Sommaire - Lenculus-le

publicité
Vocabulaire de ...
Collection dirigée par Jean-Pierre Zarader
Le vocabulaire de
Lacan
Jean-Pierre Cléro
Professeur de philosophie
Université de Rouen
Dans la même collection
Le vocabulaire de ...
Aristote, par P Pellegrin
Bachelard, par J.-Cl. Pariente
Bouddhisme, par S. Arguillère
Bentham, par J.-P. Cléro et Ch. Laval
Berkeley, par Ph. Hamou
Comte, par J. Grange
Derrida, par Ch. Ramond
Descartes, par F. de Buzon
et D. Kambouchner
Diderot, par A. Ibrahim
L'école de Francfort, par Y. Cusset
et S. Haber
Épicure, par J.-F Balaudé
Foucault, par J. Revel
Frege, par A. Benmakhlouf
Freud, par P.-L. Assoun
Goodman, par P.-A. Huglo
Hegel, par B. Bourgeois
Heidegger, par J.-M. Vaysse
Hume, par Ph. Saltel
Husserl, par J. English
Kant, par J.-M. Vaysse
Kierkegaard, par H. Politis
Lacan, par J.-P. Cléra
Leibniz, par M. de Gaudemar
Lévinas, par R. Calin et F.-D. Sebbah
Lévi-Strauss, par P. Maniglier
Locke, par M. Parmentier
Machiavel, par Th. Ménissier
Maine de Biran, par P. Montebello
Maître Eckhart, par G. Jarczyk
et P.-J. Labarrière
Malebranche, par Ph. Desoche
Malraux, par J.-P Zarader
Marx, par E. Renault
Merleau-Ponty, par P. Dupond
Montesquieu, par C. Spector
Nietzsche, par P Wotling
Pascal, par P. Magnard
Platon, par L. Brisson et J.-F. Pradeau
Présocratiques, par J.-F. Balaudé
Quine, par 1. G. Rossi
Rousseau, par A. Charrak
Russell, par A. Benmakhlouf
Saint Augustin, par Ch. Nadeau
Saint Thomas d'Aquin, par M. NodéLanglois
Sartre, par Ph. Cabestan et A. Tomes
Sceptiques, par E. Naya
Schelling, par P. David
Schopenhauer, par A. Roger
Spinoza, par Ch. Ramond
Stoïciens, par V Laurand
Suarez, par J.-P. Coujou
Tocqueville, par A. Amiel
Vico, par P. Girard
Voltaire, par G. Waterlot
Wittgenstein, par Ch. Chauviré
et J. Sackur
ISBN 2-7298-1082-X
© Ellipses Édition Marketing S.A., 2002 - www.editions-ellipses.com
32, rue Bargue 75740 Paris cedex 15
Le Code de La propriété intellectueHe n'autorisant, aux termes de l'article L. l 22-5.2° et 3°a),
d'une part, que les «copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et
non destinées à une utilisation collective », et d'autre part, que les analyses et les courtes
citations dans un but d'exemple et d'i1lustration, «toute représentation ou reproduction
intégrale ou partielle faite sans le consentement de I~auteur ou de ses ayants droit ou ayants
cause est illicite» (Ar!. L.122-4).
Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit constituerait une
contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété
imellectueUe.
Il n'appartient pas à l'auteur, fût-ce d'un vocabulaire, de délimiter à
l'avance son public, car il risque, à ce jeu, de se tromper lourdement et
de se perdre dans toutes sortes d'inversions inattendues. On peut simplement dire que le présent texte ne s'adresse pas directement au psychanalyste, au psychologue ou au psychiatre, qui n'en tireront aucun
bénéfice clinique immédiat. Il existe déjà d'excellents dictionnaires pour
guider chacun d'eux en son métier il n"est ici question ni de les
remplacer ni de les imiter. Si, comme il est souhaitable, le présent texte
se révèle de surcroît intéressant pour ceux qui ont vocation de soigner,
alors qu'il ne leur est pas spontanément destiné, c'est par un détour qui
pose alors le problème de l'importance de la philosophie pour la
psychanalyse. Toutefois, la question de ce lexique est plutôt inverse
c'est celle de la valeur de la psychanalyse pour philosopher. Peut-on se
passer de la psychanalyse pour philosopher? À coup sûr non. Quand un
philosophe pourrait parler contre elle, il ne pourrait se passer d'elle sans
perdre un contenu majeur.
Si étrange que puisse paraître encore, même aujourd'hui, l'idée
d'écrire un vocabulaire de Lacan à l'usage des philosophes, la
conception de ce lexique est fort classique et, quand bien même elle
contredirait, sur un point ou sur un autre, la philosophie de Kant telle
qu'elle est traditionnellement enseignée et commentée, elle est fort
kantienne. Kant recommandait en effet de n'appliquer la philosophie
critique qu'à des sciences qui avaient, par « l'effet d'une révolution
subite» autant qu'« inoubliable », pris leur indépendance méthodique, y
compris à l'égard de la philosophie c'est ainsi qu'il pensait que la
philosophie pourrait tirer avantage de sa critique des mathématiques et
de la physique. Elle a largement montré, depuis le XVIIIe siècle, qu'elle
pouvait tirer profit d'une interrogation de la biologie. Les sciences
humaines posent, il est vrai, un problème particulier, au nom de leur
grande proximité à l'égard de la philosophie et de leur lien, peut-être
indéfectible, avec elle. Il est clair qu'elles ne peuvent pas être
interrogées comme le sont les autres sciences. Il serait toutefois absurde
d'attendre je ne sais quel moment de « maturité» pour commencer leur
critique: D'ailleurs, comme pour se mettre en rè~le avec ce réquisit de la
préface de la seconde édition de la Critique de la raison pure, Lacan
note que la révolution a eu lieu dans les sciences humaines, lorsque le
Cours de linguistique générale de Saussure a commencé à faire son
œuvre en leur domaine. L'entreprise critique se révèle toutefois
beaucoup plus dialectique qu'il le semblerait à première vue; il faut
comprendre les raisons de ce caractère de réciprocité qui fait que la
philosophie est autant et peut-être davantage travaillée par la
psychanalyse qu'elle ne la travaille.
Dans le livre VII du Séminaire, on peut lire que « nous ne connaissons rien des processus de pensée si [ ... ] nous ne faisons pas de psychologie. Nous ne les connaissons que parce que nous parlons de ce qui se
passe en nous, que nous en parlons dans des termes inévitables, dont
nous savons, d'autre part, l'indignité, le vide, la vanité. C'est à partir du
moment où nous parlons de notre volonté ou de notre entendement
comme de facultés distinctes que nous avons une préconscience et que
nous sommes capables en effet d'articuler en un discours quelque chose
de ce bavardage par lequel nous nous articulons nous-mêmes, nous nous
justifions, nous rationalisons pour nous-mêmes, dans telle ou telle circonstance, le cheminement de notre désir» (p. 76). Pour que la psychologie, comme toute autre science d'ailleurs, soit possible, il faut toujours
déjà qu'une mise en forme linguistique de notre expérience ait eu lieu.
Mais, peut-être plus en psychologie, et par conséquent en psychanalyse,
qu'ailleurs, on utilise, pour cette mise en forme, des concepts philosophiques. Lacan le dit très bien dans Encore, lorsque, s'apprêtant à
reprendre la question de l'amour, il note qu'il « serait dédaigneux de ne
pas au moins faire écho à ce qui, au cours des âges, s'est élaboré sur
l'amour, d'une pensée qui s'est appelée - je dois dire improprementphilosophique» [SXX, 88]. S'ils sont moins indignes que les productions du sens commun, les concepts philosophiques n'ont toutefois pas
la sorte de dignité que l'on attend d'une expression correcte des proces-
4
sus psychiques la philosophie tend à « infini tiser » ses concepts, à ne
pas leur assigner de limites assez précises, et à les libérer d'une détermination trop directe et trop astreignante de l'expérience. La reprise par la
psychanalyse lacanienne de concepts philosophiques est celle d'un
retour à l'expérience il s'agit de soigner des individus et de considérer
des cas susceptibles de faire l'objet de propositions en contradiction
avec les énoncés généraux. Dans quel état ces concepts sont-ils rendus à
la philosophie?
Il vaut la peine de parcourir les déplacements de concepts entre la
psychanalyse et la philosophie précisément parce que, en dépit des illusions que nous pouvons nous faire sur le chapitre, il n'y a pas de retour
possible à quelque sol ou fondement originaire que toute
compréhension et même toute expérience ne s'effectuent jamais qu'à
travers ces déplacements. Quand un philosophe lit Lacan, il reconnaît,
en ses text~s, un très grand nombre de notions auxquelles il est habitué
par ses lectures de Platon, d'Aristote, de Kant, de Hegel, de
Kierkegaard, de Schopenhauer, de Nietzsche; il apparaît que Lacan,
plus ou moins explicitement, se réfère à ces auteurs qu'il «lit »,
interprète et soumet à toutes sortes de transformations. Dans la mesure
où il est absurde de vouloir saisir les auteurs dans leur « vérité ultime »,
il n'est pas inutile, pour bénéficier de vues et de perspectives nouvelles
sur ces auteurs, de parcourir les «lectures» qu'en fait Lacan. La
philosophie est l'une des façons déjà très élaborées, pour le
psychanalyste, de mettre en forme ce que lui-même va saisir de façon
mieux déterminée à travers son prisme. Ainsi a-t-il pu, parfois parler
contre la philosophie, mais, comme il a souvent été noté, jamais sans
elle.
Lire, comme le fait Lacan, un auteur, surtout s'il est philosophe, c'est
se rendre sensible à des raisons de transformation, à un jeu de figuraiÏons et de défigurations, à des déplacements topiques. C'est la différence et la comparaison des configurations qui sont significatives, même
si elles sont inconfortables; il ne faut pas imaginer la vérité d'un texte
dissimulée sous les masques, comme s'il suffisait de les ôter pour la
trouver intacte. Ce statut de « lecteur}) que revendique délibérément
Lacan - à l'égard de Freud, des philosophes et des écrivains5
explique que l'on ne trouvera pas beaucoup, dans ce petit lexique, de
mots typiquement « lacaniens ». Certes l'un des plaisirs à lire cet auteur
est bien d'y découvrir constamment des saillies et des trouvailles
verbales (comme l'extimité, désignant par là que le réel est autant à
l'intérieur qu'à l'extérieur du sujet, ou le parlêtre, désignant l'être qui
n'existe que par le déploiement de la parole) ; mais elles se distinguent
difficilement de leur jaillissement et elles ne font concept que dans un
contexte. Ces inventions verbales ne sont pas « lexicalement » la partie
la plus riche que l'on puisse tirer de Lacan; d'autant que Lacan luimême en minimise volontiers la portée ou ne s'en attribue pas la
découverte. Si l'on écarte l'invention syntaxique sur laquelle un
vocabulaire n'a, par principe, rien à dire, l'originalité de l'auteur se
marque mieux dans l'empreinte qu'il impose, sous le masque de la
« lecture », à plusieurs notions déjà existantes, qu'elles soient
essentiellement philosophiques ou que la philosophie les partage avec la
psychiatrie. Il serait intéressant d'ailleurs - et la réponse au problème
n'est pas évidente - de se demander pourquoi la philosophie et la
psychiatrie ont à ce point échangé leur vocabulaire sur les questions
essentielles de l'une et de l'autre alors qu'elles ont si peu pris en
compte, l'une et l'autre, cette mise en commun.
On ne saurait trop recommander au philosophe de lire les textes de
Freud et de Lacan, pour les mêmes raisons qu'il lui est indispensable de
lire des mathématiques ou d'apprendre de la logique, et de se tenir à
cette lecture avec la même obstination dans l'un et dans l'autre cas, car
les raisons de lire la psychanalyse s'approfondissent au fil des lectures,
comme celle de lire les mathématiques ou toute autre science. Les
concepts n'existent jamais qu'à travers la longue série de leur
élaboration et de leurs usages auxquels il est impossible d'assigner un
commencement et une fin. Je ne parle pas seulement de concepts comme
la conscience, l'inconscient, le sujet, la loi, le désir, le réel, etc. Je parle
aussi des valeurs; l'époque est révolue où le philosophe osait donner à
l'historien, au sociologue, au psychanalyste, la leçon de ne pas parler
des valeurs du beau, du vrai, du bien, du bonheur. Cet interdit que
6
Husserl avait cru pouvoir assigner aux sciences de l'homme' et dont il
dénonçait les transgressions sous le nom d'historicisme 2 ou de
psychologisme3 avait encore, directement ou indirectement, arrêté
Freud4 Lacan a passé outre et c'est sans doute en prenant tous les
risques qu'il a écrit les pages les plus intéressantes et les plus
saisissantes pour le philosophe, qu'elles portent sur le beau, sur le vrai,
sur le bien ou sur le bonheur. Si la psychanalyse vaut quelques heures de
peine au philosophe, c'est bien parce qu'elle lui parle des choses qui
intéressent le plus les hommes. Le philosophe ne peut donc s'installer
vis-à-vis d'elle dans un rapport d'extériorité comme s'il devait se
contenter de dire in abstracto à quelle condition elle est possible et
comment on pourrait limiter son propos. Ce n'est qu'en tournant les
interdits husserliens et en parlant des valeurs que la psychanalyse gagne
son caractère irremplaçable. Il était interdit, sous peine d'être taxées
d'absurdité, aux diverses sciences humaines de s'aventurer à traiter des
valeurs autrement que de la façon la plus extérieure et la plus
contextuelle; car, en problématisant le vrai, que ce soit en l'historicisant
ou en le psychologisant, elles compromettaient, pensait-on, la vérité
même de leur propos et s'abîmaient dans le scepticisme. C'est cet
interdit qui est absurde, d'autant qu'il pouvait hypocritement s'assortir
Suivi par Scheler en ce qui concerne plus spécifiquement les valeurs morales. C'est
généralement à Hobbes et à Nietzsche qu'il réserve ses coups plutôt qu'à Freud dans Le
formalisme en éthique et l'éthique matériale des valeurs. Nietzsche est accusé de« réduire
à de pures valeurs-d'expérience-vécue les expériences-vécues-de-valeur (qui, en-vertu-deslois-de-leur-essence, ne peuvent se manifester qu'en de telles expériences)) (NRF
Gallimard, Paris, 1955, p. 216).
2. Husserl E., La philosophie comme science rigoureuse, PUF, Paris, 1989, p. 61, ss.
3. Husserl E., Recherches logiques, PUF, Paris, 1959, I, Prolégomènes à la logique pure, voir
en particulier, chap. III-VIII.
4. Lacan le lui a très vivement reproché dans le livre VII du Séminaire «Freud a été làdessus d'une prudence singulière. Sur la nature de ce qui se manifeste de création dans le
beau, l'analyste n'a, selon lui, rien à dire. [ ... ] Ce n'est pas tout, et le texte de Freud se
montre là-dessus [il ne s'agit de rien de moins que de la sublimation] très faible. [ ... ] Il
faut bien dire que le résumé que nous donne Freud de ce qu'est la carrière de l'artiste est
quasiment grotesque -l'artiste, dit-il, donne forme belle au désir interdit, pour que
chacun, en lui achetant son petit produit d'art, récompense et sanctionne son audace» [Le
Séminaire, Livre VII, Le Seuil, Paris, 1986, p. 279].
du reproche d'inutilité et de platitude des sciences humaines, qui ne
parlaient pas de l'essentiel. Le cercle vicieux dans lequel on prétend
prendre au piège les sciences humaines dès qu'elles parlent des valeurs
n'a pas lieu d'être, ou plutôt, si on peut les y prendre, le philosophe y est
aussi pris avec elles et ne peut apprendre qu'à le rendre moins étroit et à
en agrandir le diamètre. Si le philosophe veut parler de l' histoire, du
psychisme et de la société, ce qu'il dit a aussi un sens historique,
psychologique et social; il lui faudrait même prendre l'habitude, pour
chaque notion, de regarder ce que l'historien, le psychologue ou le
psychanalyste, le sociologue en pensent, sans feindre de se donner le
droit de saisir intuitivement l'essence de ce dont ces savants inspectent à
tâtons les phénomènes. Comment le philosophe n'aurait-il pas avantage
à s'enquérir de ce que les autres disciplines font de ses propres
propositions? On ne voit pas comment il pourrait désormais traiter d'un
certain nombre de thèmes sans recourir, entre autres savoirs, à la
psychanalyse pas seulement parce que la psychanalyse ouvre des
champs 1 adicalement nouveaux, malS aussi parce qu'elle donne un
contenu véritable à ce qu'il a souvent gagné in abstracto. C'est le cas de
la critique du sujet, de celle de l'impératif catégorique, qui, du statut
seulement négatif qu'elles revêtaient sous la plume des auteurs des
siècles passés, ont acquis, grâce à Freud et à Lacan, une certaine
positivité; c'est aussi le cas des types de négations auxquelles elle peut
apporter des illustrations concrètes inattendues (par le refoulement, la
dénégation, la forclusion)
mais c'est surtout par ses
approfondissements que la psychanalyse se rend utile, lorsqu'elle
enseigne, par exemple, loin de tout dogmatisme, la variabilité des distributions de l'intérieur et de l'extérieur (du psychisme ou d'instances du
psychisme).
Voilà pourquoi je ne me suis pas laissé arrêter par les lectures, de
philosophes comme de psychanalystes d'ailleurs, qui visent à restreindre
la portée des textes de Lacan, comme si celui-ci n'avait jamais parlé
qu'au public étroit des analystes. Il faut apprendre, de Lacan même, à
lire et à le lire imprudemment; s'il fallait considérer, par exemple, le
livre VII du Séminaire comme un simple manuel de déontologie à
l'usage des psychanalystes dans l'exercice de leur métier, on passerait à
8
côté de l'incroyable provocation que constitue aujourd'hui, pour tout
homme soucieux de mener et de penser son existence, une éthique du
désir. Nul ne peut décider, à la place du lecteur lui-même, s'il est
concerné ou doit être concerné par un texte de Lacan. Le texte s'adresse,
dans toute son étendue, à quiconque veut bien en faire son miel.
D'ailleurs, quand cette psychanalyse est écrite par Lacan, on pourrait
se demander si elle ne devient pas fort proche de la philosophie. Quoiqu'il s'en défende parfois rudement, l'auteur n'a-t-il pas constitué une
œuvre philosophique presque équilibrée? L'équilibre est même tellement parfait qu'il semble difficile qu'il n'ait pas été voulu. Une épistémologie très fine ; une morale puissante et novatrice; une politique et
un droit qui passent par l'utilitarisme, quand bien même celui-ci serait
partiellement récusé sous sa forme ancienne, seule connue de l'auteur
une esthétique, quand bien même - ce qui est assez ordinaire - elle
privilégierait la peinture et l'architecture en faut-il davantage pour
compter parmi les philosophes? Et obtient-on lm tel résultat par
hasard?
La vraie philosophie se moque de la philosophie ; faute de quoi elle
se répète ou s'institutionnalise. Rien de pire qu'une méthode qui
confond sa charpente administrative avec la vérité même. Il se pourrait
que le véritable intérêt de la psychanalyse en philosophie consistât dans
la mise en « événement» d'une partie de ses notions et que la forme du
« séminaire » - avec le style si particulier que lui a donné Lacan correspondît à la meilleure expression possible d'une telle philosophie.
Nous avons eu une grande chance en France, dont n'ont pas bénéficié au même point les Anglo-Saxons et qu'il est peut-être temps de
mesurer celle d'assister à une recréation complète de la psychanalyse à
une génération de distance de son fondateur autrichien. Chaque mot,
chaque concept, chaque méthode, chaque résultat ont été repensés, pesés
et repesés, si bien qu'un certain nombre de notions, ainsi rectifiées,
appartiennent désormais à la langue française et doivent être pensés en
cette langue, même lorsqu'elles ont été reprises de l'allemand (das Ding,
der Kern, die Wortvorstellung, die Vorstellungsrepriisentanz, etc.),
voire, plus rarement, de l'anglais (non-sense, end et goal). Et pourtant,
le paradoxe est que l'on doit l'essentiel des travaux sur le thème de
9
« Lacan et la philosophie », si l'on retire quelques heureuses réussites en
français l , aux Anglo-saxons. C'est le cas du texte écrit par Robert
Samuels en 1992 Between philosophy & psychoanalysis (Routledge,
New York, London). C'est aussi le cas de l'ouvrage de Dylan Evans,
intitulé An introductory Dictionary of Lacanian Psychoanalysis
(Routledge, London, New York, 1996), qui m'a puissamment aidé dans
cette tâche lexicale, quoiqu'il ne s'adresse sans doute pas directement au
philosophe, mais qui, pour cette raison même, présente un grand intérêt
philosophique. Une chose ne laisse toutefois pas d'étonner: le travail de
la psychanalyse outre-manche et outre-atlantique n'a guère diffusé,
même en Angleterre et en Amérique, sur la réflexion concernant
l'éthique, même quand elle est novatrice, et n'y a guère non plus instruit
les philosophies du désir qui ont cours dans la mouvance utilitariste, par
exemple, et qui continuent à raisonner comme si la psychanalyse n'avait
jamais existé. Puisse ce petit ouvrage donner quelque impulsion pour
poser un peu différemment les problèmes éthiques et politiques, ou, si la
chose s'avère décidément impossible, puisse-t-il contribuer à faire
comprendre cette impossibilité! La psychanalyse n'est pas une simple
rhétorique pour la philosophie celle-ci ne tirerait aucun avantage
d'utiliser métaphoriquement les concepts de celle-là. Le but de ce
vocabulaire est de faire apparaître quelques méthodes que la philosophie
puisse décrire et mettre en pratique; d'apprendre ou de réapprendre le
goût de lire librement. Lire les philosophes sans doute ou ceux qui, du
moins, se sont définis ou qui ont été désignés comme tels - sans qu'on
ait cherché à vérifier les titres de trop près - ; lire, de Lacan, les Écrits
certes, mais aussi le Séminaire, qui est un extraordinaire creuset où la
foisonnante culture des années 50 et 60 se réfléchit et se travaille
rigoureusement, comme avaient pu l'être, en leur temps et sur des
modes différents, la Phénoménologie de l'Esprit et Le monde comme
volonté et comme représentation. L'incroyable souplesse méthodique de
Lacan, doublée de l'implacable passage au crible de toutes les idées
Lacan et la philosophie, qu'A. Juranville a osé écrire seul alors que la plupart des auteurs
affrontent Lacan en s'y mettant à plusieurs et en colloque; les Actes du colloque du
Collège de philosophie sur le même thème; les deux dictionnaires (de P Kaufmann et de
R. Chemama) et sans doute quelques autres encore.
essayées, sa facilité d'accueillir et de forger ce qui lui est utile, autant
que d'abandonner ce qui avait pu lui paraître, un temps, le plus
approprié, constituent un modèle pour tout philosophe, c'est-à-dire pour
tout individu épris de vérité. Ainsi mon désir, en écrivant ce petit
lexique, a-t-il été, à défaut de pouvoir être complet l , de faire, de chacune
de ses entrées, le point de départ, pour chacun, de recherches fort libres.
Il fut un temps, pas très éloigné, où la philosophie prétendait soigner
ceux qui l'exerçaient; elle ne le revendique plus à présent et ce projet
rendrait ridicule celui qui s'en réclamerait hautement aujourd'hui. N'a-telle pas toutefois conservé ce rôle, par l'interposition de la psychanalyse
et n'est-ce pas l'un des points de rapprochement entre la philosophie et
la psychanalyse? Si la philosophie n'ose plus affirmer par elle-même sa
valeur curative ou si nul ne peut plus dire qu'il se soigne par la philosophie, il est beaucoup plus acceptable que la psychanalyse laisse entendre
qu'elle soigne par la philosophie. Est-ce par là qu'il faut envisager leur
véritable alliance ?
Nous aurions aimé pouvoir faire des entrées aux notions d'affect, d'autorité, d'autre et
d'Autre, de catharsis, de destin, de destinée, d'écran, d'espace, de fantasme, de fiction, de
miroir, de personne, de religion, de tableau. On pourrait faire un excellent dictionnaire
- un meilleur? - avec les chutes du précédent.
11
Angoisse
* La façon de traiter ce concept est typique de la méthode lacanienne
des renversements à l'égard des positions de Freud et du discours
ordinairement tenu par la philosophie, en particulier depuis le
fameux ouvrage de Kierkegaard sur Le Concept d'Angoisse. Elle est
aussi caractéristique des rééquilibrages permanents que l'auteur fait
subir aux structurations de ses thèses fondamentales sur le désir et la
jouissance.
Dans ses écrits d'avant-guerre, Lacan avait d'abord référé l'angoisse
au « corps morcelé» auquel le sujet est confronté au niveau du stade
du miroir; l'unification du corps entier autour du pénis donne lieu à
une angoisse de castration. Mais il réfère aussi l'angoisse à la crainte
d'être engouffré par une mère dévorante. Dès lors, ce qui angoisse
n'est pas tant d'être séparé de la mère que de ne pouvoir s'en séparer.
Il est donc faux de dire que l'angoisse se caractérise par l'absence
d'objet et de la distinguer par là de la peur. «L'angoisse n'est pas
sans objet» [SXI 1] ; simplement, cet objet ne prend son sens que par
La Chose - cette Chose que le sujet ne peut ni dire, ni caractériser,
ni envisager sans vertige. Plus profondément que l'angoisse, on
trouve une détresse (Hilflosigkeit) « où l'homme, dans ce rapport à
lui-même qui est sa propre mort - mais au sens où je vous ai appris
à la dédoubler- n'a à attendre d'aide de personne» [SVII, 351].
