MARTINEZ-GROS (G.), Brève histoire des empires, Éditions du Seuil, Paris, 2014 - L’auteur Gabriel Martinez-Gros, né en 1950 en Algérie, est un historien médiéviste français, spécialiste de l’histoire d’al-Andalus. Actuellement professeur à l’université Paris X- Nanterre, il travaille depuis plus d’une décennie sur les écrits de l’historien musulman Ibn Khaldûn afin de dégager de son œuvre monumentale une philosophie de l’histoire. Cette tâche a porté ses fruits à deux reprises : une première fois en 2007, avec la publication d’Ibn Khaldûn et les sept vies de l'Islam, puis en 2014 avec l’ouvrage qui va nous intéresser dans cette fiche de lecture : Brève Histoire des empires. Comment ils surgissent, comment ils s’effondrent. - Plan de l’ouvrage Introduction -Ibn Khaldûn et le pacifisme des empires Une théorie économique – L’Occident échappe à la théorie d’Ibn Khaldûn -Deux mille ans d’empires Des bassins sédentaires – L’empire hybride – La solitude de l’empire Chapitre I : Émergence et assise des empires (400 av. J.-C. – 200 ap. J.-C.) L’Assyrie – Les Perses achéménides – Les Grecs, barbares conquérants – Alexandre et le monde hellénistique – Rome – La Chine des Han Chapitre II : L’expulsion idéologique de la violence (200 ap. J.-C. – 750 ap. J.-C.) -L’éclipse impériale Épidémies – Riche, vite – Le refus de l’Empire romain – Le repli local en Chine -Le désarmement idéologique Les Tang, dynastie chinoise – Talas et le divorce d’avec les Turcs – Le naufrage de Rome -Le bouddhisme et le christianisme ont-ils affaibli les empires? Byzance contre l’Islam – L’abandon du bouddhisme d’état en Chine Chapitre III : L’Islam confisque la force turque (750-1200) L’Islam, bouillonnement de forces tribales – Le chaotique Empire abbasside (750-1000) – Apogée et échec des Turcs (1000-1200) – La fin de la Chine des Tang (750-900) – Le miracle Song (960-1276) Chapitre IV : Les Mongols, la peste, et le déclin du Moyen-Orient (1200-1500) La Chine des Mongols (1215-1368) – Du côté de l’Islam, Tamerlan – Tamerlan, exterminateur préventif – L’Inde, marche conquérante de l’Islam (1200-1400) – La Chine des Ming (1368-1644) – Le temps des pirates japonais Chapitre V : L’Inde, la Chine et l’Angleterre impériale (1500-1800) L’assise militaire indienne : Afghans, Turcs, Iraniens, Rajpoutes – Akbar contre Awrangzeb – L’Empire moghol : la mobilisation de la richesse – La Compagnie des Indes, dernier Empire islamique – L’équilibre schizophrénique de l’empire : la Chine des Mandchous - Conclusion L’Islam a-t-il, plus que les empires chrétien ou chinois, favorisé la violence ? – L’Islam, perfection impériale. Ou pourquoi la théorie d’Ibn Khaldûn éclot dans l’Islam – Ceux dont on n’a pas parlé – Et l’Europe ? – Le désordre et le droit – Où l’on retrouve Max Weber – Un monde sédentaire – Urbanisation, scolarisation, vieillissement – La mondialisation, sédentarisation universelle – La restauration de l’empire ? – L’islamisme est-il le vrai danger ? Mots clefs Ibn Khaldûn, philosophie de l’histoire, ʻaṣabīya, empire, Rome, Islam, Chine, Inde, sédentaires/nomades, Révolution française, révolution industrielle - Résumé Dans cet ouvrage, l’auteur reprend la réflexion développée par l’historien arabe Ibn Khaldûn (1332-1406), afin de l’appliquer à la grande aventure humaine et plus spécifiquement aux naissances et chutes des empires. En effet, Martinez-Gros suggère que les multiples postulats formulés par l’historien arabe en son temps sont applicables sur une vaste période allant de plusieurs siècles avant J.