MARTINEZ-GROS (G.), Brève histoire des empires, Éditions du

MARTINEZ-GROS (G.), Brève histoire des empires, Éditions du
Seuil, Paris, 2014
- L’auteur
Gabriel Martinez-Gros, en 1950 en Algérie, est un historien médiéviste français,
spécialiste de l’histoire d’al-Andalus. Actuellement professeur à l’université Paris X- Nanterre,
il travaille depuis plus d’une décennie sur les écrits de l’historien musulman Ibn Khaldûn afin
de dégager de son œuvre monumentale une philosophie de l’histoire.
Cette tâche a porté ses fruits à deux reprises : une première fois en 2007, avec la
publication d’Ibn Khaldûn et les sept vies de l'Islam, puis en 2014 avec l’ouvrage qui va nous
intéresser dans cette fiche de lecture : Brève Histoire des empires. Comment ils surgissent,
comment ils s’effondrent.
- Plan de l’ouvrage
Introduction
-Ibn Khaldûn et le pacifisme des empires
Une théorie économique
L’Occident échappe à la théorie
d’Ibn Khaldûn
-Deux mille ans d’empires
Des bassins sédentaires L’empire
hybride La solitude de l’empire
Chapitre I : Émergence et assise des
empires (400 av. J.-C. 200 ap. J.-C.)
L’Assyrie Les Perses achéménides
Les Grecs, barbares conquérants
Alexandre et le monde hellénistique
Rome La Chine des Han
Chapitre II : L’expulsion idéologique de
la violence (200 ap. J.-C. 750 ap. J.-C.)
-L’éclipse impériale
Épidémies Riche, vite Le refus
de l’Empire romain Le repli local en
Chine
-Le désarmement idéologique
Les Tang, dynastie chinoise Talas
et le divorce d’avec les Turcs Le
naufrage de Rome
-Le bouddhisme et le christianisme ont-ils
affaibli les empires?
Byzance contre l’Islam – L’abandon
du bouddhisme d’état en Chine
Chapitre III : L’Islam confisque la force
turque (750-1200)
L’Islam, bouillonnement de forces
tribales Le chaotique Empire
abbasside (750-1000) Apogée et
échec des Turcs (1000-1200) La
fin de la Chine des Tang (750-900)
Le miracle Song (960-1276)
Chapitre IV : Les Mongols, la peste, et le
déclin du Moyen-Orient (1200-1500)
La Chine des Mongols (1215-1368)
Du côté de l’Islam, Tamerlan
Tamerlan, exterminateur préventif
L’Inde, marche conquérante de
l’Islam (1200-1400) La Chine des
Ming (1368-1644) Le temps des
pirates japonais
Chapitre V : L’Inde, la Chine et
l’Angleterre impériale (1500-1800)
L’assise militaire indienne :
Afghans, Turcs, Iraniens, Rajpoutes
Akbar contre Awrangzeb
L’Empire moghol : la mobilisation
de la richesse La Compagnie des
Indes, dernier Empire islamique
L’équilibre schizophrénique de
l’empire : la Chine des Mandchous
Conclusion
L’Islam a-t-il, plus que les empires
chrétien ou chinois, favorisé la
violence ? LIslam, perfection
impériale. Ou pourquoi la théorie
d’Ibn Khaldûn éclot dans l’Islam
Ceux dont on n’a pas parlé – Et
l’Europe ? Le désordre et le droit
l’on retrouve Max Weber Un
monde sédentaire Urbanisation,
scolarisation, vieillissement La
mondialisation, sédentarisation
universelle La restauration de
l’empire ? L’islamisme est-il le
vrai danger ?
- Mots clefs
Ibn Khaldûn, philosophie de l’histoire, ʻaṣabīya, empire, Rome, Islam, Chine, Inde,
sédentaires/nomades, Révolution française, révolution industrielle
- Résumé
Dans cet ouvrage, l’auteur reprend la réflexion développée par l’historien arabe Ibn
Khaldûn (1332-1406), afin de l’appliquer à la grande aventure humaine et plus spécifiquement
aux naissances et chutes des empires. En effet, Martinez-Gros suggère que les multiples
postulats formulés par l’historien arabe en son temps sont applicables sur une vaste période
allant de plusieurs siècles avant J.-C. jusqu’à la révolution industrielle.
L’objectif de l’auteur est double : tout d’abord, il s’agit de « laisser la charge de
l’explication de l’Histoire à l’Islam »
1
, c’est-à-dire laisser Ibn Khaldûn développer une
philosophie de l’histoire, une discipline très largement prisée par les Européens. Mais Martinez-
Gros souhaite aussi, à titre personnel, laisser l’historien médiéviste qu’il est sortir de son champ
habituel, se risquer à explorer d’autres périodes historiques que celle dont il est un spécialiste.