Ainsi, loin d'être l'affect le plus profond, quoiqu'elle nous confronte
à quelque chose qui ne se laisse plus dire, l'angoisse est une
expression, un signifié imaginaire de cette détresse qui est solitude
absolue «Il y a, dans le symbolisme fondamental, une inflexion
vers l'imagé, vers quelque chose qui ressemble au monde ou à la
nature, et qui donne l'idée qu'il y a là de l'archétypique» [SIl, 246].
Elle ne paraît devenir un affect que lorsqu'elle «joue le rôle d'un
signal occasionnel» [SVII, 172]. Elle se présente encore, à l'adresse
de l'autre comme une demande d'aide; elle est une couverture
[SVII, 351] ; elle participe de cette course à l'objet par laquelle je
refuse de voir ma détresse abyssale, qui ne demande plus d'aide
On trouvera une liste des abréviations p. 90.
13
parce qu'elle sait qu'il n'yen a pas. La castration n'est donc pas ce
qui déclenche l'angoisse; elle sauverait bien plutôt le sujet de
l'angoisse, en dépit des apparences; de même, la phobie est-elle le
destin presque inévitable de l'angoisse, qu'elle permet de dissimuler;
car mieux vaut encore une phobie que l'angoisse.
** On
reconnaît, dans ce mécanisme, celui du désir lui-même, qui
n'a pas d'objet ultime, mais feint néanmoins de s'en donner, inlassablement. La crainte, la phobie sont des leurres de l'angoisse,
laquelle occupe un poste-frontière, situé juste avant la reconnaissance
que le sujet n'a de place nulle part. L'angoisse annonce encore l' Hilflosigkeit comme un danger c'est là qu'elle se révèle encore trop
courte. Même si elle ne ment pas, à la différence des autres sentiments, elle alerte l'autre, se raccroche à lui, parce qu'elle croit peutêtre encore pouvoir attribuer à cet autre son propre surgissement
[SVIII, 427] ; elle apparaît dans le sujet quand celui-ci ne sait pas de
quel désir il est l'objet de la part de l'Autre. Lacan est allé si loin
dans cette direction paradoxale d'une angoisse envisagée comme
ultime communication, dernier rempart de la communication, qu'il
pose la question de savoir si « entre le sujet et l'Autre, l'angoisse ne
[serait] pas le mode de communication si absolu qu'à vrai dire on
peut se demander si l'angoisse n'est pas au sujet et à l'Autre ce qui
est à proprement parler commun» [L'Angoisse, 1, 127]. C'est
l'angoisse qui, comme lien à l'Autre, cette autorité absolue, effectuerait, d'un homme à un autre, la commensurabilité nécessaire à leur
communication.
Voir La Chose, corps morcelé, désir, Imaginaire, jouissance, mort,
objet, signe, Symbolique, tyché (chance).
Barre
* Cette notion mathématique est inséparablement un vocable et un
symbole dont la fonction va évoluer tout au cours de l' œuvre. Partant
du terrain linguistique où elle est la ligne de séparation qui, dans la
linguistique saussurienne, sépare le signifié du signifiant à l'intérieur
du rapport qu'est le signe, la barre va prendre un sens algébrique plus
14
marqué qui figure toutes sortes d'éclatements et de séparations qui
affectent principalement le sujet. On voit clairement ce passage en
SXI, 277 (2 e partie).
** Anagramme du mot ARBRE, BARRE montre assez que le
fameux exemple pris par Saussure, pour expliquer le fonctionnement
du signe, n'est pas fortuit, et que le mot arbre est pris dans les plis du
symbole qu'est fondamentalement le signe, au moment même où
l'auteur du Cours de linguistique générale s'apprête - ô ironie - à
opposer l'arbitraire du signe à la motivation du symbole. Le signe est
un symbole qui s'ignore et c'est comme symbole que la barre sera
retenue, dans le sillage de Heidegger, qui avait « barré» le mot das
Sein [être] en 1956, dans son Zur Seinsfrage. Lacan posera volontiers
le sujet S comme un $, un sujet barré le sujet est divisé par la barre
du langage. De la même façon que le signifiant se pose comme
valant pour le signifié qu'il remplace, S sera très vite le signifiant qui
pose $, le sujet divisé, autrement dit, le sujet tout court. Loin d'être le
support qui donnerait ultimement sens aux signifiants,« c'est en tant
que le sujet se situe et se constitue par rapport au signifiant que se
produit en lui cette rupture, cette division, cette ambivalence, au
niveau de laquelle se place la tension du désir» [SVII, 366]. Quoique
les signifiants structurent profondément le sujet, celui-ci paraîtra, en
raison de cette barre, « se réaliser toujours ailleurs », sa vérité lui
étant « toujours voilée par quelque partie» [SIl, 245]. Le sujet n'est
pas seul à être barré par le langage; l'autre l'est aussi en tant qu'il est
castré, incomplet, habité par le manque, par opposition à l'Autre
complet, consistant, sans castration, sans barre, qui existe dans
l'imaginaire du sujet, sans jouir toutefois de l'existence empirique.
La barre indique donc l'impossibilité, pour l'autre, de jouer le jeu de
la domination absolue dans lequel le sujet aurait tendance à vouloir
l'enfermer. Ce point est particulièrement clair lorsque Lacan veut
exprimer que l'éternel féminin n'existe pas la femme est un rôle
symbolique; elle n'a pas, comme telle, d'existence.
Voir Désir, sexe, Imaginaire, signe, sujet, Symbolique.
15
Béance - Déhiscence
La béance est l'une des multiples façons par lesquelles Lacan
énonce le vide. Le terme présente, inséparablement, l'avantage et
l'ambiguïté de désigner un vaste trou ou une ouverture
- conformément à l'usage qu'en faisaient les phénoménologues
comme Sartre et surtout Merleau-Ponty - , et de garder une relation
au langage, car le médecin qu'était Lacan savait, en l'utilisant, qu'il
désignait par là aussi l'ouverture du larynx.
Toutefois, si le mot est parti d'une connotation psychiatrique, il
désigne fondamentalement, dès les premiers séminaires, la rupture
fondamentale de l'homme et de la nature. «Le rapport imaginaire
est, chez l' homme, dévié, en tant que là se produit la béance par où
se présentifie la mort» [SIl, 245].
** Cette béance entre l'homme et la nature est évidente au stade du
miroir «Il faut supposer, chez [l'homme] une certaine béance biologique, celle que j'essaie de définir quand je parle du stade du
miroir. La captation totale du désir, de l'attention, suppose déjà le
manque. Le manque est déjà là quand je parle du désir du .sujet
humain par rapport à son image, de cette relation imaginaire extrêmement générale qu'on appelle le narcissisme. [ ... ] L'être humain a
un rapport spécial avec l'image qui est la sienne - rapport de
béance, de tension aliénante. C'est là que s'insère la possibilité de
l'ordre, de la présence et de l'absence, c'est-à-dire de l'ordre symbolique » [SIl, 371]. La béance, c'est le manque affirmé par le signifiant. Dans les Écrits [p. 392}, Lacan note que, « dans l'ordre symbolique, les vides sont aussi signifiants que les pleins; il semble
bien, à entendre Freud aujourd'hui, que ce soit la béance d'un vide
qui constitue le premier pas de son mouvement dialectique ».
La fonction de l'imaginaire ne consiste pas à constater la béance,
mais à la remplir, ~ la «boucher» [SXI, 301}, en couvrant la division
du sujet d'un sens imaginaire d'unité et de complétude. Anticipant sa
fameuse formule « il n'y a pas de rapport sexuel» et la rendant possible, Lacan parle, dès le livre IV du Séminaire, de la béance qui
reste ouverte entre l'homme et la femme «C'est en cela que l'on ne
16
peut pas dire que tout soit assuré de la position relative des sexes et
de la béance qui reste de l'intégration de ces rapports» [SIV, 408
id., 374].
*** À vrai dire, c'est toute relation du sujet à l'autre qui met en jeu
le processus de la béance, dans la mesure où c'est l'éclatement du
sujet et le caractère irréductible de sa scission qui est la béance
même. « C'est en ce point de manque que le sujet a à se reconnaître»
[SXI, 301]. On notera que, de façon très proche de Hume et de
Bentham, quoiqu'il tente de saisir ce point, de préférence, chez Kant,
Lacan repère non seulement que l'unité du moi est fictive, mais que
la cause l'est aussi en raison de l'inexplicable béance qui se creuse
entre la cause et l'effet [SXI, 29].
Lacan utilise aussi, comme Merleau-Ponty d'ailleurs, le terme de
« déhiscence» en un sens pratiquement synonyme de celui de
« béance ». La déhiscence est un terme botanique qui désigne la délivrance des semences lorsque la fleur est parvenue à maturité il y a
«une déhiscence vitale constitutive de l'homme» [Écrits, 116].
Cette fente est aussi la division entre culture et nature, qui signifie
que la relation de l'homme à celle-ci « est altérée par une certaine
déhiscence de l'organisme en son sein, une Discorde primordiale»
[Écrits, 96].
Voir Barre, sexe, signe, signifiant, sujet, Symbolique, trou.
La Chose, das Ding
* Le terme est particulièrement dominant dans le livre VII du Séminaire où deux chapitres lui sont entièrement consacrés sous le terme
allemand das Ding qui, par son caractère syntagmatique, en exprime
la neutralité et, pour ainsi dire, la complète imperméabilité aux actes
psychiques qui s'organisent autour de La Chose. On pourrait dire de
das Ding qu'il ou qu'elle est l'objet qui « aimante» le désir, si le
terme d'objet n'était aussi inadéquat en l'occurrence. Tout objet de
désir est, par quelque côté, un leurre on ne fait que s'imaginer que
l'on désire tel ou tel objet, tel ou tel autre. En réalité, le désir, à travers les objets dont il paraît en quête, ne cherche jamais que das
17
Ding, dont il n'a ni n'aura jamais aucune représentation, qui n'est pas
un but, puisqu'il ne sera jamais atteint, mais autour duquel tout ne
cesse de tourner.
** Lacan, lorsqu'il traite de ce sujet, se réfère explicitement, chez
Freud, à la distinction des Wortvorstellungen [représentations de
mot] et des Sachvorstellungen [représentations de chose] que l'on
trouve dans l'Esquisse d'une psychologie scientifique. Chez l'un
comme chez l'autre de ces deux auteurs, il n'y a pas de représentation de das Ding. Mais le déplacement de Lacan par rapport à Freud
est évident, en ce que les Wortvorstellungen sont, en quelque sorte
indépassables; il n'y a jamais d'accès originaire à quoi que ce soit, si
ce n'est illusoirement, car la structuration symbolique, encore qu'elle
ne soit pas reconnue spontanément par le sujet, est toujours la plus
profonde.
*** Le schème copernicien dont Lacan se sert pour mettre en scène
les relations de das Ding avec les Vorstellungen provient
évidemment d'une lecture de Kant la Chose lacanienne n'est pas
plus connaissable ni plus directement symbolisable que la « chose en
soi ». Cette « chose» a connu des résurgences à travers le courant
phénoménologique illustré par Heidegger, Sartre et Merleau-Ponty
il est possible que Lacan y ait puisé plus directement l'idée de das
Ding. L'influence de la philosophie de Schopenhauer, dans laquelle
le « vouloir-vivre» aveugle donne lieu, par sa poussée, à toutes
sortes de leurres représentatifs, ne saurait non plus être sous-estimée,
d'autant que l'œuvre d'art est le moment privilégié d'un contrôle
fictif ou imaginaire que l'on s'assure ponctuellement sur le « vouloirvivre» par les belles représentations. La conception lacanienne de la
sublimation fait écho à la conception de la peinture et surtout de
l'architecture que l'on trouve dans Le monde comme volonté et
comme représentation.
Toutefois l'originalité de la psychanalyse de Lacan sur ce point est
d'identifier das Ding à la mère, qui fut l'objet, à jamais perdu, de
désirs incestueux et dont l'inatteignabilité de la Chose équivaut à
l'interdit qui les frappe. Cette conception qui fait de l'inceste à
18
l'égard de la mère l'inceste le plus fondamental et lui donne un tour
métaphysique est un point de rupture avec Lévi-Strauss, qui n'avait
jamais envisagé l'inceste que vis-à-vis du père pour construire les
structures de parenté. Est-ce un hasard si l'intérêt du livre VII du
Séminaire se porte sur les lignées d'Antigone et d'Œdipe dont les
Mythologiques n'ont pas grand chose à dire?
La thématique de la Chose sera à peu près abandonnée après le livre
VII du Séminaire au bénéfice de la problématique de la jouissance.
Voir Désir, jouissance, Œdipe, sexe, sublimation, Symbolique.
Corps morcelé
* Cette notion ouvre une perspective originale et constructive à la
conjugaison de deux idées essentielles dans la philosophie classique
et moderne. On trouve, en effet, chez Hume et chez Nietzsche, l'idée
que l'esprit est divisé et qu'il ne réussit que fictivement à s'unifier
on lit aussi, chez l'un et chez l'autre, qu'il n'y a pas lieu de distinguer l'esprit du corps. Or il semble que la division n'ait jamais été
pensée, dans cette veine, que comme étant celle de l'esprit. Lacan
prend les choses par l'autre bout. Certes il ne s'agit pas de contester
l'éclatement de l'esprit, comme si l'on pouvait lui porter remède; au
contraire, une cure peut même consister, au moins durant l'un de ses
moments, à désintégrer la rigide unité de l'ego. Est en jeu, à travers
le concept de stade du miroir, la contradiction ressentie par le sujet
entre l'éclatement vécu de son corps divisé et sans aucune coordination avec l'image unitaire et ordonnée que livre ce même corps dans
le miroir. L'image est à la fois l'occasion de la prise de conscience
de ce morcèlement et du désir mêlé de l'angoisse de lui mettre fin.
L'angoisse est liée à l'impossibilité de la tâche et elle se saisit dans
les rêves mêmes des analysants, à des moments privilégiés de leur
travail, à travers des « images de castration, d'éviscération, de mutilation, de démembrement, de dislocation, d'éventrement, de dévoration, d'éclatement des corps» [Écrits, 104], dont on trouve des figurations dans les peintures de Jérôme Bosch.
Voir Angoisse, désir, Imaginaire, sujet.
19
Culpabilité
* À l'encontre de ce qu'on pourrait imaginer spontanément, la psychanalyse ne cherche pas nécessairement à réduire la culpabilité;
une cure peut même avoir pour effet de l'amplifier, pourvu qu'elle
soit correctement orientée et qu'elle porte sur les objets adéquats.
Jusque-là Lacan se montre profondément en accord avec Kant. Le
point où il s'en démarque tient à ce que l'auteur des Fondements de
la métaphysique des mœurs réfère la culpabilité à la loi plutôt qu'au
désir. Le sujet kantien est coupable devant la loi qui le divise et le
tourmente par l'exigence de tâches infinies, donc irréalisables;
étrangement, on pourrait dire que, par cette culpabilité, le sujet réussit à se démettre de son autonomie en confiant à Dieu ou à quelque
autre instance étrangère la possibilité et le soin de porter l'accord des
exigences de la loi avec l'existence - tout particulièrement avec
l'existence heureuse. Or la tâche de Lacan en éthique consiste, non
pas à opposer le désir à la loi, mais à montrer au contraire que c'est
le désir même qui est la loi du sujet; dès lors, la culpabilité est
référée au désir «qu'as-tu fait de ton désir? » devient la véritable
mesure de nos actions, car « la seule chose dont on puisse être
coupable, c'est d'avoir cédé sur son désir» [SVII, 370]. Cette
éthique ne doit pas être entendue comme un relâchement hédoniste
par rapport à la morale kantienne d'une certaine façon, elle est plus
terrible qu'elle, puisqu'elle ne laisse plus aucune fuite possible
devant ses responsabilités. Le kantisme laissait encore ouverte au
sujet l'échappatoire de n'avoir pas eu la chance d'être dans les
conditions extérieures ou intérieures qui lui auraient permis de
réaliser son devoir ; il était encore une philosophie du bonheur.
Paradoxalement, l'éthique du désir n'est pas un eudémonisme et elle
ne laisse plus aucune excuse, pas même celle d'avoir eu à faire son
« devoir », au sujet qui a cédé sur son désir et qui, de concession en
concession, s'est laissé gagner par l'éthique des biens. Le devoir
moral, si pénible puisse-t-il sembler, peut être invoqué voire exercé à
la façon d'un divertissement par rapport à la règle de son désir.
** La force du livre VII du Séminaire, où l'on trouve, sur la culpabilité, les meilleures formules, c'est de ne pas laisser libre de choisir
entre l'éthique du désir et l'éthique des biens, voire entre l'éthique du
désir et l'éthique de la loi, mais de trouver le moyen, en un radical
dépassement de l'aristotélisme (considéré comme prototype de
l'éthique des biens), mais aussi du kantisme, de peser chacune par
rapport aux autres; l'expérience analytique permettant d'établir, par
son autorité propre, que l'éthique du désir pèse plus lourd que toutes
les autres morales. Les hommes s'en veulent plus - même s'ils
parviennent à se le voiler - d'avoir trahi leur désir que d'avoir trahi
la loi morale; rien ne résiste au poids de cette «expérience» du
désir.
*** L'enjeu majeur de la culpabilité est celui de son autorité à peser
des éthiques. Lacan a osé ces pesées risquées qui lui ont probablement été inspirées par les Pensées de Pascal, dont le texte de
« l'argument du pari» est l'un des plus cités du Séminaire et des
Écrits.
Voir Désir, expérience, loi, sur-moi.
Demande
* L'usage du mot est caractéristique de la psychanalyse lacanienne.
Toute analyse part d'une demande de l'analysant et son déroulement
est celui de la transformation de cette demande, dont celui qui
l'adresse comprend graduellement qu'elle est une affaire entre lui et
lui-même, ou entre lui et son désir. Car, à la plainte dont la demande
est l'expression pratique se substitue la reconnaissance d'un désir qui
assume de mieux en mieux la situation de n'avoir point d'aide à
demander et à recevoir.
** Pour entendre l'évolution de cette formulation, il faut partir de la
situation de détresse dans laquelle le sujet humain se trouve dans la
petite enfance, alors qu'il est radic~lement dépendant de son entourage pour satisfaire ses désirs et ses besoins. L'enfant a appelé sa
mère avant de parler; ce qui ne signifie pas que son cri fût quelque
21
réaction instinctive il« s'inscrit, au contraire, dans le monde synchronique des cris organisés en un système symbolique ». On voit ici
au passage que le Symbolique n'est pas synonyme du linguistique.
L'inscription dans l'univers symbolique est, pour l'enfant, la condition sine qua non de la satisfaction de ses besoins ; il faut même dire,
dans la mesure où il n'est de satisfaction que demandée et que
donnée comme preuve d'amour, que l'inscription symbolique se substitue à la satisfaction des besoins et inverse les priorités biologiques.
Or, si les besoins biologiques sont relativement faciles à satisfaire, le
désir d'aimer et celui d'être aimé ne sauraient l'être; du moins persistent-ils une fois que les besoins sont satisfaits.
C'est ce manque qui s'entend lointaînement dans la demande de
l'analysant «Par l'intermédiaire de la demande, tout le passé
s'entrouve jusqu'au fin fonds de la première enfance. Demander, le
sujet n'a jamais fait que çà, il n'a pu vivre que par çà, et nous prenons la suite» [Écrits, 617]. La suite, c'est l'analyse elle-même, et
« à mesure [qu'elle] se développe, l'analyste a affaire, tour à tour, à
toutes les articulations de la demande du sujet» [Écrits, 619]. L'analyste ne cherche ni à encourager, ni, à proprement parler, à frustrer la
demande; il est «celui qui supporte la demande [ ... ] pour que reparaissent les signifiants où sa frustration est retenue ~~ [Écrits, 618].
Voir Angoisse, désir, frustration, signe, sujet, Symbolique, transfert.
Dénégation, die Verneinung
* Ce concept freudien est des plus difficiles à utiliser directement en
philosophie, quoiqu'il soit d'une utilité majeure en psychanalyse.
Freud avait déjà montré que des négations du sujet avaient valeur de
positions absolues. Ainsi lorsqu'un sujet déclare « Ce n'est pas ma
il faut entendre exactement le contraire «C'est ma
mère qui...
mère qui... », quand bien même le sujet aurait le sentiment d'habiter
sa négation. Lacan pousse à l'extrême cette conception freudienne de
la négation. La négation se constitue sur fond d'une affirmation primaire, plus radicale, dont elle est expulsée ~t qu'il désigne en alle-
22
mand du terme de Bejahung [Écrits, 381-399, plus particulièrement
386-387].
** Sur ce point, Lacan est en accord avec R. Spitz, qui a montré, à sa
façon, dans No and yes (1957), que le oui et le non ne se
construisaient pas réellement selon l'opposition réciproque qu'elle
paraît avoir en logique. Il y a disjonction réelle entre le oui et le non;
le terrain où ils s'affrontent et se limitent réciproquement en logique
étant le résultat d'un processus secondaire. Il faut qu'une chose
puisse être accueillie dans l'univers symbolique pour qu'elle puisse
faire l'objet d'une négation.
Le traitement lacanien de la négation, qui paraît se rapprocher de la
négation hégélienne, doit pourtant s'en distinguer en ce que la négation, qui n'est pas une affirmation voilée ou refoulée, est un
« retranchement» qui a pour effet une « abolition symbolique»
[Écrits, 386]. Il va de soi que l'exigence d'argumenter en philosophie
ne saurait se contenter d'une réfutation qui prendrait simplement le
contrepied de la proposition contestée. Ce qui est une position
méthodique ou stratégique du psychanalyste à l'égard du symbole ne
serait qu'une intuition aux conséquences désastreuses chez le philosophe qui abolirait par là le fondement même de la discussion
rationnelle.
*** Toutefois il est un secteur sur lequel ce genre de considération
peut attirer l'attention, à la fois en philosophie du langage et en
logique Lacan ne manque pas une occasion de repérer l'usage des
explétifs et des expressions introduites par « personne », « nul» ou
« rien» dans lesquels paraît s'embarrasser une langue comme le
français, qui dit à la fois une chose et sa contraire. « Je crains qu'il ne
vienne» comprend certes la crainte qu'il vienne, mais aussi celle,
opposée, qu'il ne vienne pas. Ainsi, paradoxalement, est-ce bien de
là que partent les efforts lacaniens pour formaliser les affirmations,
négations, négations de la négation, requises par l'articulation du
Réel, de l'Imaginaire et du Symbolique.
Voir Signe, Symbolique.
Désir
* Si l'on accepte désormais volontiers en philosophie que le désir se
distingue du besoin, si Lacan a été bien entendu quand il a dit que
«le désir s'ébauch[ait] dans la marge où la demande se déchir[ait] du
besoin» [Écrits, 814], ou quand il le saisit dans «la différence qui
résulte de la soustraction de l'appétit de la satisfaction à la demande
d'amour» [Écrits, 691], en revanche il est, du même auteur, d'autres
points de vue sur le désir qui passent beaucoup plus mal auprès du
lecteur-philosophe. D'abord pourquoi ce privilège accordé au désir,
parmi toutes les autres «passions» (pour reprendre un terme
classique), échapperait-il à l'accusation de dogmatisme? Enfin,
comment peut-on prétendre que le désir, s'il est fondamentalement
inconscient, puisse avoir la moindre valeur en éthique, au point que
- pour reprendre les termes de Lacan - le primat puisse être donné
à 1'« éthique du désir» sur les «éthiques du bien» et même sur
1'« éthique de la loi » ?
Sur le premier point, il est clair que Lacan se reconnaît sur la même
ligne que Spinoza, lorsqu'il dit dans le livre XI du Séminaire
« Dans la mesure où Spinoza [affirme que] "le désir est l'essence de
l'homme" et où, ce désir, il l'institue dans la dépendance radicale de
l'universalité des attributs divins, qui n'est pensable qu'à travers la
fonction du signifiant, dans cette mesure, il obtient cette position
unique par où le philosophe [ ... ] peut se confondre avec un amour
transcendant» [p. 306]. C'est dans ce même Séminaire qu'il oppose
l'unicité du désir à la pluralité des pulsions [p. 270] ; si toute pulsion
a un objet, le désir n'a guère que «La Chose» pour pôle d'attraction
ou, comme il le dira un peu plus tard, 1'« objet petit a », qui est
représenté par la diversité des objets partiels des pulsions qui dérivent de ce désir. Y a-t-il une contradiction entre la position de La
Chose, distincte de tout objet, et celle de l'objet a ? Certainement
pas si le désir paraît se référer à un objet, c'est toujours au prix
d'une illusion; il est, en réalité, relation à ],ln manque. Mais Lacan
n'aurait-il pas pu traiter n'importe quelle autre «passion» de la
même façon qu'il traite du désir? La seule réponse possible, qui ne
calmera sans doute pas toutes les objections sur ce point, consiste à
24
en appeler à l'expérience. Ce qui renvoie à la question qu'est-ce
qu'expérimenter un désir? Problème qui n'est pas beaucoup plus
facile à résoudre. Certes ce n'est pas expérimenter un objet comme
on sentirait ce qui paraît provenir de l'extérieur par nos sensations;
ce n'est pas non plus une introspection, car le désir dont parle Lacan
est inconscient.
