quelle je réfléchis en tant que spectateur, parce que j’ai changé le processus cosmologique de la vie ou que je l’ai soumis à mon contrôle. « Neuf heures » est devenu plus important que le lever du soleil. interview / FR « Le théâtre est un acte d’espoir, Il recherche la vie » Entretien avec Lemi Ponifasio © Sebastian Bolesch — moos van den broek* Quand le chorégraphe Lemi Ponifasio a parcouru l’île de Tarawa dans le Pacifique, il a vu voler de grands oiseaux avec dans le bec ce qui ressemblait à des petits miroirs luisants. En y regardant de plus près, Ponifasio a découvert qu’il s’agissait de morceaux de plastique mortels provenant de cassettes vidéo que les oiseaux avaient ramassés dans l’océan. Avec Birds With Skymirrors, au lieu de se lancer dans un plaidoyer politico-environnemental, Ponifasio a voulu faire un spectacle qui dépeint de façon saisissante et juste notre relation à la terre. Ce spectacle de MAU, la compagnie de Ponifasio installée en Nouvelle-Zélande, n’est ni de la danse, ni du théâtre. Il révèle un langage d’images unique : cérémoniel, concentré et exécuté avec une précision magistrale. Où êtes-vous né et où avez-vous grandi, dans quel contexte culturel et religieux ? Je suis né dans un petit lieu qui s’appelle Lano dans les Samoa, mais j’ai surtout grandi dans le petit village de Vailima. J’ai été élevé à la mode samoane (la fa’aSamoa), et l’église était une composante intégrante de cette vie. J’ai passé les dix premières années de ma vie auprès de ma grand-mère, dans ma famille nombreuse, dans le village, puis à l’internat. Je suis le septième de dix enfants. A 15 ans, j’ai décidé d’aller en Nouvelle-Zélande pour y suivre une formation. Jusqu’à mes 21 ans, j’ai habité dans un monastère catholique. Enfants, nous apprenions tous les hauts faits de Jésus, Moïse, Mohammed, etc., mais les murs de ma chambre étaient tapissés de posters de Bruce Lee et puis ado, de Jimi Hendrix et des Jackson Five. En ce qui concerne le théâtre, je pense que le plus important dans mon éducation n’était pas les cultures ni les idéologies religieuses créées par les gens mais bien l’expérience de la vie dans la nature, les moments de transition de la journée, l’aurore, le lever du soleil, le crépuscule, la nuit. Les chœurs des coqs et des oiseaux qui annonçaient l’arrivée de la lumière, les nuages qui viraient du gris au blanc, la fuite des chauves-souris qui regagnaient les montagnes, l’odeur des mets dans les fours en terre, la métamorphose d’ombres monstrueuses et angoissantes en merveilleux jacquiers. Le même phénomène se produit au crépuscule avec les lumières d’or qui zèbrent le ciel, le chant des cigales, la cuisine qui mijote à la lueur du feu, les cochons et les autres animaux à la recherche d’un abri pour la nuit, les voix des femmes et des enfants qui se baignent, les pêcheurs qui reviennent de la mer. La vie s’alliait avec les rythmes de la terre. Avec les cycles de la lumière et de l’obscurité, de la vie et de la mort, de la pluie et du soleil, du flux et du reflux, de la lune, etc. Pour parler de ces transformations constantes dans la vie, les parents samoans transmettent à leurs enfants la devise essentielle teu le va : sers la terre, respecte la terre, sois la terre, orne la terre. Aspire à une relation cosmologique avec toute vie. Pour nous, c’est le VA. Bien sûr, ma vie actuelle se déroule partout. Ces expériences sont remplacées par des environnements contrôlés par les hommes, le contrôle de la température et de la lumière, les rendez-vous, les cafés, les frigos, les autoroutes, les ordinateurs, le son des téléphones et de la télévision et des aéroports. La nuit ne connaît plus la paix. Dans ma propre vie, plutôt brève, la nature est déjà en passe de devenir une idée historique à la- Vous avez étudié la philosophie et la politicologie en Nouvelle-Zélande. Comment en êtes-vous arrivé au théâtre ? J’ai étudié ces disciplines, je pense, parce que certaines questions m’intéressaient, comme : comment pensons-nous la vie, comment l’organisonsnous, comment la vivons-nous ? Mais à cause de la direction illusoire de ces idées, je pensais pouvoir acquérir une meilleure compréhension de la vie à travers la danse, l’art ou le théâtre. J’ai compris que la politique et la philosophie étaient incapables d’occuper la réalité – même mes professeurs étaient des clones de Spock de Star Trek, avec des corps comme des robots, sans une once d’empathie, des gens très peu inspirants. Je veux dire : comment peut-on parler de la vie quand on est mort, ou en tout cas pas vivant ? Je pensais que la philosophie et la politique servaient surtout à nous ouvrir les yeux sur une vie à laquelle nous prenons personnellement part et pas à abstraire la vie ni à en faire un outil pour acquérir du pouvoir. Mais les cours de philosophie se préoccupaient surtout de