/p. 371/. 15. L’anthropologie juridique de la santé comme fondement des politiques juridiques de la santé en Afrique Raymond Monné IFAID, Bordeaux Raymond Monné, « L’anthropologie juridique de la santé comme fondement des politiques juridiques de la santé en Afrique » [: 371-380], in Dominique Darbon et Jean du Bois de Gaudusson (éds), La création du droit en Afrique, Paris, Karthala, 496 p. Nous remercions les Éditions Karthala d’avoir autorisé la présentation de ce document sur le site du Réseau “Droit, Éthique, Santé” http://www.refer.sn/rds L’anthropologie, l’économie et la sociologie sont aujourd’hui des disciplines de plus en plus pratiquées et sollicitées dans le champ sanitaire africain. Elles ont conquis une certaine légitimité auprès des institutions de recherches, et leur utilité est perçue par beaucoup de décideurs nationaux et internationaux en matière de santé publique. Tel n’est pas encore le cas du droit ni de la science politique. En effet, la discipline et le champ de recherche dénommés “droit de la santé” (au sein de l’OMS on emploie surtout les termes “législation sanitaire” ou “health law ”) constituent encore des objets étranges pour beaucoup de chercheurs africanistes ou africains. Certains y voient même une construction totalement abstraite ne présentant aucun intérêt dans le contexte africain ; pour d’autres, il s’agit d’une approche certes trop pointue de la santé en Afrique mais digne d’intérêt. Quant aux autorités sanitaires africaines, il semble que malgré les incitations de l’OMS, elles ont du mal à concevoir et à utiliser le droit de la santé comme un outil de la politique sanitaire. Enfin, le droit de la santé est largement ignoré par les juristes et les professionnels africains de la santé. Comment expliquer cette place mineure (sinon l’absence) du droit dans le champ sanitaire africain ? Nos recherches sur l’étude juridique du droit à la santé — entendu comme droit à la protection de la santé et non comme le droit d’être en bonne santé (R. Monné, 1994) nous ont conduit à suggérer quelques éléments de réponse : — Il convient de souligner tout d’abord les difficultés d’ordre théorique et pratique d’une approche juridique de la santé en Afrique. D’une part, comment le droit importé des anciennes métropoles peut-il prendre en /p. 372/ compte les représentations et les pratiques magicoreligieuses de la santé dominantes en Afrique ? D’autre part, l’intervention du droit paraît dérisoire dans un contexte sanitaire caractérisé par la prédominance des “maladies de la pauvreté” (la situation sanitaire en Afrique est pour l’essentiel, la conséquence de conditions d’existence précaires). — Ensuite, le positivisme dominant chez la majorité des juristes qui s’intéressent à la santé en Afrique (ils sont d’ailleurs peu nombreux) prive le droit de toute crédibilité au sein des sciences sociales où règne le paradigme de l’interdisciplinarité (tout au moins de la pluridisciplinarité). La pertinence limitée du juridisme tient au fait qu’il a du mal à rendre compte des enjeux politiques, idéologiques et autres règles de droit et de leur application. — Enfin, l’inadaptation des législations sanitaires aux priorités sanitaires et aux pratiques de santé en Afrique en fait des constructions fictives inapplicables et peu crédibles. Comme l’ont Raymond Monné, Anthropologie juridique de la santé,fondement des politiques juridiques de la santé en Afrique 2 souligné les participants à la première table ronde sur la législation sanitaire dans la Région africaine de l’OMS (OMS, 1989 a), la législation sanitaire en vigueur est souvent dépassée. Les États ont en général un cadre de législation datant de l’époque coloniale. Quant aux réformes récentes concernant par exemple le statut juridique des hôpitaux (publics et privés) et la décentralisation sanitaire, elles résultent des pressions exercées par les bailleurs de fonds extérieurs. Notre communication se présente donc comme un plaidoyer pour l’intervention du droit dans le champ sanitaire en Afrique et une invitation à une réflexion interdisciplinaire sur la production juridique relative à la santé en Afrique. Ce regard croisé que nous appellerons “anthropologie juridique de la santé”, pourrait contribuer à la mise en place de politiques juridiques de la santé plus adaptées aux contextes africains. Avant d’exposer le contenu et le champ d’application de l’anthropologie juridique de la santé (AJS), il convient de s’arrêter au préalable sur cette discipline méconnue qu’est le droit de la santé. Indications