interview / Fr
métamorphose d’ombres monstrueuses et angois-
santes en merveilleux jacquiers. Le même phéno-
mène se produit au crépuscule avec les lumières
d’or qui zèbrent le ciel, le chant des cigales, la cui-
sine qui mijote à la lueur du feu, les cochons et les
autres animaux à la recherche d’un abri pour la nuit,
les voix des femmes et des enfants qui se baignent,
les pêcheurs qui reviennent de la mer. La vie s’al-
liait avec les rythmes de la terre. Avec les cycles de
la lumière et de l’obscurité, de la vie et de la mort,
de la pluie et du soleil, du flux et du reflux, de la
lune, etc.
Pour parler de ces transformations constantes
dans la vie, les parents samoans transmettent à
leurs enfants la devise essentielle teu le va : sers la
terre, respecte la terre, sois la terre, orne la terre.
Aspire à une relation cosmologique avec toute vie.
Pour nous, c’est le VA.
Bien sûr, ma vie actuelle se déroule partout. Ces
expériences sont remplacées par des environne-
ments contrôlés par les hommes, le contrôle de la
température et de la lumière, les rendez-vous, les
cafés, les frigos, les autoroutes, les ordinateurs, le
son des téléphones et de la télévision et des aéro-
ports. La nuit ne connaît plus la paix.
Dans ma propre vie, plutôt brève, la nature est
déjà en passe de devenir une idée historique à la-
quelle je réfléchis en tant que spectateur, parce
que j’ai changé le processus cosmologique de la vie
ou que je l’ai soumis à mon contrôle. « Neuf heures »
est devenu plus important que le lever du soleil.
Vous avez étudié la philosophie et la
politicologie en Nouvelle-Zélande. Comment
en êtes-vous arrivé au théâtre ?
J’ai étudié ces disciplines, je pense, parce que
certaines questions m’intéressaient, comme : com-
ment pensons-nous la vie, comment l’organisons-
nous, comment la vivons-nous ? Mais à cause de
la direction illusoire de ces idées, je pensais pou-
voir acquérir une meilleure compréhension de la
vie à travers la danse, l’art ou le théâtre. J’ai com-
pris que la politique et la philosophie étaient inca-
pables d’occuper la réalité – même mes professeurs
étaient des clones de Spock de Star Trek, avec des
corps comme des robots, sans une once d’empathie,
des gens très peu inspirants. Je veux dire : comment
peut-on parler de la vie quand on est mort, ou en tout
cas pas vivant ? Je pensais que la philosophie et la
politique servaient surtout à nous ouvrir les yeux sur
une vie à laquelle nous prenons personnellement
part et pas à abstraire la vie ni à en faire un outil
pour acquérir du pouvoir. Mais les cours de philoso-
phie se préoccupaient surtout de batailler à propos
de concepts vains et de faire lire beaucoup de livres.
C’était difficile de faire correspondre ces concepts à
la réalité. On peut lire des milliers de livres sur la cui-
sine, mais ce n’est pas pour autant qu’on deviendra
un chef avec trois étoiles au Michelin. Il faut travail-
ler dans la cuisine et y suer.
J’ai remarqué la philosophie occidentale est
un cadre qui sépare l’homme du monde et que son
but est de contrôler et de diffuser la connaissance.
Certaines universités annoncent : « Le savoir est le
pouvoir. » J’étais à l’université à l’époque Reagan.
L’Amérique traversait une nouvelle vague de na-
tionalisme et accélérait la production de son arse-
nal nucléaire et ses programmes d’armement à la
Star Wars, l’hymne national était Born in the USA
de Bruce Springsteen, Rambo, une machine à tuer,
ravageait les jungles asiatiques et Rocky terrassait
de méchants Russes dans le ring. Nous étions aux
premiers jours de l’ère information, avec la montée
de Material Girl. Pendant ce temps, en Ethiopie, les
gens mouraient de faim, un nuage toxique défer-
lait sur Bhopal, et à Tchernobyl et l’Exxon Valdez
s’échouait en Alaska ; une des catastrophes écolo-
giques les plus destructrices de tous les temps. Et
pendant ce temps, les Français effectuaient plus de
deux cents essais nucléaires d’ici dans le Pacifique.