** Cette dernière position, qui gêne souvent les éthiciens, n'embarrasse nullement Lacan. Le désir ne sait pas ce qu'il désire; il n'a pas
d'objet; ou plutôt son objet est infini et se situe au-delà de tout objet
limité imaginable ou concevable. Il veut l'impossible et il est aussi
formel que la loi kantienne peut l'être - comment pourrait-on
assigner un contenu déterminé à son désir? Dès lors, Lacan n'hésite
pas à reverser au compte du désir l'ensemble de ce que Kant fait
porter à la loi, alors que l'auteur des Fondements de la métaphysique
des mœurs s'était évertué à distinguer le je de l'autonomie des désirs
du « cher moi ». Mais si la loi morale kantienne paraît parfaitement
claire, on ne sait jamais si on lui obéit ou si on croit seulement le
faire. La réalisation de l'autonomie en sa personne, plutôt que celle
du désir qui nous habite, ne saurait être assurée ni garantie par
aucune expérience; l'autonomie présente même le désavantage par
rapport au désir de la certitude qu'elle n'aura jamais aucune réalité.
Ne pas céder sur son désir est sans doute un impératif plus réel que
faire exister la loi en soi-même, quand on ne saurait pas davantage où
cela mène. La sublimation par laquelle nous « voulons» sortir des
cercles répétitifs du désir et ne parvenons jamais qu'à élargir les
cercles n'est pas finalisée; du moins sa finalité n'est-elle pas moins
illusoire que toute autre téléologie passionnelle. La sublimation est
une nécessité absolue du désir elle n'est pas le « projet» du désir,
quand bien même elle serait vécue sur ce mode. Sur ce point encore,
si l'on demandait à Lacan comment il sait que 1'« éthique du désir»
vaut mieux que 1'« éthique de la loi », il invoquerait l'expérience,
comme on la voit invoquée, dans le livre VII du Séminaire, de façon
risquée mais intéressante. [Voir culpabilité]
25
*** Enfin, si les commentateurs ont beaucoup insisté, non sans raison d'ailleurs, sur l'hégélianisme de la formule tant de fois répétée
par Lacan et à laquelle il est donné toutes sortes de sens le désir est
désir de l'autre, il convient de prendre garde à ne pas traiter le désir
comme une pulsion parmi d'autres, à laquelle il arriverait d'avoir
l'autre comme objet. Certes, c'est bien donner sens au manque qu'il
est, pour le désir, d'être ce que l'autre désire ;"mais il serait difficile
d'accorder cette lecture avec l'idée, classique depuis Hume, que le
désir n'est pas une affaire privée qui se jouerait dans les limites du
sujet, mais que, au contraire, le sujet est constitué par le désir,
comme une de ses déterminations, fragile, événementielle, évanescente, toujours à reconstruire. Quand Lacan dit que le désir est désir
de l'autre, il ne faut pas s'empresser de l'entendre dans le sens où le
désir est un produit social, comme s'il devenait une affaire entre
sujets déjà constitués. Lacan a trop lutté contre toute interprétation
sociologique de l'inceste, y compris contre celle de Lévi-Strauss, et
en faveur d'une interprétation qu'il n'hésite pas à qualifier de
« métaphysique» pour qu'il puisse s'en tenir à une conception sociologique du désir. La société n'est ni plus ni moins réelle que le sujet
individuel. Il semble bien que l'éthique lacanienne, loin d'être une
éthique de l'autre, soit au contraire celle d'une solitude abyssale, qui
a plus à voir avec l'anonymat de ce que Merleau-Ponty appelait un
« solipsisme vécu» qu'avec une sorte de sociabilité envahissante. La
morale est faite avec quelque chose qui vient de plus profond que le
moi. La morale de Kant elle-même est encore trop « socialisée ».
Lacan donne la véritable mesure de l'abîme quand il demande
d'entendre, dans le désir de l'homme est le désir de l'Autre, l'Autre,
non pas comme un semblable, mais comme le lieu symbolique de la
loi, et le de comme « la détermination dite par les grammairiens subjective, à savoir que c'est en tant qu'Autre qu'il désire (ce qui donne
la véritable portée de la passion humaine) » [Écrits, 814].
Le fond abyssal de l'éthique lacanienne, hanté par la chose dans son
inconnaissabilité et dans son anonymat, diffuse jusqu'en politique où
il semble bien que l'humanitaire ait le dernier mot, ou du moins
l'avantage sur l'humanisme. Lacan n'a pas eu beaucoup d'estime
26
pour ceux qui, au nom de l'amour des autres, pour les uns, de leur
liberté ou de leur libération pour les autres, n'avaient de cesse de les
empêcher de produire leur subjectivité. La seule politique qui vaille
est celle qui préserve les désirs.
La conception lacanienne du désir est donc une conception plus
éthique et « métaphysique» que psychologique. Elle fait partie de
ces notions que Lacan a tournées contre les philosophies ellesmêmes, qui n'ont pas su en porter l'infinité.
Voir La Chose, culpabilité, désir, expérience, inconscient, loi, Œdipe,
pulsion, Réel, sublimation, sujet
Discours (les quatre)
* En 1969, dans le livre XVII du Séminaire, Lacan montre qu'il y a
quatre formes fondamentales possibles du discours, qui sont autant
de formes possibles de l'intersubjectivité; car il faut entendre le discours dans un sens élargi par rapport à ce qu'en dit le linguiste si l'on
veut comprendre la formule que Lacan a forgée dès 1953
«L'inconscient, c'est le discours de l'autre ». Discours n'équivaut ni
à langue, ni à parole.
Pour comprendre le discours dans ses aspects structurels, il faut
mettre en relation quatre termes le signifiant, le savoir, le sujet et le
plus-de-jouir.
Le discours du maître est la forme fondamentale d'où dérivent toutes
les autres formes, soit le discours de l'université (ou de l'universitaire), le discours de l'hystérique et le discours de l'analyste. Il est,
assez conformément à la dialectique hégélienne qui apparaît dans les
pages de la Phénoménologie de l'Esprit, celui par lequel le maître
met l'esclave au travail et tente de s'accaparer le surplus de jouissance qui résulte de ce travail. Son caractère fallacieux tient à ce
qu'il donne à l'autre l'illusion que, s'il était maître, s'il parvenait à le
devenir, il ne serait plus dans la division.
Dans le discours de l'universitaire, c'est le savoir qui occupe la place
dominante. Derrière tous les efforts pour inculquer un savoir apparemment neutre à l'autre, se loge une tentative de maîtriser l'autre
27
(par l'intermédiaire de ce qui lui est appris). Le discours de l'universitaire représente l'hégémonie de la connaissance, particulièrement
visible sous la forme de l'hégémonie actuelle de la science sur toutes
les autres formes culturelles. Il rejoint celui du maître en ce qu'il
donne, lui aussi, l'impression à celui qui l'écoute que, s'il savait, il
vaincrait, par là-même, la division du sujet. Il se sert du savoir pour
atteindre fallacieusement des objectifs de maître que« ça marche»
[SXVII, 241 et non pas un savoir quelconque.
Pas plus que le discours du maître ne requière un maître en chair et
en os (un impératif peut en faire office et se révéler plus efficace
qu'un maître sous les traits d'un individu réel), pas plus que le
discours de l'université ne nécessite forcément quelqu'un qui a les
titres conférés par l'institution, le discours de l'hystérique n'est un
discours prononcé par un hystérique. Il est un lien social dans lequel
tout sujet peut se trouver impliqué. La position dominante est, cette
fois, occupée par le sujet divisé, le symptôme. Le discours est tenu
par celui qui cherche le chemin de la connaissance. Lacan distingue
nettement le désir de savoir (qui utilise le savoir comme un leurre) du
savoir «Le désir du savoir n'est pas ce qui conduit au savoir. Ce
qui conduit au savoir, c'est - précisément - le discours de
l'hystérique» [SXVII,23].
Le discours de l'analyste, voire l'analyste lui-même, deviennent, en
cours de cure, la cause du désir de l'analysant, lequel découvrira que
le savoir de son propre désir n'est pas à proprement parler détenu par
l'analyste, comme s'il fallait le lui reprendre. L'analyste n'est pas en
position de pouvoir ou de savoir universitaire; en ce sens, sa position
est subversive.
** Le savant et le philosophe ont leurs discours écartelés entre chacun de ces quatre types auxquels ils renvoient partiellement. Ils
apprendront, à travers cette répartition à distinguer dans leur quête ce
qu'il entre, plus ou moins consciemment, d'administratif et de
volonté de puissance dans leur savoir; à se défier de la confusion,
quasi-permanente, dans leur travail, du savoir avec la maîtrise.
28
*** Cette classification est, à sa façon, un élément majeur d'une
théorie des fictions, tel que Bentham a pu en produire une, au début
du XIxe siècle. Dans son Manuel des sophismes politiques, Bentham
ne s'était guère intéressé qu'au discours de la maîtrise et à ses
variantes, depuis les degrés les plus éclatants de pouvoir jusqu'à sa
subversion la plus radicale; toutefois son propre discours du Manuel
ressemble fort à celui de l'analyste et Chrestomathia est nettement la
dénonciation du discours de celui qui a tendance à prendre pour vrai
ce qu'il a toujours enseigné. Encore qu'elle soit très proche de ce
qu'on peut trouver chez Bentham, la théorie des quatre discours est
peut-être la contribution la plus originale de la psychanalyse lacanienne à ce qu'on appelait, avant elle, la « psychologie collective ».
Voir Désir, sujet, symptôme, transfert.
Expérience
* Ce terme est sans doute l'un des plus invoqués par Lacan; encore
qu'il soit l'un des moins théorisés de son enseignement. L'auteur se
réfère à lui en des moments aussi décisifs qu'inattendus. C'est à
l'expérience - « notre expérience» [à nous autres analystes]qu'il demande de réfuter en morale, l'eudémonisme ou l'hédonisme,
accusés de sous-estimer le poids de la culpabilité. S'agit-il du poids
des expériences de même structure accumulées par le psychanalyste
qui écoute les analysants? Peut-être; mais on trouve aussi que
l'expérience est tranquillement invoquée par Lacan dans des conditions plus périlleuses encore, lorsqu'il s'agit de prouver que la culpabilité n'a pas pour référence essentielle, contrairement à ce que soutient Kant, la loi mais le désir qui habite le sujet. Affirmation
doublement incroyable du point de vue de Kant, puisque, d'une part,
ce qui est moral ne saurait se décider par une expérience quelconque
mais seulement a priori, et que, d'autre part, la loi lui paraît infiniment plus profonde que le désir, lequel n'a guère pour fonction que
de fourvoyer la morale.
** Les désaccords très profonds de Lacan avec Kant proviennent
d'une radicale différence dans la compréhension de ce qu'il convient
29
d'appeler expérience. Sans que l'on puisse dire qu'il soit empiriste,
Lacan ne souscrit pas aux interdits de la critique kantienne qui
demandait de ne pas s'aventurer par concept au-delà de l'expérience,
plus exactement pas au-delà de ce que la critique entendait très
étroitement par là. Lacan s'autorise, par l'expérience, des pesées que
l'auteur de la Critique de la raison pure eût, sans nul doute,
réprouvées comme transcendantes.
Or l'expérience à laquelle recourt et renvoie la psychanalyse n'est
pas une expérience d'objets construits par les actes repérables et
réitérables de la théorie; elle n'est pas non plus l'expérience intime
que le sujet fait de soi et qui a toutes les chances d'être fausse ou
d'être un mensonge à soi. Le sujet ne peut donner que des informations fausses sur lui-même lorsqu'il prétend se sentir. Le savoir symbolique vaut certainement mieux que cette intuition de soi-même;
mais la différence avec Kant, c'est que Lacan admet un certain type
d'expérience du symbolique. Comment pourrions-nous soutenir que
ces surgissements événementiels par lesquels les signifiants sont
brusquement rendus conscients ne donneraient lieu à aucune expérience? Certes, il ne s'agit pas, à la façon de la phénoménologie de
M. Scheler, de faire une place à quelque intuition des essences ou des
valeurs qui s'effectuerait comme au-delà du symbolique pour lui
donner sens.
*** Si l'expérience prend, chez Lacan, une tout autre signification,
c'est que l'auteur enseigne à récuser ce qui semblait bien connu et
statutairement admis la distinction de l'intérieur et de l'extérieur,
d'un sens intime et d'un sens externe, ainsi que l'idéologie de la
coïncidence, de la correspondance et de l'adéquation du sujet et de
l'objet. L'expérience ne se répartit pas selon ces découpages; c'est
même une expérience que nous faisons que l'expérience ne se distingue pas ainsi. Le symbolique répartit autrement l'intérieur et l'extérieur, que nous ressentons de façon intuitive; ou plutôt il en
inquiète et dissout la répartition, comme le figure, en topologie, la
bande de Moebius.
La raison en est que l'expérience n'est pas ce qui est rencontré
comme le vis-à-vis de nos constructions, comme ce qui pourrait en
30
sanctionner la validité. Ce n'est, du moins, là, qu'une forme d'expérience, celle des objets, qui ne saurait se présenter ni comme la seule,
ni comme la plus importante même en physique. Le concept
d'inconscient n'est pas seul à se caractériser par cette dimension de
fiction bien fondée et d'intérêt pratique. Les constructions
symboliques ou linguistiques constituent l'expérience même, qui ne
se trouve pas en face d'elles comme leur «autre ». L'expérience qui
se pose comme 1'« autre» du sujet qui théorise ne définit qu'un type
d'expérience, celle à laquelle on s'imaginerait que la théorie
s'ajuste; mais la notion d'expérience est beaucoup plus générale et
enveloppe une notion de la vérité où la part de la construction est
telle qu'elle ne peut jamais être, sinon par illusion, d'une part, le
correspondant d'une élaboration théorique, d'autre part, l'extériorité
dans laquelle on distinguerait des unités objectives.
Mais la généralité dont nous parlons ne signifie pas que l'expérience
ne soit pas celle d'événements pris dans leur singularité radicale et
sans aucune répétition possible. La théorisation n'est pas productrice
d'une abstraction telle que sa généralité renvoie toujours le singulier
au rôle de l'opposant objectif; elle est plutôt de l'ordre de l' ecthèse
et elle ne prend son sens qu'en comprenant par construction le singulier. Lacan osait dire du cas, qui est la seule chose à prendre en
compte en analyse, qu'il fait toujours exception par quelque côté à la
loi dont il paraît relever. «Dans le cas, prenez garde à ce qu'il
contredit ». Ce qui permettait à Lacan d'affirmer que «la
psychanalyse est une science dialectique» [Écrits, 216].
La promotion du symbolique chez Lacan n'est, de l'expérience, ni le
rejet - ce qui serait absurde -, ni même un amoindrissement de la
valeur; elle s'accompagne, au contraire, de son accueil et de sa valorisation dans des secteurs que Kant avait dévolus à la seule transcendance. Une conception symbolique du savoir peut donner des styles
assez originaux à l'expérience pour permettre, chez Lacan, d'être
invoquée pour renverser une philosophie. La philosophie ne peut pas,
par l'infinitisation de ses concepts et par sa réflexion, feindre
d'échapper à la sanction de l'expérience; il y a toujours moyen
d'évaluer ses concepts par l'expérience: c'est ainsi que l'utilita31
ris me, le kantisme, 'existentialisme [Écrits, 99] sont jugés par son
moyen sur des points décisifs. Plus généralement, alors que sa
conception même de la théorie et de l'expérience exclut radicalement
l'empirisme, l'expérience est invoquée au moment où il s'agit de
justifier ou de trancher une proposition qui paraît le plus
évidemment, quoique à tort, a priori. Attendrait-on, par exemple, que
ce soit l'expérience qui prouve que «plus il ne signifie rien, plus le
signifiant est indestructible» [Sm, 210] ? Ou qu'elle prouve que le
phallus soit un symbole dont il n'y a pas de correspondant, du côté
féminin? L'expérience est invoquée comme une contingence ultime
dont il n'est plus question de rendre raison; elle est une raison sans
raison.
Voir Culpabilité, désir, inconscient, interprétation, loi, sexe, signe,
signifiant, sujet, Symbolique, tyché, vérité.
Forclusion
* Si Lacan n'a pas inventé le terme, il en a du moins recréé le sens.
Dès sa thèse De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la
personnalité (1932), Lacan considère que la cause psychique de la
psychose réside dans l'exclusion du père de la structure familiale,
avec la réduction qui en résulte de la famille aux relations mèreenfant. Cette exclusion frappe le père symbolique le sujet fait
comme si ce père n'existait pas et n'avait jamais existé. Cette notion
intéresse le philosophe en ce qu'il trouve là un des multiples modes
de rejet, de refus, de négation vécue, par lesquels le sujet se défend.
Si l'on veut toutefois éviter un usage simplement imagé du terme, il
convient de noter que ce contre quoi la forclusion défend le sujet,
c'est le « Nom-du-père » ou, si l'on préfère, le père symbolique. Il
faut alors prendre garde que la forclusion n'est pas le simple
refoulement qui enfouit dans l'inconscient une idée et les affects
attenants que nous n'acceptons pas; il s'agit d'une exclusion hors de
l'inconscient. Elle n'est pas non plus une projection, laquelle
provient de l'intérieur vers l'extérieur; la forclusion est un rejet tel
qu'il n'a jamais pénétré l'intérieur.
** Ce type de négation à l'œuvre dans la forclusion peut avoir un
effet de Réel. Le Réel est ordinairement saisi par le Symbolique et
rejeté comme n'étant pas le Symbolique; mais si la saisie par le
Symbolique ne s'effectue pas, cela ne veut pas dire que le rejet ne
joue aucun rôle. On peut rejeter ce qui n'a pas été appréhendé symboliquement. La méditation sur la forclusion est essentielle à la saisie
de ce que la philosophie considère ordinairement sous la forme
d'oppositions comme celle du sujet et de l'objet, de la subjectivité et
de la réalité, de l'être et de l'objet, voire de la triade être-sujet-objet.
Voir Dénégation, inconscient, sujet, Symbolique, topologie.
Frustration
* Ce terme, galvaudé par le langage courant qui le lie à toutes sortes
de retraits de l'objet de désir, reçoit chez Lacan une détermination
qui peut aider le philosophe dans ses analyses.
Lacan caractérise la frustration, non par le manque d'un objet réel
susceptible de satisfaire un des besoins du sujet, mais par le manque
qu'il éprouve dans sa demande d'amour. Le sujet peut éprouver cette
demande comme insatisfaite alors même que les besoins sont comblés; après tout, il est ordinaire de satisfaire les besoins de quelqu'un
pour éviter de répondre à sa demande d'amour. Dès son plus jeune
âge, le sujet peut ressentir un très fort sentiment d'injustice alors
même que, en apparence, ce qu'il voulait s'est réalisé, lorsque le
désir était effectivement en quête de tout autre chose à travers l'objet
manifestement recherché. Un objet de désir peut en cacher un autre;
on peut blesser un sujet en lui offrant l'objet qu'il paraissait vouloir
et en ignorant l'autre ou en feignant de ne pas le connaître.
** Dès lors, dans le circuit des règles, de la justice et des paiements,
la frustration peut être une arme, voire une stratégie. Ainsi ne paie-ton pas forcément ce qui est réellement demandé ; on peut, par un
paiement, faire la sourde oreille à ce qui est réellement demandé. De
façon comparable, le psychanalyste, qui est l'objet d'une demande
d'amour de la part de l'analysant, ne peut manquer de la frustrer; il
a, du moins, tous les moyens de le faire en ne répondant pas à la
33
question, en accordant aux paroles de l'analysant un autre sens que
celui qu'il leur donne, en recevant avec le plus grand calme les
signes d'angoisse de son patient.
*** Il se pourrait que Lacan ait usé des philosophes qu'il lisait avec
une stratégie de frustration du lecteur-philosophe. Il lit les auteurs en
accordant à leurs signifiants un autre sens que celui qui est ordinairement reçu et il pratique ainsi ce qu'on prendrait volontiers quoique
à tort pour une fausse lecture ou un « faux dire» sur sa lecture. Estee un hasard si frustration traduit ordinairement la Versagung de
Freud [SV, 316] ? Comme la frustration de l'analysant par l'analyste
soutient et épure une demande qui s'éteindrait trop vite, la
frustration, qui résulte, chez le lecteur-philosophe, des textes
«relus» par Lacan, casse les stéréotypes, met à l'épreuve ce qu'il
croyait savoir et donne à lire ou à entendre autrement ce qu'il n'avait
jamais songé à mettre en relief ou à prendre en compte.
Voir Désir, tyché.
Identification
* Freud avait défini l'identification comme le processus par lequel un
sujet adopte comme étant le sien un attribut appartenant à un autre
sujet. Cette opération a pris une importance croissante dans son
œuvre au point de devenir l'opération par laquelle le sujet se constitue lui-même. Ce point n'est pas aussi nouveau qu'il en a l'air,
puisque Pascal concevait fort bien que l'esprit, n'ayant pas de nature,
se constituait par une suite d'introjections d'objets. L'originalité de
Lacan tient à ce qu'il détermine mieux la notion d'identification, en
distinguant l'identification imaginaire - « cette transformation produite chez le sujet quand il assume une image» [Écrits, 94] - et
l'identification symbolique, qui est, aux yeux de Lacan, l'identification majeure.
** L'identification imaginaire est le mécanisme par lequel l'ego est
créé dans le stade du miroir. C'est en assumant son image Spéculaire
que le je se précipite en une forme primordiale, avant qu'il ne
34
s'objective dans la dialectique de l'identification à l'autre et que le
langage ne lui restitue dans l'universel sa fonction de sujet. Cette
forme devrait plutôt être désignée comme je-idéal, comme « socle
des identifications secondaires ». Le je apprend, en sa constitution
par son image, « sa discordance d'avec sa propre réalité» [Écrits,
94].
Mais l'identification essentielle est l'identification au père, dans le
dernier stade du complexe d'Œdipe. Elle est identification à un
signifiant. Lacan interprète le simple « trait unique» (trait unaire),
emprunté à la personne qui fait l'objet d'une identification, comme
un signifiant, dès lors qu'il est intégré à un système de signifiants
(SVIII, 413) et il constitue «le fondement, le noyau de l'idéal du
moi» (SXI, 285).
*** On voit que ce n'est pas, à proprement parler, avec un autre que
le sujet s'identifie; cet autre fût-il son analyste. « Le sujet a une relation à son analyste dont le centre est au niveau de ce signifiant privilégié qui s'appelle idéal du moi, pour autant que, de là, il se sentira
aussi satisfaisant qu'aimé» (SXI, 286). Ainsi la fin de la cure ne saurait être marquée par l'identification à l'analyste. La fin de l'analyse
est conçue par Lacan comme une destitution du sujet, un moment où
les identifications du sujet sont remises en cause sans qu'elles puissent, à nouveau, devenir ce qu'elles étaient auparavant. Il n'est pas
impossible de dire, dans la mesure où le sujet apprend à reconnaître
son désir, que la fin de l'analyse est paradoxalement l'identification
avec le symptôme; cette identification prend la forme de l' acceptation, par le sujet, de sa division, de ce qu'il est. À la fin du chapitre
sur Le stade du miroir, Lacan écrivait «Dans le recours que nous
préservons du sujet au sujet, la psychanalyse peut accompagner le
patient jusqu'à la limite extatique du "Tu es cela", où se révèle à lui
le chiffre de sa destinée mortelle, mais il n'est pas en notre seul pouvoir de praticien de l'amener à ce moment où commence le véritable
voyage» [Écrits, 100].
Voir Imaginaire, Œdipe, signe, signifiant, sujet, Symbolique,
symptôme, transfert.
35
Imaginaire
* Dans
le droit fil des conceptions classiques de l'imagination qui
insistaient, comme le faisait Pascal (dans le fameux fragment
Brunschvicg 82, Lafuma 44), à la fois sur sa puissance trompeuse et
sur sa puissance constitutive, Lacan reconnaît la force d'illusion, de
fascination, de séduction de l'Imaginaire, qu'il relie à l'image
spéculaire et à la constitution de l'ego par identification, d'une part,
et son effet dans le Réel, d'autre part. Comme Hume, Lacan voit
dans l'Imaginaire l'origine de toutes sortes d'illusions celle
d'embrasser la totalité, celle d'effectuer des synthèses, de poser des
autonomies, en particulier celle du moi, de croire en des dualités
(sujet/objet, extérieur/intérieur, réel/irréel), de repérer des ressemblances et des similitudes, d'en constituer des associations. Par
l'Imaginaire, nous nous figurons et nous dissimulons la réalité. Mais
l'Imaginaire ne se suffit pas à lui-même; sa dimension affirmative et
constitutive est elle-même arc-boutée sur l'ordre symbolique.
** Lacan envisage le rapport de l'Imaginaire au Symbolique comme,
dans le langage, celui du signifié au signifiant. Sans doute, parce que
le signifié des signes linguistiques est de l'ordre de l'Imaginaire, à la
différence du signifiant; mais aussi en raison du sens très élargi que
Lacan donne au terme de « signifiant ». Ainsi un affect peut-il être
traité comme relevant de l'Imaginaire, son signifiant le structurant et
se tenant en quelque sorte hors de lui. L'Imaginaire est le mode sur
lequel nous apparaît cette trame, dont nous ne soupçonnons pas
l'existence sans le travail analytique; il est l'inversion spéculaire,
quoique jamais immédiatement comprise comme telle, du Symbolique.