-C. jusqu’à la révolution industrielle. L’objectif de l’auteur est double : tout d’abord, il s’agit de « laisser la charge de l’explication de l’Histoire à l’Islam »1, c’est-à-dire laisser Ibn Khaldûn développer une philosophie de l’histoire, une discipline très largement prisée par les Européens. Mais MartinezGros souhaite aussi, à titre personnel, laisser l’historien médiéviste qu’il est sortir de son champ habituel, se risquer à explorer d’autres périodes historiques que celle dont il est un spécialiste. En sus de ces deux intentions, l’historien espère pouvoir donner des repères pour l’avenir à partir de ces enseignements, ayant à l’esprit qu’il se tient « au bord d’une de ces grandes 1 Cité page 10. crevasses de l’histoire humaine qui en bouleversent le cours, pour le meilleur ou pour le pire. » 2 . Suite à ces annonces, Martinez-Gros énonce les principaux postulats de la pensée khaldounienne. Partant du constat – avéré – qu’entre 0 et 1000 après J.-C., la population a stagné et n’a pas connu de bouleversement technologique de production, le seul moyen existant pour créer des richesses constitua à prélever des impôts sur les masses afin de les conférer aux élites rassemblées dans les capitales. Une fois cette centralisation effectuée, les élites pouvaient user de leurs richesses, les redistribuant ainsi à des pans entiers de la population résidant en ville. Le cercle vertueux apparaît : les urbains utilisent leurs revenus pour acheter de la nourriture, ce qui enrichit les populations rurales, plus à même de payer les impôts.3 Tout ce processus n’exige qu’une seule condition, absolument fondamentale : la population doit être désarmée. Cependant, l’État doit être capable de pouvoir se défendre visà-vis de révoltes ou de dangers extérieurs : il a besoin d’une force militaire. Ce grand paradoxe est résolu grâce à ce qui constitue l’une des principales spécificités des empires : le recours au « monde des tribus »4, que l’on distingue à partir de trois traits ; la tribu ne vit pas sous le contrôle d’un État, ses membres ne paient pas d’impôts et portent des armes. En quelque sorte, les nomades constituent l’antithèse absolue des sédentaires et pour cette raison, leurs sont indispensables. Cependant, les tribus sollicitées par les empires finissent très souvent par s’accaparer le pouvoir par la force, remplaçant aisément les anciens gouvernants, incapables de se défendre. Mais c’est à ce moment-là que s’opère le retour de flammes : pour pouvoir exercer son pouvoir librement, le conquérant doit désarmer sa propre tribu. Et inéluctablement, la même histoire se reproduit quelques générations plus tard : l’État devient incapable de se défendre lui-même, se résout à faire appel à une autre tribu etc. Martinez-Gros reconnaît que de nombreuses régions de l’histoire échappent à cette théorie, mais considère qu’elle est globalement applicable pour les principaux empires connus (Rome, Byzance, la Chine, l’Empire islamique). Il ajoute que cette analyse fonctionne surtout pour la plupart des États musulmans, reproduisant systématiquement le même modèle de 2 Cité page 11. On peut faire un parallèle entre cette théorie d’Ibn Khaldûn et la fameuse théorie du ruissellement, chère aux économistes libéraux. 4 Cité page 18. 3 « mini-empire » : une capitale d’où s’exerce le pouvoir, un territoire dans lequel il puise ses ressources et une ceinture de tribus qui lui confère ses guerriers. 5 Seule l’Europe semble échapper à cette règle, constituant « le démenti le plus important apporté à Ibn Khaldûn »6. À cette limitation géographique s’ajouta une fin chronologique, à partir de la révolution industrielle, qui saisit le monde entier du XVIIIe siècle jusqu’à aujourd’hui. Grâce au progrès technologique, on assista à une croissance de l’économie et de la production sans précédent, qui permit de créer de la richesse autrement qu’à travers l’imposition des populations. À ce premier phénomène s’en joignit un second : la Révolution française, qui fut le premier signe de l’entrée fracassante du peuple dans l’histoire, en