En sus de ces deux intentions, l’historien espère pouvoir donner des repères pour l’avenir à
partir de ces enseignements, ayant à l’esprit qu’il se tient « au bord d’une de ces grandes
1
Cité page 10.
crevasses de l’histoire humaine qui en bouleversent le cours, pour le meilleur ou pour le pire. »
2
.
Suite à ces annonces, Martinez-Gros énonce les principaux postulats de la pensée
khaldounienne. Partant du constat avéré qu’entre 0 et 1000 après J.-C., la population a stag
et n’a pas connu de bouleversement technologique de production, le seul moyen existant pour
créer des richesses constitua à prélever des impôts sur les masses afin de les conférer aux élites
rassemblées dans les capitales. Une fois cette centralisation effectuée, les élites pouvaient user
de leurs richesses, les redistribuant ainsi à des pans entiers de la population résidant en ville. Le
cercle vertueux apparaît : les urbains utilisent leurs revenus pour acheter de la nourriture, ce qui
enrichit les populations rurales, plus à même de payer les impôts.
3
Tout ce processus n’exige qu’une seule condition, absolument fondamentale : la
population doit être désarmée. Cependant, l’État doit être capable de pouvoir se défendre vis-
à-vis de révoltes ou de dangers extérieurs : il a besoin d’une force militaire. Ce grand paradoxe
est résolu grâce à ce qui constitue l’une des principales spécificités des empires : le recours au
« monde des tribus »
4
, que l’on distingue à partir de trois traits ; la tribu ne vit pas sous le
contrôle d’un État, ses membres ne paient pas d’impôts et portent des armes. En quelque sorte,
les nomades constituent l’antithèse absolue des sédentaires et pour cette raison, leurs sont
indispensables.
Cependant, les tribus sollicitées par les empires finissent très souvent par s’accaparer le
pouvoir par la force, remplaçant aisément les anciens gouvernants, incapables de se défendre.
Mais c’est à ce moment-que s’opère le retour de flammes : pour pouvoir exercer son pouvoir
librement, le conquérant doit désarmer sa propre tribu. Et inéluctablement, la même histoire se
reproduit quelques générations plus tard : l’État devient incapable de se défendre lui-même, se
résout à faire appel à une autre tribu etc.
Martinez-Gros reconnaît que de nombreuses régions de l’histoire échappent à cette
théorie, mais considère qu’elle est globalement applicable pour les principaux empires connus
(Rome, Byzance, la Chine, l’Empire islamique). Il ajoute que cette analyse fonctionne surtout
pour la plupart des États musulmans, reproduisant systématiquement le même modèle de
2
Cité page 11.
3
On peut faire un parallèle entre cette théorie d’Ibn Khaldûn et la fameuse théorie du ruissellement, chère aux
économistes libéraux.
4
Cité page 18.
« mini-empire » : une capitale d’où s’exerce le pouvoir, un territoire dans lequel il puise ses
ressources et une ceinture de tribus qui lui confère ses guerriers.
5
Seule l’Europe semble
échapper à cette règle, constituant « le démenti le plus important apporté à Ibn Khaldûn »
6
. À
cette limitation géographique s’ajouta une fin chronologique, à partir de la révolution
industrielle, qui saisit le monde entier du XVIIIe siècle jusqu’à aujourd’hui. Grâce au progrès
technologique, on assista à une croissance de l’économie et de la production sans précédent,
qui permit de créer de la richesse autrement qu’à travers l’imposition des populations. À ce
premier phénomène s’en joignit un second : la Révolution française, qui fut le premier signe de
l’entrée fracassante du peuple dans l’histoire, en permettant à chaque citoyen d’être à la fois
producteur et guerrier, contribuable et soldat, ce qui constitua une situation unique dans
l’histoire de l’humanité, porteuse des plus grandes réalisations et des pires horreurs : « Les deux
guerres mondiales ont lieu sous ce régime […] C’est encore sur ces principes que sont réputées
reposer nos républiques. »
7
.
Martinez-Gros revient ensuite sur le phénomène de constitution des empires : il dégage
trois facteurs-clés cessaires à leur naissance. Ces constructions politiques nécessitent une
forte densité humaine c’est-à-dire une population assez nombreuse pour se regrouper en villes.