*** On comprend combien la philosophie de Bentham, que Lacan a
largement contribué à faire connaître, pouvait lui être utile; car la
théorie des fictions, dans son découpage et dans son jeu des entités
réelles, des entités fictives et des entités imaginaires, lesquelles ne
coïncident toutefois pas terme à terme avec l'acception qu'il accorde
lui-même au Réel, à l'Imaginaire et au Symbolique, lui apportait une
première esquisse de son schématisme tripartite.
Voir Identification, Réel, signe, signifiant, sujet, Symbolique.
Inconscient
* L'inconscient freudien avait pris deux aspects principaux. Dans la
première topique, le système inconscient est ce qui se tient hors de la
conscience à un moment donné, qui a été radicalement séparé de la
conscience par refoulement et qui ne peut plus revenir à la
conscience sans subir une distorsion qui le rend méconnaissable.
Dans la deuxième topique, l'inconscient n'est pas un lieu à part, mais
toutes les instances du moi, du surmoi et du ça en dérivent.
Lacan admettra, avec Freud, qu'aucune production psychique
n'échappe à l'inconscient «l'inconscient ne laisse aucune de nos
actions en dehors de son champ ». Mais la notion subit une relecture
et une modification profondes. Alors que le problème de Freud
semble avoir été, très longuement, de prouver son existence, Lacan
ne s'embarrasse plus guère de ce problème. Inconscient est d'abord
traité comme un simple adjectif et lorsque, à partir des années 50, il
est pris comme substantif, ce n'est pas pour se leurrer en réifiant ce
qui a valeur de fiction utile dans la pratique. La notion d'inconscient
n'a pas de vis-à-vis dans l'expérience; elle est une construction qui
permet d'élaborer des stratégies dans l'analyse. «L'inconscient est
un concept forgé sur la trace de ce qui opère pour constituer le sujet»
[Écrits, 830]. Il est le symbolique à partir de quoi se constitue le
sujet; en ce sens, il n'est pas une existence cachée quelque part dans
l'ombre ou dans les plis d'on ne sait quel moi profond. «Cette
extériorité du symbolique par rapport à l'homme est la notion même
de l'inconscient. Et Freud a constamment prouvé qu'il Y tenait
comme au principe même de son expérience» [Écrits, 469]. Comme
le langage, l'inconscient est transindividuel [Sm, 128 ; Écrits, 258].
Ainsi peut-on comprendre les deux fameuses formules de Lacan
«L'inconscient est le discours de l'autre» [Écrits, 16] et
«l'inconscient est structuré comme un langage» [SIII, 167 ; SXI, 28,
37
etc.]. S'affirme essentiellement par là une réalité méthodique on ne
peut saisir l'inconscient que par ce qui est articulé, que de ce qui est
ramené à des mots [SVII, 76]. Il ne faut pas se contenter de dire que
l'inconscient est l'effet du signifiant sur le sujet, encore que cette
affirmation ne soit pas fausse; il est constitutif du sujet, qui se fait à
partir de la structuration du symbolique. Il est totalement absurde de
le chercher «dans» le sujet. Il ne l'est pas moins de traiter l'inconscient comme un réservoir de pulsions «Ils s'imaginent, dit Lacan à
l'adresse des "philosophes anglais" auxquels il dénie le nom de psychanalystes, qu'il y a des pulsions, et encore, quand ils veulent bien
ne pas traduire pulsions par instincts. Ils ne s'imaginent pas que les
pulsions, c'est l'écho dans le corps du fait qu'il y a un dire, mais ce
dire, pour qu'il résonne, pour qu'il consonne, [ ... ] il faut que le corps
y soit sensible, et qu'il l'est, c'est un fait» [Le sinthome, Bibl. Nat.,
4DIMON3217, p. 8]. Ce qui, probablement, donne l'illusion d'un
inconscient comme réservoir de pulsions, c'est l'inertie symbolique,
caractéristique du sujet inconscient [SIl, 223]. Mais on aurait également tort d'imaginer que, l'inconscient étant langage, il devient
transparent à lui-même par un autre tour, puisque c'est essentiellement comme signifiant qu'il est langage; c'est « cette partie de nonsens qui est, à proprement parler, ce qui constitue, dans la relation du
sujet, l'inconscient» [SXI, 236]. En ce sens, l'inconscient est de
l'histoire non reconnue comme telle par le sujet, mais qui a déjà agi
pour que le sujet soit ce qu'il est. La psychanalyse « aide [le sujet] à
parfaire l'historisation actuelle des faits qui ont déterminé déjà dans
son existence un certain nombre de "tournants" historiques» [Écrits,
261].
Voir Pulsion, signe, sujet, Symbolique.
Interprétation
* Il
est une conception illusoire de l'interprétation qui consiste à
croire qu'il serait possible de substituer, au discours d'un premier
individu, le discours d'un second qui serait plus vrai, dans le sens où
il dirait exactement ce que celui-là voulait dire. Ce style d'interpréta-
tion trouve sa sanction et sa limite. Très vite, le premier individu
dont on remplace ainsi le discours sait ce que le second va dire et il
se ferme à son discours. L'interprète a alors le choix entre deux
attitudes ou bien il diagnostique une « résistance» du sujet à ses
interprétations or,« il n'y a alors, en vérité, qu'une seule résistance,
c'est la résistance de l'analyste» [à compliquer ses interprétations]
[SIl, 267] ; ou bien, comme les chiffreurs de messages, il complique
toujours davantage son interprétation et espère, par là, du moins dans
le cas d'une analyse, lui assurer ou lui conserver sa valeur curative.
Lacan dénonce l'illusion de ce mode d'interprétation qui, sous prétexte d'un dépassement des données vers un transcendant, « sert» à
celui qui produit ses données, c'est-à-dire au « patient devenu bientôt
aussi au fait de ce savoir qu'ils [les analystes, en particulier ceux de
"l'âge d'or de la psychanalyse"] l'étaient eux-mêmes, toute préparée,
l'interprétation qui était leur tâche, ce qui, il faut le dire, est le tour le
plus fâcheux qu'on puisse faire à un augure» [Écrits, 462]. La seule
façon de sortir du cercle vicieux de ce style d'interprétation est de
détourner l'attention du sens et du signifié, comme s'il y avait, de ce
côté, une communication possible sur une vérité, pour la porter sur le
« non-sens» irréductible des signifiants. Le signifiant précède le
signifié; il est plus réel que lui. Penser, c'est tenter de s'emparer de
lui, dans ce qu'il a d'abrupt, d'original, sans glisser vers les facilités
du signifié. En ce sens, l'analyste et l'analysant sont également au
pied du mur l'analyste en n'ayant de cesse de toujours oublier ce
qu'il a appris [Écrits, 349] et qui fait obstacle à l'appréhension de
l'expérience dans sa singularité, l'analysant en s'efforçant de trouver
une attitude à l'égard de cet événement surgissant et inédit. L'interprétation ne consiste pas à dévoiler, mais à tenter de réagir, par une
construction « aveugle », à un surgissement qui désempare. L'analyste construit et met en mesure de faire cette construction, sans laisser croire qu'il y a quelque vérité cachée dont on pourrait s'emparer.
C'est pourquoi, il n'a pas grand chose à dire, dans son travail [Écrits,
359], s'il sait se rendre sensible au « choc» de ce qu'il y a à interpréter. Quant à l'analysant, il comprend que ce qu'il y a à interpréter
n'est pas enfoui en lui, puis présent dans la tête de l'analyste, mais
39
qu'il a à construire plutôt qu'à attendre une révélation de l'essentiel.
Il s'agit pour lui d'affronter un « Kern » de « non-sens» [SXI, 278].
« Ce qui est essentiel, c'est qu'il voie, au-delà de [la] signification, à
quel signifiant - non-sens irréductible, traumatique - il est, comme
sujet, assujetti» [SXI, 279].
** Ce qui ne veut pas dire - et là se tient le point de rupture avec un
certain nombre de phénoménologues - que « l'interprétation est
ouverte à tout sens sous prétexte qu'il ne s'agit que de la liaison d'un
signifiant à un signifiant et, par conséquent, d'une liaison folle»
[SXI, 278]. C'est bien plutôt lorsqu'on se sert des signifiants pour
réfléchir dessus des signifiés que l'interprétation devient folle ou, du
moins, indéfiniment capricieuse et ne dit plus rien d'essentiel.
«L'interprétation n'est pas ouverte à tout sens. Elle n'est point
n'importe laquelle. Elle est une interprétation significative, et qui ne
doit pas être manquée» [SXI, 279] ; mais ce qu'elle peut faire de
plus essentiel, c'est de « faire surgir des éléments signifiants irréductibles, non-sensical, faits de non-sens» [SXI, 278]. « L'interprétation
ne vise moins le sens que de réduire les signifiants dans leur nonsens pour que nous puissions retrouver les déterminants de toute la
conduite du sujet» [SXI, 236]. En ce sens, s'attachant scrupuleusement à la lettre, elle récuse la compréhension, dans laquelle on a si
souvent, en l'opposant à l'explication, vu l'originalité des sciences
humaines. « Moins on comprend, mieux on écoute» ; la compréhension consistant à verser le discours de l'autre dans une théorie préétablie.
*** La psychanalyse a consisté à jouer le désir et son expérience
contre le sens « dont chacun se gargarise ». «Je ne crois pas que ce
terme [de sens] soit autre chose qu'un affaiblissement de ce dont il
s'agit à l'origine [de la découverte freudienne], tandis que le terme
de désir, dans ce qu'il noue et rassemble d'identique au sujet, donne
toute sa portée à ce qui se rencontre dans cette première appréhension de l'expérience analytique. C'est à cela qu'il convient de revenir
si nous voulons [saisir] ce que signifie essentiellement, non
40
seulement notre expérience, mais [ ... ] ce qui la rend possible» [SV,
323].
Voir Désir, expérience, signe, signifiant, transfert.
Introjection
* Quoiqu'il admette fort bien que l'introjection soit une opération
constitutive du psychisme, Lacan critique, chez Mélanie Klein, en
particulier, l'usage « réaliste» qui est fait de la notion, lorsqu'elle
tend à se confondre avec une incorporation. Or ce qui est introjecté
est toujours un signifiant; « l'introjection est toujours l'introjection
du discours de l'autre» [SI, 83]. L'introjection ne s'oppose pas à la
projection comme s'opposeraient deux sens dans l'espace, mais plutôt comme un phénomène symbolique s'oppose à un phénomène
imaginaire. « Introjection, relative au symbolique» [Écrits, 655]. On
notera que cette conception de l'introjection, qui accorde peu au réalisme, ne compromet pourtant pas la spatialité du psychisme, pourvu
qu'on l'entende, non pas comme une res extensa, mais, à la façon
leibnizienne qui est aussi celle de Lacan [Le sinthome, 96], comme
un ensemble de relations. «Il n'y a aucun espace réel. C'est une
construction purement verbale qu'on a épelée en trois dimensions»
[l0 fév. 1976].
Voir Identification, Imaginaire, signe, Symbolique, topologie.
Inversion
* Sans doute l'inversion désigne-t-elle, chez Lacan comme chez
Freud, l'homosexualité; niais Lacan, depuis sa découverte du stade
du miroir, lui donne encore un autre sens. L'inversion est la caractéristique de l'image spéculaire; nous saisissons un très grand nombre
de phénomène psychiques sous une forme inversée; c'est en particulier une des grandes lois de l'affectivité d'inverser sujet et objet des
affects. « Il me haït» est une façon méconnaissable, quoique la plus
acceptable pour moi, de dire «je le haïs». Le chemin de l'éducation
- celui de la cure analytique ne fait pas exception - consiste à
41
prendre conscience de cette inversion, car, dans la communication
analytique, non seulement les messages de l'autre sont reçus à
l'envers de leur production, mais, plus encore que dans les autres
communications, celui qui envoie le message le reçoit à l'envers.
Voir Imaginaire, introjection, projection, Symbolique.
Jouissance
* Le mot français est à peu près intraduisible en anglais et en allemand; dans son acception lacanienne, qui a beaucoup évolué, il
s'écarte considérablement de sa signification commune. Sans doute
Lacan parle-t-il de la jouissance comme du plaisir que l'on tire de
l'objet sexuel; mais, sous l'impulsion, d'une part, de la lecture
kojèvienne de la dialectique hégélienne du maître et de l'esclave,
lequel travaille à la jouissance du premier, d'autre part, d'une remise
en chantier du principe de plaisir, il infléchit profondément la notion.
Le principe de plaisir est un principe de limitation du plaisir, puisqu'il impose de jouir le moins possible; mais, en même temps ql!'il
cherche son plaisir en le limitant, le sujet tend, non moins constamment, à dépasser les limites du principe de plaisir. Il n'en résulte pas
pour autant le « plus de plaisir» attendu, car il est un degré de plaisir
que le sujet ne peut plus supporter, un plaisir pénible que Lacan
appelle la jouissance (SVII, 218). La jouissance n'est pas le plaisir;
elle peut même être la souffrance.
** Ainsi, on comprend que, de son symptôme, qui est une souffrance, le sujet puisse tirer une jouissance paradoxale. « Le masochisme est le majeur de la jouissance que donne le Réel» [Le sinthome, p. 90]. Cette notion de jouissance, ainsi conçue, donne une
impulsion à trois types de considérations.
La première tient dans la pulsion de mort qui est le nom donné par
Lacan, dans le livre VII du Séminaire, au désir constant de dépasser
les limites fixées par le principe de plaisir afin de rejoindre La Chose
et de gagner, par là, un surplus de jouissance. La jouissance est alors
le « chemin vers la mort» [SXVII, 17-18].
42
La seconde tient dans le rapport que la jouissance entretient avec la
structure symbolique. Sans doute ce rapprochement semble-t-il
étrange, surtout si l'on persiste, fautivement aux yeux de Lacan, à
comprendre la pulsion comme un instinct ou comme une force naturelle plutôt que comme un savoir. Or « ce sentier-là, ce chemin-là, on
le connaît, c'est le savoir ancestral. Et ce savoir, qu'est-ce que c'est?
Si nous n'oublions pas que Freud introduit ce qu'il appelle l'au-delà
du principe de plaisir, lequel n'en est pas pour autant renversé. Le
savoir, c'est ce qui fait que la vie s'arrête à une certaine limite vers la
jouissance. [ ... ] Il y a un rapport primitif du savoir à la jouissance, et
c'est là que vient s'insérer ce qui surgit au moment où apparaît
l'appareil de ce qu'il en est du signifiant ».
La troisième est extrêmement importante pour parachever le discours
sur la différence entre les sexes. Cette différence est fondamentalement d'identification. Homme et femme sont des rôles auxquels il
s'agit, pour le sujet, de s'identifier mais le concept de jouissance
permet d'aller plus loin que ce qui pourrait passer pour un assez
banal nominalisme. Sans doute, dans le sillage de Freud, Lacan pose
que la jouissance est essentiellement phallique [SXX, 14] toutefois,
Lacan reconnaît, chez la femme, une jouissance supplémentaire, qui
se tient par-delà la jouissance phallique, une ineffable jouissance de
l'Autre [SXX, 71].
Voir La Chose, identification, mort, principe de plaisir, pulsion,
pulsion de mort, Réel, sexe, signe, signifiant, sujet, Symbolique,
symptôme.
Loi
* La Loi reçoit, chez Lacan, une acception beaucoup plus large que
celle qu'elle a ordinairement en morale et en droit. C'est en se
référant au travail de Lévi-Strauss sur Les structures élémentaires de
la parenté que Lacan ouvre la notion «La Loi primordiale est celle
qui, en réglant l'alliance, superpose le règne de la culture au règne de
la nature, livré à la loi de l'accouplement ». Le sujet vit, sous la
forme d'un interdit au fond de lui, l'abomination de « la confusion
43
des générations ». Il existe, dans les cultures; une exigence que les
lignées soient nettes et respectées, quand bien même leur structure
serait inconsciente.
La marque propre de Lacan sur le concept de Loi, dans lequel LéviStrauss voyait essentiellement l'ordonnancement selon lequel s'opère
l'échange des femmes et des prestations réciproques que l'alliance
détermine, c'est l'insistance sur le langage. « À l'alliance préside un
ordre préférentiel dont la loi impliquant les noms de parenté est, pour
le groupe, comme le langage, impérative en ses formes, mais inconsciente en sa structure» [Écrits, 276]. Ce qui est présenté comme une
analogie devient vite une préséance du langage lorsque Lacan repère
que « cette Loi se fait suffisamment connaître comme identique à un
ordre du langage. Car nul pouvoir, sans les nominations de la
parenté, n'est à portée d'instituer l'ordre des préférences et des
tabous qui nouent et tressent à travers les générations le fil des
lignées» [Écrits, 277]. L'insistance lacanienne sur le langage est une
façon d'indiquer que la loi est plus profondément unc revendication
symbolique qu'une réalité sociale, constatable empiriquement,
comme on le voit chez la malheureuse Antigone, sœur et fille
d'Œdipe, sœur de celui dont elle sauvegarde la mémoire, acharnée à
défendre la valeur des lignées alors même qu'elles ont été tellement
brouillées dans son cas.
** Mais il y a plus dans le décalage avec Lévi-Strauss l'inceste
primordial chez Lacan n'est pas celui qui a pour objet le père, mais
celui qui concerne plus fondamentalement la mère. Ainsi le ciésir qui
nous porte vers La Chose, vers la mère, est-il « l'envers de la loi»
[Écrits, 787]. «La loi et le désir refoulé sont une seule et même
chose» [Écrits, 782]. Par là, Lacan résume ce qu'il avait établi dans
les chapitres du livre VII du Séminaire consacrés à La Chose, où il
avait donné à l'ensemble de ces remarques une portée éthique
l'éthique du désir, quoiqu'elle se distingue de l'éthique de la loi, qui
en est issue par des chemins rendus méconnaissables, n'est pas moins
formelle qu'elle et elle donne sensiblement les mêmes devoirs; ce
n'est pas parce qu'Antigone se fait une idée du devoir qui n'est pas
de ce monde qu'elle défend ses lignées, c'est dans la défense toute
44
terrestre de ses lignées qu'elle gagne son héroïsme. Quoiqu'elle
apparaisse suspendue au-dessus du désir, le menaçant et prête à
fondre sur lui, la Loi n'en est pas moins enracinée dans le désir. Ce
qui ne signifie nullement que cet enracinement soit naturel; certes,
les règles les plus fondamentales du droit, de la politique et de
l'éthique ne se décrètent pas, et c'est bien le point où un grand
nombre de philosophes de l'âge classique ont eu raison contre un
contractualisme abstrait, mais ils se sont trompés en versant, comme
Hume, dans le naturalisme. Le travail de Lacan permet de sauver la
plus grande partie de ces analyses si l'on veut bien reconnaître, dans
ce que ces anti-contractualistes appellent nature, la figuration d'un
social archaïque et inconscient.
Voir La Chose, désir, inconscient, jouissance, Œdipe, structure,
Symbolique.
Mathématiques
* Les mathématiques sont au cœur de la pensée de Lacan, même
quand il n'en est pas explicitement question. Le discours de Lacan
tend à l'expression mathématique, même en l'absence des signes de
l'algèbre et des figures de la topologie. De deux façons au moins.
D'abord, en ce que le désir, l'inconscient et quelques autres notions
de la psychanalyse s'énoncent mieux en caractères mathématiques
que dans les termes réflexifs du langage ordinaire, qui est aussi le
langage philosophique, parce que les signifiants sont la réalité même
de leur expression. Si les signifiants du désir s'accommodent d'une
traduction en symboles mathématiques, c'est parce que les uns et les
autres n'ont pas besoin d'être liés à l'imagination qu'on en réalise le
sens pour fonctionner «Le signifiant se passe de toute cogitation,
fût-ce des moins rêflexives, pour exercer des regroupements non
douteux dans les significations qui asservissent le sujet» [Écrits,
467]. Ensuite, on ne voit pas comment les signifiants, qui relèvent
d'un savoir aveugle et symbolique, pourraient se doubler d'autres
signifiants il n'existe pas de signifiant qui permette de se signifier
lui-même [Séminaire du 9 mai 1962 sur L'identification]. Les signi-
fiants du désir ne sont pas une expression au sens strict. Ils en sont la
structure, le mode de fonctionnement. Les mathématiques offrent le
meilleur exemple de ce type de discours qui progresse sans penser, si
ce n'est de façon symbolique. Ce sont les mathématiques qui disent
le mieux le désir dans sa réalité ultime. Les signes du langage
ordinaire le diraient moins bien, quoiqu'on ne puisse jamais
« introduire les symboles, mathématiques ou autres, qu'avec du
langage courant, puisqu'il faut bien expliquer ce qu'on va faire» [SI,
8]. L'usage des symboles mathématiques a au moins l'avantage de
casser les fantasmes identificatoires de l'interprète.
** Mais de quelles mathématiques s'agit-il? Certes, Lacan parle
volontiers de « son algèbre» [SXI, 19] et il a tenté de formaliser très
loyalement les structures qu'il inspectait. Mais il suit aussi des
modèles topologiques quand il utilise la perspective classique, celle
de Desargues, et moderne (celle que l'on pourrait trouver chez Carnap qui utilise un tore dans certains passages remarquables de l'Au}
bau) ; la bande de Moebius (pour montrer combien est symboliquement fausse, quoiqu'elle soit intuitivement claire, la distinction de
l'intérieur et de l'extérieur), les nœuds borroméens (pour représenter
l'articulation du Symbolique, de l'Imaginaire et du Réel, de telle
sorte qu'on ne puisse rompre l'un des anneaux sans libérer les deux
autres). Toutefois la topologie n'est pas au sens strict une représentation ou une expression «elle dit bêtement ce qui est ». C'est ainsi
que Lacan l'utilise et pour cette propriété même. Là encore, il nous
situe aux antipodes d'une attitude phénoménologique qui prétendrait
se saisir de l'essence du phénomène étudié. Les symboles mathématiques sont précisément utilisés parce qu'ils ne pensent pas; ils ne
sont ni individualisés ni personnalisés à la façon dont on imagine que
le sont les affects, mais ils le sont à la façon des nombres, et parce
qu'ils sont matériels, comme peuvent l'être les signifiants. En ce
sens, Lacan a parfaitement eu raison de dire que, par sa
mathématisation, sa conception des phénomènes psychiques était
matérialiste [Écrits, 658]
46
*** Ce faisant, sans qu'elle les rejoigne à proprement parler puisqu'elle est trop peu élaborée, la position de Lacan est consonnante
avec des recherches de penseurs utilitaristes contemporains comme,
par exemple, Harsanyi, pour qui l'essentiel des processus économiques et sociaux s'expriment en règles et en lois mathématiques.
« La formalisation mathématique est notre but, notre idéal », dit-il
encore dans le livre XX du Séminaire [p. 108]. Lacan n'a d'ailleurs
pas ignoré la théorie des jeux ni celle des probabilités auxquelles il se
réfère un peu plus qu'aBusivement dans ses recherches. On lit dans
les Écrits «Le subjectif n'est pas la valeur de sentiment avec quoi
on le confond les lois de l'intersubjectivité sont mathématiques»
[p. 472].
Ce point nous mène très loin dans les rapports de Lacan et de la philosophie. Quand la philosophie tend à infinitiser ses concepts et à les
rendre réflexifs, elle s'éloigne considérablement du discours psychanalytique, qui ne peut utiliser la philosophie qu'en ramenant ses
thèses à des signifiants; ce qui équivaut pour lui à s'installer en
porte-à-faux à son égard. « Pour ce qui est de l'inconscient, Freud
réduit tout ce qui passe à portée de son écoute à la fonction de purs
signifiants. C'est à partir de cette réduction que ça opère, et que peut
apparaître, dit Freud, un moment de conclure - un moment où il se
sent le courage de juger et de conclure» [SXI, 40]. Au moins est-ce
la lecture que Lacan fait de Freud, caché, pour prendre le maximum
de risques, derrière son masque de lecteur.
Ainsi, qu'il utilise des signes mathématiques (de son invention ou
pas) ou qu'il n'en utilise pas, le style de discours qu'il adopte est plutôt mathématique et il tend au mathématique, comme le discours de
Bentham a pu tendre sans succès à la recherche du calcul des plaisirs
et des peines, dont il faisait une pierre de touche pour juger son système. Lacan a lui-même joué sa théorisation sur un pari semblable
puisqu'il prétend que, « sans une topologie, au sens mathématique du
terme, on s'aperçoit bientôt qu'il est impossible de seulement noter la
structure d'un symptôme au sens analytique du terme» [Écrits,
689] ; il est visible qu'il n'a pas réussi à le conduire lui-même bien
loin; mais il n'est pas impossible que les discours mathématiques du
47
dernier demi-siècle sur la « préférence» puissent être reversés au
compte d'une théorie du désir. Ces voies, que nous croyons au cœur
de l'utilitarisme moderne, mériteraient, en tout cas, d'être creusées.
Voir Désir, Imaginaire, inconscient, interprétation, Réel, signe,
structure, sujet, Symbolique.