Dans la politique et dans les médias, on peut
suivre les masses quotidiennes de mensonges qui
débouchent sur des vérités irréfutables. La mort
et les bains de sang semblent les seules solutions
qu’offrent les soi-disant pays démocratiques pour
réaliser la paix et la justice et mettre un terme aux
conflits.
Le théâtre n’aspire pas à la mort. Le théâtre est
un acte d’espoir. Le théâtre recherche la vie. Il n’y a
pas de théâtre sans lumière.
Pourquoi la danse vous a-t-elle tout
particulièrement intéressée ? Quelle est
sa force, d’après vous ?
La danse m’avait déjà trouvé bien avant que je
ne m’y intéresse. Je me souviens que dans mon en-
fance, la danse était toujours associée à la joie de
vivre ensemble. Jamais aux soucis ou à la solitude.
On dansait à des moments importants de transi-
tion dans la vie, pendant des cérémonies, des ren-
contres, pour se réjouir de la vie ou de la mort, pour
étreindre le vivant, pour fêter la nouvelle récolte,
pour appeler le poisson, etc. La danse fait partie de
tous les moments importants de la vie. J’ai grandi
avec la danse comme une composante importante,
positive et joyeuse de la vie.
Quand j’ai créé ma première chorégraphie en
Nouvelle-Zélande, j’ai provoqué des remous au
sein de l’establishment et parmi les critiques. A ce
moment, j’ai décidé de consacrer ma vie à la danse.
J’ai pris conscience que je pouvais changer l’état
de mon corps et de mon existence avec la danse.
Avec la danse, je peux pénétrer différentes dimen-
sions de savoir. En dansant, je peux changer l’opi-
nion publique à mon sujet et le monde. Remercier
des gens. Des gens me fuient quand je danse. Des
gens consultent des thérapeutes quand je danse.
Je peux voir les grands yeux des enfants et la peur
chez les adultes quand je danse. Je peux apaiser ou
faire pleurer. La force de la danse, c’est la danse
elle-même. La danse, ce n’est pas du cinéma. La
danse, c’est l’expérience de la vie avec son corps.
Ce n’est pas un film dans notre tête ni un concept
dans un livre. La danse nous permet d’accéder à
d’autres dimensions de la vie et à d’autres stades
de conscience – celui d’un animal, d’une pierre ou
de l’air. Grâce à la danse, on peut se libérer de fonc-
tions sociales, d’habitudes, de conceptions contre-
productives, ou de soi-même. La danse nous per-
met d’écouter le murmure des dieux et des arbres,
d’avoir un lien avec la nature et la grande vie. La
danse est la nature de l’amour, l’harmonie, la tolé-
rance et l’espoir. La danse, c’est nous guérir nous-
mêmes et la terre. La danse est une cérémonie et
une prière, une rencontre avec le divin. La danse
célèbre le lien mystique qui m’unit à la nature. Ce
que cela signifie ? Tout simplement ceci : dansez
chaque jour pendant quelques jours plein de fer-
veur et vous verrez.
Vous travaillez avec des artistes mais aussi
avec des non-artistes, comme des prêtres
et des scientifiques. Pouvez-vous expliquer
comment ils contribuent à votre travail et
comment ils s’influencent ?
Les personnes avec qui je travaille sont des per-
sonnes avec qui je vais partager le reste de ma vie.
C’est dans cette perspective que je vois mon pro-
cessus de travail. Dans mon travail en tant qu’ar-
tiste, il ne s’agit pas du tout d’aboutir à une pro-
duction esthétique. En fait, je parle rarement d’art
avec ceux avec qui je travaille. Notre but est bien
plus d’aimer la vie, de la vivre plus en profondeur et
de ne pas nous contenter d’un bonheur superficiel
uniquement basé sur une accumulation de plus en
plus grande de choses. Quand vous parlez de travail,
j’imagine que vous parlez de travail sur scène. Les
vies des membres de mon équipe influencent énor-
mément ce travail. Ce qui m’intéresse, ce sont les
gens qui viennent avec leur vie, et pas parce que par
hasard ils sont chorégraphes, danseurs ou artistes.
