Aimer semble toujours se payer
d’une manière ou d’une autre...
Si Bazile, dans Le Barbier de Séville, pouvait dire : « Posséder est peu de
chose ; c’est jouir, qui rend heureux » ; dans Le Mariage de Figaro, jouir et
posséder ne peuvent plus se penser l’un sans l’autre : la noblesse au seuil de la
Révolution, gavée de privilèges, n’est plus capable que d’accroître toujours ses
possessions pour espérer pouvoir jouir encore un peu, et libre de tous les abus,
elle cherche à posséder la jouissance de l’autre parce qu’elle ne se satisfait plus
de jouir de ce que l’elle a.
Cette course insatiable est celle du Comte Almaviva, inspirateur de « la plus
badine des intrigues » ainsi que Beaumarchais résume sa pièce dans la préface :
« Un grand seigneur espagnol, amoureux d’une jeune fi lle qu’il veut séduire, et
les efforts que cette fi ancée, celui qu’elle doit épouser, et la femme du seigneur
réunissent pour faire échouer dans son dessein un maître absolu, que son rang,
sa fortune et sa prodigalité rendent tout-puissant pour l’accomplir. Voilà tout,
rien de plus. La pièce est sous vos yeux. »
Beaumarchais tait beaucoup d’intrigues qui viennent complexifi er et densifi er
ce fi l principal, et c’est peu à peu un réseau de relations souterrainement tissé par
la pulsion motrice de ce Mariage qui se développe : Eros tapi dans les moindres
recoins du château « d’Aguas Frescas » agite ces eaux froides, et les mue en
coulées de lave.
Si posséder et jouir font ménage chaotique dans Le Mariage, on y échange aussi
beaucoup : des billets doux mais fermés par des épingles piquantes, des objets
quotidiens qui se chargent d’une forte valeur érotique à mesure qu’ils passent
de main en main ; des vêtements qui momentanément permettent de changer de
classe sociale, de nom, de sexe ; des femmes qui deviennent des maîtresses et des
maris qui croyant tromper sont trompés en retour ; et de l’argent bien sûr, avant
tout, comme toujours. La rapidité des échanges et les mutations opérées en
cours de route sur la nature de ce qui est échangé créent une nouvelle économie
libidinale, dangereuse parce qu’elle déforme les identités et joue constamment
sur les mots et les noms, ne sachant plus toujours s’il faut inclure ou exclure :
la scène centrale de la pièce, au moment du procès, doit déterminer s’il est écrit
dans un papier et ou bien ou, si Figaro doit rembourser et/ou épouser Marceline.
Aimer, dans Le Mariage, semble toujours se payer d’une manière ou d’une autre.
Seul Chérubin, le page de la cour, semble échapper à ce système. L’ange à peine
éclos de l’adolescence, plein d’un désir fougueux à l’objet mouvant, rosissant
devant la Comtesse, farceur et badin avec Suzanne, ou carrément effronté avec
Fanchette, un jeune homme que Beaumarchais demande à faire jouer par une
femme, elle-même travestie en femme pour les besoins de l’intrigue, et qui fi nira
par brandir son épée comme on ferait son premier pas d’homme. Il est la force
érotique de la pièce avec toute la gratuité et la légèreté que la naissance du désir
lui insuffl e.