Méconnaître
* L'usage que Lacan fait de ce mot est typique du renversement d'un
mot ordinairement compris comme négatif en terme positif. En ce
sens, le destin de ce mot ressemble à celui du vocable infini, qui
marque à la fois une négation du fini et une position de quelque
chose qui se distingue radicalement du fini. La méconnaissance est
ordinairement entendue comme une ignorance fautive concernant
l'objet dont on parle et qu'il faudrait connaître. Or Lacan forge un
usage du terme pour montrer qu'il est des objets qui ne peuvent se
connaître que sur le mode d'une impossibilité ou d'un refus d'être
connus. La méconnaissance est le mode de connaissance d'un certain
type d'objets. «Méconnaître suppose une reconnaissance, comme le
manifeste la méconnaissance systématique où il faut bien admettre
que ce qui est visé soit en quelque sorte reconnu» [Écrits, 165].
Lacan avait déjà fait une analyse comparable dans le premier livre du
Séminaire où il insistait moins sur le caractère systématique de ce
qu'on méconnaît que sur l'attachement du sujet à cet «objet»
« Méconnaissance n'est pas ignorance. La méconnaissance représente une certaine organisation d'affirmations et de négations, à quoi
le sujet est attaché. Elle ne se concevrait pas sans une connaissance
corrélative. [ ... ] Soit un délirant, qui vit dans la méconnaissance de
la mort d'un de ses proches. On aurait tort de croire qu'il le confond
avec un vivant. Il méconnaît ou refuse de connaître qu'il est mort.
Mais toute l'activité qu'il développe dans son comportement indique
qu'il méconnaît qu'il y a quelque chose qu'il ne veut pas reconnaître» [p. 190]. L'homme fabrique une instance pour organiser
cette méconnaissance. Pour comprendre la question du moi; Lacan
48
propose de « se demander ce qui est la connaissance qui oriente et
dirige la méconnaissance ».
** La méprise, le midire donneraient lieu à des analyses très comparables à celle de la méconnaissance.
Voir Inconscient, mort, sujet, Symbolique.
Mort - Pulsion de mort
* Lecteur de Hegel, à travers Kojève et Hyppolite, Lacan a d'abord
traité de la mort dans les termes mêmes de la Phénoménologie de
l'Esprit. De même que le célèbre ouvrage posait que la lutte à mort
des consciences était essentiellement symbolique, que le travail de
l'entendement, comme celui du langage, était une mise à mort symbolique de la chose à laquelle il se référait, de même les Écrits
posent-ils un lien intime entre le symbole et la mort «Le symbole
est le meurtre de la chose », en ce qu'il se met à sa place et entend
tenir lieu d'elle; comme il est plus profond que le sujet lui-même et
qu'il en explique le surgissement, il était avant le sujet et lui survivra «Le signifiant [ ... ] met [le sujet] au-delà de la mort. Le
signifiant le considère déjà comme mort, il l'immortalise par
essence» [SIII, 202]. De plus, dans sa lecture de Totem et tabou,
Freud fait ressortir que « le père symbolique, c'est le père mort ».
** Ces thèmes ne seraient pas particulièrement originaux si Lacan,
recourant à un passage de Sade, tiré de Juliette, ne mettait l'accent
sur les « deux morts» et sur ce qu'il a appelé, suivant un de ses auditeurs du Séminaire, l'entre-deux-morts, notion dont il se sert pour
expliquer la tragédie et le sens tragique de l'existence, qui est au
cœur des considérations éthiques. Certes, il y a bien une mort de
notre individualité vivante, corps et psychisme; mais une survie
imaginaire est possible, qui passe cette « première mort », dans le
souvenir des autres, par exemple, et il faut accorder à sa suite, une
« seconde mort », la fin de cette survie 'imaginaire; cette mort
n'exclut pas une survie symbolique, les symboles partageant, avec
les écrits, la propriété de ne pas s'effacer. L'idée est donc celle d'une
49
pluralité de morts, qui correspond à la distinction du Réel, de l'Imaginaire et du Symbolique.
Antigone dit, bien avant de mourir emmurée, qu'elle est déjà morte;
elle consent à mourir par la volonté de Créon, mais elle le frappe de
l'impuissance à la tuer symboliquement. Elle inscrit son propre souvenir, comme une marque d'infamie, dans la conscience de son
meurtrier, qui en deviendra fou. D'une certaine façon, si le livre VII
du Séminaire se termine par une longue réflexion sur Antigone, qui
renouvelle entièrement l'interprétation de la pièce de Sophocle, c'est
parce que le point de vue de l'éthique est celui d'une conception globale de notre existence qui équivaut à prendre sur elle le point de
vue, évidemment fictif, d'un moment où nous ne serons plus. Le fantasme de notre immortalité est indispensable pour que nous puissions
peser ce que nous désirons authentiquement ou, au contraire, les
désirs qui nous voueront à la culpabilité si nous ne sommes pas parvenus à les satisfaire.
*** La pulsion de mort s'inscrit dans cette pensée du symbolique et
de la pluralité des morts. Freud l'avait distinguée des pulsions érotiques, comme la tendance à la destruction et à la désorganisation
s'oppose à la tendance à la cohésion, à l'unité. Si Lacan soutient
l'idée d'une pulsion de mort, récusée, à tort selon lui, par un très
grand nombre de disciples de Freud - « ignorer l'instinct de mort
dans la doctrine de Freud revient à en mécomprendre radicalement la
doctrine» [Écrits, 301] - il ne l'interprète pourtant pas à la façon du
père de la psychanalyse. C'est dans un sens proche de Pascal et de
Kant, d'abord, qu'il remarque que le penchant au suicide accompagne le narcissisme. Mais la pulsion de mort n'affecte pas seulement l'ordre imaginaire; elle concerne l'ordre symbolique. Elle n'est
pas seulement liée à un désir de retourner à l'inanimé; « l'instinct de
mort n'est que le masque de l'ordre symbolique» [SIl, 375]. C'est
l'apparence que prend l'intrusion du symbolique dans notre existence. Elle le fait sous l'aspect de la répétition; mais elle peut le faire
aussi sous celui de la création. C'est d'ailleurs une idée du livre VII
du Séminaire que la fonction de la beauté consiste à nous révéler
notre propre mort [SVII, ch. 18]. Si la pulsion de mort nous pousse à
50
nous situer symboliquement en des lieux où nous n'habitons pas,
quoique nous puissions, de leur point de vue, y considérer notre vie,
il faut dire que toute pulsion est, par quelque côté, pulsion de mort;
du moins l'est-elle « virtuellement» [Écrits, 848] parce qu'elle
poursuit sa propre extinction, parce qu'elle pousse le sujet à la
répétition, parce qu'elle porte au-delà du principe de plaisir, du côté
de la jouissance où la satisfaction est souffrance. Paradoxalement,
l'instinct de mort est « un ordre symbolique en gésine, en train de
devenir, insistant pour être réalisé» [Sn, 375]. On voit, une fois de
plus, que nous sommes poussés à la sublimation; que la création ne
nous laisse pas le choix.
Voir Culpabilité, désir, Imaginaire, jouissance, principe de plaisir,
pulsion, sublimation, sujet, Symbolique.
Œdipe
* Le complexe d'Œdipe est la figuration du passage de l'ordre imaginaire à l'ordre symbolique par lequel le sujet fait son deuil de la
possession de la mère et s'identifie au père. Car, et c'est la première
différence avec Freud, Lacan considère que le sujet, quel que soit son
sexe, désire toujours la mère et que le père est toujours le rival. Le
père, par lequel advient le Symbolique, intervient toujours comme un
troisième terme dans une relation d'abord duale. C'est l'évolution de
ce troisième terme qui constitue le destin du complexe d'Œdipe.
D'abord, ce troisième terme est envisagé par le sujet comme un objet
imaginaire que la mère désirerait au-delà de lui. Le sujet désirera
alors être cet objet que la mère désire et qui la comblera. Mais le
sujet n'est pas seulement confronté à son impuissance de satisfaire le
désir maternel il croise, sur son chemin, le père, moins réel
qu'imaginaire. La mère parle du père, elle tient compte aussi du père
par ses actes et elle le fait exister imaginairement sous la forme d'une
sorte de loi. Le sujet se rend compte que c'est le père qui détient réellement le pouvoir de satisfaire le désir de la mère; et il lui faudra
renoncer à ce pouvoir qu'il voudrait détenir et que le père possède
déjà. Il lui reste la possibilité de s'identifier au père, de vouloir être
51
ce père dont il n'a pu prendre la place. Le sur-moi se constitue à
partir de cette identification au père.
** Par cette dimension symbolique dont il est la conquête, « le complexe d'Œdipe est essentiel pour que l'être humain puisse accéder à
une structure humaine du réel» [Sm, 224]. « Ce dont il s'agit ici,
comme dans Totem et tabou, est une dramatisation essentielle par
laquelle entre dans la vie un dépassement intérieur de l'être
humain -le symbole du père» [Sm, 244].
Ce symbole du père sera, depuis le début du Séminaire, désigné par
« le nom du père », expression qui donne lieu à deux calembours
majeurs le« non du père» (pour souligner, à un jambage près, la
fonction prohibitrice du père dans son incarnation de la loi) et le
fameux « les non-dupes errent », l'errance étant le prix à payer de la
reconnaissance du caractère symbolique du père. Quoique Lacan,
comme Freud, fût athée, la connotation religieuse du « nom du père »
n'aura échappé à personne.
*** Le philosophe peut ici se demander pourquoi il faudrait dire la
constitution du psychisme humain sous la forme d'une narration
mythico-religieuse. Sans doute s'agit-il de garder et d'indiquer trois
choses à la fois le caractère « événementiel» de cette formation; le
caractère général, sinon universel, de ces événements constitutifs; la
structure des lignées à travers laquelle ils s'expriment. En effet, ce
que la psychanalyse peut apporter sur les terrains de la formation du
psychisme et de l'éthique, tient dans le souci du caractère « concret»
des événements. Il est frappant que les philosophes modernes, même
quand ils ont voulu dépasser les abstractions du kantisme, sans pour
autant retomber dans une vue purement intuitive de l'éthique, ont
souvent traité le jeu des positions réelles et fictives requis par la
réflexion sur la pratique comme des marques purement formelles,
empruntées dans le meilleur des cas, aux logiques modales et aux
logiques du temps qui laissent encore hors d'elles la valeur
existentielle des événements. Or la psychanalyse introduit des
personnages tragiques concrets et des relations concrètes entre eux,
encore qu'ils soient schématisés ou épurés; cette introduction
fragilise indiscutablement son propos en le particularisant et en le
rendant contingent, abrupt; mais il indique aussi l' événementiali té
dont l'éthique ne saurait se départir sans perdre de sa crédibilité ni
sombrer dans l'abstraction. Cette façon de montrer, avec le
maximum de généralité, comment se confectionne un héritage de
lignée et comment il contribue à la réflexion éthique est donc
essentielle. Le point d'équilibre est sans doute l'un des plus difficiles
à trouver. Il faut savoir gré à Lacan d'avoir rappelé, quoiqu'il se situe
aux antipodes d'une conception phénoménologique de l'éthique, les
exigences d'une conception «tragique» de l'existence, c'est-à-dire
qui tienne compte de son caractère événementiel.
Peut-être tenons-nous, avec cette présentation « mythique» du complexe d'Œdipe, non seulement la figuration du caractère essentiel des
lignées dans la constitution du psychisme humain, sur laquelle Lacan
insiste dans les Écrits, non sans une pointe de conservatisme [p. 277278], mais encore l'une des façons les plus plausibles de donner sens
à une idée à laquelle tenait particulièrement Freud, tout le long de sa
vie et jusqu'à la fin de son œuvre - puisqu'il lui consacre ses derniers mots la spatialité psychique. La coïncidence est étonnante
avec Leibniz qui, pour expliquer à Clarke que l'espace est un
ensemble de relations, prend précisément l'exemple des lignées.
Voir Désir, identification, Imaginaire, loi, scène, sexe, sujet,
Symbolique.
Principe de plaisir
* Le principe de plaisir ne doit pas être confondu avec la sensation de
plaisir. Il est, chez Freud, avec le principe de réalité et le principe de
Nirvâna, l'un des grands principes qui règlent l'activité psychique.
Le principe de plaisir pose que le psychisme tend à éviter le déplaisir
ou la douleur et à rechercher le plaisir. Reprenant ce principe, Lacan
l'exprime, en plein accord avec Freud, comme réglant
l'homéostasie le psychisme tend à se maintenir à son niveau le plus
bas d'excitation [SIl, 85, 102; SVIl, 73]. Le déplaisir est lié à un
accroissement des quantités d'excitation; le plaisir, à leur réduction.
53
C'est ainsi que Lacan oppose la pulsion de mort au principe de
plaisir en ce qu'elle nous pousse au-delà des limites du principe de
plaisir. Curieusement, le principe de plaisir, loin de pousser à jouir,
nous enjoint plutôt de jouir le moins possible, à la différence de la
pulsion de mort qui, nous poussant sans frein au plaisir, tend
constamment à rompre les équilibres de notre psychisme et de notre
organisme. Le principe « dit ironiquement de plaisir» est, comme le
souligne Lacan dans les Écrits [p. 852], un principe d'empêchement
et de défense; non pas celui d'un déferlement de plaisir qui aurait
l'effet contraire. « La fonction du principe de plaisir est de porter le
sujet de signifiant en signifiant, en mettant autant de signifiants qu'il
est nécessaire à maintenir au plus bas le niveau de tension qui règle
tout le fonctionnement de l'appareil psychique» [SVII, 143]. Dans
ce même livre VII du Séminaire, Lacan a rapproché le principe de
plaisir de la prohibition de l'inceste, le danger suprême étant
représenté par le désir de fusionner avec la mère, das Ding [SVII,
83]. Le principe est dit alors « ce qui règle la distance du sujet au das
Ding» [SVII, 84].
Mais si le plaisir est dialectique en ce sens que le principe de plaisir
est plutôt sa régulation que sa promotion - ce que le Philèbe de Platon enseignait déjà -, il l'est encore en un autre sens la limitation
du plaisir qui s'effectue en réglant le jeu des représentations
n'échappe pas à la domination de la répétition, qui est l'un des modes
d'affirmation de la pulsion de mort. En faisant du même avec du
différent, le sujet se défend contre l'excitation et le danger .de sa
nouveauté, mais il méconnaît aussi toute limite en ne prêtant aucune
attention à la réalité.
** Le principe de réalité est lié au principe de plaisir, au point de se
confondre avec lui chez Lacan. Déjà, chez Freud, il avait été introduit, non pas pour contrer le principe de plaisir, mais bel et bien pour
le sauvegarder. Spontanément, la recherche du plaisir n'implique
aucune reconnaissance de la réalité; il faut, pour la mener à bien,
emprunter des voies détournées. C'est l'autorité de ces voies détournées ou l'obligation de les emprunter qui fait le principe de réalité. À
coup sûr, le principe de réalité n'a rien à voir avec quelque chose qui
54
nous serait donné de façon évidente. « Le principe de réalité n'est pas
autre chose que le principe de plaisir différé ». Il faut se garder
d'opposer la réalité et l'imaginaire. Le sujet n'a pas moyen de les
distinguer «La réalité n'est pas là pour nous faire buter le front
contre les voies fausses où nous engage le fonctionnement du
principe de plaisir. En réalité, nous faisons de la réalité avec du
plaisir» [SVII, 265].
Voir La Chose, Imaginaire, pulsion de mort, Réel, signe, signifiant,
sujet.
Pulsion
* Le terme Trieb se trouve, chez Freud, au centre de la théorie de la
sexualité. Il s'oppose à l'instinct en ce sens que la pulsion est liée à
l'histoire du sujet. Si le mot de pulsion n'est pas très heureux en ce
qu'il suggère une poussée - or « la pulsion n'est pas une poussée»
[SXI, 182] - , il est tout de même meilleur que le terme d'instinct
qui, signifiant un besoin pré-linguistique que nous aurions en commun avec les animaux, dévoie complètement ce que Freud et Lacan
apportent sur la question. «La pulsion freudienne n'a rien à faire
avec l'instinct» [Écrits, 851].
Freud avait toutefois été équivoque puisqu'il avait identifié la pulsion
au moyen de quatre termes «Le Drang d'abord, la poussée. La
Quelle, la source. L'Objekt, l'objet. Le Ziel, le but» [SXI, 183].
Lacan reconnaît, qu'« à lire cette énumération », elle paraît
« naturelle ». Or tout l'objectif des chapitres XIII et XIV du livre XI
du Séminaire est de montrer la spécificité de la pulsion en psychanalyse par rapport à ce qu'on pourrait parfois trouver sous le même
nom, parfois aussi sous les vocables de « force» et d'« énergie », en
biologie et même en physique. Lacan souligne que cette notion n'est
pas avancée par Freud sans considérations épistémologiques «Le
progrès de la connaissance ne supporte aucune fascination des définitions ». Autrement dit, nous n'avons pas à tenir pour réel ce qui
paraît désigné par les concepts que nous utilisons. « Freud emploie le
mot Konvention - mot carnapien - , convention, [ ... ] et que
j'appellerai d'un terme benthamien que j'ai fait repérer à ceux qui me
suivent, une fiction » ; c'est comme« unefictionfondamentale »que
Lacan réinterprète la pulsion. Il note alors que les termes par lesquels
Freud la repérait sont problématiques, en particulier le sujet, le se
qui est là contenté; l'objet, car « aucun objet ne peut satisfaire la
pulsion» [SXI, 188]. Ce que cherche la pulsion, ce n'est pas un
objet «Pour ce qui est de l'objet dans la pulsion, il n'a, à proprement parler, aucune importance» [SXI, 189] ce qui compte, c'est
de tourner toujours dans les mêmes cercles qui consomment les
objets, sans s'y arrêter.
** Dès lors Lacan délaisse complètement, chez Freud, le vocabulaire
de l'énergétique ou de l' hydraulique, qui était celui des philosophes
des passions des XVIIe et XVIIIe siècles (comme Hume) ; la pulsion
n'a rien à voir avec une donnée ultime et naturelle. Elle est une
construction entièrement culturelle et symbolique que Freud exprime
en faisant usage « des trois voies active, passive et réfléchie », telles
qu'elles existent au moins dans certaines langues «Beschauen und
beschaut werden ; voir et être vu ; quiilen und gequiilt werden, tourmenter et être tourmenté. [ ... ] Dès l'abord, Freud nous présente
comme acquis que nulle part du parcours de la pulsion ne peut être
séparé de son aller et retour, de sa réversion fondamentale, de son
caractère circulaire» [SXI, 199].
Voir et être vu ne croyons pas qu'il s'agisse forcément de deux
pôles séparés ou qui pourraient être séparables l'un de l'autre «Ce
qu'on regarde, c'est ce qui ne peut pas se voir. Si, grâce à l'introduction de l'autre, la structure de la pulsion apparaît, elle ne se complète
vraiment que dans sa forme renversée, dans sa forme de retour, qui
est la vraie pulsion active» [SXI, 205]. La véritable activité n'est pas
forcément où on la croit et elle peut prendre l'allure de la passivité.
Dès lors, on comprendra que Lacan retrouve le monisme de Jung,
auquel il s'est pourtant si fondamentalement opposé, par d'autres
voies. Certes, dans le livre 1 du Séminaire, Lacan rejette nettement
l'idée jungienne d'un simple concept de l'énergie psychique. Il
reprend à son compte, contre Jung, le dualisme freudien des pulsions
sexuelles et des pulsions du moi, puis des pulsions de vie et des
56
pulsions de mort. Mais il ne faut plus comprendre cette opposition
comme s'il se fût agi de deux types de pulsions. Toutes les pulsions
sont pulsions de vie et pulsions de mort. Les Écrits l'indiquent avec
la plus grande netteté «Toute pulsion est virtuellement pulsion de
mort» [Écrits, 848].
Les pulsions ne sont que les aspects partiels selon lesquels le désir se
réalise; ainsi le désir est-il un et indivis, alors que les pulsions sont
ses manifestations partielles.
*** Ce traitement délibérément non-naturaliste de la pulsion permet
de comprendre pourquoi Lacan rejette, parfois sans ménagement, la
notion d'affectivité [« je crois qu' (affectif) est un terme qu'il faut
absolument rayer de nos papiers» (SI, 304)], puis comment il la
remplace par des considérations qui l'écartèlent, sans possibilité de
lui restaurer la moindre unité réelle, entre les éléments symboliques
et imaginaires. La plupart du temps, ceux qui parlent d'affect, n'en
saisissent que les aspects imaginaires et délaissent, sans le savoir
d'ailleurs, les essentiels aspects symboliques.
Voir La Chose, désir, Imaginaire, pulsion de mort, sujet,
Symbolique.
la réalité - le réel
* On aurait bien tort de se faire étroitement doctrinaire sur ce point et
de vouloir que le mot de Réel ait un sens unique et bien déterminé
chez Lacan; d'abord, il a une histoire au sein même de son œuvre,
puisque dès 1936, suivant en cela le philosophe des sciences
E. Meyerson, il utilise le terme de réel au substantif et il y recourra,
certes comme à un concept décisif jusqu'à la fin de sa vie, mais tout
en gardant, à chaque étape, une pluralité de sens.
Tant que Lacan est hégélien ou se croit tel, il admet et répète que
« tout ce qui est réel est rationnel}} [Écrits, 226]. Toutefois, dès
1953, lorsque Lacan oppose le Réel aux deux autres ordres que sont
le Symbolique et l'Imaginaire, le Réel prend un sens différent;
d'abord, il ne fait pas que s'opposer à l'Imaginaire; il est aussi ce qui
se tient au-delà du Symbolique. Il peut bien aimanter le Symbolique
57
et n'être appréhendé que par l'intermédiaire du Symbolique [SIl,
122] aucun symbole ne peut s'ajuster à lui. Tandis que le Symbolique est composé de termes qui s'opposent les uns aux autres, selon
un jeu de présence et d'absence, « il n'y a pas d'absence dans le
réel» «il n'y a d'absence que si vous suggérez qu'il peut y avoir
une présence là où il n'yen a pas» [SIl, 359]. Tandis que l'opposition de l'absence et de la présence implique la possibilité permanente
que quelque chose manque dans l'ordre symbolique, le Réel, « c'est
quelque chose qu'on retrouve à la même place, qu'on n'ait pas été là
ou qu'on y ait toujours été» [SIl, 342]. À la différence du Symbolique, qui est l'ordre de « ce qui peut changer de place », « pour le
réel, quelque bouleversement qu'on puisse y apporter, il y est toujours et en tout cas, à sa place, il l'emporte collée à sa semelle, sans
rien connaître qui puisse l'exiler» [Écrits, 25].
** Tandis que le Symbolique est un ensemble d'éléments discrets et
différenciés, le Réel est, en lui-même, indifférencié. «Le réel est
absolument sans fissure» [SIl, 122]. Il ne connaît même pas la différenciation de l'intérieur et de l'extérieur - « cette distinction n'a pas
de sens au niveau du réel» [II, 122]. C'est le Symbolique qui introduit toutes sortes de coupures dans le réel. Ainsi l'objet est le produit
du Symbolique. C'est dans un esprit berkeleyeien, d'ailleurs revendiqué sur l'un des points les plus subtils défendus par l'évêque de
Cloyne [SXX, 130], que Lacan déclare «C'est le monde des mots
qui crée le monde des choses, d'abord confondues dans l' hic et nunc
du tout en devenir» [Écrits, 276].
*** Il déplace ainsi considérablement les analyses classiques et phénoménologiques qui imposent la distinction sujet-objet. La triade
lacanienne (Réel-Imaginaire-Symbolique) modifie cette façon de
penser et se substitue avantageusement à elle à partir de 1953, sans
se contenter de la critiquer.
Le Réel est ce qui résiste absolument à la symbolisation ou, en se
référant aux Écrits, « il est le domaine de ce qui subsiste hors de la
symbolisation» [p. 388]. Quand bien même Lacan poserait que le
Réel est constitué par « l'expulsion hors du sujet» [Écrits, 388], il ne
faudrait toutefois pas confondre le Réel avec le monde extérieur.
Lacan présente le Réel comme « bruit où l'on peut tout entendre, et
prêt à submerger de ses éclats ce que le principe de réalité y construit
sous le nom de monde extérieur ». Dès lors, on comprend pourquoi
la notion de Réel va évoluer dans le sens d'impossible. Le Réel, c'est
l'impossible, dit le livre XI du Séminaire, parce qu'il est impossible à
imaginer, à intégrer dans l'ordre du Symbolique, à atteindre d'une
façon ou d'une autre.
Déjà, dans le livre VII du Séminaire, Lacan avait rendu hommage à
Kant pour avoir donné comme horizon à l'éthique, non pas la menue
monnaie des symboles et des devoirs, mais l'impossible réalisation
de la loi. Voulant faire partir l'éthique du Réel, Lacan ne fait pourtant
pas une éthique empirique; loin de là alors que Kant avait opposé
le devoir-être, impossible à réaliser, à la réalité empirique du désir,
Lacan se retrouve du côté de Kant pour tendre le désir tel qu'il le
conçoit vers l'impossible et reverser le formalisme kantien au
bénéfice de sa propre éthique du désir.
Il faut toutefois reconnaître l'équivoque de ce qu'il appelle le Réel,
d'autant que, situé par-delà les symboles, aimantant l'éthique du
désir, il est aussi au principe d'un matérialisme lacanien, qui n'est
pas sans ressembler au matérialisme de Bentham «Le sens, personne ne s'en occupe. Voilà qui souligne bien ce fait sur lequel je
mets l'accent, et qu'on oublie toujours, à savoir que le langage, ce
langage qui est l'instrument de la parole, est quelque chose de matériel» [SIl, 105]. Le substrat matériel du Symbolique et de l'Imaginaire est moins la réalité biologique, encore qu'elle le soit parfois,
que celle du langage.