permettant à chaque citoyen d’être à la fois producteur et guerrier, contribuable et soldat, ce qui constitua une situation unique dans l’histoire de l’humanité, porteuse des plus grandes réalisations et des pires horreurs : « Les deux guerres mondiales ont lieu sous ce régime […] C’est encore sur ces principes que sont réputées reposer nos républiques. » 7. Martinez-Gros revient ensuite sur le phénomène de constitution des empires : il dégage trois facteurs-clés nécessaires à leur naissance. Ces constructions politiques nécessitent une forte densité humaine – c’est-à-dire une population assez nombreuse pour se regrouper en villes. Mais il faut aussi que l’empire ait conquis l’ensemble des « territoires sédentaires connus »8, afin de ne laisser sur ses marges que des populations bédouines avec lesquelles il pourra entretenir les contacts nécessaires pour assurer sa sécurité. Il apparaît rapidement que de tels critères ne pouvaient pas exister avant le premier millénaire avant notre ère. Selon l’auteur, « la forge des empires »9 n’est prête qu’aux alentours de l’an 0, lorsque l’humanité (250 millions d’âmes) est alors très majoritairement répartie dans les trois espaces d’où vont émerger les premiers empires : la Méditerranée, l’Inde et la Chine10 . Ce n’est qu’après cette date que des empires peuvent naître en marge de ces grandes concentrations productives, puis, attirés par ces richesses, s’emparent du pouvoir sur les masses sédentaires désarmées. Ici, l’auteur donne plusieurs exemples qu’il considère comme étant représentatifs de cette situation : l’Assyrie, la Perse des Achéménides, la Macédoine, l’Empire romain, mais aussi les croisades11. Puis l’auteur revient sur le troisième point nécessaire à la naissance des empires : il faut que ceux-ci 5 Martinez-Gros évoque ici le cas de la dynastie des Hafsides (1236-1574). Cité page 23. 7 Cité page 27. 8 Cité page 27. 9 Cité page 28. 10 On considère généralement que ces trois espaces concentraient à eux seuls les trois-quarts de l’humanité à l’époque. 11 Nous reviendrons sur l’analyse des croisades plus tard. 6 délimitent clairement le reste des territoires non-occupés comme étant “barbares”. L’historien réutilise ici les travaux les plus récents sur le concept de la frontière : celle-ci permet non seulement d’écarter des populations extérieures à l’empire, mais aussi de les “intégrer” et de les engager. Ce fut notamment le cas de l’Empire romain, qui recourait à des barbares limitrophes pour défendre ses frontières contre d’autres peuplades encore plus lointaines, ainsi que de la Chine impériale des Han. L’auteur termine sa longue introduction en évoquant rapidement les causes expliquant qu’il n’y ait plus eu d’empire en Europe après la chute de l’Empire romain : il reprend la thèse d’Henri Pirenne selon laquelle l’expansion de l’Islam a renversé les rapports de force dans le monde méditerranéen aux VIIe et VIIIe siècles, mettant ainsi fin à toute tentative de restauration de la Mare Nostrum. Gabriel Martinez-Gros tente de reprendre le fil de l’histoire en partant des premières constructions impériales, qui apparurent au cours du premier millénaire avant notre ère. C’est en effet durant cette période de forte poussée universelle de la démographie12 qu’émergèrent les premiers empires. L’auteur décide de remonter à l’empire assyrien, qui fut le premier à s’emparer des riches régions du Croissant fertile tout en désarmant ses sujets. C’est justement autour de cette contrée qu’ont eu lieu les affrontements les plus violents pour la conquête du pouvoir, dont sortirent vainqueurs les Perses en 538 avant Jésus-Christ. Martinez-Gros note ici judicieusement quelques-uns des traits représentatifs des empires : les Achéménides adoptèrent la culture sémite des vaincus, tout en