(…) Mais ne vous méprenez pas, les accords du participe passé, classés médaille d'or des difficultés de la langue par les Français, font également partie des bêtes noires du cassetin, où il n'est pas rare que l'on se mette à plusieurs têtes pour démêler le vrai du faux dans la quinzaine de pages copieusement farcies de règles et d'exceptions des traités de grammaire qui s'appliquent à cette diablerie de notre étrange idiome. « La vérole et l'accord du participe passé » Pour soulager tout le monde, voici ce qu'en dit le sacro-saint Bescherelle : « La règle de l'accord du participe passé [...] est l'une des plus artificielles de la langue française. » OK, ça on avait constaté. « On peut en dater avec précision l'introduction : c'est Clément Marot qui l'a formulée en 1538. » Où est la er tombe de ce Marot, « poète officiel de François I », qu'on aille jeter des tomates dessus ? « Marot prenait pour exemple la langue italienne, qui a depuis partiellement renoncé à cette règle. » Pas fadas, les Italiens. « Il s'en est fallu de peu, continue Bescherelle, que la règle instituée par Marot ne fut abolie par le pouvoir politique. En 1900, un ministre de l'Instruction publique courageux, Georges Leygues, publia un arrêté qui tolérait l'absence d'accord. Mais la pression de l'Académie française fut telle que le ministre se vit contraint de remplacer son arrêté par un autre texte [...]. » Révolutionnaire, Bescherelle, non ? De même que Voltaire, qui s'énerve : « Clément Marot a ramené deux choses d'Italie : la vérole et l'accord du participe passé... Je pense que c'est le deuxième qui a fait le plus de ravages ! » En attendant, Clément Marot est encore révéré comme un grand homme de lettres, tandis que Georges Leygues est oublié de tous. Rappelez-moi d'envoyer douze roses rouges à Villeneuve-sur-Lot, sur la tombe de ce méritant ministre. Bon, maintenant que nous en avons hérité, faisons contre mauvaise fortune bonne volonté et examinons un peu cette règle ensorcelée. Chaque écolier hexagonais sait que le participe passé employé avec l'auxiliaire être s'accorde en genre et en nombre avec le sujet du verbe : Les verbes étant accordés, les vaches sont bien gardées. Il sait aussi que cela se corse un brin avec les verbes pronominaux. Leur participe passé ne s'accorde pas : - quand le verbe est suivi d'un complément d'objet direct (COD) : Ils se sont lavé les mains. Elle s'est demandé si elle devrait en faire autant. - quand le verbe ne peut jamais avoir de complément d'objet direct (COD), même s'il est à la forme pronominale : Les lavages de mains se sont succédé. Ils se sont souri. Les gouttes de sueur commencent vraiment à perler au front de l'écolier quand apparaît l'auxiliaire avoir. La théorie est encore simple : le participe passé employé avec l'auxiliaire avoir s'accorde en genre et en nombre avec le complément d'objet direct (COD) lorsque celui-ci est placé avant le verbe. Dans le cas contraire, il demeure invariable : La stupide phrase que j'ai écrite. Mais : J'ai écrit la stupide phrase. Reprenons notre requête téléphonique : que faire des dix années qu'il a passé(es)? On cherche, on réfléchit à trois pendant cinq minutes, chacun se référant à son grimoire favori. Si l'on suit la petite règle qui précède, le COD est bien placé avant le verbe, donc on accorde. Sauf que, justement, il s'agit de l'un des cas les plus infernaux, celui du vrai-faux COD. On peut ici considérer, et c'est ce qui se fera la plupart du temps, que le complément en question est un complément de temps et non un COD, qu'il répond à la question combien ? ou combien de temps ? et pas à la question quoi ? On écrira donc : Les milliers d'euros que cette voiture a coûté. Les 150 kilos que cet objet a pesé. Les dix années qu'il a passé à Londres. MAIS le sens peut être légèrement différent, et l'analyse de la phrase aussi... ce qui implique un accord différent. Je finis par tomber sur le cas exact dans l'une de mes bibles, que les correcteurs appellent « le Jouette » ou « le