préliminaires sur le droit de la santé A. Brèves considérations sur l’objet du droit de la santé Lorsqu’on essaie d’appréhender le droit de la santé par son objet, on se heurte d’emblée au débat sempiternel sur la définition de la santé. Même s’il ne lui revient pas de définir la santé, le juriste qui s’intéresse à ce domaine ne peut pas faire l’impasse sur les caractéristiques de son objet /p. 373/ d’étude ; il doit même se situer par rapport aux différentes acceptions de la santé puisque l’étendue de son champ de réflexion dépend de la conception de la santé à laquelle il adhère implicitement ou explicitement. Quelques précisions sur la nature de l’objet du droit sanitaire (autre appellation du droit de la santé) s’imposent donc. La santé est par excellence une notion complexe et polymorphe. En effet, elle est une situation objective qui peut être constatée par un professionnel de la santé ; elle est ensuite un vécu individuel, une situation subjective qui est fonction des références culturelles de l’individu et de son statut social et professionnel ; elle est encore une situation collective qui peut être mise en évidence par les études épidémiologiques ; elle est en outre l’objet de représentations collectives qui varient dans le temps et dans l’espace ; elle est enfin un objet politique dans le sens où la protection socialisée (pas forcément socialiste) de la santé fait partie des politiques sociales contemporaines et dans le sens où elle est un enjeu politique pour les différents acteurs sociaux. De plus, la santé est la résultante de plusieurs facteurs personnels (biologiques, psychologiques), socio-économiques, culturels et géoclimatiques ; en d’autres termes, les principaux déterminants de la santé sont l’hérédité, l’environnement (physique, social, professionnel), le comportement, l’existence de services de santé. En ce qui concerne la définition proprement dite de la santé, notre approche se situe entre l’organicisme de René Leriche (pour ce chirurgien français, « la santé c’est la vie dans le silence des organes ») et la définition trop extensive de l’OMS (pour l’OMS en effet, la santé c’est “l’état de complet bien-être physique et mental”) 1 . La santé pourrait être définie comme l’activité physiologique et psychique optimale d’un individu compte tenu des données anatomophysiologiques, psychologiques et sociales le concernant. La santé n’est donc pas un état standard que tout un chacun doit atteindre. B. Signification de l’étude juridique de la santé Le droit de la santé s’intéresserait alors aux actes (ou activités) et aux institutions (professionnelles, politiques) qui visent à promouvoir ou à protéger cette capacité vitale de chaque être humain, et aux actions individuelles ou collectives qui y portent atteinte intentionnellement ou non. La fonction essentielle du droit de la santé serait de créer l’environnement juridique 1 Si la santé est pour beaucoup de gens une composante ou l’une des conditions du bien-être, elle ne saurait être confondue avec ce dernier. Raymond Monné, Anthropologie juridique de la santé,fondement des politiques juridiques de la santé en Afrique 3 favorable à la protection et à la promotion de la santé. Cela passe par : — la réglementation des « activités dont l’objet est de restaurer la santé humaine et de la protéger et d’en prévenir la dégradation » (J.C. de For- /p. 374/ ges, 1986, p. 7), par exemple les activités médicales et hospitalières, la prévention sanitaire ; — l’aménagement d’un cadre institutionnel chargé de la gestion de la santé ; — la réglementation des activités humaines susceptibles de porter atteinte à la santé, par exemple les conditions de travail, la production industrielle. Il faut dire que cette approche relativement large du droit de la santé est assez récente. En effet, le droit sanitaire a d’abord été réduit au droit médical (ou droit de la médecine) ; les premiers ouvrages ou traités parus en France ont centré la discipline sur le droit médical ; les autres activités sanitaires étant définies par référence à l’activité du médecin (P. Appleton, P. Boudin, 1939 et J.-M. Auby et al., 1956). Dans le cas de la France, le premier ouvrage qui traite explicitement du droit de la santé a été publié en 1981 (J.-M. Auby, 1981). Pourtant, l’intervention juridique dans le domaine sanitaire est très ancienne. S’agissant des sociétés à tradition écrite, l’histoire du droit de la santé remonterait au célèbre Code d’Hammourabi (XVIIe siècle av. J.-C.) dans lequel on trouve l’une des premières réglementations de la responsabilité du thérapeute (J.