distinguant les langues employées d’un côté pour la population civile, de l’autre pour les militaires. L’auteur mentionne aussi la fulgurante expansion de l’empire perse en quelques décennies, mais surtout les coups d’arrêts qu’ils subirent sur tous les fronts. C’est de l’ouest que surgit la grande ʻaṣabīya qui mit un terme à l’Empire perse, déjà agonisant lors de la fameuse expédition des Dix-Mille relatée par Xénophon dans l’Anabase. Le bref répit obtenu par la Perse n’était dû qu’aux disputes grecques. Mais dès lors que le roi Philippe II pu assurer l’hégémonie de la Macédoine, son héritier, Alexandre le Grand, bénéficia de l’ultra-militarisation de la Grèce pour employer cette formidable ʻaṣabīya contre le vieux rival perse. C’est ici que la théorie d’Ibn Khaldûn fonctionne à merveille et explique parfaitement comment ce gigantesque empire bénéficiant des plus grandes richesses de son temps a pu s’écrouler devant une seule armée. Puis, lors du partage de l’empire d’Alexandre entre ses généraux, plusieurs “mini-empires” apparurent, 12 On estime que la population a été multipliée par deux entre 400 av. J.-C. et 200 ap. J.-C., ce qui en fait la première véritable explosion démographique qu’ait connue l’humanité, expliquant en partie les bouleversements politiques de l’époque. fonctionnant tous sur la même forme : les populations locales étaient chargées de la production, tandis que des Grecs et des Macédoniens fournissaient l’essentiel des troupes engagées dans les guerres. Ces empires hellénistiques durèrent tout juste un siècle, jusqu’à ce que les Parthes reconquièrent le cœur du vieil empire perse, avant de se heurter à la vigoureuse République romaine. C’est justement à ce moment-là que l’auteur s’intéresse à la constitution de l’Empire romain, dont la tâche la plus ardue fut la lutte qu’il engagea avec son rival carthaginois lors des guerres puniques, avant de se lancer dans la conquête – bien plus aisée – de l’Orient méditerranéen. Au passage, l’auteur livre les raisons expliquant la formidable puissance et longévité de l’Empire romain à partir de deux phénomènes. Tout d’abord, Rome bénéficiait d’une ʻaṣabīya gigantesque grâce au fait que tout homme pouvait devenir citoyen romain en rejoignant ses légions, ce qui, ajouté au fait que les territoires de l’Europe occidentale étaient encore vierges de toute invasion violente, conférait une manne humaine colossale à l’Empire. À cette explication démographique s’en ajoute une autre, plus politique et géographique : contrairement à la pratique la plus communément répandue parmi les empires, l’État romain ne s’est jamais installé dans des territoires récemment conquis.13 L’auteur s’intéresse alors à l’émergence de l’empire des Han en Chine, qui suit l’ère des “Royaumes combattants”. Il explique que c’est le royaume de Qin, le plus éloigné des grands centres productifs chinois – le plus “frustre” – qui finit par l’emporter. Le premier empereur, Qin Shi Huang est alors parfaitement représentatif de l’attitude typique des empires naissants : il abat les murailles des capitales conquises, interdit la possession d’armes aux vaincus, choisit une capitale proche des steppes et initie l’édification de la Grande Muraille. Ses successeurs reproduisent très logiquement le schéma habituel : ils augmentent la pression fiscale sur les provinces sédentaires tout en s’entourant de guerriers barbares – ici, les Turcs Xiongnu – qui les aident à étendre leur empire jusqu’en Asie centrale. Mais l’affaiblissement de la centralisation de l’empire finit par provoquer de multiples révoltes et désordres, ce qui pousse le peu de pouvoir restant dans les mains des généraux barbares. L’auteur s’interroge ensuite sur la période allant de 200 à 700 après J.