TOP » - parce que sa première édition était baptisée « toute l'orthographe pratique ». Son patronyme est devenu « Dictionnaire d'orthographe et d'expression écrite ». Je l'aime d'amour. Il m'a ôté tant de pierres de la chaussure, comme on dit à Cuba ! Je rappelle le service International et j'explique, en m'appuyant sur l'exemple donné en page 501 dudit « TOP » : « Les belles années qu'il a vécues (il a vécu de belles années) Les cinq ans qu'il a vécu à Londres (il y a vécu durant cinq ans). » J'ai l'impression que Sandrine est d'autant plus enchantée que l'exemple parle de Londres ! « On aime bien avoir une règle sûre », souffle-t-elle avant de raccrocher, satisfaite. Je sais, je sais. On est vos docteurs des fautes. Toc-toc. La porte du cassetin est presque toujours ouverte, mais le chaland est courtois : il toque néanmoins au chambranle. C'est Nicolas, un secrétaire de rédaction. « Oui ? - Question : comment tu écris "La Marseillaise que j'ai entendu(e) s'élever" ? - Attends, un instant, que je te donne la règle exacte. » Toujours cette petite mine déçue que l'interlocuteur poli s'efforce de masquer sans succès. En somme, Nicolas ne peut pas s'empêcher d'avoir l'air de me prendre pour une ânesse. Il me prend soudain beaucoup moins pour une ânesse quand je lui récite la règle qui s'applique, dégotée dans une autre des bibles des correcteurs, qu'ils appellent « le Thomas » : « Si c'est le COD qui fait l'action, on accorde, sinon, c'est invariable. Tu écriras donc : La Marseillaise que j'ai entendu chanter. Mais : La Marseillaise que j'ai entendue s'élever ! » Le standard de SOS Amitié La difficulté du participe passé - et la saveur vaguement perverse de la chose, si vous voulez mon avis -, c'est que de multiples autres acrobatiques exceptions émaillent le chapitre consacré obligatoirement par tout ouvrage de grammaire ou d'orthographe à ses accords infernaux. En tout cas, vous l'aurez compris, nul champion d'orthographe ne peut prétendre en maîtriser l'ensemble des règles. L'important, c'est de savoir qu'elles existent, et où les trouver pour se rafraîchir la mémoire au moment opportun. Allez, un petit défi pour en terminer avec les blagues du participe. Comment accorderiez-vous : La chanteuse que j'ai entendu(e) applaudir. Eh bien, figurez-vous que, selon que la chanteuse est applaudie (cas de figure le plus probable) ou qu'elle applaudit elle-même (les spectateurs, les musiciens, ou une autre chanteuse, pourquoi pas ?), le participe passé s'accordera... ou pas. La chanteuse que j'ai entendue applaudir : elle applaudit. La chanteuse que j'ai entendu applaudir : elle est applaudie. La clé, ici, comme pour l'histoire de La Marseillaise, est à chercher du côté du sens du verbe. Les participes passés de certains verbes de perception (apercevoir, écouter, entendre, regarder, sentir, voir...) s'accordent uniquement si c'est le sujet de la phrase qui accomplit l'action dont il est question. Encore un exemple, juste pour le plaisir. On écrira : Camilla que j'ai vue battre Charles aux petits chevaux. Mais : Camilla que j'ai vu battre par Charles aux petits chevaux. Autre astuce pour savoir s'il faut accorder ou non le participe passé avec un verbe de perception : remplacer le participe passé par un participe présent. Dans l'exemple : « Camilla que j'ai vue battre Charles », on accorde parce qu'on pourrait dire, sans modifier le sens : « Camilla que j'ai vue battant Charles aux petits chevaux. » Bon, pas le temps de se demander qui, du prince ou de la princesse, a le plus de chances de l'emporter et si ces chances auraient un impact sur le participe passé, car le téléphone résonne. Il y a des jours où la correction ressemble au standard de SOS Amitié. C'est François, du service France. « Dis-moi, dans le papier sur les livres des politiques, pour le bouquin de Philippe de Villiers, là, qui s'appelle : Les cloches sonneront-elles encore demain ? Je ne comprends pas. Il revient de correction, et vous avez enlevé la cap à cloches, pourquoi ? »