Ceux qui m’intéressent, ce sont ceux qui risquent
leur vie dans leur rébellion, dans leur activisme, à
cause de leurs conceptions ou pour nourrir leurs fa-
milles. Il nous faut ressentir la nécessité de danser.
Un pêcheur dans un petit canoë sur le Pacifique
qui contemple l’océan d’un air concentré, à la re-
cherche de poissons remarquera aussi les étoiles,
la danse fugace des petits poissons, il entendra le
chant des baleines et connaîtra les rythmes de la
lune, il verra le vol des oiseaux, les changements
de température et les courants marins. Il patien-
tera toute la nuit, plein d’espoir, devisant avec
lui-même, chantant des chants sur ses ancêtres,
chantants pour les poissons et les étoiles, parlant
à l’océan, pensant à ses enfants, conscient du vent
qui lui montre la direction. Il n’est pas seul. Un tel
échange élémentaire sera difficilement concevable
pour un danseur qui fait des pliés toute la journée
dans un studio climatisé.
Donc MAU peut travailler avec des pêcheurs, des
avocats, des activistes, des scientifiques, des poli-
tiques, des propriétaires de magasins, des policiers,
des réfugiés, des clients, des familles, des méde-
cins, des cafés, des voitures, des immigrés et des
chauffeurs de bus. Nous devons nous relier à eux
dans notre processus de travail. Ils déterminent
tous la façon dont nous ressentons et connaissons
le monde. Leur vie est aussi notre histoire, que nous
racontons au monde, par l’intermédiaire de la scène.
Mon art est le compte rendu de ma vie.
Un danseur de MAU doit avoir cette conscience
et cette expérience de la vie. Il ne s’agit pas seu-
lement de sa capacité physique à se mouvoir mais
aussi de son engagement dans la communauté et
de l’unité de son être.
Votre spectacle Paradise était à l’affiche
du Holland Festival en 2005. Comment
s’est développé votre travail depuis ?
J’ai créé Paradise au moment de l’invasion occi-
dentale en Iraq. Tempest a été monté dans le sillage
funeste de 9/11 et de la War on Terror. Pendant les
répétitions de Birds with Skymirrors, un tsunami a
anéanti des villages entiers dans les Samoa, j’ai dû
reporter le travail. Quand nous nous y sommes en-
fin remis, il y a eu la marée noire de BP dans le golfe
du Mexique, puis il y a eu encore deux tremblements
de terre en Nouvelle-Zélande et le drame au Japon.
Mon travail ne change pas, le monde est toujours un
endroit imparfait et ma danse est toujours impar-
faite. Mais la nécessité de se battre pour ce qu’il
nous reste grandit de jour en jour, donc les gens sont
plus ouverts aujourd’hui à mon travail.
LEMI PONIFASIO
Le chorégraphe et metteur en scène Lemi Poni-
fasio a fondé MAU en 1995. MAU, initiative com-
munautaire, est une plateforme pour la réflexion
critique et la créativité, réunissant artistes,
scientifiques, intellectuels et dirigeants. Grâce à
MAU, il tisse des liens entre les diverses cultures
océaniques en explorant des formes complexes
de connaissances ; navigation, architecture, ri-
tuels, philosophies et généalogie. C’est là la force
motrice de ses recherches sur l’art, les pensées
et les narrations d’orientation locale qui sont
réduits au silence ou exclus. Sans intégrer l’es-
thétique ou les clichés occidentaux issus de sa
propre culture, Ponifasio propose une approche
puissante, véritable défi du théâtre contem-
porain. Ses mises en scène, chorégraphies et
conceptions radicales cérémonielles traversent
et dépassent les idées conventionnelles sur la
danse, le théâtre, l’art et l’activisme citoyen.