-C., lorsque Rome disparaît sans laisser d’héritier, tandis que la Chine est divisée pendant quatre siècles. L’auteur note que pendant ces deux éclipses, on assiste à un phénomène similaire de recul de la population, des villes, de l’autorité centrale, de l’impôt, de la monétarisation, mais aussi à 13 Malgré les tentatives de Pompée puis de Marc-Antoine. l’émergence de deux religions fondamentalement pacifiques : le christianisme et le bouddhisme. Tout d’abord, l’auteur n’hésite pas à parler du « rabougrissement du monde» 14 , notamment du fait que la population de l’époque était très exposée aux risques épidémiques, qui explosèrent en particulier lors du IIe siècle, puis pendant les VIe et VIIe siècles. Revenant ensuite sur une problématique longtemps abordée par les historiens de l’Antiquité, MartinezGros essaie d’appliquer la théorie d’Ibn Khaldûn à de la chute de l’Empire romain : il apparaît que celle-ci n’est pas directement le fait des invasions barbares, mais voit plutôt ses origines dans la baisse du potentiel productif et fiscal de l’empire, associé à la hausse des effectifs militaires pour assurer la défense de ses frontières. L’historien passe ensuite rapidement sur la brève tentative de restauration de l’Empire romain par Justinien, qui fut un échec en grande partie à cause de la peste bubonique qui éclata au même moment. Pour ce qui est de la Chine, c’est une fois de plus le schéma classique qui se reproduit : une ʻaṣabīya triomphe15, puis dès le VIIIe siècle, arrête ses conquêtes, engage une armée professionnelle, puis alourdi l’impôt sur les sédentaires. Un point particulièrement important est l’examen que l’auteur fait de la bataille de Talas livrée en 751 : selon lui, cette victoire musulmane est primordiale car elle livre la steppe turque – et ses ʻaṣabīya – à l’Islam, ce qui prive la Chine pendant quatre siècles de puissantes ʻaṣabīya, la forçant à se replier sur ellemême. Martinez-Gros livre aussi une analyse sur le triomphe des religions non-violentes à la même époque dans les empires, mais, loin d’en faire la cause ou le signe distinctif de la chute de ceux-ci, il y voit plutôt la conséquence de leur désarmement, qu’il lie à l’adoption de ces religions par les populations sédentaires. Finalement, l’auteur consacre quelques brefs paragraphes à la lutte entre Byzance et l’Islam, qui se disputent alors le titre impérial. C’est justement à partir de la première grande expansion de l’Islam que Martinez-Gros concentre sa réflexion sur cette civilisation, qui est située au cœur du monde des empires : « L’Islam ressuscite la géographie d’Alexandre le Grand et l’étend même au Maghreb. »16. Mais cet ancien monde est alors en cours de vieillissement17 et subit rapidement le passage de nombreuses ʻaṣabīya autres qu’arabes. En effet, à son apogée, l’Empire islamique se retrouve coincé : il n’a pas les moyens fiscaux d’entretenir une armée professionnelle et perd rapidement ses territoires les plus éloignés – à l’est comme à l’ouest. Il se voit alors contraint de recourir à On passe de 250 millions d’êtres humains à 210 millions d’âmes en cinq siècles. Il s’agit ici de la dynastie Tang (618-907). 16 Cité page 99. 17 En 750, le Moyen-Orient rassemblait 35 à 40 millions d’hommes, soit près de 20% de la population mondiale. Mais vers 1400, on considère que la même zone contient désormais moins de 30 millions d’habitants, soit tout juste 8% de la population mondiale. 