batailler à propos de concepts vains et de faire lire beaucoup de livres. C’était difficile de faire correspondre ces concepts à la réalité. On peut lire des milliers de livres sur la cuisine, mais ce n’est pas pour autant qu’on deviendra un chef avec trois étoiles au Michelin. Il faut travailler dans la cuisine et y suer. J’ai remarqué la philosophie occidentale est un cadre qui sépare l’homme du monde et que son but est de contrôler et de diffuser la connaissance. Certaines universités annoncent : « Le savoir est le pouvoir. » J’étais à l’université à l’époque Reagan. L’Amérique traversait une nouvelle vague de nationalisme et accélérait la production de son arsenal nucléaire et ses programmes d’armement à la Star Wars, l’hymne national était Born in the USA de Bruce Springsteen, Rambo, une machine à tuer, ravageait les jungles asiatiques et Rocky terrassait de méchants Russes dans le ring. Nous étions aux premiers jours de l’ère information, avec la montée de Material Girl. Pendant ce temps, en Ethiopie, les gens mouraient de faim, un nuage toxique déferlait sur Bhopal, et à Tchernobyl et l’Exxon Valdez s’échouait en Alaska ; une des catastrophes écologiques les plus destructrices de tous les temps. Et pendant ce temps, les Français effectuaient plus de deux cents essais nucléaires d’ici dans le Pacifique. Dans la politique et dans les médias, on peut suivre les masses quotidiennes de mensonges qui débouchent sur des vérités irréfutables. La mort et les bains de sang semblent les seules solutions qu’offrent les soi-disant pays démocratiques pour réaliser la paix et la justice et mettre un terme aux conflits. Le théâtre n’aspire pas à la mort. Le théâtre est un acte d’espoir. Le théâtre recherche la vie. Il n’y a pas de théâtre sans lumière. Pourquoi la danse vous a-t-elle tout particulièrement intéressée ? Quelle est sa force, d’après vous ? La danse m’avait déjà trouvé bien avant que je ne m’y intéresse. Je me souviens que dans mon enfance, la danse était toujours associée à la joie de vivre ensemble. Jamais aux soucis ou à la solitude. On dansait à des moments importants de transition dans la vie, pendant des cérémonies, des rencontres, pour se réjouir de la vie ou de la mort, pour étreindre le vivant, pour fêter la nouvelle récolte, pour appeler le poisson, etc. La danse fait partie de tous les moments importants de la vie. J’ai grandi avec la danse comme une composante importante, positive et joyeuse de la vie. Quand j’ai créé ma première chorégraphie en Nouvelle-Zélande, j’ai provoqué des remous au sein de l’establishment et parmi les critiques. A ce moment, j’ai décidé de consacrer ma vie à la danse. J’ai pris conscience que je pouvais changer l’état de mon corps et de mon existence avec la danse. Avec la danse, je peux pénétrer différentes dimensions de savoir. En dansant, je peux changer l’opinion publique à mon sujet et le monde. Remercier des gens. Des gens me fuient quand je danse. Des gens consultent des thérapeutes quand je danse. Je peux voir les grands yeux des enfants et la peur chez les adultes quand je danse. Je peux apaiser ou faire pleurer. La force de la danse, c’est la danse elle-même. La danse, ce n’est pas du cinéma. La danse, c’est l’expérience de la vie avec son corps. Ce n’est pas un film dans notre tête ni un concept dans un livre. La danse nous permet d’accéder à d’autres dimensions de la vie et à d’autres stades de conscience – celui d’un animal, d’une pierre ou de l’air. Grâce à la danse, on peut se libérer de fonctions sociales, d’habitudes, de conceptions contreproductives, ou de soi-même. La danse nous permet d’écouter le murmure des dieux et des arbres, d’avoir un lien avec la nature et la grande vie. La danse est la nature de l’amour, l’harmonie, la tolérance et l’espoir. La danse, c’est nous guérir nousmêmes et la terre. La danse est une cérémonie et une prière, une rencontre avec le divin. La danse célèbre le lien mystique qui m’unit à la nature. Ce que cela signifie ? Tout simplement ceci : dansez chaque jour pendant quelques jours plein de ferveur et vous verrez. Vous travaillez avec des artistes mais aussi avec des non-artistes, comme des prêtres et des scientifiques. Pouvez-vous expliquer comment ils contribuent à votre travail et comment ils s’influencent ? Les personnes avec qui je travaille sont des personnes avec qui je vais partager le reste de ma vie. C’est dans cette perspective que je vois mon processus de travail. Dans mon travail en tant qu’artiste, il ne s’agit pas du tout d’aboutir à une production esthétique. En fait, je parle rarement d’art avec ceux avec qui je travaille. Notre but est bien plus d’aimer la vie, de la vivre plus en profondeur et de ne pas nous contenter d’un bonheur superficiel uniquement basé sur une accumulation de plus en plus grande de choses. Quand vous parlez de