Mais il faut aussi que l’empire ait conquis l’ensemble des « territoires sédentaires connus »
8
,
afin de ne laisser sur ses marges que des populations bédouines avec lesquelles il pourra
entretenir les contacts nécessaires pour assurer sa sécurité. Il apparaît rapidement que de tels
critères ne pouvaient pas exister avant le premier millénaire avant notre ère. Selon l’auteur, « la
forge des empires »
9
n’est prête qu’aux alentours de l’an 0, lorsque l’humanité (250 millions
d’âmes) est alors très majoritairement répartie dans les trois espaces d’où vont émerger les
premiers empires : la Méditerranée, l’Inde et la Chine
10
. Ce n’est qu’après cette date que des
empires peuvent naître en marge de ces grandes concentrations productives, puis, attirés par ces
richesses, s’emparent du pouvoir sur les masses sédentaires désarmées. Ici, l’auteur donne
plusieurs exemples qu’il considère comme étant représentatifs de cette situation : l’Assyrie, la
Perse des Achéménides, la Macédoine, l’Empire romain, mais aussi les croisades
11
. Puis
l’auteur revient sur le troisième point nécessaire à la naissance des empires : il faut que ceux-ci
5
Martinez-Gros évoque ici le cas de la dynastie des Hafsides (1236-1574).
6
Cité page 23.
7
Cité page 27.
8
Cité page 27.
9
Cité page 28.
10
On considère généralement que ces trois espaces concentraient à eux seuls les trois-quarts de l’humanité à
l’époque.
11
Nous reviendrons sur l’analyse des croisades plus tard.
délimitent clairement le reste des territoires non-occupés comme étant “barbares”. L’historien
réutilise ici les travaux les plus récents sur le concept de la frontière : celle-ci permet non
seulement d’écarter des populations extérieures à l’empire, mais aussi de les “intégrer” et de
les engager. Ce fut notamment le cas de l’Empire romain, qui recourait à des barbares
limitrophes pour défendre ses frontières contre d’autres peuplades encore plus lointaines, ainsi
que de la Chine impériale des Han. L’auteur termine sa longue introduction en évoquant
rapidement les causes expliquant qu’il n’y ait plus eu d’empire en Europe après la chute de
l’Empire romain : il reprend la thèse d’Henri Pirenne selon laquelle l’expansion de l’Islam a
renversé les rapports de force dans le monde méditerranéen aux VIIe et VIIIe siècles, mettant
ainsi fin à toute tentative de restauration de la Mare Nostrum.
Gabriel Martinez-Gros tente de reprendre le fil de l’histoire en partant des premières
constructions impériales, qui apparurent au cours du premier millénaire avant notre ère. C’est
en effet durant cette période de forte poussée universelle de la démographie
12
qu’émergèrent
les premiers empires. L’auteur décide de remonter à l’empire assyrien, qui fut le premier à
s’emparer des riches régions du Croissant fertile tout en désarmant ses sujets. C’est justement
autour de cette contrée qu’ont eu lieu les affrontements les plus violents pour la conquête du
pouvoir, dont sortirent vainqueurs les Perses en 538 avant Jésus-Christ. Martinez-Gros note ici
judicieusement quelques-uns des traits représentatifs des empires : les Achéménides adoptèrent
la culture sémite des vaincus, tout en distinguant les langues emploes d’un côté pour la
population civile, de l’autre pour les militaires. L’auteur mentionne aussi la fulgurante
expansion de l’empire perse en quelques décennies, mais surtout les coups d’arrêts qu’ils
subirent sur tous les fronts. C’est de l’ouest que surgit la grande ʻaṣabīya qui mit un terme à
l’Empire perse, déjà agonisant lors de la fameuse expédition des Dix-Mille relatée par
Xénophon dans l’Anabase. Le bref répit obtenu par la Perse n’était qu’aux disputes grecques.
Mais dès lors que le roi Philippe II pu assurer l’hégémonie de la Macédoine, son héritier,
Alexandre le Grand, bénéficia de l’ultra-militarisation de la Grèce pour employer cette
formidable ʻaṣabīya contre le vieux rival perse. C’est ici que la théorie d’Ibn Khaldûn
fonctionne à merveille et explique parfaitement comment ce gigantesque empire bénéficiant
des plus grandes richesses de son temps a pu s’écrouler devant une seule armée. Puis, lors du
partage de l’empire d’Alexandre entre ses généraux, plusieurs mini-empires apparurent,
12
On estime que la population a été multipliée par deux entre 400 av. J.-C. et 200 ap. J.-C., ce qui en fait la première
véritable explosion démographique qu’ait connue l’humanité, expliquant en partie les bouleversements politiques
de l’époque.
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