14 15 des peuples d’au-dehors, notamment les Turcs. Aux alentours de l’an 1000, l’Islam est la proie de plusieurs ʻaṣabīya 18 qui luttent entre elles pour s’emparer de ses riches territoires peuplés de sédentaires. Malgré les premiers succès remportés par les Seldjoukides, les Turcs finissent par se révéler incapables de résister à la tourmente mongole. La Chine, quant à elle, à l’écart des luttes entre ʻaṣabīya, parvient à « réussir sa sédentarité »19. Mais justement, du fait de ce repli sur soi, des ʻaṣabīya internes finissent par émerger – c’est notamment le cas de la dynastie des Song qui reconquiert la Chine après un siècle de troubles. Cependant, cette “cohésion tribale” interne ne parvient pas à lutter avec de nouveaux nomades, les Jurchen20, qui les expulsent du nord de la Chine sans que cela ne nuise à la dynastie des Song, tant la croissance de la population et de l’économie dans le sud parviennent à compenser largement ces pertes territoriales du septentrion. Martinez-Gros s’intéresse ensuite à la période qui marqua le déclin des empires musulmans et chinois (1200-1500), principalement causé par l’arrivée des Mongols – dont l’objectif initial était de ramener les territoires à la steppe – et de multiples vagues de pestes sur l’ensemble de ce territoire21. Les destructions ralentissent lorsque les Mongols décident de mener une logique d’empire (à partir de 1260, avec Kubilaï Khan et Hulägu). Après plusieurs décennies de chaos, ces régions connaissent un bref répit. Mais à peine un siècle plus tard, les populations doivent à nouveau subir de lourds dégâts causés par l’arrivée sur la scène moyenorientale de Tamerlan, qui constitue un gigantesque empire à partir des débris de l’ancien monde. Essayant d’expliquer cette violence qui n’a jamais été bien comprise par ses contemporains, Martinez-Gros justifie ces excès par le fait que Tamerlan préférait détruire ce dont il ne pouvait pas s’emparer plutôt que de le laisser à un potentiel rival. L’évolution de la Chine constitue, à cette période, une nouveauté : en effet, la dynastie des Yuan est renversée par une série de soulèvements dans le centre et le sud de la Chine à partir de 1350. La nouvelle dynastie, celle des Ming, est originale car elle est totalement dépourvue de ʻaṣabīya tribale. Malgré cela, elle réussit l’exploit de réunifier pour la première fois l’ensemble de la Chine depuis la dynastie des Tang. 18 En particulier les Turcs, les Berbères et les Francs. On estime qu’aux alentours de 1200, la Chine rassemble à elle seule plus de 120 millions d’êtres humains, soit plus du quart de l’humanité de l’époque. 20 Ancêtres des Mandchous. 21 Pour la Chine, les chiffres sont effrayants : sa population passe de 120 millions d’âmes en 1200 à 70 millions en 1400. 19 Dans un dernier grand chapitre, l’auteur s’intéresse plus spécifiquement à l’Inde musulmane, considérant que la tentative séfévide et l’Empire ottoman ne correspondent pas à la définition khaldounienne des empires. L’historien relate ainsi la conquête de l’Inde du nord grâce aux héritiers de Babur, puis leur expansion dans le sud de la péninsule, jusqu’à l’éclatement en 1707 entre plusieurs de ses ʻaṣabīya. Martinez-Gros se sert de ses dernières analyses sur l’empire moghol pour bien montrer la rupture que constituèrent des concepts comme celui d’État-nation : « Les sociétés démocratiques d’aujourd’hui pensent l’identité et l’étrangeté dans les termes territoriaux que la construction des États modernes a rendus familiers : l’État incarne le pays et le peuple. À l’inverse, l’appareil d’État de l’empire, par définition, est étranger au peuple. »22. Puis l’auteur revient sur la désintégration de l’empire moghol et le triomphe final de l’Empire britannique face aux autres sultanats. Enfin, l’historien consacre ses derniers paragraphes à la Chine des Mandchous, qui, eux aussi, constituèrent une exception puisqu’en dépit du fait qu’ils protégeaient la civilisation chinoise, ces dirigeants ont toujours été considérés comme des barbares par la population. Martinez-Gros explique cette étanchéité par le fait que les Mandchous craignaient que l’influence de la Chine n’affaiblisse ses guerriers. Il semblerait que cette