De manière générale, même si le vocabulaire de Lacan est, sur ce
point, assez fluctuant, il ne faut pas confondre le Réel avec la réalité
du «principe de réalité» «le principe de réalité est en général
introduit par cette simple remarque qu'à trop chercher son plaisir, il
arrive toutes sortes d'accidents. [ ... ] On nous dit que le principe de
plaisir s'oppose au principe de réalité. Dans la perspective qui est la
nôtre, cela prend évidemment un autre sens. Le principe de réalité
consiste en ce que le jeu dure, c'est-à-dire que le plaisir se renou59
velle, que le combat ne finisse pas faute de combattants. Le principe
de réalité consiste à nous ménager nos plaisirs, ces plaisirs dont la
tendance est précisément d'arriver à la cessation» [SIl, 107].
Voir Désir, principe de plaisir, signe, Symbolique.
Scène
* Ce terme, d'usage philosophique déjà ancien - que l'on songe aux
multiples emprunts que lui fait Hume pour exprimer des séquences
naturelles, des phases de l'histoire, des moments privilégiés de la vie
individuelle, le psychisme lui-même, enfin - , est particulièrement
affectionné par Freud, qui désigne par l'autre scène la scène du rêve,
laquelle se distingue de la scène de la vie éveillée. La scène du rêve
désigne le processus par lequel une instance peut en regarder une
autre fonctionner, à travers toutes sortes de figurations, ou se regarder elle-même par l'intermédiaire d'autres instances, dans une
conception « topique» du psychisme. Certes, cela ne veut pas dire
que l;esprit comprend des lieux physiques ou anatomiquement
déterminés. Hume avait déjà ironisé sur les idées triangulaires ou
sphériques, les passions situées à la droite ou à la gauche d'autres
passions, elles-mêmes « longues d'un yard, larges d'un pied, épaisses
d'un pouce ». L'espace psychique n'est évidemment pas celui de la
res extensa cartésienne, mais plutôt ceiui de la topique leibnizienne,
qui relève de types de relations, sans considérations métriques. Jusqu'à la fin de sa vie, Freud a été hanté par cette spatialisation de
l'esprit et ses derniers mots publiés porteront encore sur ce sujet.
** Bien entendu, Lacan trouve, dans ces considérations freudiennes,
la justification de ses propres recherches topologiques, qui impliquent une certaine « spatialité psychique» ; il les amplifiera en mettant l'accent Sur les phénomènes de « bord» ; mais il en fera aussi un
usage original. D'abord, en mettant l'accent sur l'Autre de l'autre
scène. L'Autre n'existe pas nécessairement en chair et en os et c'est
précisément Comme mis en scène qu'il apparaît. Ensuite, en insistant
sur le caractère de lisière ou d'entre-deux de la scène «Ce lieu
intemporel, qui contraint à poser ce que Freud appelle, en hommage
60
à Fechner, die Idee einer anderer Lokalitiit - une autre localité, un
autre espace, une autre scène, l'entre-perception et conscience»
[SXI, 66]. Dès lors, il faut intégrer la scène à la problématique propre
de Lacan la scène désigne le théâtre symbolique et imaginaire s' édifiant sur le Réel, qui n'est certes pas seulement le monde extérieur
sensible, mais ce à partir de quoi le théâtre prend sens. La scène de la
fantaisie est un espace virtuel encadré comme peut l'être la scène
d'une pièce par l'arc proscenium au théâtre, tandis que le monde est
un espace réel qui s'étend au-delà de toute délimitation et de tout
cadre [Séminaire du 19 décembre 1962, dactylographie de la BN, 4R-16853 (1962, 1963, 1)]. La notion de scène est utilisée par Lacan
pour distinguer l'acting out [activation, réactivation], du passage à
['acte. L'acting out (la réactivation), quoiqu'elle reproduise un événement passé refoulé dans la mémoire sous forme d'actions reste
néanmoins à l'intérieur de la scène, parce qu'elle s'inscrit dans
l'ordre symbolique; alors que le passage à ['acte est une sortie de la
scène et passe du Symbolique au Réel. « Cette direction d'évasion de
la scène, c'est ce qui nous permet de reconnaître et de distinguer ce
quelque chose de tout autre qui est l'Acting out du passage à ['acte
dans sa valeur propre» [Ibid., p. 126].
*** Toutefois la distinction de ce qui est sur la scène ou en elle et de
ce qui se tient en dehors d'elle n'est pas si simple; comme dans le
tableau, les éléments qui s'organisent selon des règles (de perspective, par exemple) et ceux qui ne lui obéissent pas, répartis essentiellement sur les bords, dans le ciel ou vers le bas du paysage représenté, coexistent assez confusément, ceux-ci envahissant ceux-là, on
peut dire que ce qui est en dehors de la scène vient contaminer ce qui
est dans la scène, le perturber ou s'y juxtaposer de façon hétérogène.
Enfin comment oublierait-on la superbe séance du Il mars 1964
[SXI, 120-135], qui rapproche l'analyse du tableau de celle de la
scène, par l'intermédiaire du geste?« C'est par le geste que vient sur
la toile s'appliquer la touche. Et il est vrai que le geste y est toujours
présent, qu'il n'est pas douteux que le tableau est d'abord ressenti
par nous [ ... ] comme plus affine au geste qu'à tout autre type de
mouvement. Toute action représentée dans un tableau nous y appa61
raîtra comme scène de bataille, c'est-à-dire comme théâtrale, nécessairement faite pour le geste» [SXI, 130].
Voir Imaginaire, mathématiques, Réel, Symbolique.
Sexe
* Les philosophes
n'ont su ajouter, au XX e siècle, pour penser la
sexualité, la différence des sexes, la relation entre les sexes, que les
analyses mises à leur disposition par les phénoménologues, qui ont
traité de façon indifférenciée de la « chair» et ne sont, le plus
souvent, parvenus à aucun résultat satisfaisant en recourant à cette
image sartrienne ou merle au-pontyenne.
Freud ne pouvait guère aider ces philosophes puisqu'il ne leur livrait,
sur la question, qu'un schéma très simple. Il partait de la distinction
anatomique entre les sexes et en tirait, pensait-il, les conséquences
psychiques. Mais, loin d'entrer dans le détail de ces différences,
Freud entreprenait une genèse de la façon dont on devient un homme
ou une femme. Il montrait comment se nouait le complexe d'Œdipe
chez le garçon et chez la fille et comment il se résolvait, le garçon
renonçant à son amour pour la mère et en s'identifiant au père, la
fille en renonçant à son amour pour le père et en s'identifiant à la
mère. Si Lacan retient encore quelques aspects de ce schéma, il le
modifie profondément, après en avoir vu les limites et dénoncé les
difficultés.
D'abord s'il ne s'agit évidemment pas de nier la différence biologique des sexes, il n'est pas non plus question d'accorder à l'anatomie la détermination des positions sexuelles «Dans le psychisme, il
n'y a rien par quoi le sujet puisse se situer comme être de mâle ou
être de femelle» [SXI, 228]. Selon Lacan, la masculinité et la féminité ne sont pas des essences biologiques ; ce sont des positions symboliques. Il n' est peut-être rien qui indique davantage le manque dans
le sujet, ou sa coupure, que la distinction de ces deux sexes, qui est
telle que le sujet doit parvenir à s'identifier à l'un d'entre eux pour se
construire comme sujet. Le sujet est nécessairement un sujet sexué;
or, c'est à un événement relativement aléatoire qu'il doit s'identifier
62
et considérer comme faisant intrinsèquement partie de lui-même.
« Homme» et « femme» sont deux signifiants qui représentent ou
valent pour deux positions subjectives. Lacan l'affirme, en complète
rupture avec les conceptions « instinctives» de la différence des
sexes, mais aussi en radicale dissidence avec les théories du pré-discursif et de l'immédiateté, en vogue chez les phénoménologues «Il
n'y a pas la moindre réalité pré-discursive, pour la bonne raison que
ce qui fait collectivité, et que j'ai appelé les hommes, les femmes, les
enfants, ça ne veut rien dire COmme réalité pré-discursive. Les
hommes, les femmes et les enfants, ce ne sont que des signifiants. Un
homme, ce n'est rien d'autre qu'un signifiant. Une femme cherche
un homme au titre de signifiant. Un homme cherche une femme au
titre de ce qui ne se situe que du discours» [SXX, 44-45]. On comprendra, au passage, que la relation sexuelle ne soit ni instinctuelle,
ni naturelle, ni non plus directe et immédiate; cela parce que le langage de l'Autre s'immisce toujours entre les positions «mâle» et
«femelle» [SXX, 88] ; on comprendra aussi que l'hétérosexualité ne
soit pas « naturelle» pas plus que ne l'est, dans la conception du
complexe d'Œdipe, la prévalence du personnage paternel, laquelle
doit être considérée comme « normative» [Écrits, 223].
S'il est encore possible d'accorder les remarques précédentes avec
les textes de Freud, les suivantes entrent en conflit avec eux et cassent la symétrie en fausse fenêtre que Freud avait essayé d'établir
entre le garçon et la fille dans l'évolution du complexe d'Œdipe.
Certes, pour l'un des auteurs comme pour l'autre, l'enfant est
d'abord ignorant de la différence des sexes et ce n'est qu'après
l'avoir découverte qu'il peut entamer, dans la précarité et sans suivre
une finalité nettement tracée, le processus d'identification à un rôle
plutôt qu'à un autre. Mais la situation de l'enfant, selon qu'il est
garçon ou fille, par rapport au père ou à la mère, ne se distingue pas
chez Lacan comme chez Freud selon Lacan, le complexe d'Œdipe
implique toujours une identification au père et il ne faut donc pas
compter sur elle pour expliquer le choix du sexe. La séparation avec
la mère, par le moyen du rôle paternel, est une tâche pour l'enfant,
quel que soit son sexe.
63
Aussi bien n'est-ce pas une simple identification au père ou à la
mère, mais la relation à la figure symbolique et fictive du phallus qui
est déterminante dans l'évolution vers l'inévitable adoption d'un rôle
sexuel. «Le phallus, c'est la conjonction de ce que j'ai appelé ce
parasite, qui est le petit bout de queue en question, avec la fonction
de la parole» [Le sinthome, p. 5]. Les hommes « ne sont pas sans
avoir» le phallus symbolique, tandis que les filles ne l'ont pas.
« Mais, comme le souligne Lacan, n'avoir pas le phallus symboliquement, c'est en participer à titre d'absence, c'est donc l'avoir en
quelque sorte» [SIV, 153]. Hommes et femmes sont pris dans ses
relations d'absence-présence; simplement, les uns et les autres
reçoivent des contraintes différentes par le rôle vers lequel chacun
s'achemine plus ou moins clairement; comme la volonté de dessiner
en perspective laisse libre du choix et de la disposition des objets et à
la fois impose des règles. Les rôles se prennent, se déprennent,
s'échangent jusqu'à un certain point dans une « dialectique symbolique ». Lacan va plus loin encore la femme n'est pas seulement
mystérieuse pour l'homme qui, n'étant pas femme, ne pourrait pas
savoir quel est son Autre radical; elle est mystérieuse à elle-même,
tout simplement parce qu'elle prise dans cette relation symbolique au
même titre que l'homme, quoique différemment de lui et de façon
plus compliquée encore que lui. Lacan insiste sur la dissymétrie
symbolique liée au fait que « le phallus est un symbole dont il n'y a
pas de correspondant, d'équivalent [du côté de la femme]. C'est
d'une dissymétrie dans le signifiant dont il s'agit. Cette dissymétrie
signifiante détermine les voies par où passera le complexe d'Œdipe.
Les deux voies les font passer dans le même sentier - le sentier de
la castration» [Sm, 198]. Mais le détour est plus long pour la femme
et, en quelque sorte, plus métaphysique que pour l'homme, puisque
« la réalisation de son sexe se fait, non par identification à la mère,
mais au contraire par identification à l'objet paternel» [Sm, 193].
** Lacan indique, du coup, pourquoi l'identification sympathique et
imaginaire ne suffit pas à expliquer le choix « féminin» de la fille
«Il n'y aurait certes aucun obstacle si cette réalisation avait à
s'accomplir dans l'ordre de l'expérience vécue, de la sympathie de
64
l'ego, des sensations. Et pourtant l'expérience montre une différence
frappante - l'un des sexes est nécessité à prendre pour base de son
identification l'image de l'autre sexe. Que les choses soient ainsi ne
peut être considéré comme une pure bizarrerie de la nature. Le fait ne
peut s'interpréter que dans la perspective où c'est l'ordonnance symbolique qui règle tout» [Sm, 199].
*** Dès lors, lorsque Lacan s'avise de penser la différence des sexes,
c'est cette dialectique qui passe par la détention ou l'absence d'un
phallus symbolique. Il le fera un certain temps à travers les
catégories de l'activité et de la passivité «Freud explique que la
référence polaire activité-passivité est là pour dénommer, pour
recouvrir, pour métaphoriser ce qui reste d'insondable dans la différence sexuelle. Jamais nulle part il ne soutient que, psychologiquement, la relation masculin-féminin soit saisissable autrement que par
le représentant de l'opposition activité-passivité» [SXI, 215].
Toutefois, «en tant que telle, l'opposition masculin-féminin n'est
jamais atteinte» par là. Un reste apparaît qui compromet la structure
et devient plus important que tout. Certes, à peine deux pages plus
loin, Lacan fera jouer un rôle à ce qu'il appelle la « mascarade»
« En poussant les choses au maximum, on peut même dire que l'idéal
viril et l'idéal féminin sont figurés dans le psychisme par autre chose
que cette opposition activité-passivité. Ils ressortissent proprement
d'un terme dont une psychanalyste épingle l'attitude sexuelle
féminine c'est la mascarade» [SXI, 217]. Mais c'est, plus
lointainement encore, lorsque le concept de phallus aura été quelque
peu déplacé de sa position centrale, à la jouissance que Lacan
référera la différence entre les sexes «La femme a rapport au
signifiant de l'Autre, en tant que, comme Autre, il ne peut rester que
toujours Autre» [SXX, 102]. Et retournant radicalement l'ancienne
façon de réduire le mysticisme à la jouissance sexuelle «C'est en
tant que sa jouissance est radicalement Autre que la femme a
davantage rapport à Dieu que tout ce qui a pu se dire dans le
65
spectacle antique en suivant la voie de ce qui ne s'articule
manifestement que comme le lieu de l'homme» [SXX, 105]
Voir Expérience, identification, Imaginaire, Œdipe, Réel, signe,
sujet, Symbolique.
Signe
* Lacan doit, en grande partie, sa théorie du signe à Saussure, qui
tenait, comme on sait, le signe pour l'association résultant d'un signifiant (image acoustique) et d'un signifié (concept) et le représentait
sous la forme d'un rapport dont le signifiant est le dénominateur et le
signifié, le numérateur. Toutefois cette présentation par Saussure du
signe isolé ne correspondait guère à l'essentiel de son enseignement
en linguistique, puisque le signe n'existe que par différence avec
d'autres signes, en dépit de l'illusion que nous avons spontanément
selon laquelle le signe ne peut guère tirer son sens que de son renvoi
à des choses hors de lui. La dénonciation de cette illusion
permanente, Lacan a pu la trouver chez Bentham, qui tenait la
proposition pour plus fondamentale que le mot et qui, du coup,
désolidarisait le mot de la chose.
Pour comprendre l'usage très particulier qu'il fait du Cours de
linguistique générale, il faut partir de cette illusion de transcendance
que donnent les mots et de sa dénonciation. L'illusion que nous
avons du sens des mots se rattachant à des choses est liée au
fondement de la différenciation des signes les uns par rapport aux
autres dans le système de la langue. Cette illusion est l'indication
d'une illusion plus générale qui me fait attribuer faussement du sens
à ce qui fonctionne en moi, en croyant que ce sont les situations et les
choses qui me l'imposent; eUe implique, pour être comprise dans
toute son étendue, un certain nombre d'inflexions de la doctrine du
linguiste genevois, dont Freud ne se sert jamais, mais dont l'usage va
néanmoins permettre la lecture originale que Lacan fait de Freud. On
peut faire l'inventaire de ces déplacements.
D'abord, l'opposition majeure n'est pas celle du signifiant et du
signifié, mais celle du signe (qui représente quelque chose pour quel66
qu'un) [SXI, 231] au signifiant (qui représente un sujet pour un autre
sujet) [SXI, 232]. Le signifié est un effet, plus imaginaire que symbolique, de la structure des signifiants. Dès lors, la langue est moins
un système de signes, comme l'avait définie Saussure, qu'un système
de signifiants. Les signifiants sont les unités de base du langage
parce qu'ils sont sujets à la double condition d'être réductibles aux
éléments ultimes différentiels et de se combiner selon les lois d'un
ordre clos [SIV, 289]. Il existe, chez Lacan, un primat du signifiant
sur le signifié qui n'existait pas chez Saussure [Écrits, 467]. Ainsi
Lacan, tout en rendant hommage à Saussure pour sa formalisation,
renverse le fameux rapport du signifié et du signifiant et demande
qu'on lise« SIs comme signifiant sur signifié, le sur répondant à la
barre qui sépare les deux étapes» [Écrits, 497]. Le jeu de flèches par
lequel Saussure représentait le lien entre l'image acoustique et le
concept n'a plus lieu d'être, tant il est devenu précaire et glissant le
signifié a perdu toute autonomie par rapport au signifiant alors que,
par une plaisante inversion, on a tendance à lui accorder l'intégralité
du sens. « Le signifiant entre en fait dans le signifié» [Écrits, 500].
Le signifié accompagne le signifiant de la façon la plus flottante et il
ne saurait constituer la raison du signifiant comme le signifiant
donne la raison du signifié [Écrits, 502-503]. Il est impossible, dans
une psychanalyse, de s'en tenir au signifié; la signification est imaginaire ; elle est la production et le jouet de l'engrenage symbolique
« le signifiant a pour effet, dans le langage, le signifié» [SXI, 278].
C'est dans ce sens et dans la mesure où « le signifiant n'est pas
immatériel» [Écrits, 500, 301], que l'on peut parler d'un matérialisme de Lacan, revendiqué par l'auteur d'ailleurs.
En forgeant les concepts de signifiant et de signifié, Saussure entendait rendre compte strictement du signe linguistique; il avait
conscience que la linguistique n'était qu'une région du domaine plus
étendu d'une science qui étudierait, plus généralement la vie des
signes, la sémiologie. Or, chez Lacan, cet appareillage, réinterprété
comme nous l'avons vu, permet une généralisation prodigieuse ce
ne sont pas, seules, les images acoustiques ou les traces sur le papier
qui peuvent devenir des signifiants; tout ce qui est susceptible
67
d'entrer dans un système clos et de s'y comporter différentiellement
peut devenir signifiant «objet, relation, actes symptomatiques»
[SIV, 289]. Sans doute est-ce par le langage que les signifiants sont
les mieux suivis à la trace, mais les signifiants dont parle Lacan ne
sont ni exclusivement ni essentiellement linguistiques. Toute
représentation peut prendre le statut de signifiant; c'est ainsi que les
objets du désir, qui nous paraissent être ce qui l'aimante, sont en
réalité tramés par des représentations d'une « chaîne signifiante» qui
fait que le sujet ne cesse de tourner dans les mêmes cycles sans s'en
apercevoir; puis, peut-être, en s'en apercevant; enfin, en essayant,
sinon d'échapper au processus circulaire, du moins d'augmenter un
peu le rayon des cercles.
** Cela ne veut évidemment pas dire que le désir, ou tout autre acte
et mouvement psychique d'ailleurs, est langage; il s'agit plutôt là
d'une position de méthode, soulignée par Lacan, qui insiste sur la
révolution introduite dans les sciences de son temps par la linguistique [Écrits, 496-497]. Mais les signifiants et leur chaîne ne sont pas
non plus de simples représentations méthodiques, comme peuvent
l'être les fictions topologiques de l'auteur. Ils ont une «réelle»
consistance dans le psychisme dont ils constituent la nature; ce qui
ne veut pas dire qu'ils signifient quelque chose par eux-mêmes, sans
leur opposition aux autres «Tout signifiant est, comme tel, un
signifiant qui ne signifie rien» [Sm, 210]. Mais l'ordre symbolique
n'épuise pas la réalité des choses et du psychisme, de ce que Lacan
appelle le Réel c'est même par l'ordre symbolique qu'apparaît partout, dans les choses, ce vide qu'il faut gérer, se dissimuler, créer,
recréer, en prenant interminablement, indéfiniment, toutes sortes de
figures, toutes sortes de formes subjectives. D'ailleurs, lorsque Lacan
parle de « chaîne signifiante », on est en réalité loin du modèle saussurien quand bien même la langue évolue historiquement chez
Saussure, elle ne laisse pas de se comporter globalement, à chaque
moment du temps, comme un système clos. Or comment serait-ce le
cas de la chaîne signifiante, qui tourne sur elle-même sans doute,
mais reste ouverte à chaque instant pour laisser des éléments nou68
veaux s'y adjoindre, en une suite indéfinie, dont la raison pourtant
demeure d'une étonnante stabilité?
Voir Barre, désir, Imaginaire, Réel, structure, sujet, Symbolique.
Structure
* Quoiqu'il ait lui-même revendiqué sa différence à l'égard de
l'approche structuraliste, par son insistance sur le Réel et la limite
qu'il représente pour le Symbolique, Lacan passe, non sans raison,
pour être l'un des plus grands représentants de la mouvance structuraliste, aux côtés de Jakobson et de Lévi-Strauss (même si une dissidence est très tôt patente avec ce dernier [voir Désir, Loi,
sublimation]). La notion de structure est d'abord entendue en un sens
assez large, puisqu'il s'agit de penser par elle la nature relationnelle
du psychisme, contre les théories atomistes; et d'empêcher, par son
moyen, une opposition entre ce qui est individuel ou subjectif et ce
qui est général ou collectif. Cette première approche permet de
commencer une exploration de l'ordre symbolique et de saisir
l'inconscient« structuré comme un langage ». La notion va toutefois
graduellement s'affiner à partir du moment où Lacan voudra penser
de plus en plus précisément le symbolique, en usant de caractères et
de méthodes mathématiques.
** On en trouve une remarquable analyse dans le Séminaire [SIII,
207] «La structure est d'abord un groupe d'éléments formant un
ensemble covariant ». Lacan fait ressortir lui-même qu'il parle
d'ensemble et non de totalité. On voit aussitôt par là que la notion est
essentiellement de portée méthodique et qu'elle n'est pas métaphysique; que les limites assignées aux éléments sont celles de l'observateur. Il est vrai que la suite du texte rattache la notion de structure
à celle de signifiant il n'y a toutefois pas là de contradiction,
puisque nous savons que le' signifiant lacanien est susceptible de
symbolisation mathématique. « En fait, quand nous analysons une
structure, c'est toujours, au moins idéalement, de signifiant dont il
s'agit. Ce qui nous satisfait le mieux dans une analyse structurale,
c'est le dégagement aussi radical que possible du signifiant» [Sm,
69
208]. Dans le même texte, Lacan va plus loin puisqu'il affirme que
« la notion de structure est déjà par elle-même une manifestation du
signifiant ».
*** Dès lors, il renvoie au statut d'images confuses un certain
nombre d'aspects qui semblaient tenir essentiellement à la structure.
C'est ainsi qu'il distingue nettement la topologie qu'il recherche,
c'est-à-dire les liaisons par lesquelles il pense l'espace psychique, de
la Gestalt Theorie, qu'il ressent toujours trop proche d'une conception superstitieuse de la structure et d'une phénoménologie qu'il
récuse de plus en plus ouvertement: « Il faut, dans tout ce qui est de
la topologie, toujours se garder très sincèrement de ce qui lui donne
fonction de Gestalt» [SXI, 165].
De plus, puisqu'il se rapproche d'une conception mathématique du
symbolique, il ne peut plus se satisfaire d'une conception linguistique
de la structure. L'opposition binaire, qui agit pleinement chez LéviStrauss, lui devient un obstacle pour penser la répartition de l' intérieur et de l'extérieur, par exemple. La topologie du tore ou de la
bande de Moebius permet de penser plus délicatement ces oppositions. Ce point de vue est encore plus explicite dans les Écrits.
Peut-être succombant à un vertige comparable à celui qui s'était saisi
des fondateurs de la théorie des jeux, qui pensaient atteindre, avec les
structures qu'ils mettaient au point, les fondements mêmes des sociétés, il ira jusqu'à dire plus tard que la topologie, loin d'être une
simple métaphore de la structure, est la structure même. « Je crois
démontrer la stricte équivalence de topologie et de structure» [SXX,
14].
Mais, très critique à l'égard des schémas métaphoriques utilisés par
des penseurs phénoménologues, par Freud lui-même, il mettra en
garde contre les métaphores intimées par la notion même de structure, en particulier celles qui opposent les effets de surface aux
structures profondes, la mythologie des couches psychiques, celles
des sphères concentriques, et quelques autres encore.
Enfin, il ne faudrait surtout pas regarder les textes concernant la
théorie et la pratique de la structure sans se rappeler que Lacan fut un
70
clinicien et, par conséquent, un penseur exigeant de l'événement,
dans ses ruptures inattendues, dans sa tyché.