-M. Auby, 1990). On peut aussi citer les premières tentatives d’une réglementation rigoureuse des métiers de la santé au Moyen Âge ; ainsi, dès 931 ap. J.-C., est créé à Bagdad un « service préposé à l’examen des praticiens et à la délivrance des autorisations d’exercer » (E. Friedson, 1984). Et si l’on définit le droit comme un mécanisme de régulation sociale producteur de normes et d’institutions qui ne s’exprime pas nécessairement à travers des lois et des codes, il est évident que les sociétés orales comme celles d’Afrique ont élaboré leurs systèmes de régulation des activités sociales se rapportant à la protection et à la promotion de la santé. On citera à titre d’exemple l’étude historique de Delphine Padonou qui a reconstitué l’organisation des soins de santé dans le royaume du Dahomey aux XVIIIe et XIXe siècles (D. Padonou, 1979). On y trouve une description minutieuse des conditions d’accès et d’exercice des fonctions de Bokonon (personne chargée de s’opposer à la maladie et à la mort dans cette société d’Afrique occidentale). Ces éléments historiques permettent, nous semble-t-il, d’envisager une approche transculturelle du droit de la santé, c’est-à-dire, qui ne soit pas centrée sur le droit issu du développement des sciences biologiques et médicales et des politiques modernes de santé. La mise en œuvre de cette démarche implique la rencontre du droit avec l’anthropologie sur le champ sanitaire ; cette alliance permettrait d’initier une nouvelle modalité d’analyse de la production juridique relative à la santé et que nous appelons anthropologie juridique de la santé (AJS) ou anthropologie appliquée au droit de la santé /p. 375/. Vers une anthropologie juridique de la santé Le titre de cette deuxième partie exprime bien les limites de notre communication : en effet, l’état actuel de nos connaissances et de nos recherches ne nous autorise pas à présenter ici une théorie générale de l’anthropologie appliquée au droit de la santé. C’est dire que les développements qui vont suivre sont plutôt les premiers balbutiements d’une démarche juridicoanthropologique appliquée à la santé. A. Esquisse d’un cadre théorique : l’AJS au carrefour de l’anthropologie juridique et de l’anthropologie de la santé À l’image du droit de la santé, qualifié par le Doyen Auby de “droit carrefour”, l’AJS serait une “discipline carrefour” puisqu’elle se rattacherait et emprunterait à la fois à l’anthropologie juridique et à 1’anthropologie de la santé. Elle utiliserait les concepts fondamentaux de ses disciplines nourricières ; son champ d’étude Raymond Monné, Anthropologie juridique de la santé,fondement des politiques juridiques de la santé en Afrique 4 serait la production et les pratiques juridiques 2 relatives à la santé ainsi que les représentations qui les sous-tendent. Dans une perspective véritablement anthropologique, elle ne s’intéresserait pas seulement à l’activité juridique dans le champ sanitaire des sociétés traditionnelles du “Tiers monde” mais elle prendrait en compte les expériences de ces sociétés, celles des sociétés contemporaines du “Tiers monde” (sociétés en transition) et des sociétés modernes ; l’un de ses objectifs pratiques étant d’aider les “pays en développement” à élaborer des législations sanitaires adaptées à leurs exigences sociologiques et culturelles. L’anthropologie juridique dont se nourrirait cette nouvelle discipline est celle qui “se donne pour objet de comprendre les règles de comportement des sociétés mais en privilégiant l’aspect juridique, tout en décrétant l’impossible insularité du droit : ce dernier n’est qu’un des éléments d’un système culturel et social global propre à chaque société et diversement interprété et réalisé par chacun de ses sous-groupes” (N. Rouland, 1988, p. 13). Pour repérer le phénomène juridique au sein des relations de l’homme à la santé dans les sociétés étudiées, le chercheur en AJS sera amené à utiliser les deux modes complémentaires d’approche du droit : l’analyse institutionnelle qui « s’attache aux formes manifestes, explicites des rela-/p. 376/ tions sociales et juridiques » (Rouland, 1988, p. 169) ; l’observation des comportements qui « exige une participation intense et de longue durée à toutes les manifestations de la vie sociale où le droit de la société puisse être exprimé » (E. Le Roy, 1972, p. 432). Sur le plan méthodologique donc, l’AJS devrait allier le travail documentaire (étude des textes législatifs et réglementaires, de la jurisprudence et de la doctrine) et