technique ait porté ses fruits, puisque la ʻaṣabīya a mieux résisté au temps, tout en parvenant à gagner de nouveaux ralliements barbares, sans que cela ne nuise au développement économique et démographique de la Chine. On peut même songer que la Chine aurait pu connaître une longue période de prospérité si les Européens ne s’étaient pas lancés dans son partage. Dans la conclusion, l’auteur résume les principales idées applicables de la pensée khaldounienne, et s’attarde sur le cas de l’Islam, dont il tisse l’histoire à grands traits : du VIIe au IXe siècle, la violence est l’apanage des Arabes et des musulmans, tandis que les membres d’autres religions sont chargés de fonctions productives. Mais à partir des IX e-XIIe siècles, la conversion croissante des sédentaires renverse les termes de cette dichotomie : la violence passe alors principalement aux Turcs et aux Berbères. Puis, après le XIIIe siècle, le Moyen-Orient ayant subi d’importants dégâts du fait des invasions mongoles et de la peste, les dynasties musulmanes doivent conquérir de nouvelles marges, dans lesquelles les populations productrices sont majoritairement chrétiennes ou hindoues, revenant ainsi au paradigme initial. Martinez-Gros propose ensuite de développer une pensée véritablement comparatiste sur les 22 Cité page 151. empires : « Les empires n’ont pas seulement des structures comparables. Leur histoire gagne à être saisie dans un même mouvement. »23, mais sans véritablement se lancer dans cette tâche. L’auteur pose ensuite la question du rapport entre islam et violence et reconnaît que « l’Islam, mieux que le christianisme ou le bouddhisme, a su reconnaître les intérêts de l’État. »24, ce à quoi il ajoute que toute dynastie islamique est née d’une conquête, de l’extermination, et a systématiquement plongé dans l’oubli le peuple vaincu en ayant recours à diverses méthodes : destruction de documents, déplacement de capitale… Martinez-Gros en vient alors à une large réflexion théorique sur l’application du concept khaldounien d’empire, il admet que finalement, « des milliers de tribus, de principautés, de situations restent en dehors du champ que nous avons prétendu définir, qui ne regroupe qu’un petit nombre d’États d’exception. »25. Il retourne à la principale question, déjà avancée dans l’introduction : et l’Europe ? Si ce continent ne fonctionne pas sur un système impérial, en quoi peut-il lui ressembler ? Martinez-Gros explore le champ des possibles. Tout d’abord, il a recours à la notion de chrétienté, qui, à première vue, peut être considéré comme un empire, héritier de Rome : elle a la certitude de son unicité, la conscience d’abriter la flamme de la civilisation et l’assurance qu’au-delà d’elle-même, tout n’est que barbarie. On retrouve également chez elle l’ambition de restaurer une forme d’autorité impériale, mais dès les IXe-Xe siècle, cette tentative échoue, et un repli local généralisé entraîne l’éclosion de la féodalité, qui rend cette tâche impossible. L’historien se risque à comparer la situation de l’Occident médiéval à celle des taïfas ; à la différence près que cette désintégration politique est restée très stable au long des siècles pour plusieurs raisons : tout d’abord, grâce au fait que ce furent toujours les même familles qui occupaient les différents trônes, mais surtout grâce au véritable souci de légitimité juridique imposé à tous les puissants par l’Église. Il était impensable de partir faire la conquête d’un royaume voisin sans en avoir la légitimité, ce qui était bien plus courant en Chine ou en Islam. Par la suite, Martinez-Gros détaille les évènements de la période moderne qui ont fait voler en éclat le concept d’empire khaldounien. Selon lui, « L’Europe a refusé la division du sédentaire et du tribal, du producteur et du violent. »26. La Révolution française a détruit les règles de la légitimité qui s’étaient imposées sur le continent depuis presque un millénaire. À 23 Cité page 172. Cité page 181. 