Voir Imaginaire, inconscient, mathématiques, signe, sujet,
Symbolique, symptôme, tyché.
Sublimation
* Chez Freud, la sublimation est le processus par lequel la libido
- soit l'énergie sexuelle - est canalisée vers des activités non
sexuelles telles que la création artistique ou le travail intellectuel. La
sublimation est donc un sas qui permet, à l'énergie sexuelle en surcroît, d'être mise au service de la société plutôt que de se tourner
vers des formes de comportement socialement inacceptables ou de
s'exprimer par des traits névrotiques.
Lacan modifie profondément cette théorie, après l'avoir soumise à
une impitoyable critique [SVII, 279].
D'abord, il insiste sur l'impossibilité pour la sublimation d'être complète. En second lieu, Lacan ne fait pas la même analyse de la sexualité perverse que Freud. Il serait faux de croire que la sexualité perverse soit plus directe et emprunte des voies moins compliquées que
la sexualité normalement admise par la société elle ne dérive pas
davantage que celle-ci de forces biologiques, mais, tout comme elle,
d'une libido radicalement symbolisée. Lacan rapproche délibérément
la sublimation de la perversion comme deux formes de transgression
au-delà des limites du principe de plaisir par le principe de réalité
[SVII, 131]. Il y a plus la modification de la sublimation n'atteint
pas que les pulsions sexuelles; elle n'est donc pas seulement une
« désérotisation ». Il lui arrive même d'en être tout le contraire «Le
changement d'objet ne fait pas forcément disparaître, bien loin de là,
l'objet sexuel -l'objet sexuel, accentué comme tel, peut venir au
jour dans la sublimation. Le jeu sexuelle plus cru peut être l'objet
d'une poésie, sans que celle-ci en perde pour autant sa visée
sublimante» [SVII, 191]. Dès lors, loin de soutenir que la
sublimation est une sorte de dépassement de la pulsion dans ses
aspects biologiques, Lacan tire argument de la sublimation pour
71
montrer que la pulsion n'est pas instinctive, mais qu'elle s'insère
dans les registres imaginaire et symbolique [SVII, 133].
En troisième lieu, comme Freud l'avait déjà vu et comme Lacan le
lui reconnaît [SVII, 132], ce n'est pas tant l'objet qui change, dans la
sublimation, que sa position dans la structure de l'imaginaire. Il
s'agit, pour reprendre l'expression du livre VII du Séminaire,
«d'élever l'objet à la dignité de la chose» [SVII, 133] ; ce qui équivaut à infinitiser l'objet, à changer, voire à abolir ses limites.
En quatrième lieu, si Lacan envisage encore la sublimation dans un
contexte esthétique qui lui permet, d'une part, d'en accepter la caractérisation sociale qui était celle de Freud, d'autre part, de voir en elle
un travail de la pulsion de mort, qui conduit le sujet à la fascination
et à la destruction, mais aussi à la création ex nihilo (qui relève de la
même problématique [SVII, 251-252]), il introduit la sublimation
dans la discussion de l'éthique [SVII, 129] et c'est par là que la
notion devient tout autre.
** L'éthique, enracinée dans l'inatteignab1e Chose, autour de
laquelle gravitent les représentations, permet de découvrir une sublimation de portée plus métaphysique que sociale. Lacan souligne en
effet, contre Lévi-Strauss, qui ne paraît pas s'en être avisé, que
l'inceste fondamental est inceste à l'égard de la mère et que l'ethnologie lévi-straussienne privilégie indûment, pour structurer les
échanges sociaux, la prohibition de l'inceste à l'égard du père [SVII,
82-83]. Il voit aussi que la sublimation n'est pas un idéal du désir; et
que, si elle se vit sur le mode « héroïque », cet héroïsme est pourtant
à la portée de tous, dans la mesure où il est, pour le désir, une issue,
pour ainsi dire, nécessaire. Le désir n'a pas d'autre ressource, dans la
description de ses cycles, que de les élargir un peu la création est
moins un idéal qu'une espèce de destinée qui se joue au pourtour
d'une béance que nous n'avons pas choisie.
*** Le coup de maître du livre VII du Séminaire a été de faire la
genèse de la morale à partir du désir même et de montrer que c'est de
lui que nous tirons tous les devoirs. Freud avait attribué la morale à
un Sur-moi entièrement constitué des idéaux sociaux. Du coup, la
morale apparaissait comme extérieure et en rapport d'hostilité avec le
désir d'une certaine façon, Freud partageait avec Kant le préjugé
d'un rapport d'extériorité entre le désir et la loi. Or Lacan fait de la
morale une exigence infinie du désir, à condition de ne pas entendre
la morale comme une tension vers le Bien. En ce dernier sens, Lacan
est profondément en accord avec Kant, qui avait enseigné que la
morale se distinguait de l'éthique du bien (comme on la trouve chez
Aristote, par exemple). Aussi paradoxal que cela puisse paraître,
Lacan situe son éthique sous le signe de Kant. Dès lors, le Sur-moi
n'est qu'une simple illusion, une façon pour le désir de se leurrer en
refusant de se reconnaître aussi radicalement impliqué dans la
morale, une sorte de moyen de défense contre lui-même et destiné
plus à soulager sa culpabilité qu'à la constituer; il n'est guère qu'une
création sociale de mauvaise foi pour nous empêcher de supporter
cette redoutable culpabilité issue du désir même. La culpabilité à
l'égard de la loi, si terrible soit-elle, l'est beaucoup moins qu'à
l'égard du désir qui, interminablement, éternellement, quoique
contradictoirement, mesure notre vie à la certitude que nous allons
mourir.
Voir Béance, La Chose, culpabilité, désir, Imaginaire, loi, mort,
Œdipe, pulsion de mort, sexe, Symbolique.
Sujet
* Le terme
suit l'un des parcours les plus sinueux dans l'œuvre de
Lacan. Sans doute ne signifie-t-il pas davantage qu'être humain ou
désigne-t-il, plus spécifiquement, l'analysant, dans les premiers travaux. Mais dès 1945, Lacan distingue trois sens du mot sujet qu'il
fait jouer entre eux. «Le premier, qui s'exprime dans l"'on" de l"'on
sait que ... ", ne donne que la forme générale du sujet noétique. Le
second [... ] introduit la forme de l'autre en tant que tel, c'est-à-dire
comme pure réciprocité, puisque l'on ne se reconnaît que dans
l'autre» ; il est « le "je", sujet de l'assertion conclusive» ou, comme
le dit Lacan, « la forme logique essentielle (bien plutôt qu' existentielle) du "je" psychologique ». «Enfin, le jugement assertif se mani-
feste par un acte» ['Écrits, 207-208]. C'est essentiellement ce
troisième sens que Lacan va désormais approfondir, pour lui apporter
une première distinction majeure, qui apparaît logiquement dès lors
que l'auteur met l'accent sur la division du sujet celle de l'ego et du
sujet de l'inconscient.
** Le sujet n'est jamais ce qu'il s'imagine être lui-même; l'ego est
le produit de ces illusions imaginaires ou spéculaires. L'être humain
ne peut rien subir ni faire sans s'imaginer au principe de ce qu'il
subit et fait, comme si cette condition de possibilité imaginaire pouvait expliquer quoi que ce soit de ce qu'il subit ou fait. L'ego est
produit pour se défendre contre une incohérence menaçante et pour
lui substituer une cohérence de fiction. Le sujet est la partie symbolique, tout à fait insensible et inconsciente, mais réellement active
pour produire de l'unité. Le véritable sujet n'est donc pas le fantasmatique ego qui se croit constitutif, mais qui est en réalité produit par
les images successives de c~s aliénations; c'est le sujet de l'inconscient, qui est produit par le langage ou, plus exactement, par les
signifiants du langage. Les signifiants ne sont pas produits par le
sujet, quoiqu'il puisse se le figurer ils sont ce qui le constituent
« Le désir inconscient, c'est ce que veut celui, cela qui tient le discours inconscient» [Conférences de Bruxelles, p. 6] ; et, un peu plus
loin, p. 19 «Ce que l'inconscient montre, en effet, c'est que cette
structure signifiante est déjà là avant que le sujet prenne la parole et,
avec elle, se fasse porteur d'aucune vérité, ni prétendant à aucune
reconnaissance ». Ce sujet trouve sa cause dans l'effet de langage.
« Par cet effet, il n'est pas cause de lui-même, il porte en lui le ver de
la cause qui le refend. Car sa cause, c'est le signifiant sans lequel il
n'y aurait aucun sujet dans le Réel. Mais ce sujet c'est ce que le
signifiant représente et il ne saurait rien représenter que pour un autre
signifiant à quoi dès lors se réduit le sujet qui écoute. Ce sujet donc,
on ne lui parle pas. Ça parle de lui, et c'est là qu'il s'appréhende, et
ce d'autant plus forcément qu'avant que ça s'adresse à lui, il disparaisse comme sujet sous le signifiant qu'il devient, il n'était absolument rien» [Écrits, 835 ; SXI, 142]. La subjectivité est la figure que
74
prend ce que Lacan appelle « la passion du signifiant» [Écrits, 688
voir expression comparable, CB, 19].
Pour l'autre sujet, imaginaire, celui que « la psychologie contemporaine -1' egopsychology - considère comme une fonction de synthèse à la fois et d'intégration» [CB, 3], il n'est que trop évident
qu'elle fonctionne en miroir et qu'elle ne saurait être le socle d'une
éthique «Il est autonome! Celle-là est bien bonne» [Écrits, 421].
Ce n'est pas que l'ego soit inutilisable dans l'analyse; il ne saurait y
avoir d'analyse sans ce jeu sur le devenir de l'ego [Écrits, 305] ;
mais son autonomie est fallacieuse.
*** Ainsi Lacan fait très peu de cas de l'autonomie, qu'il renvoie à
l'imaginaire. Elle crée faussement du sens or il convient
«d'observer que, peut-être, c'est à mesure qu'un discours est plus
privé d'intention qu'il peut se confondre avec une, la vérité, la présence même de la vérité dans le Réel, sous une forme impénétrable»
[CB, p. 7].
Mais alors, si l'autonomie est imaginaire, comment faut-il entendre
la fameuse formule de Freud «Wo Es war, solt /ch werden» [Là où
était le Ça, le Je doit devenir] ? Lacan souligne, dans ses Écrits
[p. 416-417], le caractère topique de la phrase et fait apparaître
comme un contresens l'appel à l'autonomie «Il apparaît ici que
c'est au lieu Wo, où Es, sujet dépourvu d'aucun das ou autre article
objectivant, war, était, c'est d'un lieu d'être qu'il s'agit, et qu'en ce
lieu soli, c'est un devoir au sens moral qui là s'annonce, [ ... ]. /ch,
je, là dois-je (comme on annonçait ce suis-je, avant qu'on dise
c'est moi) werden, devenir, c'est-à-dire non pas survenir, ni même
advenir, mais venir au jour de ce lieu même en tant qu'il est lieu
d'être ». Ce sont ces considérations topiques qui seront approfondies
un peu plus loin et qui permettront à Lacan de dire, à l'encontre du
Cogito philosophique «qui rend l'homme moderne si sûr d'être soi
dans ses incertitudes sur lui-même» [Écrits, 517] que «je pense où
je ne suis pas» [effet que le langage réalise à tout moment], « donc
je suis où je ne pense pas» [l'existence du sujet devenant une sorte
de point aveugle du langage].
75
L'étrangeté et l'audace de l'éthique du livre VII du Séminaire consistent précisément en ce que Lacan a cherché à élaborer une morale au
lieu même où se structure le désir. Comment, dira-t-on, est-il possible de constituer une morale avec un désir inconscient? N'est-ce
pas de la seule conscience qu'il faut partir et, s'il faut faire une place
aux désirs, que des seuls désirs conscients ? À ces inquiétudes, il faut
répondre qu'il est plus inquiétant encore, à bien y penser, de prétendre faire reposer l'essentiel de notre existence et de ses projets sur
une conscience inanalysée, c'est-à-dire dont on n'a pas examiné les
rapports qu'elle pouvait entretenir avec l'inconscient. L'ignorance ne
saurait, sinon par vanité, se prévaloir d'aucun avantage. Ainsi vouloir
bâtir une morale sur quelque chose d'aussi fragile que l'autonomie
est simple illusion et, chez les plus malicieux, une imposture.
L'intérêt philosophique de suivre la réflexion de Lacan sur le sujet
tient en trois choses d'abord l'éclatement du moi y est pensé dans sa
nécessité et n'en reste pas à une approche imaginaire. Elle conduit
jusqu'au symbolique, c'est-à-dire jusqu'au point où une logique peut
prendre le relais. Ensuite, cet éclatement ne conduit ni au scepticisme
ni au remplissage imaginaire par un sentimentalisme moral ; puisqu'il s'agit de faire partir l'éthique de la Chose freudienne, de « ce
qui est au centre du désir inconscient» [CB, 11]. Si le fait de demander aux bonnes volontés de reconnaître les principes dont elles ont
conscience, pour établir la morale, est pour elles un désagrément, y
a-t-il un danger quelconque à demander à cette bonté de « rentrer en
elle-même» et de revenir sur « les principes d'un certain non-vouloir» [CB, 9] ?
Enfin, le philosophe qui s'intéresse aux passions gagne, avec la distinction de l'Imaginaire, du Symbolique et du Réel, le véritable
théâtre nécessaire à une analyse de l'affectivité. Car s'il peut, avec
les analyses classiques, celles de Hume par exemple, comprendre que
le sujet n'est pas le théâtre des passions, mais plutôt leur production
variée et hétérogène, il faut disposer d'une méthode pour sortir du
scepticisme, c'est-à-dire pour savoir quel est le statut des passions
sont-elles les véritables forces des figures du sujet ou ne sont-elles
qu'imaginaires de telle sorte qu'il leur faut encore s'enraciner plus
76
profondément en quelque symbolique? C'est là que le sujet lacanien,
qui s'identifira à un moment particulier et caractéristique du sujet
cartésien, est utile «nous ne désignons [par là ni] le substrat vivant
qu'il faut au phénomène subjectif, ni aucune sorte de substance, ni
aucun être de la connaissance dans sa pathie, seconde ou primitive, ni
même le logos qui s'incarnerait quelque part, mais le sujet cartésien,
qui apparaît au moment où le doute se reconnaît comme certitude»
[SXI, 142-143].
Voir La Chose, désir, Imaginaire, inconscient, jouissance, Réel,
scène, signe, Symbolique, vérité.
Symbolique
* À la différence de Freud qui, dans L'interprétation des rêves, avait
restreint l'usage et l'interprétation des symboles à une partie très
limitée de la psychanalyse et à une fonction lexicale assez pauvre,
qui fait correspondre aux symboles des significations très stéréotypées, Lacan donne une extension prodigieuse à la symbolique, suivant une indication de Lévi-Strauss qui, dans l'Anthropologie
structurale, tenait l'inconscient «pour réductible à la fonction
symbolique ». «N'est-il pas sensible qu'un Lévi-Strauss en
suggérant l'implication des structures du langage et de cette part des
lois sociales qui règle l'alliance et la parenté conquiert déjà le terrain
même où Freud assoit l'inconscient? » [Écrits, 285]. Le changement
d'extension et de modalité est perceptible dans le passage d'un usage
adjectif du mot (quand il admet que les symptômes ont une signification symbolique ou, avec Mauss, que les structures de la société sont
symboliques) à son usage nominal ou substantif. Le Symbolique
devient alors un des trois ordres distingués par Lacan, avec le Réel et
l'Imaginaire; peut-être le plus crucial d'entre eux, puisque le Réel ne
sera guère qu'un au-delà indicible du Symbolique et l'Imaginaire
qu'un en-deçà, en ce que toutes les manifestations de l'Imaginaire
sont explicables et déterminées par le Symbolique. Voilà pourquoi la
psychanalyse ne saurait se satisfaire d'un bouleversement de l'Ima-
ginaire, qui est effectif, certes, mais qu'elle entend poursuivre jusqu'à l'ordre symbolique qui est le fondement du sujet.
** Le Symbolique est de l'ordre du langage, mais c'est dans le sens
où Lévi-Strauss pensait que les relations de parenté et les échanges
de biens étaient structurés comme un langage. De ce langage, Lacan
retient les éléments signifiants et il étend, au-delà des éléments de la
langue, la possibilité de traiter comme des signifiants tout ce qui peut
se constituer comme un jeu d'oppositions et se caractériser par une
sorte d'autonomie.
*** L'ordre symbolique n'est pas fondé dans la nature et il ne se
fonde pas non plus dans un sujet. C'est lui qui est fondement de la
nature, du sujet, comme de l'Imaginaire, quoiqu'il ne nous apparaisse
pas comme tel par une distorsion qui est l'inconscient. Le
Symbolique a l'effet du Réel et il est pris pour tel en raison, d'une
part, de son caractère systématique et structurel, d'autre part,
précisément de son indépendance à l'égard d'un Réel, dont il cherche
à s'emparer et qu'il tente de scander, selon son propre rythme et ses
propres oppositions. L'effet d'extériorité du Symbolique par rapport
au sujet est obtenu par le fait que le Symbolique se rattache
radicalement à l'Autre. Comment Lacan n'éveillerait-il pas des échos
benthamiens quand il écrit ce texte «Les symboles enveloppent en
effet la vie de l'homme d'un réseau si total qu'ils conjoignent avant
qu'il vienne au monde ceux qui vont l'engendrer "par l'os et par la
chair", qu'ils apportent à sa naissance avec les dons des astres, sinon
avec les dons des fées, le dessin de sa destinée, qu'ils donnent les
mots qui le feront fidèle ou renégat, la loi des actes qui le suivront
jusque-là même où il n'est pas encore et au-delà de sa mort même, et
que par eux sa fin trouve son sens dans le jugement dernier où le
verbe absout son être ou le condamne - sauf à atteindre à la
réalisation subjective de l'être pour la mort» [Écrits, 279 ; même
idée, sn, 30-31]? Bentham écrivait déjà «Fait-on des lois
autrement qu'avec des mots? Vie, liberté, propriété, honneur, tout ce
que nous avons de plus précieux dépend du choix des mots» (Traité
78
de législation civile et pénale, ed. Dumont, 3 vol., Paris, 1802, l,
363).
Chez l'un comme chez l'autre, il n'y a rien avant le langage et il est
inutile de spéculer sur une réalité qui serait atteinte sans les mots. Il
ne faut toutefois pas dire que le Réel est entièrement langagier
comme envers du symbolique, il ne saurait se qualifier ainsi sans
leurre. Simplement, comme Berkeley et Bentham, Lacan pense qu'il
y a une sorte d'illusion du Symbolique qui pousse le sujet à attribuer
l'existence à ce qu'il imagine à travers les mots, qui enferme le sujet
dans un univers auquel il ne peut échapper [SIl, 43], parce qu'il est
clos et paraît sans histoire, et qui semble le faire tourner dans des
cycles bordés par la mort, le vide, le manque. «L'erreur - comme
la qualifie Lacan - [est] de croire que ce que la science constitue par
l'intervention de la fonction symbolique était là depuis toujours, que
c'est donné ». Or le donné n'est que l'ombre projetée du symbolique
sur le Réel. «Cette erreur existe dans tout savoir, pour autant qu'il
n'est qu'une cristallisation de l'activité symbolique, et qu'une fois
constitué ill' oublie» [SIl, 29]. Lacan note subtilement qu'il est sans
dommage de l'oublier dans la plupart des sciences «mais nous
autres, analystes, nous ne pouvons l'oublier, qui travaillons dans la
dimension de cette vérité à l'état naissant» [id.].
Voir Imaginaire, inconscient, pulsion de mort, Réel, signe, structure,
vérité.
Symptôme - Sinthome
* Lacan a généralisé un terme médical. En médecine, on oppose les
manifestations sensibles d'une maladie à la structure profonde que
l'on saisit par elles. En ce sens, la fin d'une analyse ne saurait consister en une simple cure des symptômes; si l'on se contentait de vouloir les changer, on ne ferait qu'organiser leur déplacement sans fin.
La psychanalyse a une autre ambition elle veut agir sur les structures mêmes.
Lacan suit Freud quand il affirme que les symptômes névrotiques
sont des formations de l'inconscient et qu'ils résultent d1 un com79
promis entre des désirs contradictoires. Mais Lacan change la portée
de l'affirmation précédente en faisant cette « lecture» de Freud
« Le symptôme est le signifiant d'un signifié refoulé de la conscience
du sujet. Symbole écrit sur le sable de la chair et sur le voile de Maïa,
il participe du langage par l'ambiguïté sémantique que nous avons
soulignée dans sa constitution. Mais c'est une parole de plein exercice, car elle inclut le discours de l'autre dans le secret de son chiffre ..
C'est en déchiffrant cette parole que Freud a retrouvé la ligne
première des symboles, vivant encore dans la souffrance de l'homme
de la civilisation» [Écrits, 280-281]. De fàçon plus subtile, il identifie le symptôme à un mot, montrant par là qu'il noue un nombre
considérable de signifiants [Écrits, 226].
** Traiter le symptôme comme signifiant, c'est affirmer d'abord
qu'il faut distinguer le symptôme de la pure indication d'un état
sous-jacent ou d'une structure profonde auxquels on n'accèderait
qu'indirectement. « Le symptôme se distingue de l'indice naturel par
ceci qu'il est déjà structuré en termes de signifié et de signifiant, avec
ce que cela comporte, soit le jeu des signifiants. [ ... ] Le symptôme
est l'envers d'un discours» [SIl, 368]. C'est affirmer ensuite que le
symptôme est, non la chose morte par laquelle se diraient des
pensées secrètes, mais l'événement par lequel se nouent, d'une
certaine façon, le Symbolique, l'Imaginaire et le Réel. Ce qui veut
dire deux choses; l'une qui ne sera jamais remise en cause que le
symptôme est radicalement singulier et qu'il ne saurait y avoir de
nomenclature toute faite pour en décoder la signification; l'autre, qui
le sera, quand Lacan abandonnera l'hégélianisme.
C'est, en effet, encore de façon très hégélienne que Lacan affirme
que l'existence événementielle du symptôme ne cache rien, à
proprement parler qu'elle est aussi vraie que le phénomène qui
manifeste la chose «Le symptôme est, en lui-même de bout en bout
signification, c'est-à-dire vérité, vérité mise en forme. [ ... ] À
l'intérieur même du donné concret du symptôme, il y a déjà
précipitation dans un matériel signifiant » [SIl, 368]. C'est encore la
même idée qui, en apparence, sera exprimée en 1975, dans l'une des
séances sur Le sinthome, lorsqu'il dira que «l'existence du
80
symptôme, c'est ce qui est impliqué par la position même, celle qui
suppose ce lien de l'Imaginaire, du Symbolique et du Réel,
énigmatique» [n° de la Bibl. Nationale 4 Dl MON 3217, p. 10].
Avec toutefois une différence considérable, qui risque pourtant
d'échapper il s'agit de référer le symptôme non plus seulement à la
vérité, mais encore au Réel; ce qui change profondément l'équilibre
de la notion. Si la vérité fait plaisir, le Réel pousse au dépassement
du principe de plaisir et tend à exiger la jouissance. Le symptôme
devient alors un obscur message du Réel et, à titre de jouissance, il
ne peut guère être interprété. Le passage de la conception du symptôme comme vérité au symptôme comme jouissance est net dans le
livre VIII du Séminaire, qui met l'accent sur « les messages [que
nous dirons] énigmatiques, ce qui veut dire des messages où le sujet
ne reconnaît pas le sien propre» [SVIII, 149]. Lacan relève toutefois
que «beaucoup de messages que nous croyons être messages
opaques du Réel ne sont que les nôtres propres )) [SVIII, 149]. Mais
l'essentiel est que, de message chiffré, le symptôme est devenu le
moyen pour le sujet d'organiser sa jouissance. Il aime son symptôme
plus que lui-même. La jouissance pénètre de toutes parts cette
«satisfaction à l'envers» [SV, 320] et sa stratégie [SV, 473ss.]
qu'est le symptôme.
Traiter le symptôme comme signifiant, c'est aussi une façon de le
« démédicaliser ». Non seulement parce que Lacan enseigne à ne
plus être dupe de symptômes qui seraient prétendument typiques de
la psychose ou de la névrose; mais dans le sens où l'auteur du Synthome peut écrire que « la femme est le symptôme de l'homme ))
[p. 108] ; en ajoutant - ce qui confirme que, désormais, le symptôme est référé au Réel - que, par conséquent, l' homme ne peut être
le symptôme de la femme; car le Réel ne connaît pas les symétries
du Symbolique.
*** La démédicalisation du symptôme va si loin que, dans le texte
qui traite expressément du sinthome, l'auteur considère l'usage littéraire du langage - et particulièrement celui qu'en fait Joyce comme un symptôme. Ce qui lui permet de le faire est précisément
que, si toute invention est symptôme, tout symptôme est aussi inven81
tion, événement irréductiblement singulier. L'ambivalence du
symptôme et de l'invention trouve sa raison dans l'impossibilité de
distinguer, dans le symptôme, ce qui surgit, de son surgissement
même, le signifié du signifiant, la sublimation des pulsions sexuelles
auxquelles on prétendait la « réduire ».