la recherche historique avec le travail de terrain auprès des professionnels de la santé, dans les institutions sanitaires et à l’occasion des activités ayant une dimension sanitaire. Quant à l’anthropologie de la santé, deuxième discipline nourricière de l’AJS, on rappellera qu’elle s’intéresse : — aux systèmes de représentations (ou significations culturelles) de la maladie et de la santé 3 ; — aux comportements relatifs à la santé, notamment les stratégies de protection contre la maladie et le mal, ainsi que les itinéraires thérapeutiques ; — au fonctionnement des institutions de prise en charge des malades; — et beaucoup plus récemment aux politiques de santé publique (B. Hours, l985) 4 . Quelles peuvent être alors les applications concrètes de cette approche juridicoanthropologique ? B. Quelques domaines d’application de l’anthropologie juridique de la santé Un des domaines d’application de l’AJS est sans doute l’exercice de la médecine traditionnelle (MT). Précisons tout de suite que cette médecine ne saurait être réduite à une “médecine des plantes” et les personnes qui l’exercent (appelées tradipraticiens) ne sont pas seulement des “savants en plantes”. Selon l’approche holistique suggérée par l’OMS, la MT serait « l’ensemble de toutes les connaissances et pratiques explicables ou non, pour diagnostiquer, prévenir ou éliminer un déséquilibre physique, mental ou social, en s’appuyant exclusivement sur l’expérience vécue et l’observation transmises de génération en génération, oralement ou par écrit » (OMS, 1978, p. 78). Quant aux institutions qui prennent en charge la maladie, elles sont “tout à la fois religieuses, politiques et thérapeuti- /p. 377/ ques ; elles recouvrent un champ de compétences et de fonctions (devin, clairvoyant, antisorcier, féticheur, prêtre de culte) qui subordonnent l’efficacité thérapeutique à une efficacité plus large mettant en jeu des puissances tutélaires, des structures normatives et symboliques, dès rapports de force et de pouvoir” (J.P. Dozon, 1987). L’apport de l’AJS serait de repérer et d’analyser les rapports juridiques qui se créent dans le cadre de cette activité essentielle pour la reproduction de la société. Il s’agirait de mettre en 2 Non réduites à leurs formes modernes d’expression que sont la loi, le code, le procès. Pour un aperçu de cette thématique, voir par exemple: L’ethnographie (1985), F. Loux (1983). 4 Voir aussi la Journée scientifique organisée par l’association AMADES (Anthropologie médicale appliquée au développement sanitaire) sur le thème “Anthropologie des politiques de santé”, Aix-en-Provence, 27 janvier 1996. 3 Raymond Monné, Anthropologie juridique de la santé,fondement des politiques juridiques de la santé en Afrique 5 évidence les mécanismes de régulation de la MT notamment : — les conditions d’accès aux fonctions (pas nécessairement au métier car la professionnalisation n’est pas systématique) de guérisseurs ou de devins ; — le contrôle de l’activité des tradipraticiens (quelle déontologie, dans quelles conditions leur responsabilité est-elle mise en jeu ?) ; — la gestion des relations entre les tradipraticiens (quelles normes de comportement leurs sont propres ?) ; — l’encadrement des relations entre les tradipraticiens et leurs consultants. La connaissance de ces mécanismes pourrait inspirer les politiques de “revalorisation” ou de “valorisation” de la MT en Afrique. Elle devrait permettre de trouver des solutions pertinentes à des problèmes d’actualité comme celui du contrôle de la MT, celui de l’organisation des tradipraticiens, celui de leurs relations avec les professionnels modernes, ou le problème de la définition de leurs droits et devoirs. On peut regretter que les politiques de promotion de la MT en Afrique s’inspirent très peu (sinon pas du tout) des mécanismes traditionnels de régulation de cette activité ; les tradipraticiens sont insuffisamment associés à l’élaboration des textes juridiques les concernant. Or ces derniers sont en mesure de concevoir des règles de bonne conduite ou des codes de déontologie (pas nécessairement écrits) adaptés au contexte actuel de l’exercice de la MT caractérisé par le recours simultané à la biomédecine et à la MT. On peut citer l’exemple du règlement (ou code d’éthique) élaboré par une association de guérisseurs bamiléké et rapporté par Franck Klefstad-Sillonville : ce code traite entre autres des relations de coopération avec l’hôpital, de l’interdiction du charlatanisme et de la sorcellerie, de l’hygiène à respecter dans la préparation