L’œuvre de Ponifasio est connue pour sa portée
métaphorique corrosive et est exécutée par un
ensemble d’artistes très disciplinés et avancés de
toute la région du Pacifique, dans des gestuelles
limitées et sacrées, dans des espaces de lumière
et d’ombre composés par l’artiste Helen Todd.
Ponifasio a présenté son forum MAU et ses créa-
tions, dont Paradise, Requiem, Bone Flute, Tem-
pest : Without a Body et Birds With Skymirrors dans
plus de vingt pays, dans des endroits prestigieux
comme le Lincoln Center à New York, le Southbank
Centre à Londres, le Théâtre de la Ville à Paris et
lors de festivals comme le Edingburgh Interna-
tional Festival, la Biennale de Venise, Theater
der Welt (Allemagne), le Kunstenfestivaldesarts
(Bruxelles), spielzeit’europa / Berliner Festspiele,
le Holland Festival, les Wiener Festwochen ou
encore l’Adelaide Festival.
* Cette interview a paru dans une brochure consa-
crée à Lemi Ponifasio du Holland Festival 2011 et
dans TM, magazine sur le théâtre, la musique et la
danse, dans une version légèrement adaptée.
Moos van den Broek est dramaturge, program-
meur et rédacteur de TM.
« LE THÉÂTRE EST UN ACTE
D’ESPOIR, IL RECHERCHE LA VIE »
ENTRETIEN AVEC LEMI PONIFASIO
— moos van den broek*
Quand le chorégraphe Lemi Ponifasio a parcouru
l’île de Tarawa dans le Pacifique, il a vu voler de
grands oiseaux avec dans le bec ce qui ressem-
blait à des petits miroirs luisants. En y regardant
de plus près, Ponifasio a découvert qu’il s’agissait
de morceaux de plastique mortels provenant de
cassettes vidéo que les oiseaux avaient ramassés
dans l’océan. Avec Birds With Skymirrors, au lieu
de se lancer dans un plaidoyer politico-environne-
mental, Ponifasio a voulu faire un spectacle qui dé-
peint de façon saisissante et juste notre relation à
la terre. Ce spectacle de MAU, la compagnie de Po-
nifasio installée en Nouvelle-Zélande, n’est ni de la
danse, ni du théâtre. Il révèle un langage d’images
unique : cérémoniel, concentré et exécuté avec une
précision magistrale.
Où êtes-vous né et où avez-vous grandi, dans
quel contexte culturel et religieux ?
Je suis né dans un petit lieu qui s’appelle Lano
dans les Samoa, mais j’ai surtout grandi dans le
petit village de Vailima. J’ai été élevé à la mode sa-
moane (la fa’aSamoa), et l’église était une compo-
sante intégrante de cette vie. J’ai passé les dix pre-
mières années de ma vie auprès de ma grand-mère,
dans ma famille nombreuse, dans le village, puis
à l’internat. Je suis le septième de dix enfants. A
15 ans, j’ai décidé d’aller en Nouvelle-Zélande pour
y suivre une formation. Jusqu’à mes 21 ans, j’ai ha-
bité dans un monastère catholique. Enfants, nous
apprenions tous les hauts faits de Jésus, Moïse,
Mohammed, etc., mais les murs de ma chambre
étaient tapissés de posters de Bruce Lee et puis
ado, de Jimi Hendrix et des Jackson Five. En ce qui
concerne le théâtre, je pense que le plus impor-
tant dans mon éducation n’était pas les cultures ni
les idéologies religieuses créées par les gens mais
bien l’expérience de la vie dans la nature, les mo-
ments de transition de la journée, l’aurore, le lever
du soleil, le crépuscule, la nuit. Les chœurs des
coqs et des oiseaux qui annonçaient l’arrivée de la
lumière, les nuages qui viraient du gris au blanc, la
fuite des chauves-souris qui regagnaient les mon-
tagnes, l’odeur des mets dans les fours en terre, la
© sebastian bolesch