en scène tend à accréditer
cette interprétation. Des groupes sans
relation adoptent non seulement des procédés techniques similaires, mais aussi
des styles de performance semblables. On
assiste d’ailleurs à une surenchère spectaculaire ces dernières années. La griffe
Al Qaïda se reconnaît au nombre élevé
de victimes provoquées par des attentats suicides coordonnés et de préférence
synchronisés. L’unité de temps, de lieu et
d’action, la maîtrise technique, la montée
aux extrêmes de la destruction et du sacrifice, la diffusion d’images sanguinaires,
la radicalité de revendications entrecoupées de silences prolongés induisent une
condensation symbolique destinée à produire l’impression d’une offensive tous
azimuts et imparable. Mais, quelle que
soit la maestria déployée dans la conception et la mise en œuvre de scénarios
catastrophes et la propension des États
touchés à relever le défi par une riposte
militaire, on peut se demander si l’assimilation à la guerre est la façon la plus
appropriée d’appréhender une confrontation spécifique qui met à mal la paix
sociale sans pour autant lui substituer
la guerre proprement dite. Les menaces
actuelles devraient plutôt conduire à des
réflexions relativisant et dépassant les
oppositions classiques de la guerre et de
la paix.
En tant que technique d’extension et de
radicalisation des conflits, le terrorisme se
veut prophétie, anticipation et catalyseur
de la guerre. Il en simule les impératifs,
les opérations et la rhétorique. Mais, en
dépit de coups d’éclat d’une envergure
sans précédent, d’une exaltation accumulant les signes d’une détermination
à toute épreuve, d’une communication
focalisée sur les séries et les records, ses
performances restent ponctuelles, épisodiques et dispersées. Si le terrorisme ne
parvient qu’à renouveler des initiatives
isolées, il signe son échec stratégique et
son incapacité à déclencher le conflit de
plus grande ampleur sur lequel il voulait déboucher. Ses chances de précipiter
une course à la guerre dépendent de la
réaction des États concernés. Pour ceux
52 Revue des Sciences Sociales, 2006, n° 35, “Nouvelles figures de la guerre”
qui sont la cible d’attentats, proclamer
la « guerre au terrorisme » présente des
avantages à court terme. Cela montre leur
réactivité, soude la population autour de
ses dirigeants et permet éventuellement
à ces derniers de justifier des ingérences
extérieures. Mais les offensives militaires
peinant à écraser le terrorisme et risquant
au contraire de lui apporter de nouveaux
adeptes, lui faire face suppose aussi et
surtout lui offrir moins de prises. Résister
au terrorisme dans la durée requiert, dans
la situation d’interdépendance accrue des
sociétés contemporaines, de limiter les
vulnérabilités qui en découlent. Assurer la défense de sociétés ouvertes et
complexes présente de multiples difficultés. Le problème consiste notamment
à maîtriser la peur, à ne pas céder à la
paranoïa collective qui est l’effet recherché par les entreprises terroristes19. La
lutte contre le terrorisme peut entraver le
dynamisme des sociétés touchées, mais
elle peut aussi le stimuler. Cette dernière
possibilité suppose un renforcement du
consensus démocratique, des valeurs sur
lesquelles il repose et des procédures qui
le mettent en œuvre. Les options stratégiques envisageables sont aussi liées à la
façon de présenter la menace. Pour des
terroristes, capables seulement d’anticiper ponctuellement la guerre, ce serait
une réussite que de voir leurs ennemis
s’y précipiter et s’engouffrer dans un
choc des civilisations. Pour éviter une
telle évolution, il convient de désamorcer l’escalade, de circonscrire le conflit,
d’isoler les responsables d’attentats. Cela
suppose sans doute de résister plus fermement aux séductions de l’imaginaire
du wargame. Seule une riposte sélective,
maîtrisée et mesurée peut desserrer le
piège terroriste.
Pascal Hintermeyer
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9. Idem.
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13. Youzik J., Les fiancées d’Allah, Paris,
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16. Hegel G., La phénoménologie de l’esprit,
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17. Balandier G., Le désordre, Paris, Fayard,
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18. Hegel G, op. cit.
19. Barber B., L’empire de la peur. Terrorisme, guerre, démocratie, Fayard, 2003.
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