et la conservation des remèdes (Klefstad-Sillonville, 1990). L’organisation du financement des soins de santé constitue un autre domaine d’application de l’AJS. En partant du constat que les stratégies de préservation de la santé et de lutte contre la maladie sont fondamentalement communautaires dans les sociétés africaines, il serait possible de faire émerger des mécanismes de financement de la santé différents de la sécurité sociale des “pays développés” et qui s’inspirent des systèmes traditionnels d’organisation et de financement d’activités sociales comme /p. 378/ les funérailles ou les fêtes villageoises. On sait qu’il existe dans la plupart des pays africains des systèmes d’assurance ou d’épargne communautaires qui fonctionnent relativement bien : — tontines à vocation économique ou financière (permettant de “monter une affaire” dans le fameux secteur informel) ou sociale (préparation matérielle du mariage pour les femmes : achat de garde-robe et d’ustensiles de cuisine) ; — “Moziki” au Congo, « sorte de programme d’assurance géré par la communauté ou un groupe défini (basé sur les liens de parenté, de profession, d’ethnie, de résidence), servant de provisions pour imprévus » (F. Ibara, 1992, p. 22-23). — “Abota” en Guinée-Bissau, qui est un système de fonds communautaire permettant de financer les funérailles ; l’abota a été adopté en 1988 par le Gouvernement comme mécanisme collectif de paiement des soins de santé au niveau communautaire. L’intervention juridique aurait alors pour objet de favoriser le développement de ces solidarités dans le domaine de la protection contre la maladie ; elle peut se traduire par la reconnaissance juridique des structures qui gèrent ces systèmes, par l’adoption de mesures économiques et financières d’incitation. Cette démarche qui s’enracine dans les valeurs et pratiques culturelles des sociétés africaines ne doit pas être confondue avec les politiques de participation financière des populations promues ces dernières années par les partisans du libéralisme généralisé (Banque mondiale notamment). Un autre problème d’actualité préoccupe les autorités sanitaires africaines : il s’agit du traitement juridique des “pratiques culturelles préjudiciables à la santé de l’enfant et de la femme” (selon la terminologie utilisée par l’OMS). Malgré l’échec des politiques d’interdiction au Soudan (depuis 1946) et en Égypte (depuis 1952), un certain nombre de mouvements féministes et des organisations de défense des droits de l’enfant et des femmes militent aujourd’hui pour la criminalisation des mutilations sexuelles féminines (excision, infibulation) en Afrique ; et quelques États africains ont opté récemment pour la répression pénale de l’excision 5 . Or le traitement juridique de ces pratiques — qui présentent effectivement des risques graves pour la santé des enfants et des femmes — ne saurait être envisagé en dehors du contexte socioculturel 5 C’est le cas du Burkina Faso où un projet de loi prévoit des sanctions pécuniaires et des peines d’emprisonnement à l’encontre des exciseuses et des parents qui font exciser leurs filles. Raymond Monné, Anthropologie juridique de la santé,fondement des politiques juridiques de la santé en Afrique 6 où elles prennent leur source, en faisant fi de la force réelle des représentations et des croyances s’y rapportant ; en tout cas, il semble que pour la majorité des populations qui pratiquent l’excision ou l’infibulation, le degré d’obligation de la coutume est supérieur à celui du “droit des blancs” interdisant ces actes. /p. 379/ L’AJS parce qu’elle est capable de prendre en compte la signification et les fonctions sociales de ces pratiques serait à même de suggérer des politiques d’éradication non répressives qui s’appuieraient sur : — la valorisation d’autres normes de comportement concernant la santé de l’enfant (techniques traditionnelles de maternage comme le massage) ; — les pratiques alternatives permettant de remplir par exemple la fonction de socialisation de l’excision ; — les pratiques des ethnies qui ignorent l’excision. Sur un plan plus théorique, l’AJS pourrait contribuer à promouvoir une réflexion transculturelle sur le concept de droit à la santé présenté comme le fondement juridique et éthique des politiques contemporaines de santé. Forgé par les sociétés occidentales, le droit à la santé a été intégré aux droits africains, même si les pays africains sont incapables d’en assurer l’effectivité. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les représentations et pratiques africaines de la santé ne sont pas en contradiction avec une certaine acception du droit à la santé. En effet, les représentations magico-religieuses ne constituent pas les seules caractéristiques des rapports des sociétés africaines à la santé et à la maladie ; ces sociétés ont une approche holistique et communautaire de la santé et de sa protection dont la biomédecine déshumanisée pourrait se nourrir. Conformément à cette vision globale, le droit à la protection de la santé (ou la gestion du risque sanitaire) n’est isolé ni de la protection des individus contre le malheur en général, ni de leurs façons de vivre. Et le droit à la protection de la santé est considéré non pas comme une prérogative reconnue à chaque individu, mais comme un écheveau de droits et de devoirs. On pourrait parler d’un concept de “santé méritée”. L’étude des étiologies de la maladie dans les sociétés africaines permet de préciser la signification de la santé méritée. En effet, pour être protégé de la maladie ou pour recouvrer la santé, on a intérêt à suivre un certain nombre de normes de comportement, par exemple: — respecter quotidiennement le milieu physique de vie et les espaces sacrés ; ce qui fait dire à certains comme le professeur Camara 6 que la pensée africaine en matière de santé est une écologie appliquée ; — respecter les morts et maintenir de bonnes relations avec les ancêtres ; — respecter les règles élémentaires de la vie en communauté. En d’autres termes, on a droit à la protection des ancêtres et des “génies protecteurs” contre la maladie, le mauvais sort ou la sorcellerie, à condition d’être en règle avec eux. On a droit aussi à la protection du groupe d’appartenance, du chef de famille ou du chef politique 7 à condi/p. 380/ tion que l’on remplisse ses obligations de membre solidaire de la communauté. On peut dire que la notion de responsabilité individuelle et collective est au centre du concept de santé méritée. Ainsi conçue, la santé méritée apparaît comme l’équivalent du droit des individus et des peuples à l’autonomie et à la responsabilité dans le domaine de la santé (pour plus de détails, voir R. Monné, 1994, p. 46-50). Cette idée de la responsabilisation des individus par rapport à leur santé est à la mode dans les pays industrialisés ; la santé méritée des sociétés africaines pourrait lui donner un nouveau souffle, et elle pourrait être envisagée en dehors des considérations financières qui la sous-tendent souvent. Nous n’avions pas la prétention d’aborder ici tous les domaines d’application possibles de l’AJS ; les exemples susmentionnés sont ceux que nous avons repérés au stade actuel de nos connaissances et de notre réflexion. Ils devront être enrichis par de futures recherches sur le terrain, et d’autres domaines pourraient émerger de ces recherches et de nos échanges avec 6 Professeur d’anthropologie à l’Université de Bordeaux 2. Ceux-ci ont des obligations en matière de protection de la santé de la communauté : faire des sacrifices pour bénéficier de la protection des dieux et des ancêtres, consulter le devin pour obtenir l’explication de la maladie d’un membre de la communauté. 7 Raymond Monné, Anthropologie juridique de la santé,fondement des politiques juridiques de la santé en Afrique 7 d’autres chercheurs. Conclusion L’objectif de notre communication serait pleinement atteint si nous avions réussi à susciter chez les juristes plus d’intérêt pour l’anthropologie de la santé, et chez les anthropologues de la santé plus d’intérêt pour l’approche juridique. En tout cas, l’anthropologie juridique de la santé pour laquelle nous plaidons s’inscrit fondamentalement dans le paradigme de l’interdisciplinarité ; elle est par conséquent une contribution nouvelle à l’approfondissement de ce regard croisé sur le champ sanitaire. Elle apparaît comme une voie d’enrichissement et d’affinement de l’approche juridique des questions sanitaires. En tant que juriste, nous sommes convaincus que l’AJS contribuera à la légitimation de l’approche juridique dans l’univers des sciences sociales qui ont la santé pour objet d’étude et l’Afrique pour champ d’investigation. Il faudrait souligner avec force que l’enjeu de l’AJS n’est pas seulement théorique : l’examen de quelques-uns de ses domaines d’application nous a permis de mettre en évidence son intérêt pratique, sa dimension opérationnelle. L’AJS apparaît donc comme un outil précieux des politiques sanitaires contemporaines ; elle devrait être selon nous le fondement des politiques juridiques de la santé en Afrique.