Enfin le terme de la démédicalisation paraît atteint lorsque Lacan
assigne la fin du processus analytique dans l'identification du sujet
au symptôme; car il est ce qui fait exister, ce qui, au moins provisoirement, met fin à l'errance, permet d'éviter la folie en nous faisant
choisir quelque chose plutôt que rien.
Voir Identification, jouissance, Réel, sexe, signe, structure,
sublimation, sujet, Symbolique, tyché.
Transfert
* Le terme est particulièrement intéressant à suivre dans son évolution, à travers l'œuvre de Freud jusqu'à celle de Lacan, pour quiconque philosophe sur l'affectivité. Le mot signifie d'abord chez
Freud le déplacement de l'affect d'une idée à une autre, comme c'est
le cas dans les philosophies classiques des passions (par exemple,
chez Hume qui utilise beaucoup l'expression to transfer). Toutefois,
plus tard, le terme désignera le «remplacement» par l'analysant
d'une personne antérieurement connue par la personne de l'analyste,
que cette relation soit dite positive (l'analysant développant des
affects plutôt amoureux à l'égard de l'analyste) ou négative (par ses
affects agressifs ou haineux) c'est encore avec ce sens que la
théorie analytique reçoit le terme aujourd'hui où personne ne songe
plus guère à traiter le transfert comme un inconvénient de la cure,
mais où il est considéré comme un repérage fondamental de
l'analysant (qui peut, par son moyen, confronter son histoire au
présent de ses relations avec l'analyste, ou se figurer« répéter» avec
lui les relations qu'il a eues avec d'autres personnes).
Le point majeur, mais paradoxal, que Lacan voit à travers la notion
de transfert, qu'il estime être toujours en crise [SXI, 147], c'est
qu'elle permet de se débarrasser le plus possible de la notion
82
d'affect «Le transfert ne ressortit à aucune propriété mystérieuse de
l'affectivité, et même quand il se trahit sous un aspect d'émoi, celuici ne prend son sens qu'en fonction du moment dialectique où il se
produit» [Écrits, 225]. En d'autres termes, Lacan traverse le caractère imaginaire des sentiments pour atteindre les éléments structurels
de la relation intersubjective. L'essence du transfert est symbolique,
non pas imaginaire. Ce qui importe, ce n'est pas que l'analysant aime
ou n'aime pas le psychanalyste, c'est le rôle dont il l'investit à un
moment privilégié du processus de la cure essentiellement celui de
détenteur du savoir de ce qu'il en est pour lui. Le transfert peut être
interprété comme une stratégie de l'analysant pour s'approprier ce
savoir censé être détenu par l'analyste. Il ne s'agit pas, contrairement
à ce qu'on pourrait s'imaginer, de rejouer avec l'analyste, fût-ce sur
un mode imaginaire, des situations qui ont eu lieu naguère «Le
transfert n'est pas, de sa nature, l'ombre de quelque chose qui eût été
auparavant vécu. Bien au contraire, le sujet, en tant qu'assujetti au
désir de l'analyste, désire le tromper de cet assujettissement en se
faisant aimer de lui, en proposant de lui-même cette fausseté
essentielle qu'est l'amour» [SXI, 282]. Il ne s'agit pas d'être dupe
des sentiments au moment où l'on décrit le cœur de l'analyse même
dans le transfert, « aimer» reste toujours « essentiellement vouloir
être aimé» (ainsi que l'ont toujours su les moralistes qui, comme
Pascal, ne voyaient dans l'amour que le jeu de la séduction).
D'ailleurs pourquoi l'analysant serait-il davantage dupe de son
amour dans la relation de transfert que dans toute autre relation? Il
est moins dupe de sa stratégie de séduction que de sa croyance que ce
qu'il veut, c'est savoir.
** Le transfert est donc lié, non pas tant à l'illusion de l'amour qu'à
celle qu'il existe des sujets qui savent «Dès qu'il y a quelque part
le sujet supposé savoir [ ... ], il y a transfert» [SXI, 258]. Dès lors,
l'analyste, s'il n'est pas celui qui sait, « tient [au moins] la place,
pour autant qu'il est l'objet du transfert », « du sujet supposé savoir»
[SXI, 258-259]. Ainsi l'analyste est-il constitué en maître; or la finalité de l'analyse est de récuser cette maîtrise, de faire comprendre à
l'analysant que c'est lui qui sait et que l'analyste, qui est censé
83
savoir, doit simplement amener l'analysant à dire, de son désir, les
paroles qu'il aurait dites lui-même, celles «mêmes dans lesquelles il
reconnaît la loi de son être» [Écrits, 359]. La fin de l'analyse n'a
rien de triomphal, tant du côté de l'analysant que du côté de l'analyste lui-même, qui s'efface, et dont le désir est devenu déchet.
Il y a plus comment est-il possible que nous fassions confiance à
l'analyste? « Quel crédit pouvons-nous lui faire de le vouloir, ce
bien, et qui plus est, pour un autre? » Comment peut-on désirer
qu'advienne le désir d'un autre et, ce crédit une fois accordé, quel
autre crédit peut-on faire d'une « certaine infaillibilité de l'analyste»
[SXI, 260] ? Cette double confiance se distingue de la suggestion
parce que l'analyste ne prend ni n'exerce le pouvoir qui lui est
conféré par le transfert. Il conduit délibérément le sujet vers un
maître qui se tient au-delà de lui, l'analyste, et qui n'est autre que la
mort, ce maître absolu. Il s'agit donc d'amener l'analysant à
« subjectiviser sa mort» [Écrits, 348] et de le faire en passant par un
savoir de l'analyste dont la première propriété est de savoir ignorer
ce qu'il sait [Écrits, 349]. D'ailleurs, ce n'est pas là feinte d'une
fausse modestie puisque le savoir de ce que l'analysant tient pour
réel, imagine, symbolise, n'est jamais su par l'analyste que sur le
mode de la méconnaissance. Loin de savoir, le psychanalyste ne doitil pas lui-même partir du présupposé que c'est l'analysant qui sait
d'une certaine façon ce qu'il est en train de dire?
*** Le transfert n'est donc, au bilan, «rien de réel dans le sujet,
sinon l'apparition, dans un moment de stagnation de la dialectique
analytique, des modes permanents selon lesquels il constitue ses
objets» [Écrits, 225]. Il est une fiction qui, finalement, ne dupe personne, mais une fiction utile «Qu'est-ce qu'interpréter le transfert?
Rien d'autre que de remplir par un leurre le vide de ce point mort.
Mais ce leurre est utile, car même trompeur, il relance le procès»
[id.]. Le but de l'analyse comporte toutefois nécessairement la
déception de ce leurre. Il serait grave que le psychanalyste profite du
transfert pour fixer ce qui doit être tenu pour réel et faire à la place
du sujet les partages qui sont les siens. C'est le moment le plus critique de l'analyse qui est saccagé par ceux qui pensent que le trans84
fert est une sorte d'« alliance avec la partie saine du moi du sujet» et
que l'analyse « consiste à faire appel à son bon sens pour lui faire
remarquer le caractère illusoire de telle de ses conduites à l'intérieur
de la relation avec l'analyste. C'est là une thèse qui subvertit ce dont
il s'agit, à savoir la présentification de cette schize du sujet, réalisée
ici, effectivement dans la présence. Faire appel à une partie saine du
sujet, qui serait là dans le réel, apte à juger avec l'analyste ce qui se
passe dans le transfert, c'est méconnaître que c'est justement cette
partie-là qui est intéressée dans le transfert» [SXI, 147].
Voir Désir, Imaginaire, interprétation, méconnaître, mort, pulsion de
mort, signe, sujet, structure, Symbolique, trou.
Trou
* Une constante de la topologie .lacanienne, c'est-à-dire de la
construction d'espaces pour rendre compte des relations qui constituent le psychisme, c'est la mise en évidence de trous. Certes, le
corps est lui-même percé de trous et Eryximaque, le médecin mis en
scène par Platon dans le Banquet, avait parfaitement exprimé que la
médecine, qui est toujours par quelque côté médecine de l'amour,
était un savoir des remplissements et des évacuations par ces trous.
Lacan en reprend volontiers le thème dans Le sinthome, lorsqu'il fait
du trou auditif le plus important des orifices « parce qu'il ne peut pas
se boucher, se clore» et ouvre le corps à ce qu'il appelle, d'une
notion généralisée, « la voix» [p. 8]. Mais la topologie lacanienne est
aussi peu « réaliste» que l' analysis situs leibnizienne et elle met en
jeu toute sorte de «troUS» psychiques, qui paraissent généraliser
l'usage qu'en faisait la phénoménologie sartrienne. C'est ainsi que le
Symbolique est finalement compris comme un trou dans le Réel.
«La méthode d'observation ne saurait partir du langage sans
admettre cette vérité principielle que, dans ce qu'on peut situer
comme Réel, le langage n'apparaisse comme faisant trou. C'est de
cette notion, fonction de trou, que le langage opère sa prise sur le
Réel» [Le sinthome, p. 21]. Le langage n'est donc pas un message, à
proprement parler, puisque sa fonction est de trouer le Réel. Il en va
85
de même de la vérité «Il n'y a de vérité comme telle possible que
d'évider le Réel ». Le nœud borroméen, qui unit le Réel, l'Imaginaire
et le Symbolique, est finalement compris comme s'articulant autour
d'un trou, d'un manque fondamental de trois éléments hétérogènes.
Ainsi le trou est-il le lieu de l'inconscient; on ne s'étonnera pas qu'il
prenne autant de figures, du manque dans l'Autre à la fonction de
signifiant.
Voir Béance, Imaginaire, Réel, scène, signe, Symbolique, vérité.
Tyché, tUX'll, Chance
* Ce concept, qui désigne la chance, le hasard, est paradoxalement
lié aux notions de nécessité et de destin, qui lui paraissent les plus
contraires. On comprendra que, dans la mesure où ces termes contradictoires se côtoyaient, se recouvraient et presque se confondaient
dans la tragédie grecque, la psychanalyse freudienne se soit particulièrement servie de celle-ci pour exprimer des nœuds événementiels
typiques; et que la psychanalyse lacanienne, dans sa revendication
du sens tragique de l'existence, soit allée jusqu'à construire, sous le
signe d'Antigone, une éthique du désir.
** L'éthique du désir paraît s'opposer à l'éthique de la loi en ce
qu'on ne voit pas d'emblée comment le désir pourrait devenir une
implacable exigence; et pourtant le désir qui, longuement, nous fait
tourner d'objet en objet, finit par nous faire comprendre, si nous le
comprenons jamais, qu'il ne cherche que soi à travers les objets.
Certes l'éthique du désir n'est pas l'éthique de l'autonomie, puisque
c'est le désir qui fonde le sujet sans que l'inverse ne soitjamaispossible ; et pourtant l'éthique du devoir peut être entièrement reversée
au bénéfice de l'éthique du désir. Nous nous sentons plus coupables
de nos lâchetés et trahisons qui compromettent le désir que nous
reconnaissons comme le nôtre, que des exactions que nous commettons à l'encontre de la loi morale, érigée au nom d'une autonomie
que nous n'habitons pas. Le désir nous soumet à une loi plus terrible
encore, puisque, loin d'excuser nos fautes en raison de l'autonomie
artificielle à laquelle on les réfère, c'est notre vie qui se juge radica86
lement elle-même par là, sans que nous puissions prétexter d'avoir
été placés dans des circonstances impossibles ou trop difficiles. La
loi morale kantienne permet encore que l'on puisse demander que
nous soient accordées les conditions internes et externes de sa réalisatiùn; l'éthique du désir ne le permet pas. C'est là que nous trouvons la tyché. L'éthique du désir ne se départit jamais d'un caractère
événementiel et accidentel; mais elle ne permet pas non plus que
nous divisions et marchandions la part de responsabilité qui nous
revient et celle qui relève de l'extérieur de nous, comme si le partage
était facile à faire et pouvait, une fois pour toutes, être établi. Le désir
fait constamment ce partage, mais il ne peut rejeter hors de sa responsabilité ce qu'il n'a pas voulu. La limite de notre responsabilité
ne s'arrête pas au désir dont nous sommes étroitement conscients; ce
que nous voulons inconsciemment est aussi nous-mêmes, quand bien
même nous ne le reconnaîtrions qu'à travers le miroir des événements aléatoires qui ne nous ressemblent pas d'emblée ou qui, du
moins, paraissent ne pas nous ressembler. Il existe un point de vue
pour transformer ce qui paraît être une chance ou un hasard chaotique en tracé parfaitement déterminé, encore que sans finalité, de
notre destin. Il ne faudrait pas croire que cet héroïsme fût si exceptionnel la moindre compagnie d'assurances et les lois civiles et
pénales savent nous rappeler que nous pouvons être responsables,
être tenus et nous tenir pour responsables de fautes que nous n'avons
pas commises volontairement, mais qui n'en sont pas moins ce que
nous avons fait et qui doivent être reconnues comme tel. La morale
commune s'est montrée, en cela, plus sage que la morale kantienne
elle a pris la mesure de la division du moi et elle l'a acceptée. La
morale kantienne ne parvient à l'accepter qu'en recourant à une foi
faite de l'espérance que les conditions de vie ne nous soient pas
rendues trop dures. Kant demande encore une protection symbolique
contre les hasards de l'existence. Ce n'est pas le cas de Lacan, qui
demande à l'existence en éthique de se grandir au point de
revendiquer, comme s'il se fût agi de nous, ce qui paraît nous arriver.
L'éthique en doit être une de l'être et du Réel; elle ne saurait viser ni
à nous protéger contre l'existence, ni à demander cette protection.
87
C'est ainsi que, dans le livre XI du Séminaire, au chapitre V, Lacan,
assimilant l'automaton à l'ordre symbolique, lui oppose la tyché, qui
est de l'ordre du Réel et qui, dans sa « rencontre du réel» (comme
Lacan en propose la traduction chez Aristote), peut être vécue
comme un traumatisme, quand elle cesse d'être le simple manque de
}' automaton.
*** Il serait bien tentant de rapprocher l'éthique lacanienne du désir
de l'éthique qui apparaît chez Bernard Williams lorsque, sans se
soucier de Lacan d'ailleurs, il met néanmoins, comme lui, par
exemple dans La honte et la nécessité, la tyché au centre de l'éthique.
En tout cas, dépassons-nous nettement, avec B. Williams, l'assez
faible définition que Lacan donne du héros comme celui « qui peut
impunément être trahi» [SVII, 370].
Voir Culpabilité, désir, loi, Réel, sujet, Symbolique.
Vérité
* La vérité en psychanalyse est évidemment la vérité du désir qu'il
s'agit de saisir à travers les masques et constructions erronées et
mensongères qui le recouvrent ou le rendent méconnaissable. L'analysant ne dit pas la vérité sur son désir; il peut même avoir le sentiment de tromper son analyste. Mais à l'analysant qui lui dit «Je te
trompe », l'analyste peut répondre «Dans ce '~e te trompe", ce que
tu envoies comme message, c'est ce que moi je t'exprime, et, ce faisant, tu dis la vérité» [SXI, 157].
L'analyste se sert de ces «mensonges» et «masques» pour faire
que l'analysant construise la vérité. Car la vérité de l'analyse,
contrairement à ce qu'on pourrait imaginer, n'est pas une réminiscence; elle n'est pas un ressouvenir ou une découverte elle est de
l'ordre de la construction. Toutefois une construction peut, ellemême, être vraie ou fausse, même si elle ne consiste pas en quelque
adéquation du discours et de son objet. Lacan a dit, à plusieurs
reprises, dans un style benthamien, que « la vérité a structure de fiction» et que c'est de la réalité qu'elle recevait cette marque [Écrits,
808]. Comment pouvons-nous dire le vrai autrement qu'en construi88
sant des fictions? Si une première proposition dit une réalité et si
l'on veut dire la vérité de cette proposition, on ne le fera que par une
proposition qui s'éloigne de l'objet sur lequel portait la première
proposition. Mais l'idée de Lacan, depuis le départ, du moins depuis
le premier livre du Séminaire, est que la psychanalyse doit tendre à
une expression mathématique qui évite les difficultés de la métalangue, comme elle est explicite dans les Écrits «Tout ce qu'il y a à
dire de la vérité, [c'est] qu'il n'y a pas de métalangage, que notre
langage ne saurait dire le vrai sur le vrai, puisque la vérité se fonde
de ce qu'elle parle, et qu'elle n'a pas d'autre moyen pour ce faire»
[Écrits, 867-868]. Après avoir souligné que les progrès de l'esprit
humain relèvent, en mathématiques, « de l'ordre symbolique », non
pas « de la puissance de pensée de l'être humain », il ajoute que le
psychanalyste est « dans une position de nature différente, plus difficile ». «Mais c'est seulement dans la mesure où nous arriverons à
formuler adéquatement les symboles de notre action que nous ferons
un pas en avant» [SI, 303]. De même que Bentham jouait sa philosophie utilitariste sur les calculs de plaisirs et de douleurs, de même
Lacan est-il très proche de jouer sa doctrine sur la valeur de la Symbolique qu'il échafaude. Bentham a échoué dans son projet et son
discours est resté philosophique; Lacan est-il mieux parvenu à réaliser le sien ? Certes, devant l'affirmation insistante que « la lettre tue,
qu.and l'esprit vivifie », les Écrits ne cessent de demander
« comment, sans la lettre, l'esprit vivrait. Les prétentions de l'esprit
pourtant demeureraient irréductibles si la lettre n'avait fait la preuve
qu'elle produit tous les effets de vérité dans l'homme sans que
l'esprit ait le moins du monde à s'en mêler» [p. 509]. Lacan ne s'est
pas contenté de promouvoir le symbolique, contre la « pensée» ; il a
voulu que ce symbolique prenne forme mathématique. La psychanalyse ne vise nullement le statut de critique de la philosophie critique,
de critique au carré, comme on a osé l'écrire; il ne s'agit nullement,
pour elle, de dire la vérité sur la philosophie, moins encore la vérité
sur le vrai [Écrits, 867] en ce sens, si la psychanalyse et la
philosophie ont à dialoguer ensemble, elles n'ont pas à se confondre
l'une avec l'autre ou à se substituer l'une à l'autre.
89
** En l'occurrence, sur la question de la vérité, autant il est nécessaire de laisser la psychanalyse dire ce qu'est le vrai et d'en tenter la
genèse comme de toutes les autres valeurs ou notions, autant il serait
absurde d'attendre d'elle le dernier mot sur ces questions. Mais, et
c'est bien le point où la philosophie reçoit une humiliation de la part
de la psychanalyse, la psychanalyse n'attend pas d'elle non plus le
dernier mot.
Voir Mathématiques, signe, Symbolique, transfert.
Bibliographie
[portant l'indication des abréviations utilisées dans le présent
vocabulaire]
Œuvres de Lacan citées dans le vocabulaire:
De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, suivi de
Premiers écrits sur la paranoïa, Paris, éd. du Seuil, 1975.
o Écrits, Paris, éd. du Seuil, 1966 (Abr. Écrits, suivi du n° de la page)
o Le Séminaire de Jacques Lacan (Abr.
S, suivi, en caractères romains, du
n° du volume, quand il est publié, et du n° de la page en chiffres arabes)
- Livre 1 Les écrits techniques de Freud, 1953-1954, Paris, éd. du Seuil,
1975.
Livre II Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la
psychanalyse, 1954-1955, Paris, éd. du Seuil, 1978.
- Livre III Les psychoses, 1955-1956, Paris, éd. du Seuil, 1981.
Livre IV La relation d'objet, 1956-1957, Paris, éd. du Seuil, 1994.
- Livre V Les formations de l'inconscient, 1957-1958, Paris, éd. du Seuil,
1998.
Livre VII L'éthique de la psychanalyse, 1959-1960, Paris, éd. du Seuil,
1986.
- Livre VIII Le transfert, 1960-1961, Paris, éd. du Seuil, 1991.
- Séminaire, 1961-1962, L'identification, éd. hors commerce, lisible à la
Bibliothèque nationale sous le nO L1.9 M3 34 et le n04-R-16853 (19611962, 1,2).
- Séminaire, 1962-1963, L'angoisse, 2 vol. Paris, éd. du Piranha, 1982. Le
texte est lisible à la Bibliothèque nationale sous le n° 4-R-16583 (19621963, 1,2).
Livre XI Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1964,
Paris, éd. du Seuil, 1973.
- Livre XVII L'envers de la psychanalyse, 1969-1970, Paris, éd. du Seuil,
1991.
- Livre XX: Encore, Paris, éd. du Seuil, 1999.
o
91
• Le Sinthome, 1975-1976, éd. hors commerce, dactylographie lisible à la
Bibliothèque nationale sous le n04 Dl MON 3217
• Conférences de Bruxelles, 1960. Le texte dactylographié -
de la p. 1 à la
p. 23 - est lisible à la Bibliothèque nationale sous le n° PIECE 4-Dl
MON-561. (Abr. CB, suivi du n° de la page)
Dictionnaires en français et en anglais qui prennent en compte le
vocabulaire lacanien:
• Chemama R. (sous la direction de), Dictionnaire de la psychanalyse, Paris,
Larousse, 1993.
• Evans D., An Introductory Dictionary of Lacanian Psychoanalysis, London
& New York, Routledge, 1996.
• Kaufmann P (sous la direction de), L'apportfreudien. Éléments pour une
encyclopédie de la psychanalyse, Paris, Larousse, 1998.
Quelques textes qui s'intéressent aux rapports de Lacan et de la
philosophie :
• Bibliothèque du Collège international de philosophie, Lacan avec les
philosophes, (Actes du colloque tenu en août 1990 au Collège international
de philosophie), Paris, Albin Michel, 1991.
• Cathelineau P.C., Lacan, lecteur d'Aristote, Paris, éd. de l'Association
freudienne internationale, 1998.
• Cléro J.-P., Lacan et les philosophes, Actes du Colloque de Rouen, tenu sous
le titre Lacan et la philosophie, en nov. 2001, Presses de l'Université de
Rouen, à paraître en 2002.
• Cléro J.-P «Lacan, lecteur de Bentham », in L' Unebévue, École
lacanienne de psychanalyse, 1999.
• Cochet A., Lacan géomètre, Paris, Anthropos, Economica, 1998.
• Granon-Fafont J. La topologie ordinaire de Jacques Lacan, Paris,Point
Hors Ligne, 1986.
• Juranville A., Lacan et la philosophie, Paris, PUF, 1988.
• Lang H., Language and the Unconscious. Lacan's Hermeneutics of the
Psychoanalysis, New Jersey, Humanities Press, 1997
• Leupin A. (éditeur du colloque sur Lacan and the Human Sciences tenu en
1986 à la Louisiana State University), Lacan & the Human Sciences,
Lincoln & London, University of Nebraska Press, 1991.
• Milner J.-C., L'œuvre claire, Paris, éd. du Seuil, 1995.
92
• Moulinier D., De la psychanalyse à la non-philosophie. Lacan et Laruelle,
Paris, éd. Kimé, 1999 .
• Ogilvie B., Lacan. Le sujet, Paris, PUF, 1987.
• Ragland-Sullivan E., & Bracher M. (éditeurs du colloque tenu en mai 1988 à
la Kent State University), Lacan & the subject of language, New York &
London, Routledge, 1991.
• Regnault F., Conférences d'esthétique lacanienne, Paris, Agalma, dif. Seuil,
1997.
• Roustang F., Lacan. De l'équivoque à l'impasse, Paris, Les éditions de
Minuit, 1986.
• Sipos 1., Lacan et Descartes. La tentation métaphysique, Paris, PUF, 1994.
• Samuels R., Between Philosophy & Psychoanalysis, New York & London,
Routledge, 1993.
• Zizek, S., Looking Awry. An Introduction to Jacques Lacan through Popular
Culture, Cambridge (Massachusetts) & London, An October Book, The
MIT Press, 1991.
Sommaire
Angoisse
13
Barre ..................................................................................... 14
Béance - Déhiscence ............................................................. 16
La Chose, das Ding
17
Corps morcelé ....................................................................... 19
Culpabilité ............................................................................ 20
Demande ............................................................................... 21
Dénégation, die Verneinung ................................................. 22
D~
M
Discours (les quatre) ............................................................. 27
Expérience ............................................................................ 29
Forclusion ............................................................................. 32
Frustration ............................................................................. 33
Identification ......................................................................... 34
Imaginaire ............................................................................. 36
Inconscient ............................................................................ 37
Interprétation ........................................................................ 38
Introjection
41
Inversion ............................................................................... 41
Jouissance ............................................................................. 42
Loi ........................................................................................ 43
Mathématiques ..................................................................... 45
Mécopnaître .......................................................................... 48
Mort - Pulsion de mort ........................................................ .49
Œdipe .......................... ,......................................................... 51
Principe de plaisir ................................................................. 53
Pulsion .................................................................................. 55
La réalité - Le réel ................................................................ 57
Scène ..................................................................................... 60
Sexe ...................................................................................... 62
Signe ..................................................................................... 66
Structure
69
Sublimation .......................................................................... 71
Sujet ...................................................................................... 73
Symbolique ........................................................................... 77
Symptôme - Sinthome .......................................................... 79
Transfert
82
Trou
85
Tyché, 'tUXll, Chance ............................................................. 86
Vérité .................................................................................... 88
Aubin Imprimeur
L1GUGÉ, POITIERS
Achevé d'imprimer en octobre 2002
N°d'impression L 64188
Dépôt légal octobre 2002 1 Imprimé en France
Téléchargement