travail, j’imagine que vous parlez de travail sur scène. Les vies des membres de mon équipe influencent énormément ce travail. Ce qui m’intéresse, ce sont les gens qui viennent avec leur vie, et pas parce que par hasard ils sont chorégraphes, danseurs ou artistes. Ceux qui m’intéressent, ce sont ceux qui risquent leur vie dans leur rébellion, dans leur activisme, à cause de leurs conceptions ou pour nourrir leurs familles. Il nous faut ressentir la nécessité de danser. Un pêcheur dans un petit canoë sur le Pacifique qui contemple l’océan d’un air concentré, à la recherche de poissons remarquera aussi les étoiles, la danse fugace des petits poissons, il entendra le chant des baleines et connaîtra les rythmes de la lune, il verra le vol des oiseaux, les changements de température et les courants marins. Il patientera toute la nuit, plein d’espoir, devisant avec lui-même, chantant des chants sur ses ancêtres, chantants pour les poissons et les étoiles, parlant à l’océan, pensant à ses enfants, conscient du vent qui lui montre la direction. Il n’est pas seul. Un tel échange élémentaire sera difficilement concevable pour un danseur qui fait des pliés toute la journée dans un studio climatisé. Donc MAU peut travailler avec des pêcheurs, des avocats, des activistes, des scientifiques, des politiques, des propriétaires de magasins, des policiers, des réfugiés, des clients, des familles, des médecins, des cafés, des voitures, des immigrés et des chauffeurs de bus. Nous devons nous relier à eux dans notre processus de travail. Ils déterminent tous la façon dont nous ressentons et connaissons le monde. Leur vie est aussi notre histoire, que nous racontons au monde, par l’intermédiaire de la scène. Mon art est le compte rendu de ma vie. Un danseur de MAU doit avoir cette conscience et cette expérience de la vie. Il ne s’agit pas seulement de sa capacité physique à se mouvoir mais aussi de son engagement dans la communauté et de l’unité de son être. Votre spectacle Paradise était à l’affiche du Holland Festival en 2005. Comment s’est développé votre travail depuis ? J’ai créé Paradise au moment de l’invasion occidentale en Iraq. Tempest a été monté dans le sillage funeste de 9/11 et de la War on Terror. Pendant les répétitions de Birds with Skymirrors, un tsunami a anéanti des villages entiers dans les Samoa, j’ai dû reporter le travail. Quand nous nous y sommes enfin remis, il y a eu la marée noire de BP dans le golfe du Mexique, puis il y a eu encore deux tremblements de terre en Nouvelle-Zélande et le drame au Japon. Mon travail ne change pas, le monde est toujours un endroit imparfait et ma danse est toujours imparfaite. Mais la nécessité de se battre pour ce qu’il nous reste grandit de jour en jour, donc les gens sont plus ouverts aujourd’hui à mon travail. Lemi Ponifasio Le chorégraphe et metteur en scène Lemi Ponifasio a fondé MAU en 1995. MAU, initiative communautaire, est une plateforme pour la réflexion critique et la créativité, réunissant artistes, scientifiques, intellectuels et dirigeants. Grâce à MAU, il tisse des liens entre les diverses cultures océaniques en explorant des formes complexes de connaissances ; navigation, architecture, rituels, philosophies et généalogie. C’est là la force motrice de ses recherches sur l’art, les pensées et les narrations d’orientation locale qui sont réduits au silence ou exclus. Sans intégrer l’esthétique ou les clichés occidentaux issus de sa propre culture, Ponifasio propose une approche puissante, véritable défi du théâtre contemporain. Ses mises en scène, chorégraphies et conceptions radicales cérémonielles traversent et dépassent les idées conventionnelles sur la danse, le théâtre, l’art et l’activisme citoyen. L’œuvre de Ponifasio est connue pour sa portée métaphorique corrosive et est exécutée par un ensemble d’artistes très disciplinés et avancés de toute la région du Pacifique, dans des gestuelles limitées et sacrées, dans des espaces de lumière et d’ombre composés par l’artiste Helen Todd. Ponifasio a présenté son forum MAU et ses créations, dont Paradise, Requiem, Bone Flute, Tempest : Without a Body et Birds With Skymirrors dans plus de vingt pays, dans des endroits prestigieux comme le Lincoln Center à New York, le Southbank Centre à Londres, le Théâtre de la Ville à Paris et lors de festivals comme le Edingburgh International Festival, la Biennale de Venise, Theater der Welt (Allemagne), le Kunstenfestivaldesarts (Bruxelles), spielzeit’europa / Berliner Festspiele, le Holland Festival, les Wiener Festwochen ou encore l’Adelaide Festival. * Cette interview a paru dans une brochure consacrée à Lemi Ponifasio du Holland Festival 2011 et dans TM, magazine sur le théâtre, la musique et la danse, dans une version légèrement adaptée. Moos van den Broek est dramaturge, programmeur et rédacteur de TM.