25 Cité page 185. 26 Cité page 198. 24 ce bouleversement politique s’est adjoint la révolution industrielle qui modifie radicalement le rapport à la création de richesses : dans ce nouveau cadre, l’État et les impôts ne sont plus les sources uniques et principales de richesses. Cette combinaison inédite bouscule toute la théorie d’Ibn Khaldûn : désormais, la violence est l’apanage de tous. Le citoyen est tout autant un producteur qu’un guerrier. Justement, au cours des deux derniers siècles, ce furent des démocraties armées, volontiers agressives à l’égard du monde extérieur, qui améliorèrent le plus les conditions de vie de leurs citoyens. Ce modèle est l’antithèse absolue de l’empire, qui est fondamentalement pacifique, car il craint le conflit avec les tribus qui le cernent et il doit répudier la violence pour assurer le processus de fiscalisation et d’urbanisation. L’État-nation est bien plus efficace que l’empire car il crée lui-même son ʻaṣabīya grâce au service militaire. Dans cette nouvelle configuration, les barbares et les nomades ne sont plus utiles, donc ils disparaissent. En l’espace de deux siècles, le monde a connu toutes sortes de bouleversements : que ce soit dans le recrutement des fonctionnaires27, dans le formidable accroissement de la population urbaine28, dans la puissance du contrôle politique, qui n’a pas plus de difficulté à gérer ses marges que son centre, dans le degré de scolarisation, ou encore dans le domaine démographique29. Tout porte à croire que nous sommes en train d’entrer dans « un système de sédentarisation universel »30, du fait de la mondialisation : une part croissante de la population connaît un mode de vie urbanisé, une famille réduite en nombre, des enfants scolarisés, et surtout, la paix. Martinez-Gros s’essaie alors aux prévisions : ce système va être renforcé par le ralentissement de l’économie et de la démographie mondiale. On peut s’attendre à retourner à un monde stable « d’Ancien Régime », dans lequel la théorie d’Ibn Khaldûn fonctionne à merveille. Selon Martinez-Gros, bien plus que le retour à l’équilibre de l’économie, c’est le ralentissement démographique et la part croissante prise par la population âgée dans la population totale qui risque d’être le principal problème des décennies à venir : « Le plus grand succès de l’humanité moderne – le recul de la mort, l’accès de la majorité à la vieillesse – est aujourd’hui, et sera plus encore demain, son problème majeur. »31. L’historien entame alors une dernière réflexion sur la géopolitique mondiale et considère que la mondialisation, en rongeant la cohésion nationale, a contribué à créer de « nouvelles minorités bédouines »32, et tout en On considère que près d’un sixième de la population active française est constituée de fonctionnaires. Entre 2005 et 2010, la population urbaine est devenue pour la première fois majoritaire dans le monde. 29 Spectaculaire : au cours du XXe siècle, la population mondiale est passée de 1,7 milliard à 6 milliard. 30 Cité page 207. 31 Cité page 210. 32 Cité page 212. 27 28 exaltant la non-violence, attise sans cesse la violence. L’auteur tente de situer ces minorités bédouines et parvient à cette conclusion : « Presque partout, de vieilles poches de dissidence se sont reconstituées et de “nouvelles tribus” émergent dans les banlieues incontrôlées de métropoles sédentarisées, dont la population retrouve la crainte des milices barbares qui taraudait les citées de l’Islam impérial dans les siècles passés. »33 On pourrait donc s’attendre à voir ré-émerger dans le monde contemporain les conditions de l’empire. 33 Cité page 215.